Article paru dans Le Monde Diplomatique : Juillet 1988
Une vie de Rainer Werner Fassbinder
Rainer Werner Fassbinder souffrit toute sa vie de l’histoire de l’Allemagne comme d’une blessure. Et tous ses films sont une tentative désespérée de s’expliquer avec son identité. Robert Katz a écrit beaucoup plus qu’une biographie de l’un des plus importants cinéastes contemporains. A travers ses souvenirs personnels, les films et les interviews, il tente de tracer un portrait complexe et nuancé de Fassbinder et de sa génération. Au-delà du portrait de l’homme, avec ses contradictions, il s’efforce de faire revivre son rêve, en montrant comment sa vie est inséparable de toute l’histoire de l’Allemagne contemporaine, de ses mouvements politiques, de sa sensibilité. Aussi, l’ouvrage transcende-t-il l’histoire du cinéma pour éclairer l’histoire tout court.
Jean-Michel PALMIER.
Une vie de Rainer Werner Fassbinder, Robert Katz – Presses de la Renaissance, Paris, 1987 ,317p.
Rainer Werner Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne
Dire de Rainer Werner Fassbinder qu’il était l’auteur le plus doué de l’Allemagne d’après-guerre serait un euphémisme. Cinéaste unique à tous égards, il n’était pas qu’un réalisateur allemand : il s’inscrivait dans le cinéma européen, avec un désir secret mais inassouvi de faire ses preuves même à Hollywood. Si les années 1960 furent la décennie de Jean-Luc Godard, dont chaque film, impatiemment attendu, déclenchait de déroutantes discussions, les années 1970 furent les années Fassbinder, de même qu’elles furent dominées outre-atlantique par Martin Scorsese et Francis Coppola. Ces trois cinéastes sont encore actifs. Fassbinder, quant à lui, réalisa une œuvre de plus de quarante films en à peine quinze ans, traversant en accéléré non seulement sa propre décennie, mais, apparemment, le reste du siècle.
Né un mois après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en mai 1945, Fassbinder mourut en 1982, à trente-sept ans. Issu d’une famille bourgeoise, il grandit à Munich. C’était un solitaire, pour qui «le cinéma était la vie de famille que je n’ai jamais eue». Après avoir abandonné le lycée et échoué à l’examen d’entrée de la Berliner Film Akademie, il commence à réaliser des longs métrages en 1967. Sa passion pour le cinéma – les classiques hollywoodiens, le cinéma commercial allemand, l’avant-garde américaine et la pornographie à petit budget – se révèle tout particulièrement dans ses premiers films, qui foisonnent de citations, d’emprunts, de pastiches et d’émulations, souvent maladroites, des maîtres. Réalisés parallèlement à ses activités de metteur en scène, d’auteur et d’acteur avec l’Action-Theater de Munich, ces films donnèrent du travail à Peer Raben et Kurt Raab, Hanna Schygulla et Irm Hermann, tous futurs membres essentiels de la troupe cinématographique de l’usine Fassbinder, et lui valurent leur amitié et leur loyauté.
À dater de son premier succès, LE BOUC, sa productivité fut effarante : trois à quatre films par an, jusqu’à ce que son corps lâche, le cocktail permanent d’alcool et de cocaïne s’étant avéré fatal.
Ce rendement s’explique également par un mini-système de studio à la Warhol, tournant autour de la diva, où un même noyau dur d’acteurs, de monteurs et de techniciens travaillait pour ce cinéaste charismatique et démoniaque projet après projet. Le rythme impossible, le crépitement des idées, les nuits blanches et les colères noires étaient portés par une créativité maniaque, dans laquelle la vie et le travail, le travail et la vie se mêlaient et s’emmêlaient constamment. C’est Fassbinder qui promut le plus vigoureusement – en le vivant dans sa chair même – le mythe romantique d’une vie courte et violente, typique de l’artiste maudit qui brûle la chandelle par les deux bouts. Il mena une existence de nomade, toujours entre deux avions ou sur la route ; il y conduisait à la fois ses amours et ses affaires, y écrivait ses scénarios ou ses pièces. Mais sous le masque travaillé de l’auteur maudit, débauché et coléreux – hirsute, la cigarette aux lèvres, toujours vêtu d’une veste en cuir – Fassbinder était un artiste adroit, à l’intelligence aiguë, suprêmement sûr de lui. Admirateur de Rimbaud, Artaud et Genet, il vivait selon la devise de Bertolt Brecht, d’après qui l’artiste moderne se doit d’être «son propre meilleur ennemi». Si sa vie turbulente, ses relations sado-masochistes avec ses collaborateurs et ses fréquentes provocations ont fait de lui un mythe vivant et lui ont valu une réputation de monstre, son talent a été de faire résonner ces affirmations du moi violent dans la sphère publique, où elles ont poursuivi leur propre vie politique, au-delà même de la mort.
TOUS LES AUTRES S’APPELLENT ALI, LE MARCHAND DES QUATRE SAISONS, LE DROIT DU PLUS FORT et DESPAIR inaugurent ses grands succès internationaux. Dès 1976, Fassbinder devient une vedette mondiale, alors que son œuvre ne reçoit encore qu’un accueil mitigé auprès des critiques allemands, dont la plupart ne commencent à le prendre au sérieux qu’une fois encensé par la presse étrangère. À la fois farouchement indépendant et opportuniste, Fassbinder collectionne les subventions publiques, travaille avec des producteurs de films commerciaux, monte des co-productions internationales afin de financer ses films et son mode de vie. Certains de ses projets les plus ambitieux furent co-financés par la télévision: grâce au producteur Peter Märtesheimer, de la prestigieuse chaîne WDR, Fassbinder se tourna à la fin des années 1970 vers des sujets typiquement allemands. Il réalisa ainsi avec Märtesheimer LE MARIAGE DE MARIA BRAUN, son plus gros succès commercial, premier volet de sa «trilogie RFA», suivi de LOLA, UNE FEMME ALLEMANDE et du SECRET DE VERONIKA VOSS.
Adoptant le réalisme psychologique d’un Strindberg, accentué par la stylisation et l’artifice hollywoodien, Fassbinder soumet ses protagonistes typiquement allemands à une double épreuve : nourries de fantasmes cinématographiques et affamées par l’absence d’amour, leurs âmes divisées révèlent les mensonges de la société d’avant et d’après-guerre à travers les contours mêmes des idéaux impossibles et pervertis que ces personnages s’assignent.
Ses chroniques de l’histoire allemande, notamment, qui couvrent la période des années 1920 aux années 1960, sont racontées comme des histoires d’amour impossibles. Sentimental et triste, alternant les moments de tendresse délicate, de vulnérabilité et de cruauté insoutenable, le cinéma de Fassbinder assemble les couples les plus improbables, souvent séparés par l’âge, le milieu social ou la race autant qu’ils sont liés par les aiguillons d’éros et de thanatos. L’œuvre de Fassbinder rencontra – et coupa même littéralement – le tissu le plus tendre de l’identité allemande d’après 1945 : le sentiment d’une Allemagne sans véritable ancrage dans sa propre histoire nationale. Dans les années 1970, ce trait de l’Allemagne de l’Ouest était plus douloureux que la division territoriale et idéologique de la nation. « Ni abri, ni foyer», telle aurait pu être la devise de toute cette génération née à la fin ou juste après la guerre, et dont certains furent capables, dans les actions terroristes de la Fraction Armée Rouge, de violences spectaculaires, dirigées autant contre eux-mêmes que contre les autres. Membre de cette société sans pères, Fassbinder adopta Douglas Sirk/Detlef Sierck, qui vivait alors sa retraite en Suisse, comme mentor. Fassbinder doit à Sirk la découverte du mélodrame hollywoodien comme vecteur d’une critique sociale mordante. Mais Fassbinder rendait aussi hommage à Sierck l’Allemand, qui, avant ses mélos en technicolor pour Universal, avait été l’un des meilleurs réalisateurs de films de femmes à la UFA dans les années 1930. Ces films de divertissement – c’était bien connu, mais rarement admis – représentaient ce «foyer» affectif ambigu dont l’Allemand moyen, même après la catastrophe du nazisme, rêvait plus que jamais.
Contrairement à certains de ses contemporains (Werner Herzog et Wim Wenders, par exemple), Fassbinder s’exila de cette Allemagne de nostalgie et de culpabilité non pas en partant à l’étranger mais en se plaçant en marge. Ouvertement homosexuel à une époque de discrimination juridique et de harcèlement, il recherchait la compagnie des exclus, que ce soit en raison de leur sexualité, de leur précarité économique, de leur origine raciale ou de leur vulnérabilité affective, à l’image des marginaux, des opprimés, des petits voyous et des prostituées qui peuplent ses films.
Fassbinder disparut trop tôt pour avoir pu imaginer la chute du mur et une Allemagne réunifiée. Mais son œuvre souligne avec éloquence que le cinéma est toujours un miroir au double reflet, où l’individu est pris dans le regard de l’autre, qu’il soit voisin de l’autre côté d’une frontière nationale ou d’une nation divisée. Si dans la maison Europe, l’Allemagne est désormais acceptée comme l’une des principales résidentes et se perçoit volontiers comme la plus responsable des locataires, les personnages de Fassbinder et leurs histoires désespérées de violentes divisions nous rappellent combien ce bail politique était fragile il y a encore trente ans. Ce réalisateur si atypique devient finalement l’un des représentants les plus exemplaires de son pays car, par ses contradictions affectives autant que morales, l’un des plus «crédibles».
Thomas Elsaesser
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Janvier 1989 Une jeunesse allemande
Troisième fils de Thomas Mann, Golo Mann nous propose avec ses Mémoires plus qu’un recueil de souvenirs ou un roman de formation. S’il décrit les relations complexes qu’il entretint avec ses parents et ses frères et soeurs, Klaus et Erika, l’intérêt du livre réside dans un certain portrait de l’Allemagne de Weimar, de sa situation politique, de ses universités. Peu d’autobiographies accordent autant de place aux événements historiques, et sa jeunesse n’est au fond évoquée que sur cet horizon. Sans doute le livre supporte-t-il mal la comparaison avec l’autobiographie de Klaus Mann, le Tournant. Il s’agit non du fil d’une vie mais d’une succession de portraits, d’instantanés d’un monde à la dérive. Difficile de comprendre aussi comment cet étudiant proche du Parti socialiste a pu devenir l’historien conservateur dont les prises de position seront souvent controversées. Mais on ne peut nier que, avec ses partis pris, l’ouvrage demeure passionnant.
Jean-Michel PALMIER
Une jeunesse allemande, Golo Mann Presses de la Renaissance, Paris, 1988, 409 pages.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Juillet 1990
France-Allemagne. Le retour de Bismarck ; Quelle Allemagne pour la France ? ; du Ier au IVème Reich, Georges Valance
Georges Valance
Trois livres récents, politiques et historiques, en s’efforçant de répondre aux mêmes questions expriment les inquiétudes que fait naître en France la réunification de l’Allemagne. L’essai de Georges Valance (1) esquisse dans une perspective économique le défi que représentera à plus ou moins long terme une Allemagne de 80 millions d’habitants, pourvue d’un marché intérieur considérable, dont le poids économique et politique en Europe ne peut qu’être écrasant. Pour répondre au défi allemand, il appelle à une mobilisation autour d’une grande ambition. Méfiant à l’égard du couple idyllique franco-allemand, il s’interroge sur la perception réelle que les hommes politiques de RFA ont de la France : elle n’est pas toujours très positive. Aussi exhorte-t-il à la prudence et au réalisme. Ce triomphalisme qu’il analyse n’est toutefois pas partagé par tous les hommes politiques allemands. Le chancelier Kohl n’est pas en mesure de répondre à la question si souvent répétée : dans l’immédiat, combien va coûter la réunification ?
L’essai d’Ernst Weisenfeld (2) retrace les grandes étapes des rapports franco-allemands depuis la fin de la guerre. Ecrit en 1986, les analyses sont en partie dépassées pour l’époque la plus récente. Il présente un point de vue original sur la perception que les Allemands ont de la presse française et des débats suscités par le concept de « Mitteleuropa« . L’essai de Pierre Béhar (3), enfin, propose une réflexion remarquable sur la permanence de l’idée de nation en Allemagne depuis le Moyen Age et sur la signification parfois mythique qu’a prise le mot Reich. Soutenu par une grande culture historique, l’auteur affirme avec raison que le présent ne peut se comprendre qu’à la lumière d’une histoire tourmentée. Ce sont ses méandres qu’il parvient à nous restituer avec beaucoup de clarté.
Jean-Michel PALMIER.
France-Allemagne. Le retour de Bismarck ; Quelle Allemagne pour la France ? ; du Ier au IVème Reich, Georges Valance.
