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De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933. – 7/8 -

Jeudi 22 novembre 2012

De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933.

Article paru dans « Eléments pour une analyse du fascisme / 1« . Intervention de Jean-Michel Palmier lors du
Séminaire de M-A. Macciocchi- Paris VIII – Vincennes 1974 -1975. UGE Editions – Collection 10-18 – 1976 -

Quelques exemples et quelques formes d’art nazi

3 / Les arts plastiques

En abordant d’autres formes d’art comme la sculpture ou la peinture, nous retrouvons les mêmes thèmes que ceux précédemment évoqués à propos de l’idéologie de l’art en général ou la littérature. Il s’agissait aussi de donner une forme plastique aux valeurs fondamentales du régime. Aussi l’un des traits fondamentaux des arts plastiques à l’époque hitlérienne, c’est l’absence totale d’originalité.

La sculpture est sans doute l’une des formes les plus caractéristiques de l’écrasement de l’art par la propagande. Particulièrement appréciée d’Hitler, elle connut en Allemagne toute une série de représentants, chacun s’efforçant de concrétiser dans le bronze ou le marbre les idéaux du parti. Nous tenterons d’en dégager quelques caractères à partir de catalogues d’exposition édités à l’époque hitlérienne et les principales revues artistiques alors diffusées.

Union de l’architecture et de la sculpture

La collaboration Breker-Speer n’est pas un simple hasard dans l’histoire de l’art nazi. Elle exprime l’essence de la fonction que les nazis donnaient aux arts plastiques : incarner l’idéal politique du Reich, créer des monuments qui, à l’échelle de la nation toute entière, en affirme les valeurs. C’est dans le  » monument  » que l’architecture et la sculpture étaient appelés à collaborer le plus étroitement. L’une des premières constructions nazies fut un monument : celui qui fut élevé à Munich, sur la Königplatz à la gloire des membres du parti morts au cours des années qui précédaient la prise du pouvoir. Un peu partout, en Allemagne, on construisit de tels monuments qui voulaient unir la sculpture et l’architecture. Des Corps Francs aux commandants de sous-marins, chaque formation voulait son monument. On avait aussi projeté à Berlin, un monument géant – le Siegestor – à la gloire des soldats tombés au cours de la première guerre mondiale. mais à côté des morts, une grande place était accordée aux « héros présents ». Ce qui caractérise la plupart de ce type de réalisations, c’est une sorte de parodie du Moyen-Age – certains monuments ressemblent à de véritables forteresses médiévales – et du classicisme romain.

Les statues n’étaient pas seulement destinées à compléter l’architecture, mais aussi à rendre omniprésents les idéaux du nazisme. Dans la plupart des villes allemandes, elles furent érigées. La production de statues connut à cette époque quelque chose de démentiel. Un numéro de 1939 de la revue « Die Kunst im Dritten Reich » nous donne les chiffres  suivants : en 1937, on a érigé 200 statues; en 1938, 380; en 1939,680, réalisées par 265 sculpteurs.

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Il est bien évident qu’il reste peu de choses de cette production. Les œuvres dont je parlerai ne me sont connues que par reproduction où à travers de rares expositions. pour les sculptures, j’insisterai sur celles qui ont été réalisées par Arno Breker, le plus célèbre artiste de l’époque hitlérienne, ayant eu l’occasion de les étudier assez longuement. (10)

