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Un chirurgien de l’âme : à la mémoire d’Ernst Weiss (1882-1940) 3/3

 Préface de Jean-Michel Palmier à l’édition chez  Alinéa du  ” Témoin oculaire ” d’ Ernst Weiss. 

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 Ernst Weiss

 

IV

          Roman antifasciste, Le témoin oculaire, l’est assurément. Et c’est à ce titre qu’il appartient à la littérature de l’exil la plus militante. En même temps, sa construction et surtout sa fin ne cessent de surprendre. Car à la lecture, on ne peut s’empêcher d’être frappé par les ruptures de style nombreuses dont certaines s’expliquent sans doute à la fois par des nécessités matérielles et le contexte dans lequel il fut achevé. Tel qu’il existe aujourd’hui, il demeure l’esquisse passionnante d’une oeuvre disparue. Ernst Weiss a en effet consacré plus de treize mois à la rédaction d’une forme définitive, aujourd’hui perdue, de ce roman qu’il écrivit pour l’obtention d’un prix de l’American Guild for German Cultural Freedom qui lui versait une allocation. Et il n’est plus possible d’établir quelle construction finale il aurait donné à son oeuvre. Nul ne peut même expliquer clairement d’où a ressurgi le manuscrit de la première version que fit circuler en 1951 l’agent littéraire américain Paul Gordon, auprès de plusieurs éditeurs européens.

          La description minutieuse de son enfance, qui constitue l’essentiel de la première partie, est d’une rare beauté. Elle contraste avec le rythme accéléré de la quatrième. L’évocation de la naissance du nazisme est beaucoup plus longuement travaillée que celle des années de la république de Weimar. Tout se passe comme si Ernst Weiss avait absolument voulu donner une conclusion positive à un roman qui ne semblait pas devoir en comporter. L’engagement dans la guerre d’Espagne est en contradiction avec le pessimisme fondamental du narrateur. Et lorsqu’Ernst Weiss soumit le manuscrit à Stefan Zweig, il le lui fit remarquer. Aussi dans sa réponse reconnaissait-il que la quatrième partie n’avait effectivement pas de place dans la composition. Rien ne prouve qu’il l’aurait donc conservée dans la version définitive. Elle est beaucoup plus proche du Volcan de Klaus Mann, de tant d’oeuvres militantes de l’époque que de l’inspiration la plus fondamentale de l’auteur. A cela s’ajoute le fait que Weiss était lié d’amitié avec Willi Bredel – qui avait combattu en Espagne – et que la solidarité que lui manifestaient les écrivains communistes l’invite sans doute à se rapprocher de leur vision du monde.

          Plusieurs romans possibles semblent s’être condensés en un seul, comme s’il avait conscience que celui-ci était le dernier. Le récit de l’enfance, d’une minutie pathétique, présente une incontestable autonomie, même s’il prépare le thème du  » témoin oculaire « , l’obsession de la souffrance et de la maladie, la conception démiurgique de la médecine qui contraste avec le sentiment d’écrasement qui accable l’auteur (et qui disparaît presque complètement des deux dernières parties). L’évocation de la rencontre avec Hitler, en 1918, est le temps fort du roman. Son fantastique macabre est inoubliable et touche au génie. Il resurgit encore dans la description des traitements infligés dans les camps de concentration. C’est dans toutes ces pages que culminent la métaphysique la plus personnelle d’Ernst Weiss, son pessimisme, sa fascination du morbide, sa certitude qu’il n’y a point de salut. Cette image de Hitler, créature pathologique dont la maladie mentale contaminait toute l’Allemagne et l’Europe entière, ne pouvait que confirmer ses plus sombres pressentiments. Et un fossé sépare les sentiments ambivalents du narrateur, qui assiste envoûté à l’ explosion de cette  » âme souterraine « , à son action sur les masses, de la vision froide et objective – militante – de la fin du roman.