(1) Georges Valance, France-Allemagne. Le retour de Bismarck. Flammarion, Paris, 1990, 308 pages.
(2) Ernst Weisenfeld, Quelle Allemagne pour la France ? , Armand Colin, Paris, 1989, 246 pages.
(3) Pierre Béhar, Du Ier au IVe Reich ., Desjonquères, Paris, 1990, 190 pages.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Juin 1988
Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe Centrale
A la fin du XIXe siècle, toute une génération d’intellectuels juifs, venus d’Allemagne et d’Europe centrale, s’écartèrent de l’assimilation prônée par leurs aînés pour puiser à la fois dans le romantisme et la mystique juive limage d’une rédemption du monde. C’est l’histoire de cette génération, de « l’affinité élective » qui permit d’unir non seulement ces deux sources d’inspiration, mais ces intellectuels aux mouvements révolutionnaires, que retrace Michael Löwy. Son essai est un véritable chef d’oeuvre, appelé à faire date, aussi bien dans l’histoire de la philosophie que dans la connaissance si lacunaire de cet univers spirituel englouti. A travers les figures de Martin Buber, Hermann Cohen, Walter Benjamin, Franz Rosenzweig, Gershom Scholem, Ernst Bloch et Georg Lukacs, il nous restitue la complexité et la richesse de ces itinéraires, dans une approche aussi érudite que sensible, dont on ne saurait souligner assez la profondeur et la beauté.
Jean-Michel PALMIER.
Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe Centrale, Michael Löwy, P.U.F., Paris, 1988, 258 pages.
Une relecture critique du messianisme marxiste
mercredi 23 décembre 2009.
Source : http://www.humanite.fr/2009-12-11_Idees-Tribune-libre-Histoire_Une-relecture-critique-du-messianisme
Michael Löwy, dans une réédition fortement augmentée de Rédemption et utopie, met en évidence ce que peuvent avoir en commun le messianisme juif et les utopies libertaires du XXe siècle.
Rédemption et utopie.
Le judaïsme libertaire
en Europe centrale, de Michael Löwy. Éditions du Sandre, 2009, 308 pages, 32 euros.
Une réédition fortement augmentée de Rédemption et utopie vient de paraître aux Editions du Sandre. Il s’agit d’un travail érudit de Michael Löwy sur ce que peuvent avoir en commun le messianisme juif et les utopies libertaires du XXe siècle. Le sociologue Max Weber a probablement été l’un des premiers à formuler l’hypothèse du caractère potentiellement révolutionnaire de la tradition religieuse du judaïsme antique. Pour l’auteur de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, toute l’attitude envers la vie du judaïsme est déterminée par la conception d’une « révolution future d’ordre politique et sociale sous la conduite de Dieu ».
Pour beaucoup d’auteurs comme Max Scheler, Karl Löwith, Nicolas Berdiaeff, c’est la pensée de Marx qui constitue typiquement l’expression profane du messianisme biblique. D’aucuns pensent qu’il s’agit d’une interprétation passablement réductrice de la philosophie marxiste de l’Histoire. Le philosophe allemand Karl Manheim se situe sur un terrain plus concret et plus précis quand, dans Idéologie et utopie, il avance l’idée d’un « anarchisme radical » qui serait la forme la plus pure de la conscience utopique et millénariste moderne. C’est également ce que pense le sociologue anarchiste juif Gustav Landauer qui fut l’un des dirigeants de la commune de Munich en 1919. D’autres, comme le dramaturge Ernst Toller (Hop là, nous vivons), ont joué un rôle important dans la République des Conseils de Bavière tandis que Lukacs et d’autres membres de l’intelligentsia de Budapest ont été parmi les dirigeants de la Commune hongroise de 1919.
La nouvelle version de Rédemption et utopie répond par l’affirmative à la question de savoir s’il y a dans le messianisme juif des aspects pouvant s’articuler avec une vision du monde révolutionnaire. En fait, il contient deux tendances intimement liées et contradictoires, un courant restaurateur de type romantique tourné vers le rétablissement d’un état idéal du passé et un courant mis en avant par Gershom Sholem selon lequel la rédemption est un événement qui se produit nécessairement sur la scène de l’Histoire. Les idéologues les plus importants de ce messianisme purement révolutionnaire sont Ernst Bloch (Le principe espérance), Theodor Adorno (La dialectique négative) et Herbert Marcuse (L’homme unidimensionnel). Il faut ajouter à ce panorama la visée de Walter Benjamin qui a été de montrer que les philosophies de l’Histoire s’accommodent fort bien de l’idéologie du progrès tandis que le matérialisme historique, lui, débarrasse le progrès de son aspect inéluctable.
Trois souches : le romantisme allemand, le messianisme juif et le marxisme. Tous trois traversés d’intuitions fulgurantes. Comment savoir d’avance quelles aspirations seront ou non réalisables à l’avenir ? La démocratie apparaissait à cette époque comme une utopie irréaliste. L’auteur se réfère encore à trois penseurs qui représentent des variantes assez différentes de cette culture utopico-messianique de l’Europe centrale : Martin Buber, rénovateur de la spiritualité religieuse juive, Erich Fromm, freudo-marxiste d’inspiration sécularisée, et Bernard Lazare, assimilé, qui finit par succomber à la conversion catholique à l’issue de la réhabilitation du capitaine Dreyfus. Ce qu’il y a de plus intéressant dans ce nouvel ouvrage, c’est que les marxistes les plus radicaux sont ceux qui ont su exploiter les intuitions extérieures au marxisme. Voyez l’utilisation de la psychanalyse par l’Ecole de Francfort ou l’emploi par Lukacs des catégories sociologiques de Max Weber. Marx lui-même n’a pas produit son œuvre ex nihilo. Il s’est trouvé en dialogue permanent avec les penseurs révolutionnaires ou non de son temps.
Arnaud Spire.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Janvier 1989
Théologie politique
Ce volume rassemble deux grands essais parus en 1922 et 1970, fort différents dans leurs propos. Ce qui les sépare est à l’image de l’itinéraire de Carl Schmitt (1888-1983) lui-même.
Figure intellectuelle de premier plan sous la République de Weimar, il appartenait aux grands théoriciens de la pensée antidémocratique. Sa formation de juriste l’amena très tôt à élaborer une véritable philosophie du politique qui exerça une influence profonde sur toute une génération, même de gauche, de Hugo Ball à Walter Benjamin. Son ralliement au régime nazi de 1933 à 1936 explique que son oeuvre ait été presque systématiquement rejetée en Allemagne ou considérée avec la plus extrême méfiance. Le point de départ de sa Théologie politique n’est pas fondamentalement différent de celui de la gauche chrétienne. Lui aussi refuse la notion d’un christianisme apolitique et la séparation de l’ordre profane et de l’ordre spirituel. Ce qui l’intéresse, c’est de comprendre comment le catholicisme a pu être la matrice de la conception de l’Etat moderne. Aussi les concepts politiques lui apparaissent-ils comme des concepts théologiques sécularisés.
C’est ce parallélisme des démarches qu’explore le livre, en particulier dans le domaine du droit. Si l’on ne peut oublier l’ambiguïté de phrases comme « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » et son engagement aux côtés des nazis, il n’en demeure pas moins que Carl Schmitt fut l’un des esprits les plus brillants de sa génération.
Jean-Michel PALMIER.
Théologie politique, CarL Schmit, Gallimard, Paris, 1988, 182 pages.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Janvier 1987
Prussianité et socialisme
Oswald Spengler
L’oeuvre d’Oswald Spengler, synthèse hétéroclite et peu rigoureuse, fut avant tout un phénomène d’époque. Et la tentation de trouver en elle (comme dans celle d’Hermann Rauschning) une critique de droite valable du national-socialisme est dangereuse.
Daté, le texte l’est assurément et la volonté des éditeurs de présenter cet essai de Spengler comme l’annonce du socialisme « instauré dans les pays de l’Est et en RFA notamment » est trop simpliste. Mais les thèmes de Spengler retiennent l’attention, ne serait-ce qu’à la lumière des polémiques qui, aujourd’hui, divisent les historiens sur le rôle que joua la Prusse dans la genèse du national-socialisme. Unir la prussianité et le marxisme fut un rêve que l’on retrouve chez tous ceux que l’on nomme « la gauche de la droite » des années 20, en particulier chez Ernst Niekisch, théoricien du national-bolchevisme.
Et il est vrai que la référence à la Prusse dans les deux Allemagnes soulève de multiples interrogations historiques et politiques. On ne saurait trop conseiller au lecteur de préférer aux synthèses hâtives de Spengler l’excellent essai de Rudolf von Thadden la Prusse en question , paru chez le même éditeur.
Jean-Michel PALMIER.
Prussianité et socialisme, Oswald Spengler
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1990
Philosophie, de Karl Jaspers
Karl Jaspers
Injustement oublié, Karl Jaspers fut sans aucun doute l’une des figures philosophiques les plus importantes de l’après-guerre. Très lié dans les années 20 avec Heidegger, sa notoriété a curieusement sans cesse été en contrepoint avec celle de l’auteur de Etre et Temps. En 1945, alors que Heidegger doit affronter la commission d’épuration de l’armée française, répondre de son attitude sous le IIIe Reich, Jaspers, antinazi de la première heure, apparaît comme une véritable conscience morale. Lorsque l’audience de Heidegger s’étend en Europe, la sienne disparaît peu à peu. Ce livre, écrit en 1931, contient l’essentiel des intuitions qui détermineront toute sa pensée. Exposé magistral et didactique, écrit à la première personne, c’est un résumé de toute son oeuvre.
Jean-Michel PALMIER.
Philosophie, Karl Jaspers.
Karl Jaspers (1883-1969) |
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Le psychologue et philosophe Karl Jaspers est né en 1883 à Oldenburg (Allemagne du Nord) et mort en 1969 à Bâle. Connu surtout pour être un des représentants majeurs de la pensée existentialiste du XXème siècle, il a développé, après le désastre de la seconde guerre mondiale, des thèses fédéralistes qui méritent la peine d’être reconsidérées de nos jours.
Opposé au régime hitlérien, il fut obligé de quitter son poste de professeur de philosophie à l’Université de Heidelberg entre 1937 et 1945. De retour en 1946, il dénonça publiquement la responsabilité collective du peuple allemand. Poussé par un souci d’indépendance, il accepte ensuite d’enseigner à Bâle et se fait naturaliser Suisse.
Parmi ses élèves d’avant-guerre notons Hannah Arendt, l’une des plus importantes femmes philosophes du XXème siècle, avec laquelle il a entretenu une correspondance régulière toute sa vie.
La philosophie de Karl Jaspers est imprégnée d’une constante recherche des sens de la vie et de la mort, de la relation entre l’être humain et la transcendance. Mieux qu’aucune autre, elle reflète le déchirement personnel d’un homme exposé aux conséquences de deux guerres mondiales et de l’atroce expérience du nazisme. Moralement, l’une des épreuves personnelles les plus pénibles pour lui était de voir son collègue et ami Martin Heidegger gagné, lentement mais sûrement, aux idées du « 3ème Reich ».
Néanmoins, il ne perdit pas la foi en la raison humaine et la force motivante de nouvelles idées capables de surmonter les peurs collectives. Cette attitude lui permettait d’analyser la situation critique de l’humanité après 1945, conditionnée notamment par la première utilisation de la bombe atomique, dans un esprit positif et constructif:
« Ce qui est historiquement nouveau…c’est l’unité de fait de l’humanité sur Terre… Tous les problèmes cruciaux sont devenus des problèmes mondiaux. »
(Vom Ursprung und Ziel der Geschichte, 1949)
« Il est impossible d’ignorer le fait que l’humanité a atteint le stade où elle est capable de se détruire elle-même. »
(Die Atombombe und die Zukunft des Menschen, 1958)
Dans le premier ouvrage cité, Karl Jaspers resitue l’être humain dans sa dimension historique, en insistant sur les liens existant entre le passé et le futur. Objectivement il constate une interdépendance croissante des différentes civilisations et affirme le besoin de dépasser la division planétaire en Etats souverains : « Là où continue à s’affirmer une souveraineté qui n’est pas celle de l’humanité conçue comme une entité, là persiste aussi une source de non liberté; car la souveraineté nationale doit s’imposer par la force contre la force, c’est-à-dire par la guerre ».