La monumentalité

Comme l’architecture, la sculpture se veut « Kolossal ». Les plus grandes statues ont été détruites (souvent par les troupes américaines), comme symboles de l’art nazi, d’autres transformées en matériaux de construction ou transportées dans des collections privées. Si l’on en juge par les descriptions et les photographies, la plupart avaient une taille imposante et s’efforçaient de renouer avec la tradition antique. Certaines n’ont pas disparues ( celles qui ornaient le stade olympique de Berlin sont encore  en partie en place), mais les noms de leurs auteurs supprimés ou cachés. Dans les histoires de l’art éditées après 1945, on omet soigneusement les noms des sculpteurs qui connurent leur apogée sous le troisième Reich. Pourtant, ils connurent une grande célébrité. Parmi les plus représentatifs auteurs de ces statues monumentales, il faut citer : Arno Breker, Josef Thorak, Kolbe, Scheibe et Klimsch. Qu’il s’agisse de porteurs de torche, des athlètes de Breker ou des colosses nus de Thorak, une grande partie de ces statues atteignaient 5 à 6 mètres de haut. Des sommes gigantesques étaient allouées par le régime pour la fonte de ces œuvres. La grandeur de l’idéal nazi, la force de son idéologie voulait s’exprimer par ce monumentalisme des œuvres plastiques.

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Imitation de l’antique

La plupart des œuvres plastiques de l’époque hitlérienne sont conçues sur le modèle romain. L’idéal classique qui fascina le romantisme allemand, le modèle de la statuaire grecque que Winkelmann voulait imposer à tous les artistes de son temps, les nazis prétendaient le réaliser dans les faits. Breker était, dans sa jeunesse, un admirateur fervent de Rodin et de Maillol. Après avoir réalisé avant 1930 de nombreux dessins de femmes (sanguines principalement, fusain, encre de chine), Breker est fasciné dès sa jeunesse par les œuvres grecques et romaines. Ses premières œuvres sont fortement marquées par Rodin (Saint-Mathieu); séjournant à Rome, il admire tellement les statues des musées qu’il semble avoir été tenté de les reproduire à l’infini. De retour en Allemagne, il sculpte des bustes dans le plus pur style classique et des statues qui préfigurent ses grandes réalisations ultérieures. Hostile au cubisme, il se veut délibérément le porte-parole de ce retour à l’antique. S’il réalise des bustes de dignitaires nazis (Hitler, Goebbels, Speer, la fille de Göring), il atteint surtout la célébrité par ce néo-classicisme qui plait tant à Hitler. Alors que d’autres sculpteurs s’orienteront vers les œuvres de propagande héroïque, – soldats, généraux, héros à croix gammées - Breker réalise surtout des sculptures d’athlètes (il est l’auteur des célèbres sculptures du stade olympique de Berlin, filmées par Léni Riefenstahl au début de son film Les Dieux du stade ), et l’ »athlète » demeurera avec la « femme-vénus » le thème obsédant de son œuvre.

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Léni Rifensthal

On retrouve dans ses sculptures l’idéalisation de la forme corporelle, de la pureté classique, de la virilité, de la féminité, communes à la plupart des œuvres nazies.

Glorification du corps

La plupart des œuvres nazies ne se contentent pas de produire en chaîne des « Adam », des « Vénus », et de recopier toutes les muses grecques et latines : il s’agit de montrer dans la pierre, le bronze, quel est l’idéal de la race nouvelle. Breker se spécialisera dans la reproduction de porteurs de flambeaux, de glaive, d’athlètes mais aussi dans la représentation de l’idéal de beauté féminine : Grâces, Psyché, muses qui rappellent les statues qui ornent un peu partout les jardins et les parcs. Lui dénier le moindre don serait absurde. Breker, Prix de Rome, était assurément  l’un des sculpteurs les plus « doués » de sa génération. Nier, comme l’on fait certains le caractère idéologique de ses productions est un non-sens: il a glorifié avec le sport, l’idéal physique, une partie essentielle de l’idéologie nazie.

thorak-kamaradschaftJoseph Thorak -Kamaradschaft -

Plus stupides, les sculptures de Josef Thorak frappent par leur laideur et l’impression de brutalité qui s’en dégage. S’agit-il de la reprise de l’ »idéal classique » ? En aucun cas. Peut-on encore appeler « corps » ces paquets des muscles, ces colosses nus, se tenant par la main, véritables athlètes de foire, dont le visage exprime une innommable brutalité? Mais, du lanceur de disque brekerien au colosse de Thorak, c’est toujours la même idéologie qui s’affirme.

