André Gorz : L’ambiguïté d’une morale

Article publié dans le journal « Le Monde »; date indéterminée
Le philosophe André Gorz

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* FONDEMENT POUR UNE MORALE, d’André Gorz. Galilée, 594 p., 98 francs. 

Plus sartrien que Sartre, André Gorz publie un texte achevé depuis plus de vingt ans. Mais ce n’est pas qu’un document historique

          Ecrit entre 1946 et 1955, ce volume d’André Gorz a de quoi déconcerter. Né d’un dialogue, d’une amitié constante avec Sartre, il se veut finalement la réponse à la question laissée ouverte à la fin de l’Etre et le Néant: la possibilité d’une morale fondée sur son ontologie phénoménologique et correspondant à l’existentialisme. C’est donc peu dire qu’il s’agit d’un livre sartrien : dans le style même, le vocabulaire, on retrouve la présence constante des analyses du Sartre de l’époque. Aussi peut-on regretter qu’il n’ait rien fait pour actualiser tous ses développements.

          Cette tentative pour fonder la morale à travers la description des choix, des possibilités, des situations qui la révèlent est une théorisation souvent excellente de tant d’analyses éparses et restées fragmentaires au fil de l’Etre et le Néant et des Chemins de la liberté, des essais de Simone de Beauvoir Pour une morale de l’ambiguïté, des confrontations des Temps modernes entre les intellectuels et la politique, des divergences entre Sartre et Merleau-Ponty. C’est donc l’horizon philosophique d’une génération tout entière de l’après-guerre, enthousiasmée par l’existentialisme, qui nous est restitué.

          Par-delà l’intérêt historique de l’ouvrage, il y a aussi le « cas Gorz ». Derrière l’abstraction des analyses se dessine une sensibilité, une vie, une angoisse, une quête – celle-la même qu’il retrace dans le Traître, et qui nous touche infiniment.   » En vertu de quoi l’esclave révolté vaut-il mieux que l’esclave soumis, le joueur que l’avare, le rebelle sans cause que l’inquisiteur? » ,demande Gorz. Cette naïveté, cette générosité, sont sans doute ce qui rend l’ouvrage le plus intéressant. Ce volumineux traité est écrit comme un journal intime, visant moins à préciser la pensée de Sartre, comme le fera Francis Jeanson, qu’à trouver un sens à la vie. Rien n’est évident : le fait de vivre, d’avoir un corps, de rencontrer les autres, d’être né par hasard dans telle histoire et dans telle culture. C’est ce sentiment de facticité, de contingence absolue qui guide l’entreprise. Gorz s’est engouffré dans l’ontologie existentielle de Sartre comme Roquentin dans les cafés, comme Mathieu tire les dernières balles contre les échecs de sa vie. Etrange génération pour qui la philosophie devait donner une réponse à la vie, au monde, à la mort, à la communication, au corps, à la morale, à la politique.

          Sans doute peut-on manifester un certain scepticisme à l’égard du projet lui-même. Trop systématique et trop idéaliste, cet hymne à la liberté, cette confiance dans l’ »humanisme », cette ambiguïté du Mal, écrit avec une majuscule, sont inséparables du contexte idéologique, politique, philosophique : la découverte du marxisme, la résistance à la psychanalyse, la fascination pour la philosophie allemande, de Husserl à Heidegger en passant par Scheller.

          Pourtant, cette « somme de l’existentialisme » est plus qu’un document historique. On reste sensible au courage, à l’honnêteté, à l’incertitude, à la passion du vécu qui s’y font jour. Au même titre que les essais de Simone de Beauvoir, les romans et le théâtre de Sarttre, ce livre est séduisant et inactuel.

Jean-Michel PALMIER

 

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