Dans le second ouvrage cité (pour lequel il obtint en 1965 le prix internationale de la Paix), l’auteur dénonce ce qu’il appelle « Le mensonge des Nations Unies », à savoir l’idée fausse d’une paix universelle garantie par l’O.N.U:
« Au cœur de la Charte des Nations Unies réside une erreur fatale. L’O.N.U. cherche à éliminer de la planète la violence comme moyen politique. Pour le faire, elle demande l’assistance d’Etats membres qui, après l’échec des autres moyens mis en œuvre, sont obligés d’imposer la loi par la guerre… L’O.N.U. n’est pas ce qu’elle prétend être. Elle représente une illusion… L’O.N.U. peut être comparée à un théâtre qui met en scène une pièce ennuyeuse pendant que, dans la réalité, les grandes puissances passent aux actes. »
Toutefois, fidèle à lui-même, Jaspers admet qu’il faut corriger les erreurs du passé et retient, dans une vision du futur, la valeur symbolique des Nations Unies : « L’O.N.U. montre à l’opinion publique mondiale autre chose que les simples relations diplomatiques entre Etats : c’est un organe politique – aussi démuni qu’il soit – qui prend en compte toute l’humanité et fonde ainsi la race humaine. Partant, elle contribue à mettre en évidence la grande idée de la paix et de l’unité des êtres humains…»
L’espoir final du philosophe était en effet qu’un jour l’O.N.U., en réussissant à se transformer elle-même, puisse devenir une institution réellement capable d’instaurer le règne du droit dans le monde entier.
À plusieurs reprises, Karl Jaspers a rendu hommage à des qualités indispensables pour l’établissement durable d’un nouvel ordre politique mondial basé sur le droit démocratique et équitable : le courage, l’endurance et… la patience.
« La patience consiste en une attitude éthique qui ne succombe pas aux passions personnelles, qui ne perd jamais de vue la dimension globale des choses, qui discerne l’essentiel de l’inessentiel. Elle consiste surtout à continuer de porter aux choses le même regard inlassable dans l’attente et l’apparente inefficacité. »
Autres œuvres psycho-philosophiques importantes: Psychopathologie générale (en trois volumes, prix Goethe), La Situation spirituelle de notre époque (1931), Philosophie (1932, également en trois volumes), Autobiographie philosophique.
Sources : FCE – Luxembourg
Remerciements:
Nicoletta Mosconi, The Federalist, Karl Jaspers Gesellschaft Österreich, S2 Kultur, Amor mundi (FCE-CD), Joseph Peschon |
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1986
Passion d’Allemagne. Une citadelle instable
Patrick Demerin
Très personnel, ce livre est une mosaïque d’impressions, d’images, de points de vue sur l’Allemagne contemporaine. L’auteur, germaniste et traducteur, familier de la culture allemande, analyse avec autant de subtilité que d’amour un pays dont il traduit les oeuvres et qui lui semble à la fois familier et d’une inquiétante étrangeté. Au gré de son errance à travers les villes allemandes, les bistrots, les librairies, les conversations avec des inconnus, des étudiants, des intellectuels, il tente de nous faire sentir la complexité de la réalité de ce pays, de Berlin à Munich. Il s’interroge sur son identité problématique – aux yeux des Allemands comme des observateurs étrangers, – son anxiété, les relations culturelles et politiques qui se sont nouées avec la France. Dans ce voyage au coeur de l’Allemagne, poésie et politique se conjuguent pour donner à l’observation encore plus d’acuité.
Jean-Michel PALMIER.
Passion d’allemagne. une citadelle instable, Patrick Demerin.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Mars 1986
Les héritiers de Goethe et d’Auschwitz
L’Allemagne est sans doute le pays qui s’interroge le plus sur son identité. Outre les raisons historiques, qui tiennent à son unification tardive, le rapport au passé le plus proche (le traumatisme du national-socialisme) n’en finit pas de hanter les nouvelles générations,
Gerhard Kiersch a réalisé autour des questions que se pose la jeunesse allemande aujourd’hui un remarquable volume. En plaçant cette jeunesse sous les symboles de Goethe et d’Auschwitz, il ne cache pas son propos. Au-delà des clichés habituels d’une jeunesse abrutie par le confort et l’américanisme, ou d’une jeunesse angoissée et marginale, l’éventail de possibilités et de questions qu’il nous dévoile est impressionnant. Avoir vingt ans aujourd’hui, en Allemagne, devoir assumer un passé dont on n’est pas responsable, un pays divisé dont il faut apprendre à découvrir – et à respecter – l’autre moitié, vivre dans un monde marqué par le chômage, l’angoisse de l’avenir et la crise des valeurs, comprendre ce que signifie la démocratie ne va pas sans heurts. L’auteur nous montre, dans un remarquable portrait impressionniste, les multiples clivages de cette jeunesse « plurielle », qu’elle vive en RFA ou en RDA. Il tente de comprendre ses aspirations communes, ses angoisses, ses tentations. Qu’y a-t-il de commun entre un punk berlinois et un jeune ouvrier de la Ruhr ? Un pacifiste de Berlin-Est et un « alternatif » de Berlin-Ouest ? Un jeune protestant et un chanteur de rock ? Un skind-head et un néo-nazi ? L’auteur essaye de nous le faire découvrir en soulignant que cette jeunesse allemande « est un immense laboratoire où règne la confusion » .
Jean-Michel PALMIER.
Les héritiers de Goethe et d’Auschwitz, Gerhard Kiersch.
Culpabilité et identité dans l’Allemagne d’après-guerre
Il est rare de nos jours que l’on cherche dans la morale, la principale explication de l’histoire d’une nation. C’est ce qu’ose faire Ingo Kolboom dans Pièces d’identité, un ouvrage où, oscillant entre l’autobiographie et l’analyse politique, il montre comment son pays, purifié par un sentiment de culpabilité consécutif aux excès des Nazis, a finalement opté pour une Allemagne européenne plutôt que pour une Europe allemande.Dans un tel contexte, la purification morale est indissociable de la purification psychologique. Pour avoir des effets positifs, le sentiment de culpabilité, doit demeurer sain, être tenu à distance de la morbidité, du masochisme, de la haine de soi, ce qui suppose une identité bien assurée. Ingo Kolboom nous fait revivre les principales étapes de sa reconquête personnelle de l’identité. Cette introspection est menée d’une manière si vraie, si directe, qu’il devient tout naturel pour le lecteur de penser que toute une génération de jeunes allemands a vécu la même catharsis qu’Ingo Kolboom. La conversion à la démocratie est au coeur de cette catharsis. Après la guerre de 1914-18, on avait d’excellentes raisons de mettre la démocratie au banc des accusés, les démocraties européennes, la démocratie française en particulier, pouvant être tenues responsables du déclenchement des hostilités et surtout de leur ampleur. Il en est résulté, dans l’élite européenne, un fort mouvement en faveur des régimes autoritaires. La guerre de 1939-45 a eu l’effet inverse. C’est la démocratie qui, par la suite, a été l’objet des préjugés favorables. Plus jamais de régimes autoritaires! Le culte de la démocratie est poussé si loin qu’on la confond avec le Bien pur et transcendant. Les anathèmes s’ensuivent : hors de la démocratie point de salut. On peut penser que la démocratie est en-elle même un moindre mal par rapport aux autres régimes, mais nul n’est autorisé à en conclure qu’elle est une garantie contre le mal. C’est la qualité de l’inspiration, elle-même tributaire de la pureté morale et psychologique, qui est ici l’élément déterminant, non le régime politique. La monarchie de Marc-Aurèle à Rome ou d’Henri IV en France est préférable à bien des démocraties démagogiques, intolérantes et corrompues.
Il manque au livre d’Ingo Kolboom une certaine distance par rapport à la démocratie, une distance à la faveur de laquelle serait mise en relief l’idée, pourtant bien présente dans le livre, que c’est la qualité de l’inspiration d’un peuple, sa pureté morale et psychologique qui importent d’abord et non le régime politique
Voici un passage important du livre :Entre Goethe et Auschwitz«Ne croyez pas au mensonge millénaire qui prétend que la honte se lave dans le sang, croyez à cette jeune vérité : la honte ne peut être effacée que par l’honneur, par la pénitence, par le mot du fils prodigue « Père, j’ai péché et je ne veux désormais plus pécher.»
ERNST WIECHERT, Discours à la jeunesse allemandeC’est l’affaire de ma génération de transmettre à cet endroit un message. Et si elle ne le fait pas, elle faillira à sa tâche comme la génération précédente, à qui elle a reproché sans pitié son échec. Et si elle aussi faillit, notre démocratie sera à son tour compromise. Cette fois-ci, cela relève de notre responsabilité.
Étant de la génération née à la fin du Troisième Reich ou après celui-ci, nous avions deux problèmes à régler avec notre passé, deux problèmes fortement liés l’un à l’autre.
Premièrement, nous ne pouvions plus tirer de Goethe autant que le pouvaient encore nos parents ou qu’ils le prétendaient. Deuxièmement, nous portions consciemment le poids d’une histoire qui avait transformé notre peuple en victimes et en bourreaux.
Élevés dans un État plus ou moins autoritaire, jeté dans le bain de la démocratie grâce à la défaite et à la guerre froide, nous étions porteurs d’une mission: le cheminement de l’Allemagne de l’Ouest vers une société démocratique et européenne.
Cette mission nous renvoyait notamment à l’affrontement conscient du passé allemand le plus récent, qui fut pour nous une terrible découverte.
La découverte d’Auschwitz en tant qu’autre visage de notre héritage allemand nous a conduits à une crise d’identité difficile et recherchée: la difficulté d’être allemand.
Quiconque âgé de 15, 20 ou 25 ans se rendant alors à l’étranger devait vivre et supporter cette difficulté, ou n’y arrivait pas. Il en est souvent résulté une fuite à l’étranger, vers l’Autre; souvent, c’est d’ailleurs à partir de cette seule expérience de l’étranger que nous sommes devenus capables de retourner dans notre patrie et de nous réconcilier avec elle.
Cette crise aboutit en même temps à un conflit de génération dépassant de loin les limites normales d’un tel conflit. Sous la forme de ce conflit père-fils-fille, la lutte portait sur une meilleure Allemagne – et cela avec toute l’injustice et l’infatuation du vertueux qui a préservé sa vertu parce qu’il n’a pas encore eu l’occasion de la perdre. « Cette manière de rendre responsables, ce discours de culpabilisation, cette manière de démasquer! Toi, moi, nous, fils et filles de la génération nazie, souffrons d’un complexe d’innocence. Et il faut reconnaître que jamais auparavant une génération n’avait été autant incitée par l’histoire à dénoncer la culpabilité totale de ses propres parents et à affirmer sa propre innocence. » Le roman de Peter Schneider, Paarungen, le rappelle encore une fois douloureusement.
Ces deux conflits ont profondément marqué la culture politique de la République fédérale d’Allemagne depuis les années 1960, en bien comme en mal.
Les héritiers de Goethe et d’Auschwitz, ce n’est pas là par hasard le titre d’un excellent livre sur la jeunesse allemande écrit par mon ami berlinois Gerhard Kiersch dans les années 1980. C’est ce livre qui a inspiré le titre antithétique de ce texte.
Goethe et Auschwitz incarnent les deux faces d’une patrie dont l’ancien président de la République fédérale Gustav Heinemann disait: «C’est une patrie difficile, mais c’est notre pays. »
Cette phrase même contient un message d’espoir, à savoir le refus de la haine et de la négation de soi. La capacité d’assumer son propre pays, de l’aimer, d’en accepter de la même manière la joie et le fardeau, et de le modifier en conséquence. Normaliser sans oublier. Devenir normal et se souvenir malgré tout.»
Ingo Kolboom.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1988
La vie quotidienne des écrivains et des artistes sous l’occupation. 1940-1944
Gilles Ragache
En avril 1940, Jean Giraudoux exalte la victoire à venir, Antoine de Saint-Exupéry est au front comme Paul Nizan. Philippe Hériat et Paul Hazard travaillent à la censure tandis que Sartre s’occupe de météorologie, qu’Anouilh se morfond dans sa caserne, qu’Aragon est infirmier sur la frontière belge, que Brasillach, officier d’état-major, non loin de Nancy, continue de correspondre avec ses amis de Je suis partout.
Après la défaite, la vie reprend. Avec les uniformes allemands dans les cafés, les restaurants et les music-halls, les lois contre les juifs, l’Occupation. Chacun doit choisir son camp, son attitude, son éthique. Au-delà des images édifiantes et des procès, les auteurs de cette remarquable étude suivent pas à pas, dans les rues de Paris, dans les journaux intimes, dans leurs activités, tous ceux qui incarnaient un certain monde artistique et littéraire. Que font-ils tous ces écrivains, ces journalistes, ces acteurs, ces artistes après 1940 ? Ni réquisitoire, ni plaidoyer, c’est tout un pan de l’histoire culturelle française qui nous est restitué, avec ses ombres, ses lumières, son héroïsme et sa lâcheté dans une fresque passionnante et souvent douloureuse.
Jean-Michel PALMIER.
La vie quotidienne des écrivains et des artistes sous l’occupation. 1940-1944, Gilles Ragache, Hachette, Paris, 1988, 342 pages.