Virilité, féminité

Si les nazis admirent si profondément l’art grec, c’est qu’ils y trouvent représenté l’idéal des fonctions masculines et féminines : l’homme est courageux et viril, la femme faite pour la maternité. Breker a idéalisé la forme classique, l’athlète, Thorak glorifie la force et la brutalité. Ce trait de brutalité est sans doute l’un des des traits les plus caractéristiques de la sculpture nazie. Non seulement la musculature est démesurée, mais le visage massif, souvent carré, exprime la haine et la violence. Si cette expression de brutalité satisfaite culmine chez Thorak, Breker donne aux figures de ses « soldats » et de ses « héros » une expression presque analogue en créant non seulement de nombreux bas-reliefs où les hommes ont une musculature gigantesque, lancent des rochers, brandissent des glaives, mais aussi en donnant aux traits du visage un air caractéristique : nez anguleux, lèvres minces et entr’ouvertes, yeux mi-clos, fortes rides barrant le front et le nez.

La femme n’est vue que sous le jour de la « Grâce », de la « Muse », de la « Psyché » et de la « Mère »- créatures aux bras élancés, dans un geste de parade, brandissant un drap, tendant les mains vers le ciel, se prosternant. Les seins et ventre sont développés, les hanches larges. Rappelons que certaines sculptures de Breker ont plus de 10 m de haut.

« Kammeradschaft »

La camaraderie virile et militaire est un thème constant de la plastique nazie. Thorak appelle Kamaradschaft, deux colosses nus, gigantesques, se tenant par la main. Breker nomme Kamaraden un bas-relief montrant deux soldats nus, l’un serrant contre lui son camarade blessé. On ne peut s’empêcher d’être frappé par l’homosexualité qui émane de tant de sculptures nazies glorifiant la « virilité » agressive ou la camaraderie militaire.

Les bustes

Très répandus à l’époque hitlérienne, les bustes étaient destinés à immortaliser les traits des grands dignitaires. Presque tous les sculpteurs ont fait des bustes d’Hitler.Breker a réalisé entre autres les bustes de : Hitler, George de Bavière, Madame Siemens, Isolde von Conta, Comte Luckner, Arthur Kampf, Speer, Goebbels, Wagner, Edda Goering, Madame Bormann.

Les thèmes héroïques et les symboles

Si de nombreuses sculptures sont consacrées aux athlètes, aux soldats (guerrier blessé, camarades, aviateur, soldat de la Wechmacht), il faut aussi accorder une grande importance aux figures allégoriques – la Force, l’assaut, la nation, le Vengeur – mais aussi aux innombrables symboles qui caractérisent l’ère nazie : porteurs de glaive et de croix gammée, aigles, etc.

La symbolique et la thématique picturale sont plus complexes, mais présentent la même monotonie. En feuilletant la revue « Die Kunst im Dritten Reich  » on est frappé par la platitude et la similitude que présentent la plupart des œuvres. Après avoir épuré les musées allemands, exposé les œuvres « dégénérées », on encouragea la « peinture authentiquement allemande ». si on parle habituellement des écrivains « sang et sol « , on pourrait aussi parler des  » peintres-des-champs-de-la-forêt-des-villages-et-des-prairies-allemandes ».

La peinture nazie rompt avec tous les courants modernistes pour revenir vers le réalisme le plus plat. Quels que soient les peintres, on retrouve les mêmes thèmes.

La division par genres

La plupart des peintres nazis pourraient se classer en peintres de paysages allemands, peintres de scènes rustiques, peintres d’Hitler, peintres de S.A., peintres de S.S. peintres d’animaux, tant la monotonie de leurs œuvres est grande. Du néo-classicisme au style rustique et champêtre, en passant par l’exaltation des héros nordiques et des actions du parti nazi : tels sont les principaux courants d’inspiration.