          Ernst Weiss a-t-il eu l’intention d’écrire, à l’origine, une oeuvre politique ? C’est bien plutôt l’histoire elle-même qui l’a amené à modifier sa perspective. D’où le rythme rapide, le caractère artificiel de la fin du Témoin oculaire. On peut aussi supposer une véritable surdétermination de son projet lui-même : le tragique historique donnait à cette rencontre du médecin des tranchées et de Hitler, un relief supérieur à toutes les fictions qu’il avait pu imaginer jusqu’alors. Et montrer en Hitler une authentique créature démoniaque avait aussi un sens politique. Sur ce point, il convient peut-être d’accueillir avec prudence les indications que Walter Mehring donne de l’origine du roman. IL est difficile de comprendre les raisons qui auraient pu pousser le Dr Edmund Forster, psychiatre qui aurait soigné Hitler à Pasewalk, à conserver le dossier d’un caporal insignifiant. L’habileté de Weiss consiste justement à opérer une accélération historique en plaçant dans la bouche du caporal aveugle des discours qu’il ne proférera qu’un an plus tard. Or, en 1918, les rares témoignages qu’on possède sur Hitler le dépeignent comme une figure tout à fait grise. Si sa cécité passagère est attestée par Mein Kampf, absolument rien n’indique qu’elle ait pu être d’origine hystérique. En même temps, la fiction romanesque semble rejoindre l’Histoire lorsque l’on songe qu’à la fin du IIIème Reich, Hitler assistant à l’effondrement de son rêve, affirmait à Albert Speer qu’il craignait de redevenir aveugle… comme en 1914. Enfin, il est surprenant que Weiss lui-même n’ait jamais ébruité cette fantastique histoire de la rencontre avec le médecin de Hitler, qu’on n’en trouve aucune mention dans sa correspondance, pas même dans ses lettres à Stefan Zweig. Quant à l’argument du  » secret médical  » qu’aurait respecté Weiss, il est difficilement crédible. Dans ses Essais sur le fascisme, Brecht écrit :

           » Durant l’été 1933, j’eus l’occasion de parler de Hitler avec quelques relations (…). L’une des personnes présentes rapporta qu’autrefois, elle voyait souvent le peintre en bâtiment dans un café de Munich, où celui-ci acceptait pour un mark de se laisser cracher au visage. Elle ajoutait qu’elle ne raconterait jamais cette histoire vraie en dehors du cercle que nous formions car à son avis, ce n’était pas un argument contre un tel homme. Un de mes amis, qui était communiste, dit alors :  » C’est aussi un argument contre un tel homme. contre un tel homme, tous les arguments sont bons à mes yeux.  » C’était aussi mon avis. « 

          Le caractère relativement inclassable du roman d’Ernst Weiss, au sein de la littérature de l’exil tient justement à sa composition contradictoire. Par l’accent porté sur la  » diabolisation  » de Hitler, il s’apparente à nombre d’oeuvres écrites par les auteurs les moins politisés, qui limitent le national-socialisme à un ouragan d’irrationalisme et de barbarie, venu du fond des âges et qui ramène l’Allemagne au Moyen Age. Et, en lisant les pages admirables dans lesquelles Weiss décrit le phénomène nazi, l’action de Hitler sur les masses, on ne peut s’empêcher de songer à l’image du faux prophète, du Charmeur de rats de Hammeln, que l’on retrouve chez Erich Kästner et Hermann Broch (Le Tentateur), mais surtout à l’Antechrist de Joseph Roth. L’insistance sur le caractère pathologique de Hitler se retrouve aussi chez Walter Mehring, A. Neumann et Fritz von Unrub. Mais par sa volonté de comprendre de l’intérieur, le personnage, c’est peut-être encore du Frère Hitler de Thomas Mann que le roman d’Ernst Weiss est le plus proche.

           Au-delà de son étonnante construction, de son style musical, comment ne pas être sensible à cette ultime manifestation de la vision profondément tragique qui marque toute son oeuvre ? S’il s’apparente à Kafka par son style et sa sensibilité, véritable blessure ouverte, son univers comporte encore moins d’espoir. La mort demeure le thème obsédant de tous ses romans. Passionné par les situations limites, il n’a cessé de brosser des portraits d’êtres torturés, bourreaux et victimes, qui font songer aux personnages d’Erich Unger, son contemporain. De l’évocation des conflits de l’adolescence, des troubles de la puberté, de la cruauté de la guerre de 1914 à ces figures de criminels, de prostituées, de médecins fous et meurtriers, il n’a cessé d’explorer l’âme humaine comme avec un scalpel. Et le narrateur de ses romans, le Ich-Erzähler  ressemble le plus souvent à un homme qui sombre lentement dans l’abîme, les yeux grands ouverts.

Jean-Michel PALMIER.

 

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Le charmeur de flute de Hammeln

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