Ragache Gilles, Ragache Jean-Robert, L,a vie quotidienne des écrivains et des artistes sous l’occupation, 1940-1944, Paris, Hachette, 1988, 348p. (coll. «La vie quotidienne »).
Ambition large pour un beau sujet : il s’agissait de traiter des écrivains, donc de la littérature, mais aussi de leur engagement dans la presse et de leurs relations à l’édition ; du côté des artistes on touche au théâtre, au cinéma, aux arts plastiques, à la musique, à la chanson. Disons-le d’emblée, l’ouvrage est loin d’être à la hauteur de ses objectifs. Les auteurs donnent à lire une chronique essentiellement fondée sur les souvenirs édités depuis 1945. Quelques articles de presse viennent renforcer ce corpus qui ne comprend ni archives ni interviews. Victimes de leurs sources, les auteurs versent vite dans l’anecdotique, voir l’anecdotique mondain. On retrouve abondamment Sacha Guitry, mais pas un mot sur le développement massif du jeune théâtre ou encore sur l’importance de Jeune-France dans l’émergence d’une production artistique décentralisée. René Rocher n’est pas cité une seule fois, alors qu’il fut rien moins que le directeur de l’Odéon et le président du Comité d’organisation des entreprises de spectacles ! Il y a bien un paragraphe sur « le statut des juifs » , mais il ne fait aucune référence au décret du 6 juin 1942 spécifiquement relatif aux professions d’artiste dramatique, cinématographique ou lyrique. Enfin, même la bibliographie comporte des lacunes graves puisqu’elle ignore le livre de Laurence Bertrand-Dorléac sur les arts plastiques, ou encore les travaux de François Garçon sur le cinéma.
Pour un tel sujet, nous aurions pu rêver d’une sorte d’étude sociologique rétrospective, nous nous retrouvons avec une chronique qui ressemble fort à une compilation de souvenirs des vedettes de l’écriture et des arts.
Serge Added.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Février 1990
Les Allemands de la Volga. Histoire culturelle d’un minorité. 1763-1941
Les Allemands de la Volga comptent parmi les communautés germaniques les moins connues et les minorités d’URSS les plus défavorisées du point de vue de l’autonomie culturelle. Leurs ancêtres répondirent au manifeste de Catherine II, qui, le 21 juillet 1703, invitait les étrangers à venir s’implanter en Russie pour y coloniser des terres. Ainsi prirent naissance les premières communautés germaniques des rives de la Volga qui, très rapidement, connurent une expansion spectaculaire.
Si elles ne comptaient au XVIIIe siècle que 25 000 ou 30 000 habitants, ils étaient 400 000 en 1914. Le statut de république socialiste soviétique leur fut accordé en 1924. Staline, par crainte de leur sympathie pour Hitler, les dispersa en 1942 et mit fin à l’existence de la République de la Volga. Jean-François Bourret a minutieusement retracé leur histoire, dans une étude remarquablement documentée.
Jean-Michel PALMIER.
Les Allemands de la Volga. Histoire culturelle d’un minorité. 1763-1941, Jean-François Bourret.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Juillet 1989
L’Histoire escamotée. Les tentatives de liquidation du passé nazi en Allemagne.
Jürgen Habermas
Dans un article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 6 juin 1986, l’historien Ernst Nolte s’interrogeait sur la singularité des crimes nazis et affirmait le caractère « originel » du goulag par rapport à Auschwitz. Cette prise de position suscita de cinglantes répliques de la part d’un grand nombre de personnalités intellectuelles allemandes, dont Jürgen Habermas. La plupart des textes concernant ce qu’on nomme « la querelle des historiens » ont été publiés en France au printemps 1988 ( Devant l’histoire , éditions du Cerf). Le mérite de ce nouveau volume est de resituer ce débat dans le contexte politique général de la République fédérale d’Allemagne, en essayant de l’éclairer à partir de thèmes plus vastes. Ainsi nous sont proposées d’excellentes analyses des interprétations de l’Histoire – notamment celle de la République de Weimar et de la Résistance – depuis 1945, du rapport des Allemands à leur passé à partir d’expositions ou de livres scolaires, des réactions que pose l’édification d’un mémorial aux victimes du nazisme. Sans prétendre à l’originalité, tous ces textes ont le mérite de rendre sensible le malaise suscité par ces discussions. On regrettera toutefois que le titre fracassant de l’édition française, pour des raisons commerciales, soit source d’ambiguïtés : il ne s’agit pas d’ « escamoter l’Histoire » et de « liquider le passé nazi en Allemagne » mais de dénoncer une certaine interprétation de l’Histoire par des historiens conservateurs, tentative qui a fait l’objet d’une large réprobation dans un pays où il n’est pas de jour où ne soient publiés un article ou un livre qui évoquent les atrocités nazies.
Jean-Michel PALMIER.
L’Histoire escamotée. Les tentatives de liquidation du passé nazi en Allemagne, Collectif.
La mémoire allemande, tombeau du passé nazi
- DANS UN ARTICLE rédigé pour le Zeit, Jürgen Habermas écrivait en 1986 que le «travail du deuil» n’avait pu s’accomplir, en République fédérale, parce que les Allemands n’avaient jamais envisagé la culpabilité comme une part constitutive de leur histoire . L’analyse était provocatrice car elle engageait à réhabiliter tant les défaillances de la mémoire que leurs conséquences sur la société allemande. La réunification juridique des deux Allemagnes, le 3 octobre 1990, démontre, sur ce point, la pertinence de l’analyse d’Habermas. Accepter la réunification n’a pu en effet s’accomplir que par l’entremise d’une déclaration officielle de la responsabilité de tous les Allemands dans le nazisme. Un aveu tardif qui reconnaissait pour la première fois, non seulement le silence des années écoulées, mais aussi le poids du passé dans la constitution d’un avenir commun.
En 1945, la remise en cause du passé nazi s’est imposée du dehors, par la voix des occupants, marquant de façon spécifique la mémoire ultérieure des Allemands vis-à-vis de la période hitlérienne. L’occupation du territoire allemand tant par les Alliés que par les Soviétiques n’a en effet suscité que haines et rancoeurs de la part d’une population qui s’est sentie incomprise et injustement persécutée. Devant les accusations , les Allemands invoquèrent les souffrances endurées et surtout l’ignorance. Les Allemands dépeints dans les rapports de la SS exprimaient alors une amère déception vis-à-vis de ceux qui détenaient le pouvoir. Göring était par exemple «maudit» pour ne pas avoir su «maintenir l’armée de l’air au sommet». Le peuple allemand proclamait sa stupeur et son innocence: «Nous n’avons pas mérité qu’on nous conduise à une telle catastrophe». Phrases où dirigeants nazis et occupants étaient confondus en filigrane parce que jugés également responsables d’avoir poussé les Allemands à la déchéance.
Pour les occupants comme pour les Allemands, la priorité accordée à la reconstruction amena à circonscrire la culpabilité et limiter le nombre de responsables. Très vite, on parla de politique constructive et les Allemands s’interrogèrent sur la validité des décisions prises par les occupants en matière d’épuration. Dès 1946, le philosophe allemand Karl Jaspers réfutait pour sa part la thèse selon laquelle nazis et Allemands ne feraient qu’un. Selon le philosophe, les Allemands étaient politiquement responsables, non pas moralement coupables. Une distinction pesant lourd à l’heure de l’épuration de la société allemande. En fait, cette souffrance unitaire aidait les Allemands à lutter contre le sentiment d’exclusion suggéré par la présence des occupants, et les fermait à toute compassion vis-à-vis des Juifs . Introduisant de fait une idée de partage, la souffrance excluait tous ceux qui avaient fui l’Allemagne, que ce soit de leur plein gré, ou non. Il est ainsi significatif que le premier film ouest-allemand réhabilitant ouvertement le national-socialisme le fit sur le principe d’un refus absolu de l’exil (les Fils de Mr Gaspary, Meyer, 1947) .
A l’Est comme à l’Ouest, l’avenir fut l’argument fédérateur en mesure de convaincre les Allemands qu’ils avaient choisi la bonne Allemagne. En s’identifiant à l’Armée rouge, symbole de liberté, les Allemands de l’Est pouvaient ainsi affirmer qu’Hitler n’était pas mort à l’Ouest et que les nazis y trouvaient encore asile. A l’Ouest en revanche, c’est l’anticommunisme qui fut le moyen de réunir des individus d’origine et de provenance différentes autour d’un objectif commun. Des deux Allemagnes, seule la République fédérale prit en compte l’extermination des Juifs. L’évacuation du thème à l’Est était non seulement liée à l’identification de la RDA avec les pays ayant vaincu le nazisme, mais également à l’analyse économique que les historiens marxistes avaient toujours donnée de la solution finale.
Les films de guerre réalisés en Allemagne de l’Ouest au cours des années 50 confirment l’idée selon laquelle l’anticommunisme a permis aux Allemands d’éluder tout sentiment de culpabilité au profit d’une lutte morale engagée sur un autre terrain, celui du danger que représentait l’adversaire soviétique. Un film est significatif de ce transfert: Nacht fiel Uber Gotenhafen (Wisbar, 1959. En Français, l’Ombre de l’Etoile rouge). Mettant en scène la brutalité systématique des armées soviétiques qui s’acharnent sur d’innocentes victimes allemandes, le film s’achève sur une apothéose meurtrière au cours de laquelle l’armée soviétique torpille un navire de réfugiés. L’événement était véridique. Transposé au cinéma, il réussissait à engager une opération de mystification en détournant les Allemands des brutalités commises par leurs propres armées. Dans les années 50 à l’Ouest, l’anticommunisme a permis d’éluder le problème de la culpabilité, mais il a parallèlement permis d’innocenter certains. Ainsi en est-il de la Wehrmarcht qui a régulièrement servi de point de départ à des publications, des débats, des films qui s’interrogeaient tous sur son degré d’implication dans les rouages nazis. Une distinction devenait opérante: celle distinguant les officiers de la Wehrmacht des membres de la SS. Les films qui mettaient par exemple en scène le destin tragique de la Wehrmacht le faisaient en opposant au héros intègre et dévoué à l’Allemagne, un SS noir et machiavélique ( le Général du diable de Helmut Kaütner).
Conjointement, fut évoqué le problème relatif à la résistance de l’armée allemande. Ainsi, début 1952, Publications européennes était créé. Il s’agissait d’un cercle d’études qui s’appuyait sur des documents et des témoignages retraçant l’histoire de la résistance militaire pendant la période hitlérienne. Un de ses rapports publié en juillet 1954 ne présentait pas la thèse d’une insubordination à l’Etat quand celui-ci était perverti. Il défendait cependant l’idée que «la fidélité au serment perd toute valeur si celui qui possède la puissance a lui-même trahi son peuple. Le droit à la résistance est donc conforme au droit allemand traditionnel». Le contexte international se prêtait en fait à la définition de ce qui pouvait ou non être jugé légitime. En effet, au début des années 50, est envisagée la possibilité d’intégrer l’Allemagne de l’Ouest dans l’Otan. Or, l’intégration ne pouvait qu’impliquer des exigences quant à la représentation de l’armée. En montrant une armée courageuse, refusant la trahison comme le fit le cinéma à l’époque, l’Allemagne apportait la preuve que la remilitarisation de l’Allemagne était envisageable.
Au cours des années 60, 70 puis au début des années 80, l’Allemagne a connu un enchaînement de crises qui ont profondément modifié sa façon d’envisager le passé nazi. La rupture entre les générations dans les années 60 et la suspicion généralisée à l’encontre de tous ceux qui avaient vécu la période nationale-socialiste s’était muée pour certains en une haine systématique de l’Etat. La virulence du mouvement terroriste en Allemagne procédait ainsi d’une combinaison de facteurs où la mémoire du passé, la reconstruction et l’institutionnalisation de l’oubli sur laquelle elle s’était fondée étaient déterminantes. La période suivante privilégia une approche quelque peu différente de la culpabilité, par le biais des mouvements de contestation envers les Etats Unis. Un glissement fut opéré, faisant évoluer la critique de la politique américaine vers une comp araison de celle-ci avec la période hitlérienne. Avec le mouvement pacifiste, on évoqua de plus en plus fréquemment la neutralité de la République fédérale, à travers une conscience panallemande. Le fait est d’importance. Il a certainement permis de dépasser les différences entre les deux Allemagnes pour privilégier ce qui les unissait: le passé, mais aussi la situation contemporaine où, à l’Est comme à l’Ouest, les Allemands faisaient les frais d’enjeux qui les dépassaient.
En 1983, les chrétiens-démocrates remportaient les élections, avec Helmut Kohlqui séduisit les électeurs par ses arguments patriotiques. Sa victoire indiquait le désir partagé par une grande partie des Allemands de l’Ouest de retrouver la confiance envers l’avenir, mais aussi la sérénité vis-à-vis du passé.