Le réalisme

Hitler dont les idées inspirent tous les critiques d’art, ne voit dans les courants de peinture moderne -futurisme, cubisme, expressionnisme, art abstrait – qu’un barbouillage culturel indigne du peuple allemand. Aussi le réalisme est-il le caractère dominant de toutes les toiles. A la limite, en regardant tel ou tel portrait d’Hitler, on serait même tenté de parler d’hyperréalisme car on distingue mal la toile de la photographie. On représentera les scènes paysannes, les forêts, les champs, les SA ou les SS à peu près comme on peignait un siècle auparavant. De toutes les innovations de l’art moderne, les nazis n’ont rien retenu. On passe sans transition, ou presque, de Kandinsky et de Marc aux peintures de calendriers.

Parmi les thèmes principaux, on peut signaler :

La glorification de la campagne et des paysans

C’est là, sans aucun doute, l’un des thèmes les plus fréquents de la peinture nazie. Les paysans sont glorifiés comme l’élément sain de la nation. Ils sont restés étrangers aux modes étrangères, ont préservé les valeurs archaïques et la pureté de la race et des mœurs. En contact avec la terre, ils communient sans cesse avec le sol natal et perpétuent la tradition. Les peintres se sont acharnés à représenter avec la même monotonie les travaux des champs en toutes saisons, glorifiant le travail de la terre et la souffrance du paysan. Sepp Hilz peint de vielles paysannes assises devant la ferme; Eduard Thöny, des paysans moissonnant avec, rouillé au milieu du champ, un vieux tank français.

adolf-wissel-famille-paysanneAdolf Wissel – famille paysanne -

Adolf Wissel exalte la famille paysanne : une petite fille aux lourdes tresses blondes écrit, une vieille femme tricote. Le père et la mère, pensifs, vêtus de noir, serrent leurs enfants dans leurs bras. Au loin, la campagne, Werner Peiner peint l’automne dans l’Eifel,

werner-peiner-campagne-300x221Werner Peiner – Campagne -

Erich Erler affectionne les tableaux où l’on voit des paysans labourer l’étendue immense et monotone des champs, Oskar Martin-Amorbach peint les moissons : un groupe de paysans s’avancent sur un sentier, devant de lourdes gerbes, portant des faux; Johann Vincenz Cissarz peint aussi des moissonneurs. On ne compte pas les toiles consacrées aux travaux des champs : même monotonie, mêmes stéréotypes dans la plupart des toiles : les saisons, la ferme, les vendanges, la moisson, les labours, le semeur, les bucherons, les bergers, la famille paysanne.

oskar-martin-amorbach-le-semeur-1937-196x300Oskar Martin Amorbach – Le semeur -

Une place particulière est accordée à la ferme. Les peintres nazis peignent des fermes sous tous leurs aspects, nous montrent les différentes activités qui s’y rattachent et accumulent les tableaux d’animaux. Aux chevaux bleus de Franz Marc, succèdent les chevaux de labour de Franz Xaver Stahl. On nous les montre dans l’écurie, chez le forgeron, tirant la charrue. Tout aussi fréquentes et prisées, les peintures de vaches, de moutons, de bœufs sont un leitmotiv de la peinture nazie.

A cette mythologie de la campagne s’ajoute la glorification du travail manuel – paysans et artisans -, de la proximité de la terre, de la nature, la simplicité des mœurs, l’exaltation des femmes de la campagne – étrangères au luxe et à la légèreté de mœurs des filles de la ville. Filles assez fortes, aux hanches larges, à la poitrine développée et parées du nom de « Vénus paysannes » ou « Vénus bavaroises » . Parfois la toile se veut plus politique et aux paysans s’ajoutent d’autres figures : ainsi le thème classique « Ouvriers, paysans, soldats » se rencontre-il fréquemment dans la peinture.