Au milieu des années 80, philosophes et historiens allemands s’affrontèrent en une violente controverse dont l’enjeu portait en grande partie sur la singularité de la solution finale. Le débat fut déclenché après qu’Habermas eut qualifié de révisionnistes les analyses proposées par trois historiens: Michael Sturmer, Ernst Nolte, Andreas Hillgruber qui, outre la réintégration du passé sur laquelle ils fondaient leurs travaux, engageaient par ailleurs une discussion sur la place de l’historien dans la société. A l’époque, nombreux étaient en effet les hommes politiques qui attendaient de l’histoire qu’elle devienne le support d’une éducation civique où patriotisme et fierté nationale auraient pu être abordés sans honte. Dans le même temps, deux faits allaient être perçus comme allant dans le sens d’une insidieuse réhabilitation de l’histoire nazie: d’une part, la visite du chancelier Kohl et de Reagan au cimetière de Bitburg, en 1986, où les deux hommes saluèrent la mémoire d’officiers allemands, d’autre part la participation du chancelier à la rencontre des expulsés de Silésie. Même contestés ou largement débattus, ces événements traduisaient une lassitude devant les conséquences et la singularité qu’engendrait le fait d’être un Allemand. L’évocation du quotidien fut pour certains le moyen de transgresser, par l’ordinaire, les erreurs de la grande Histoire, et d’offrir ainsi à l’homme de tous les jours l’ancrage lui permettant de réhabiliter une mémoire continue. Tel est le contenu du film d’Edgar Reitz, Heimat (1984), qui rencontra un succès considérable, au moment de sa sortie en Allemagne de l’Ouest. Si la chute du mur, le 9 novembre 1989, a confirmé une tendance déjà amorcée au cours des années précédentes, elle n’a pas tout à fait permis la réconciliation. Car La peur de l’Autre, c’est également la peur d’afficher sa propre identité. Dans les années 50, à l’Ouest, la peur du communisme avait permis de ne pas aborder le passé nazi. Plus tard, l’Américain a rempli une fonction identique. Dans la presse allemande sont aujourd’hui assimilés le régime nazi et le régime est-allemand au sein d’un débat qui remplace parfois les questions posées par l’Histoire. Même si les Allemands ont considérablement évolué dans leur approche du passé, on peut avancer l’idée que la peur de l’étranger, mais aussi la traque des anciens de la Stasi empêchent à nouveau une réelle compréhension du passé.-
Par FLEURY-VILATTE Béatrice
Bibliographie
Alain Brossat, Sonia Combe, Jea-Yves Potel, Jean-Charles Szurek, A l’Est, la mémoire retrouvée. Paris, La Découverte,1990
Sonia Combe, «Passé nazi, passé stasi», les Temps modernes, juillet 1993, n$564.
Norbert Frei, l’Etat hitlérien et la société allemande 1933-1945, Paris, Seuil, 1994.
Andreas Hillgruber, l’Histoire escamotée. Les tentatives de liquidation du passé nazi, Paris, la Découverte, 1988 – Zwelerlei Untergang, Die Zerschlagung des deutschen Reiches und das Ende des europaïschen Judentums, Berlin: Siedler verlag, 1986.
Karl Jaspers, la Culpabilité allemande, Minuit, nouvelle édition 1990.
Ernst Nolte, les Mouvements fascistes: l’Europe de 1919 à 1945, Hachette, Pluriel, 1992 (avec une préface d’Alain Renaut qui situe les travaux d’Ernst Nolte dans la querelle des historiens allemands.)
Michaël Sturmer, «L’Histoire dans un pays privé de son histoire». Devant l’Histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi (1re éd.: Munich, 1987), Paris, éd. du Cerf, 1988.
La réunification n’a pu s’accomplir qu’à travers l’acceptation de la responsabilité de tous les Allemands envers le nazisme. Mais le travail de la mémoire n’est pas terminé.
Dans «le Général du diable»(1955), un film inspiré d’une histoire vraie, Curd Jürgens incarne un héros de la Luftwaffe qui prend parti contre les nazis.
La mémoire allemande, tombeau du passé nazi PAR BÉATRICE FLEURY-VILATTE maître de conférences à l’université de Nancy.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1993
L’éthique de Predrag Matvejevitch
Il y a encore peu de temps, Predrag Matvejevitch, professeur de littérature française à l’université de Zagreb, était considéré en Yougoslavie comme le meilleur spécialiste de la culture française. Auteur de nombreux ouvrages sur la théorie esthétique, familier des littératures romanes comme des littératures slaves, il haïssait tout nationalisme. Son Bréviaire méditerranéen , paru chez le même éditeur (Fayard, 1992), qui a été salué dans tous les pays européens comme l’un des essais les plus importants de ces dernières années, était une rêverie géopoétique sur les symboles autour desquels se sont cristallisés les cultures, les peuples, les civilisations, les modes de vie que la Méditerranée a marqués.
Ce nouveau livre, Epistolaire de l’autre Europe (1), dévoile un autre versant de l’oeuvre de Predrag Matvejevitch : son engagement politique. En même temps, il renoue avec la grande tradition du roman russe épistolaire. Ces lettres ont été écrites pendant les deux dernières décennies. Elles furent publiées en franchissant plus ou moins d’obstacles en fonction des pays, des régimes politiques, parfois dans des revues, parfois sous forme de véritable « szamisdat ». Elles n’étaient pas destinées seulement à un interlocuteur privilégié, mais constituaient de véritables brûlots idéologiques.
Leurs destinataires ont en commun d’avoir été liés aux bouleversements politiques qui ont marqué la politique mondiale depuis plusieurs décennies, et plus spécialement l’Europe. Qu’il s’agisse de chefs d’Etat (Castro, Ceaucescu, Husak, Jaruzelski, Mitterrand, Gorbatchev), d’écrivains ou d’intellectuels (Sakharov, Havel, Kundera) et de responsables de la politique yougoslave. Elles abordent les questions fondamentales de l’éthique et de la politique avec une audace, un courage qui témoignent que Matvejevitch a placé au-dessus de tout un certain idéal de la responsabilité morale de l’intellectuel au détriment de son confort personnel.
Matvejevitch est un disciple de Zola et de Sartre. Ce bréviaire de lettres désespérées, qui dénoncent le cours catastrophique de l’histoire, les injustices, les crimes, qui s’attaquent aux puissants du jour et réhabilitent les ombres de la nuit, qui ne cessent à la manière de l’antique Cassandre de mettre en garde, en brisant tous les conformismes, méritera d’être lu un jour comme une réplique moderne au Don Quichotte de Cervantes.
Ce qui anime Matvejevitch, c’est non seulement la passion de la liberté et de la justice, mais la certitude que la conscience humaine est le seul tribunal de l’histoire.
Jean-Michel PALMIER.
Epistolaire de l’autre Europe, Predrag Matvejevitch
(1) Epistolaire de l’autre Europe (traduit du croate par Mireille Robin et Mauricette Begic), Fayard, Paris, 1993, 346 pages.
Épistolaire de l’autre Europe
(Éditions Fayard, Paris 1993)
Épistolaire de l’Autre Europe renoue avec la grande tradition du roman russe épistolaire… Ces lettres dénoncent les cours catastrophiques de l’histoire, les injustices, les crimes, elles s’attaquent aux puissants du jour et réhabilitent les ombres de la nuit, elles ne cessent, à la manière de Cassandre, de mettre en garde, en brisant tous les conformismes. Ce bréviaire méritera d’être lu un jour comme une réplique moderne au Don Quichotte de Cervantes.
Jean-Michel Palmier: Le Monde Diplomatique
Un mélange de malheur et d’utopie fait tout le prix de cet Épistolaire, rangé par les libraires sur le rayon des ouvrages politiques alors qu’il s’agit d’un roman. Mais un roman au sens où l’entendait Victor Chlovski et les formalistes russes qui, dans les années vingt, renouvelèrent le genre par le subtil mélange de la fiction et du document… L’ensemble forme un étonnant tableau de l’histoire récente, une sorte d’épopée paradoxale… Matvejevitch, le premier, a composé le roman de cette décomposition, de ce lent passage du totalitarisme au post-totalitarisme où les démocraties naissantes se déforment en démocratures. À l’horizon flamboie la forme qui exprimera enfin le nouveau rapport du particulier et de l’universel, de l’homme et du monde. Predrag Matvejevitch surgit du carrefour yougoslave, de ce violent entrechoc de passé et d’avenir, pour nous rappeler à sa manière unique que l’homme en ce siècle a beaucoup changé et qu’il lui reste à trouver sa langue.
Jean-Baptiste Michel: Le Nouvel Observateur
Comment revenir à la raison? Predrag Matvejevitch, le Croate de Mostar, interrogeait sans fin – Boukharine, Mitterrand, Brodsky, Gorbatchev, etc. – dans ce volume plein d’informations, intitulé Épistolaire de l’Autre Europe (Fayard, 1993).
Nicole Zand: Le Monde
Cette littérature épistolaire s’inscrit dans une grande tradition slave, celle par exemple des lettres de Gogol pour sauver la Russie.
Richard Kleinschmager: Dernières Nouvelles d’Alsace
Ces lettres ouvertes dessinent la biographie d’un homme soucieux d’exercer et de défendre le droit à la libre parole. Ce qui assure la cohésion de l’ensemble, ce n’est pas une démonstration, mais plutôt une manière de questionner, de créer une perspective, un sfumato littéraire grâce auquel Matvejevitch accomplit dans les Lettres une tranquille révolution de velours – comme Vinci et Le Corrège révolutionnèrent en leur temps la présence picturale du paysage. Cet épistolaire est une œuvre écrite au futur.
Renaud Ego: Les Lettres françaises
Ces lettres visent à réhabiliter la mémoire d’hommes politiques et d’écrivains connus, victimes du stalinisme (Trotski, Boukharine, Mandelstam, Boulgakov) ou bien font l’éloge des « hérétiques » (Pasternak, Milosz), ou bien défendent ceux qu’on appelait naguère les dissidents : Soljenytsyne, Kundera, Havel, pour ne citer que quelques noms.
Jean-Pierre Morel: La Quinzaine littéraire
Dans certains monastères méditerranéens, on donnait le nom d’épistolaire à la lecture des Épitres. Predrag Matvejevitch, né à Mostar (Herzégovine) d’une mère croate et d’un père russe d’Odessa – propose ici sa propre collection de lettres parues pour l’essentiel en samizdat en 1985… Ce livre est un précieux témoignage de cette « Autre Europe », de ce que furent les combats de certains intellectuels pour faire éclore la vérité au sein du mensonge officiel, un appel aussi pour que se constitue aujourd’hui « une Europe moins euro-centriste plus ouverte au reste du monde ». Un témoignage d’humanité.
Michel Jordan: L’Action des chrétiens – l’a.c.a.t.
Après le Bréviaire méditerranéen, couronné par le Prix européen de l’essai en Suisse et le Prix du meilleur livre étranger en France cette année-ci – L’Épistolaire de l’Autre Europe. Ne doutons pas d’une audience analogue, et dans des milieux plus divers encore. En effet, on pourrait parler de cet Épistolaire comme du Bréviaire de la dissidence : la même culture multiforme s’y constate, la même mémoire vigilante, la même attention aiguë au présent… Le grand connaisseur des cultures se double ici d’un penseur politique d’une rare sûreté et d’une égale lucidité.
Pierre Calderon : Le Journal de Tanger
Cet Épistolaire de l’Autre Europe forme un témoignage de première main, et de première force, sur ce que furent au long des années, dans l’Europe communiste, les circonstances au cours desquelles se nouèrent, pour les intellectuels, les enjeux (politiques, moraux, littéraires) qui donnent sens à l’idée même de liberté de l’esprit.
J.-C. A.: ConstruirePredrag Matvejevitch est un témoin privilégié de tous les courants qui ont secoué les « certitudes » générées par les totalitarismes. Après le Bréviaire méditerranéen c’est la découverte de l’engagement de toute une vie à côté des dissidences en Europe de l’est qui est développé dans son dernier ouvrage. L’acuité du regard servie par le souci d’exactitude fait de ces lettres des documents de grande qualité littéraire.
Gabriel Beis : La Nouvelle Alternative
Ce nouveau livre montre un nouveau visage de l’auteur du Bréviaire méditerranéen : celui d’un dissident opiniâtre qui, par ses lettres envoyées à travers le monde, témoigne de vingt-deux années d’indignation, d’énergiques protestations, de défense de la littérature et de la liberté de pensée. Il était seul, il le reste aujourd’hui, alors que les lendemains de la dissidence ont un goût amer. C’est la fidélité à ces principes qui donne la cohérence et son émouvante densité humaine à l’Épistolaire de l’Autre Europe.
Michel Audétat: L’Hebdo, Lausanne
Souvent prémonitoires, ces lettres témoignent des espoirs d’une génération d’intellectuels de l’Est aujourd’hui désabusés. Quelques-unes, les dernières, évoquent la tragédie de l’ex-Yougoslavie avec la lucidité désespérée d’un « intellectuel des frontières ».
Marc Semo : La Libération
Essais, lettres ouvertes, récits, plaidoyers, actes d’accusation, défenses et illustrations des intellectuels persécutés et emprisonnés…, c’est une vieille tradition russe que Predrag Matvejevitch ressuscite ainsi. C’est un des résultats remarquables du travail de Predrag Matvejevitch. Avec lui l’autre Europe parle à cœur ouvert.
Antoine Spire: Chronique d’Amnesty international
L’Épistolaire de l’Autre Europe présente le combat incessant d’un humanisme qui prend la défense de tous les exilés, censurés, dissidents. Ces lettres sont rattachées à une tradition russe, historique, et démontrent avant tout une fureur de justice.
Frédéric Martel: Le Quotidien de Paris
La question du genre littéraire est ici secondaire: il s’agit de haute littérature.
Ismail Kadaré: FNAC, Paris
Predrag Matvejevitch, messager depuis des lustres entre l’Autre Europe et la nôtre, offre à la réflexion sous forme épistolaire un livre de grande humanité… Sa pensée se déploie au fil des pages dans un style sobre, dense. Construction littéraire originale où souvenir et lettres s’entrelacent dans un tempo qui nous fait lire le cœur battant ce récit de la douleur… Ce livre nous parle de l’Homme, comme l’a fait en son temps le grand poète Georges Séféris.
Moïra Gulmart: Arc en Ciel
Fait de fragments de l’histoire, cet Épistolaire retrace le devenir historique de notre époque sous une lumière crue et par moment insoutenable.
L’Amour des livres
L’Épistolaire de l’Autre Europe est une magnifique anthologie des lettres, celle qui forment un brillant et complexe florilège. Predrag Matvejevitch nous dit tout cela en quelques terribles et mémorables phrases.
Daniel Walther: Dernières nouvelles d’Alsace
Roman de poète, l’Épistolaire est un livre d’Histoire. Entre l’imprécation et la chronique on y dépeint un monde arraché à ses amarres, dérivant hors de la réalité, se nourrissant de mensonges. De loin en loin, comme autant de naufragés, quelques figures émergent : celle de Kadaré ou de Soljenitsyne, un Havel, un Michnik. On ne sait s’ils vont sombrer ou survivre. En tout cas, ils témoignent du refus de capituler, et, porteurs du signe d’utopie, disent la persistance de la conscience.
R.A.: Le Méridional, Marseille
L’Épistolaire de l’Autre Europe constitue un bréviaire bariolé et très éclairant de la dissidence, une saga des rapports Est-Ouest, une reconstitution implicite de l’Histoire de l’Europe centrale et orientale, de la révolution d’octobre à nos jours.
Le Midi Libre
Un grand témoignage à la fois humain et littéraire, une défense audacieuse de la liberté et un profond sentiment cosmopolite, irréductible à toute clôture nationale.
Claudio Magris: Il Corriere della Sera
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Article paru dans Le Monde Diplomatique – Août 1993
Le suicide d’une République. Weimar 1918-1933
Peter Gay
Emigré lui-même issu de cette culture de Weimar, Peter Gay lui a consacré plusieurs conférences destinées à des publics universitaires américains. La réunion de ces conférences fut à l’origine de l’essai Weimar Culture (1968), qui compte parmi les premiers essais théoriques et politiques à avoir tenté de ressusciter l’univers idéologique, artistique et littéraire assassiné par les nazis.
L’ouvrage ne développe aucune véritable thèse, il se tient à l’écart des débats d’aujourd’hui – ainsi le rôle éventuel et controversé des intellectuels dans la déstabilisation de la République. Son mérite, c’est de proposer la synthèse étonnamment vivante de cette culture de Weimar – parfois érigée en mythe par les émigrés eux-mêmes, tel Heinrich Mann, – d’en explorer la prodigieuse richesse, la complexité, en nous montrant aussi certains de ses paradoxes. La culture de Weimar, assurément, ne fut pas l’expression de la République. Elle s’édifia souvent contre elle, devant affronter une censure impitoyable et l’indifférence ou l’hostilité des universités.
Les intellectuels de gauche n’étaient pas les plus représentatifs. Si l’histoire culturelle a retenu les noms de Bertolt Brecht, Alfred Döblin, Carl von Ossietzky, ceux de Carl Schmitt, Ernst Jünger, Oswald Spengler n’étaient pas moins connus. Avec son poids de rêves, d’utopies, ses audaces artistiques, cette culture fut un véritable ghetto, au sein d’un univers hostile, qui s’identifie à l’acte de naissance de la modernité. Jamais le contraste entre la faiblesse, voire la lâcheté d’un système politique et de ses représentants officiels et la richesse des expressions culturelles d’une époque ne fut aussi tragique. Et c’est dans ce va-et-vient entre la vie intellectuelle et son décor politique que l’essai de Peter Gay demeure passionnant.
Jean-Michel PALMIER.
Le suicide d’une République. Weimar 1918-1933, Peter Gay.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Mars 1995
La question de la question de l’art. Note sur l’esthétique analytique
Dominique Chateau
L’interrogation ouverte par les philosophes anglo-saxons quant à la nature de l’oeuvre d’art a largement dépassé les frontières de la philosophie analytique pour devenir un enjeu aussi bien philosophique que politique en Europe. C’est ce dont témoignent les innombrables prises de position que les travaux des théoriciens anglo-saxons ont entraînées en France, en Allemagne, en Italie et aux Etats-Unis. L’originalité de cet ébranlement apporté par l’esthétique analytique réside dans un déplacement fondamental de toutes les questions concernant le statut de l’oeuvre d’art – ses modes de signification, d’interprétation et de fonctionnement – mais aussi une réévaluation de celui de l’esthétique. La diversité des points de vue et des réactions théoriques à ces thèses, l’hétérogénéité des textes rendent difficile une saisie globale de l’ensemble de ces enjeux. Le mérite de l’ouvrage de Dominique Chateau est d’offrir, pour la première fois, une remarquable synthèse théorique de ces interrogations et des polémiques qu’elles ont engendrées. Sans sacrifier à la rigueur théorique, il rend tous ces débats accessibles en exposant minutieusement, avec objectivité et une connaissance exhaustive de la problématique, les idées en présence.
Jean-Michel PALMIER.
La question de la question de l’art. Note sur l’esthétique analytique, Dominique Chateau.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1986
La dictature allemande. Naissance, structure et conséquences du national-socialisme
Auteur d’une monumentale étude sur la dissolution de la République de Weimar (Die Auflösung der Weimarer Republik , 1955), Karl-Dietrich Bracher fait partie des quelques grands historiens du national-socialisme dont les travaux font partout autorité. La Dictature allemande (1969) ne remplace pas les travaux souvent très précis de Werner Maser et de Joachim Fest sur la naissance du national-socialisme et la personnalité de Hitler. Son propos est plutôt d’offrir une synthèse accessible à un public non spécialisé.
D’une grande objectivité, son étude retrace minutieusement comment un petit parti réactionnaire parmi d’autres, dirigé par un chef dont la personnalité prêtait alors à rire, a pu anéantir la démocratie en Allemagne, engendrer une monstruosité qui suscite encore aujourd’hui tant d’interprétations contradictoires. K.-D. Bracher laisse de côté les nombreuses polémiques des historiens concernant la structure du national-socialisme, son caractère de classe, pour se limiter à la chronique des événements. Scientifique et objectif, l’ouvrage est guidé par une conception résolument hostile à toute structure autoritaire de l’Etat. Sa critique de la » prédisposition allemande à la dictature » appelle des réserves, et le lien qu’il établit entre le national-socialisme de 1933 et l’extrême droite actuelle en Allemagne, nous semble plus complexe qu’une simple – « survivance »…
Jean-Michel PALMIER.
La dictature allemande. Naissance, structure et conséquences du national-socialisme, Karl-Dietrich Bracher.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Décembre 1988
Heidegger
Cet opuscule constitue la préface à la version allemande du livre de Victor Farias Heidegger et le nazisme (Verdier, 1987), qui est à l’origine de la grande polémique sur son engagement politique de 1933. Il paraît curieusement avant le livre lui-même dont Habermas a exigé la révision de plusieurs chapitres. On n’y apprend rien de réellement nouveau sur les faits, mais ce court essai a le mérite d’élever le débat en posant la question essentielle : existe-t-il un lien entre la compromission de Heidegger avec le régime nazi et ses prises de position philosophiques ? Habermas ne propose ni réquisitoire ni plaidoyer mais invite à relire les cours des années 40 et souligne autant l’importance de la pensée de Heidegger dans l’horizon du vingtième siècle que la gravité de son égarement, en s’efforçant de montrer comment, à partir de sa conception du sujet et de l’histoire, il fut rendu possible.
Jean-Michel PALMIER.
Heidegger, Jürgen Habermas, Editions du Cerf, Paris, 1988, 73 p.
Jürgen Habermas
[ Né en 1929 ] 20e sièclePhilosophe et sociologue allemand né en 1929, Jürgen Habermas a obtenu son doctorat en 1954 grâce à une thèse sur Friedrich Schelling. Il fut professeur de sociologie et de philosophie à l’Université d’Heidelberg de 1961 à 1964 et à l’Université de Francfort de 1964 à 1971. Il dirigea de 1971 à 1983 l’Institut Max Planck de Starnberg (Munich). Il enseigna à nouveau à Francfort-sur-le-Main de 1983 à 1994, année de sa retraite. Habermas est souvent assimilé à l’École de Francfort mais il a sans doute été plus influencé par Max Weber que par Karl Marx. Il est un des penseurs de l’éthique de la discussion avec Karl-Otto Apel, éthique qui s’inscrit dans la veine de l’éthique kantienne, tout en y apportant un certain décentrage avec l’impératif catégorique.
Pour la clarté du débat qui s’est développé autour des rapports entre la pensée philosophique et l’engagement politique chez Heidegger, J. Habermas estime nécessaire de distinguer entre l’œuvre philosophique et les éléments idéologiques qui s’y sont infiltrés depuis 1929 environ. Il montre l’importance d’« Être et Temps » pour la critique de la philosophie du sujet et de la conscience, puis retrace l’histoire des infiltrations idéologiques dans la substance même de la philosophie, et les efforts de Heidegger pour surmonter sa déception politique, efforts qui s’avèrent être étroitement liés au « tournant » de sa pensée et à la genèse de sa dernière philosophie de l’histoire de l’Être comme fatalité.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1986
Hannah Arendt
Cette monumentale biographie de Hannah Arendt a d’abord l’avantage de tracer un portrait souvent très riche de la vie philosophique et politique allemande avant et après le national-socialisme. L’auteur a eu accès aux archives et à la correspondance la plus personnelle de Hannah Arendt. Si l’on peut regretter le manque d’analyses politiques et les aperçus trop succincts des idées de Hannah Arendt – dont la plupart des ouvrages, qu’il s’agisse de ses études sur le totalitarisme ou d’Eichmann à Jérusalem, ont fait l’objet de nombreuses et intéressantes polémiques, – ses relations avec les personnalités qu’elle rencontra en Amérique et en Allemagne sont largement étudiées, qu’il s’agisse de Martin Heidegger, de Karl Jaspers ou de tous ceux qui, un moment ou l’autre, traversèrent sa vie. L’auteur analyse longuement la liaison qui exista entre cette jeune étudiante juive et le philosophe Martin Heidegger au moment même ou la démocratie allemande s’effondrait et où celui-ci allait devenir recteur de l’université de Fribourg, tandis qu’elle se trouvait condamnée à l’exil. On regrettera que nombre d’affirmations souvent graves – tentative de compromis entre Th. W. Adorno, figure de proue de l’Ecole de Francfort, et le régime nazi, faits rapportés concernant Heidegger, portraits éminemment négatifs de sa femme, accusée d’antisémitisme assez virulent – ne soient guère étayées que par des fragments de lettres à peine citées ou des affirmations invérifiables. Et l’usage de la correspondance intime de personnalités aussi importantes, mortes il y a tout juste une dizaine d’années, éveille un certain malaise.
Jean-Michel PALMIER.
Hannah Arendt, Elisabeth Young-Bruehl
Edition :La critique au fil des lectures (Thierry Ternisien)
Je profite des figures imposées de l’édition « La critique au fil des lectures » pour vous proposer, un parcours initiatique en dix livres de l’auteur, qui avec Proust et dans un genre bien différent, a provoqué chez moi, ces dernières années, l’émotion et la réflexion la plus intenses. Je n’ai abordé Proust que tardivement (j’avais 45 ans !). Quant à Arendt, c’est encore pire il m’a fallu dépasser la cinquantaine pour oser me confronter à une œuvre et une pensée dont j’avais beaucoup entendu parler. Merci à Daniel Pennac et ces dix droits du lecteur d’avoir contribué à me sortir de la lecture scolaire et trop respectueuse dans laquelle je m’étais manifestement englué.