Les paysages

Les villages, la campagne, les montagnes dont on rappelle le caractère profondément allemand constituent aussi un thème important de la peinture nazie.Théo Champion peint un jour de fête au bord du Rhin, Wilhelm Wilke, le Templiner Kanal. Il s’agit tantôt d’une région, tantôt d’un monument mais aussi de tous les clichés traditionnels : la forêt de sapins , les chênes allemands, la campagne allemande, les montagnes et les glaciers. Peu de toiles – c’est assez remarquable – nous montrent des paysages industriels ou urbains – en dehors d’édifices nazis – même lorsqu’il s’agit de représenter la Ruhr, c’est sous la forme d’un champ labouré. Il faudrait citer aussi à côté de l’artisanat, les paysages champêtres, la monotonie avec laquelle les peintres nazis ont représentés des fleurs : soleil, bouquet de fleurs, gerbes de fleurs.

L’homme et la femme

C’est peu dire que la peinture nazie fut figurative. L’homme et la femme y occupent une place essentielle. Et pourtant, ce qui frappe, c’est l’extrême schématisme que présente la plupart de ces représentations. Ainsi, la sphère du travail : on chercherait vainement ces grandes fresques prolétariennes dans lesquelles excellent les peintres soviétiques ou des démocraties populaires. Le travail occupe une place importante dans l’idéologie nazie, mais l’abstraction extrême de cette notion – que l’on songe par exemple à l’anticapitalisme romantique pré-fasciste ou au livre de Jünger Der Arbeiter – se reflète aussi dans la peinture nazie. Il est remarquable que les peintres nazis empruntent rarement, lorsqu’ils veulent représenter le travail ou les travailleurs, aux activités contemporaines : ce n’est pas le travail industriel qui est montré, mais le travail du paysan. encore faut-il souligner que le paysan n’utilise jamais un tracteur, mais une charrue tirée par un cheval qui semble tout droit sorti d’une gravure d’Holbein. L’impression d’irréalité que l’on ressent devant tant de toiles nazies représentant la campagne et ce qui les sépare des toiles soviétiques ou chinoises souvent consacrées à des thèmes analogues, est lié sans aucun doute à l’archaïsme des moyens qui sont montrés. Eisenstein montre dans La Ligne Générale le bouleversement apporté dans un village avec l’achat d’une trayeuse mécanique, d’un tracteur, la création d’une coopérative. Les peintures chinoises contemporaines nous montrent des usines-fermes. Les peintres nazis, au contraire, désignent la campagne allemande comme si elle sortait du moyen-âge : le semeur, le faucheur ont les mêmes traits anguleux, que sur les gravures médiévales. L’archaïsme des techniques y est aussi respecté.

arthr-kampf-laminoir--300x191Arthur Kampf -Laminoir -

De même préfère-t-on l’artisan au travail industriel : si les ouvriers sont absents des tableaux, on y trouve abondamment représentés des forgerons, des serruriers, des bûcherons. Même lorsque des peintres comme Arthur Kampf ou Lothar Sperl se risquent à représenter des ouvriers (ex : Im Waldwerk de Kampf), c’est la musculature qui est mise au premier plan et non la technique, ce qui donne par exemple aux représentations d’ouvriers des usines sidérurgiques quelque chose de mystique : des hommes torse nus, muscles tendus brandissant des tenailles et qui semblent danser dans les flammes. Kampf est un peintre originaire de Düsseldorf à qui les paysages de la Ruhr étaient familiers, mais c’est l’usine du XIXème siècle qu’il peint et non celle qu’il a sous les yeux. Le travail est une notion, un symbole, jamais une réalité. Lorsque l’on tente de montrer le travail en acte, c’est le travail archaïque des paysans qui n’existait plus en Allemagne déjà à l’époque des nazis -ainsi Le semeur de Oskar Martin Amorbach dans un costume moyenâgeux ou du moins, dans un style typique de la période antérieure à la Renaissance – ou bien le travail effectué sur l’ordre du Führer : carriers abattant le marbre destiné à la chancellerie du Reich (Der Steinbruch de Albert Janesch), Marnor für die Reichkanzlei d’Erich Mercker etc…)