Cinq livres d’Arendt (six en fait, deux étant regroupés).
Tracer son chemin dans l’œuvre d’Arendt traduite en français est une première difficulté. Editeurs multiples, parutions dans le désordre, titres parfois éloignés de ceux des éditions originales, absences en général d’appareil critique,…Ma clé d’entrée a été la parution en 2002 du Quarto de Gallimard rassemblant des œuvres alors dispersées. Depuis je lis et constitue une bibliothèque en français et, petit à petit et quand c’est nécessaire, en anglais, autour de la pensée d’Hannah Arendt. J’ai créé en 2007 deux blogs pour « explorer à haute voix » une œuvre qui m’aide à comprendre notre époque, à « penser ce que nous faisons ».
·Les Origines du totalitarisme – Eichmann à Jérusalem (Quarto Gallimard)
Cette édition de 2002 est une somme que je travaille régulièrement. Rassembler les trois parties, auparavant dispersées en français, des Origines du totalitarisme (parution en anglais en 1951) avec Eichmann, Rapport sur la banalité du mal (parution en anglais en 1963), est une démarche éditoriale remarquable qui permet de saisir la globalité, l’évolution et les nuances de la pensée d’Hannah Arendt sur le totalitarisme et sur le mal (radicalité du mal, banalité du mal). Livre et édition indispensables. S’autoriser le « temps » de la lecture et de la relecture.
·Condition de l’homme moderne (Pocket/Agora)
Seule édition disponible en français d’une œuvre pourtant majeure pour comprendre notre époque (parution en anglais en 1958). Elle reprend la traduction de 1961 avec une préface de Paul Ricoeur. Un triple regret : la traduction réductrice du titre anglais (The Human Condition) ; l’absence de traduction de la préface de Margaret Canovan à la seconde édition en anglais de 1998 ; absence d’index contrairement à l’édition anglaise. J’ai traduit et publié sur mes blogs la préface de Margaret Canovan. Je vous y renvoie pour saisir toute l’importance de ce livre dans l’œuvre d’Arendt et son lien avec les Origines du Totalitarisme.
·La crise de la culture (Folio essais)
Cette édition reprend la traduction de 1972 de huit exercices de pensée politique écrits entre 1954 et 1968. Le titre de l’édition originale en anglais est beaucoup plus explicite, Between Past and Future, sur les intentions poursuivies par Hannah Arendt : savoir s’exercer à penser pour se mouvoir dans la brèche, dans l’intervalle entre le passé révolu et l’avenir infigurable. Livre essentiel donc, dont ne sont souvent extraits que le cinquième exercice (la crise de l’éducation) et le sixième (la crise de la culture). L’édition française risque de faire passer à côté de la dimension « exercice de pensée » pour privilégier un discours théorique. Mal très hexagonal….
·On Revolution (Penguin Classics)
Autre mal très français, le mauvais traitement infligé aux auteurs étrangers et, par là-même, à leurs lecteurs. La traduction française, sous le titre « Essais sur la révolution », n’est plus disponible chez Gallimard. C’est d’ailleurs heureux puisque cette traduction était catastrophique. Depuis 2003, plus de nouvelles et donc indisponibilité en français d’un des ouvrages importants d’Hannah Arendt, paru en 1963 ! Son analyse des révolutions française et américaine est, en effet, un élément essentiel dans l’évolution de sa pensée politique. Préface très intéressante de Jonathan Schell, que j’ai commencée à traduire.
·La vie de l’esprit (Quadriges PUF)
Au moment de lamort d’Arendt, la première partie de son dernier livre, la Vie de l’esprit, consacrée à la pensée,est achevée depuis quelque temps. La deuxième, sur la volonté, vient juste, non sans mal,d’être terminée. La troisième, sur le jugement, a été explorée et approfondie dans de nombreuses conférences. D’après son amie Marie McCarthy, Hannah Arendt considérait la Vie de l’esprit comme sa tâche finale, le couronnement de ses efforts, non seulement pour remplir l’autre côté de la médaille des capacités humaines (la vie active ayant été traitée dans Condition de l’homme moderne), mais pour rendre hommage à la capacité la plus haute et la moins visible : l’activité de l’esprit. « Étant Hannah Arendt, elle eut senti que le service, la mission pour lesquels elle avait été mise au monde, étaient remplis. ». L’édition française ne comporte malheureusement pas, contrairement à l’édition anglaise, d’index.
Deux livres présentant globalement la pensée et les concepts d’Arendt. Ces deux livres m’ont beaucoup aidé pour trouver mes premiers repères pour lire Hannah Arendt.
·Hannah Arendt, une introduction par Jean-Claude Poizat (Pocket/Découvertes)
Paru en 2003, ce livre est plus qu’une simple introduction. Il donne une vision globale de la pensée d’Arendt à travers une présentation précise de l’œuvre et le récit des controverses qu’elle a suscitées. J’y reviens souvent et viens d’acheter un nouvel exemplaire, le premier rendant l’âme (la qualité du papier n’est pas au niveau du contenu).
·Hannah Arendt – Le vocabulaire de Hannah Arendt par Anne Amiel (Ellipses)
Deux petits livres présentant les concepts fondamentaux permettant de saisir l’unité et la cohérence de la pensée de Hannah Arendt. Le premier à travers une introduction et des textes d’Arendt commentés. Le second à travers son « vocabulaire ». Deux petits livres que je relis d’un œil différent après chaque approfondissement de la pensée d’Arendt.
Deux biographies « intellectuelles ». D’autres, intéressantes, existent, mais sans atteindre le même équilibre dans la mise en perspective de l’œuvre et de la vie d’Hannah Arendt.
·Hannah Arendt, biographie par Elizabeth Young-Bruehl (Calman-Levy)
Publiée en 1982, rééditée en 1999 avec une nouvelle préface, elle reste la biographie de référence (bibliographie, notes, index nominal). Elizabeth Young-Bruehl, qui a eu pour directeur de thèse Hannah arendt, vient, à l’occasion du centenaire de sa naissance, de publier Why Arendt Matters ?, livre sur lequel je reviendrai.
·Hannah Arendt, par Sylvie Courtine-Denamy (Hachette/Pluriel)
Publiée en 1994 et rééditée en 1997, cette biographie, elle-aussi très complète ( bibliographie, index nominal), constitue, à mon sens, la meilleure présentation globale de l’œuvre et de la vie de Hannah Arendt par un auteur français.
Enfin, malheureusement non traduit en français, bien que publié en 1992, le remarquable ouvrage de Margaret Canovan sur la pensée politique de Hannah Arendt.
·Hannah Arendt, a Reinterpretation of her Political Thought by Margaret Canovan (Cambridge University Press)
Je suis en train de rédiger une note de synthèse sur cet ouvrage essentiel qui replace Hannah Arendt, ce qui était son souhait, parmi les théoriciens et penseurs politiques plutôt que parmi les Philosophes.
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Décembre 1988
Europe, Europe !
Ah, cette Europe… Ce serait peut-être le meilleur équivalent du cri du coeur, faussement accablé et complice, du poète et journaliste Enzensberger, un anticonformiste de longue date : Ach Europa. L’auteur a rassemblé sous ce titre sept récits de voyages et reportages qui entraînent le lecteur au nord, au sud et à l’est, bref tout autour du noyau historique des grands pays fondateurs de la Communauté, RFA, France et Royaume-Uni, sans jamais y pénétrer, sinon pour un épilogue de politique-fiction.
Les sept étapes – Suède, Italie, Hongrie, Portugal, Norvège, Pologne et Espagne -, d’observations pittoresques en rencontres stimulantes, forment un plaidoyer pour une Europe un peu marginale sans fausse honte, celle des petits pays et du bricolage au ras du quotidien, à l’écart des politiques décrétées d’en haut.
« Imaginons un instant que la politique soit davantage que la production ou la course aux armements ; imaginons qu’il existe une Europe des désirs » : elle vit ici, dans un livre plus profond qu’il n’en a l’air, sous une plume agile et toujours curieuse. Un souffle d’air vivifiant parmi les piles de rapports statistiques et de projections arides.
Jean-Michel PALMIER.
Europe, Europe !, Hans Magnus Enzensberger (Traduit par Pierre Gallissaires et Claude Orsoni, Gallimard, Paris, 1988, 380 pages.)
Les Français l’ont découvert avec son récit Hammerstein . Rencontre avec un grand monsieur de la scène littéraire allemande. «Je ne suis pas un héros. [...] Je fais face quand il le faut. Mais je ne me bouscule pas pour empoigner la roue de l’histoire comme vous autres. »Provocation tranquille assenée par Kurt von Hammerstein telle que l’invente Hans Magnus Enzensberger dans Hammerstein ou L’Intransigeance. Une histoire allemande . L’histoire de ce haut gradé prussien, chef de l’état-major général de la Reichswehr, ayant dit non à Hitler en 1934, un esprit non conformiste et un peu dandy, ainsi que de ses filles militantes communistes, a trouvé un public enthousiaste en Allemagne en 2008 et en France, où il a été traduit en 2010. Peut-être parce que, dans son caractère extraordinairement romanesque, cette famille cristallisait un concentré puissant de l’histoire allemande au temps du nazisme : le déclin de Weimar, l’échec de la résistance à Hitler, l’Allemagne déchirée entre l’Est et l’Ouest, l’attrait du communisme, les derniers signes de la symbiose judéo-allemande. De ce scénario fatal mille fois analysé, l’itinéraire de Hammerstein offre une version décalée : ce n’est en effet ni un rallié de la dernière heure ni un résistant activiste ; néanmoins, dans son geste souverain de refus (il demanda à être démis de ses fonctions en 1934), dans sa réserve aristocratique et son extra-lucidité désabusée, il incarne la survie possible sous le régime de Hitler, sans capituler avec lui.
Comme Hammerstein qu’il a tiré des soupentes de l’histoire, Hans Magnus Enzensberger est un homme de caractère. Avec Günter Grass et Martin Walser, c’est le troisième auteur majeur de la sainte trinité de la littérature d’Allemagne de l’Ouest. Moins connu pourtant, car plus inclassable, tant la palette de ses pratiques littéraires est étendue, entre la poésie, essentielle et première, le théâtre, l’opéra, les chansons (pour Ingrid Caven), les nombreux essais, les romans, les pièces radiophoniques et les livres pour enfants dont l’un d’eux, Der Zahlenteufel , sera son seul best-seller.
Sa date de naissance, 1929, signe sa biographie comme celle de ses contemporains : adolescent dans les ruines de l’Allemagne année zéro, il y respire avec un paradoxal bonheur un air d’anarchie et de liberté ; et puis, il faut grandir dans ce pays peu ou mal dénazifié. La littérature – il appartient au Groupe 47[1] -, les voyages, indispensables, nombreux, à polarité idéologique multiple (en URSS, à Cuba, aux États-Unis, en Amérique du Sud…) et le gauchisme des années 1960 dans les communes de Berlin le font sortir d’une nation plus préoccupée de reconstruction matérielle que de retour sur soi. En même temps que Fassbinder au cinéma, il ne se gêne pas pour stigmatiser la médiocrité heureuse de la bourgeoisie allemande amnésique et frileuse.
Même s’il ironise sur le phénomène de « vedette intellectuelle »dont la France serait l’inépuisable vivier, il occupe, quoi qu’il en dise, une posture d’intellectuel public, poil à gratter de la bonne conscience germanique, critique féroce des choix du capitalisme financier et même, plus récemment, du « monstre mou de Bruxelles »(c’est le titre de son dernier ouvrage non encore traduit Sanftes Monster Brüssel oder Die Entmündigung Europas , Suhrkamp, 2011).
Il se sent pourtant authentiquement européen, mais une Europe remise à sa place : « Je suis polyglotte, si vous voulez. Enfin, je parle les langues de la famille : russe, anglais, italien, espagnol, français, mais ni chinois ni arabe. On est toujours un peu provinciaux. »Une Europe provincialisée donc et en même temps unie et, pourquoi pas, célébrée par toute une histoire en partage.
Comme Marc Bloch, Hans Magnus Enzensberger pense que le passé est distrayant. Il est exotique. Ce dépaysement par le temps est la joie secrète, inavouée, de tout historien toujours un peu en froid avec son époque. Hans Magnus Enzensberger n’est pas historien et n’entend nullement usurper cette identité professionnelle, mais il adore les archives, « les lettres, le journal de la grand-tante, les fonds de tiroir, le surgissement de voix ordinaires », tout ce matériau dont il parsème ses enquêtes et qui nous permet d’envisager un passé, à la fois familier et obscur.
C’est parce que les broussailles du passé restent en partie impénétrables et que l’histoire historienne ne vient pas à bout de tous les mystères que la littérature, selon Hans Magnus Enzensberger, doit entrer en scène, avec ses moyens propres : l’imagination et l’invention de formes adéquates. Pour raconter l’époque romantique par exemple, dans Requiem pour une femme romantique , le médium adapté est la langue épistolaire qui tamise et reformule la vision du monde entre le poète Clemens Brentano et son épouse : Hans Magnus Enzensberger recourt à un assemblage de lettres authentiques échangées par les deux époux et par les témoins de leur relation tumultueuse dans la première moitié du XIXe siècle. Si les communistes conservent bureaucratiquement leurs archives, les anarchistes n’en ont cure ; c’est pourquoi le livre écrit par Enzensberger sur l’Espagnol Durruti, mort en 1936 lors de la guerre d’Espagne ( Le Bref Été de l’anarchie. La vie et la mort de Buenaventura Durruti. Roman , 1972), est un collage de témoignages recueillis par l’auteur et « montés cut».
Les lecteurs de Hammerstein ont été frappés par la force de pénétration historique d’un livre au statut indécis (ni roman ni livre d’histoire), revisitant la tragédie nazie avec des chemins de traverse, qui « kaléidoscopisent » la réalité : des extraits d’archives, des « conversations posthumes » avec les principaux protagonistes, des « gloses », des photos, des coups de sonde, des morceaux de silence.
Hans Magnus Enzensberger retourne inlassablement à la séquence finale et inaugurale de l’Europe en ruine de 1945. Par un recueil de textes d’écrivains, de journalistes, de reporters qui la sillonnent à la sortie de la guerre, L’Europe en ruine ; par la republication dans sa collection « Die Andere Bibliothek » d’un récit sidérant, Une femme à Berlin, le journal d’une Berlinoise qui, alors que les Soviétiques occupent la ville, raconte la vie misérable de son immeuble, l’effroi des bombardements, les viols, la honte. Le ton, froid, lucide, grinçant, parfois comique, poignant, fait la force du livre et finalement nous donne le sens de la survie. Même les jeunes moujiks soviétiques avides de femmes ne sont que les victimes du vaste drame collectif dont l’auteur décide que c’est aussi collectivement que les Allemands devront payer, le viol de leurs femmes en constituant comme l’inévitable tribut.
Écrivain, traducteur, éditeur, cette figure de la gauche allemande aux manières de gentleman n’en finit pas de témoigner, de documenter, de cerner, de circonscrire par tous les moyens à sa disposition la séquence de temps qui lui est revenue de vivre. « Naître en 1929, une calamité ! »Et pourtant, contre Adorno qu’il a côtoyé à Francfort, Hans Magnus Enzensberger croit dans la capacité, sinon rédemptrice du moins compréhensive, de la littérature, main dans la main avec l’histoire des historiens qu’il fréquente assidûment. L’intranquillité de ce pessimiste joyeux, compagnon de Diderot, nous promet encore quelques belles découvertes, mais pour l’instant, il aimerait apprendre la paresse. Difficile à son âge.
Par Emmanuelle Loyer
publié dans L’Histoire n° 365 – 06/2011 Acheter L’Histoire n° 365 +
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Octobre 1986
Essais de critique, Günter Grass
Quels rapports l’oeuvre de Günter Grass, qui s’est identifiée, en 1945-1947, au renouveau de la littérature allemande, entretient-elle avec les oeuvres classiques ? Que pense-t-il de Brecht, de Shakespeare, d’Arno Schmidt ou de Döblin ? Comment se situe-t-il par rapport aux théories littéraires du vingtième siècle ? Les courts essais rassemblés dans ce volume ne répondent pas à toutes ces questions mais éclairent assurément la genèse et la texture de son oeuvre.
On sera particulièrement sensible au bel hommage qu’il rend à Alfred Döblin, l’auteur de Berlin, place Alexander , qu’il reconnaît comme son maître, et dont le Tambour , et tant d’autres romans, semblent prolonger le style épique et grimaçant. Quant à Franz Kafka et Bertolt Brecht, ils sont aussi des interlocuteurs privilégiés de Günter Grass. Entre la politique et la littérature, tous ces textes ne cessent de jeter des ponts.
Jean-Michel PALMIER.
Essais de critique, Günter Grass, Le Seuil, Paris, 192 pages.
Günter Grass est né en 1927 à Dantzig-Langfuhr, de parents germano-polonais. Après avoir servi sous les drapeaux pendant la guerre et avoir été prisonnier des Américains de 1944 à 1946, il a travaillé comme ouvrier agricole et mineur, puis a étudié les arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin. De 1956 à 1959, il a gagné sa vie comme sculpteur, graphiste et écrivain à Paris, puis à Berlin. En 1955, Grass est entré au «Gruppe 47», un mouvement contestataire à qui l’écrivain allait plus tard rendre hommage dans Das Treffen in Telgte («Rendez-vous à Telgte»). Il a débuté comme poète en 1956 et comme auteur dramatique en 1957. La grande percée internationale s’est produite en 1959, avec Le tambour. Ce roman picaresque et de formation, un ouvrage allégorique à la composition ample, porté à l’écran par Schlöndorff, constitue un panorama satirique de la réalité allemande de la première moitié du siècle et allait faire partie de «la trilogie de Dantzig», avec Katz und Maus («Chat et souris») et Les années de chien. Pendant les années 60, Grass s’est engagé dans la politique et a participé activement aux campagnes électorales en faveur de la social-démocratie et de Willy Brandt. Il a traité le thème de la responsabilité des intellectuels dans Anesthésie locale, Journal d’un escargot, et «la tragédie allemande» Les plébéiens répètent l’insurrection, et a publié des discours politiques et des écrits où il plaide pour une Allemagne délivrée du fanatisme et des idéologies totalitaires. On allait retrouver Dantzig, la ville de son enfance, et l’imagination narrative, vaste et suggestive, de l’auteur, dans Le turbot et La ratte, romans à succès qui critiquent la civilisation et reflètent aussi l’engagement de Grass dans les mouvements pacifiste et écologiste. Le pavé Toute une histoire, dont l’action se passe en République démocratique allemande pendant les années précédant et suivant l’effondrement du communisme et la chute du mur de Berlin, a suscité des discussions et des critiques véhémentes. Dans Mein Jahrhundert («Mon siècle») il fait un historique personnel, année par année, du siècle écoulé. En tant que graphiste, Grass a souvent été l’auteur de la couverture et des illustrations de ses œuvres. Il a été président de l’Akademie der Künste de Berlin de 1983 à 1986 et a été actif au sein de la Maison d’édition des auteurs et du Pen Club allemands. Il a reçu un grand nombre de prix, parmi lesquels: Preis der Gruppe 47 (1958), «Le prix du meilleur livre étranger» (1962), le prix Büchner (1965), le prix Fontane (1968), Premio Internazionale Mondello (1977), Alexander-Majakowski-Medaille (Gdansk, 1979), le prix Antonio-Feltrinelli (1982), Großer Literaturpreis der Bayerischen Akademie (1994). Docteur honoris causa des universités de Kenyon College, Harvard, Poznan et Gdansk.
Choix d’œuvres de Günter Grass en français |
Les plébéiens répètent l’insurrection. Théâtre. Précédé d’un discours de l’auteur. Trad. par Jean Amsler. – Paris: Seuil, 1968. |
Le tambour. Trad. par Jean Amsler. – Paris: Seuil, 1979. |
Le turbot. Trad. par Jean Amsler. – Paris: Seuil, 1961. |
Les années de chien. Trad. par Jean Amsler. – Paris: Seuil, 1965. |
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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1990
Contre la peur. De la science à l’éthique, une aventure infinie
Dominique Lecourt
Le « scientisme » du dix-neuvième siècle voyait dans la science la « religion du progrès » , la réponse à tous les maux de l’humanité. Aujourd’hui, à l’époque des accidents nucléaires, des armes chimiques, des possibilités de manipulation génétique, un certain pessimisme conduit parfois à faire du savant un « apprenti sorcier ». Epistémologue, Dominique Lecourt nous propose dans ce court et brillant essai de reparcourir l’histoire de la science et des sciences pour être attentif à un certain type de pensée qui s’y fait jour. Examinant les positions de Marx, de Weber, mais aussi de Sartre, de Husserl, de Heidegger et de Habermas, s’interrogeant sur ce que signifient Hiroshima ou l’eugénisme pour la science, il montre que la seule possibilité de poser avec rigueur des questions éthiques sur la science, c’est de méditer l’essence même de sa démarche.
Jean-Michel PALMIER.
Contre la peur. De la science à l’éthique, une aventure infinie, Dominique Lecourt.
Dominique Lecourt
Lecourt penseur
Contre la peur. Suivi de Critique de l’appel de Heidelberg de Dominique Lecourt (Hachette, 1993)
Par cet essai intitulé Contre la peur. Suivi de Critique de l’appel de Heidelberg, Dominique Lecourt tend ici moins à faire preuve d’un travail d’histoire de la pensée relativement à la biologie, comme dans Lyssenko, histoire réelle d’une « science prolétarienne » (1976), que d’axer sa réflexion sur une étude polémique de la « modernité ». Par certains côtés, cet ouvrage rappelle Les piètres penseurs (1999), livre dans lequel Lecourt s’en prenait aux intellectuels médiatiques en vue comme Bernard-Henri Lévy ou Michel Onfray.
Mais le but de Contre la peur ne se résume pas à évoquer ― ici ― la figure emblématique de Michel Foucault. Il s’agit d’atteindre un degré d’abstraction supérieure. Ainsi, Lecourt ne s’arrête pas à de vagues médiocrités intellectuelles : l’auteur élabore une critique de penseurs autrement plus significatifs tels que Jurgen Habermas ou Martin Heidegger. Il n’a aucun mal à montrer ce qu’a de puéril la volonté commune de définir comme un mal effroyable ou un bien nécessaire la « techno-science ». Lecourt devient même passionnant ; lorsqu’il s’appesantit longuement sur l’évolution de la situation du « savant » de plus en plus dépendant, aujourd’hui, de l’État (le scientifique se trouve dans la position de l’individu limité dans son travail par des législations restrictives, ou, encore, employé par des intérêts à des fins politiques, voire « criminelles »). D’autre part, sa réflexion propre n’oublie pas de révéler la responsabilité de figures brillantes comme Albert Einstein, un des acteurs du programme américain en ce qui concerne la mise au point de la bombe atomique. Comme elle ne manque pas de souligner les errements « scientistes » de toute une descendance de philosophes prompts à soutenir la maîtrise absolue de la nature par l’homme. En conséquence, la science, par le biais de la philosophie des lumières représentée essentiellement par Condorcet, a tendu à prendre la place de Dieu dans le fondement de la vérité ou de la connaissance.
Mais là où Lecourt se trompe, c’est lorsqu’il appelle à un dépassement de la vision « scientiste » la plus étroite au profit d’une liberté radicale ou conquérante. En cela, il se rapproche inconsciemment du penseur américain Walter Lippmann (1899-1974) ; lequel avait « sanctifié » tout à fait le concept de liberté opposé au règne de la tyrannie ou de l’arbitraire. En prenant partie pour le renouvellement de la pensée en général et de la réflexion démocratique en particulier, l’auteur reste dans la situation de l’intellectuel proférant d’éternels vœux pieux. Plus exactement, j’ai l’impression que Lecourt s’arrête, en fin de compte, sur le chemin qui devait le mener sur le terrain idéal de la spéculation théorique.
Non seulement Lecourt sombre dans l’impasse de la vision « relativiste » propre aux héritiers pauvres de Alexandre Koyré et de Thomas Kuhn par sa charge véhémente et inutile contre le cercle de Vienne taxé, bien entendu, de « scientisme », mais il échoue à donner des éléments d’appréhension de l’objet politique. Dans le sens que ses idées se bornent à reconnaître la supériorité de la démocratie représentative ; sans comprendre que, par-delà la notion de progrès, il y a un véritable besoin de dépasser le possible et, donc, de proposer d’autres projets intellectuels comme la législation directe par le peuple voulue dès le XIXème siècle. Ce dernier projet sera repris plus tard par l’un des intellectuels proches ― temporairement ― de l’école de Francfort, Erich Fromm (1900-1980).
Thomas Dreneau
A lire également sur Arès :
La chronique sur Lyssenko. Histoire réelle d’une « science prolétarienne » de Dominique Lecourt
La chronique sur Pour une critique de l’épistémologie (Bachelard, Canguilhem, Foucault) de Dominique Lecourt
La chronique sur La cité libre de Walter Lippmann
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