arthur-kampf-david-et-goliath-207x300Arthur Kampf – David et Goliath -

Lorsqu’il s’agit de représenter des hommes et des femmes, les peintres nazis n’hésitent pas à passer de l’archaïsme à la mythologie. Nous avons déjà mentionner l’idéal brekerien du néo-classicisme romain, de la femme-muse. Le peintre développe exactement le même thème. L’homme est représenté en Adam, en héros antique, en guerrier, en soldat. La femme n’est qu’une déesse mythologique ou une vénus paysanne. On glorifie en elle le principe féminin éternel, l’incarnation du sol natal, la fécondité de la terre, la Mère. Elle est présente avec l’enfant qui dort, à côte des soldats et des paysans, elle veille sur le foyer, elle regarde les blés. Toute cette imagerie nazie mériterait une étude particulière.

La femme n’existe chez les nazis qu’en tant que principe : elle est la maternité, la fécondité de la race et de la terre. Elle porte sur elle l’avenir de la nation, de la race, et demeure aussi le symbole des saisons, des récoltes, de l’éternel jaillissement. Si l’homme est anobli par le travail et la guerre, la femme est anoblie par l’enfant. Elle n’appartient pas à la société active: c’est la vestale, la prêtresse du foyer, la gardienne des traditions. Aussi est-ce la mythologie qui permet le mieux de la représenter. Étendue nue, offerte aux regards de l’homme, elle est endormie ou l’attend. Son corps se veut d’une beauté parfaite. Sans parure, les seins ronds, les hanches larges, elle est faite pour la maternité : c’est la Grâce, la baigneuse aux bains, sa soumission à l’homme se trouve elle-même exprimée par le choix des sujets mythologiques : ainsi le célèbre thème de Cranach Le jugement de Pâris est-il abondamment développé : c’est l’homme qui désigne la plus belle. Parfois le tableau s’appelle seulement « Féminité » ou « Attente ». On ne compte pas les Dianes (Georg Egming) : Diane se reposant, Hans List : Diane après le bain). Un autre thème abondamment développé est celui des Léda violée par un cygne.

amorbach-leda-230x300Oskar Martin Amorbach

Il faut aussi souligner l’importance de l’inspiration  » nu paysan » : la fille, le corsage ouvert, la tête renversée, est allongée dans un champ de blé, entourée d’épis (Hempfing : Été ), une paysanne blonde, nus pieds, traverse un champ de blé (Bénédiction de la terre par Willri) elle porte des fruits dans une large corbeille posée sur son ventre (Fruits mûrs de Heymann); dans un intérieur modeste, s’appuyant sur une chaise de bois, une jeune fille aux cheveux blonds et noués se déshabille et enlève de grosses chaussettes (Vénus paysanne de Sepp Hilz)

sepp-hilz-venus-223x300Vénus paysanne de Sepp Hilz

Torse nu, tenant dans ses mains des épis de blé, elle s’avance avec son mari qui  la tient par les épaules et qui porte une faux (Maturité de Beutner) , assise en plein champ, une jeune fille blonde – une sorte de Sainte Vierge aryenne – donne le sein à un bébé (Mère de Diebitsch). On remarque comme la fécondité de la terre, la maternité et la féminité sont étroitement associées dans presque toutes ces toiles. Souvent, le thème se colore de paganisme. La femme-paysanne porte son enfant comme la terre porte les moissons. Ses seins et son ventre sont le signe de sa fécondité comme ses cheveux se confondent avec les épis dorés du blé.

Les allégories

Volontiers allégorique, la peinture nazie a cherché à exprimer les valeurs du régime, sa force, sa grandeur en recourant massivement aux symboles les plus traditionnels : les paysans, la famille, le  paysage, toute la mystique du sol natal mais aussi en parodiant de nombreuses œuvres antérieures. De nombreuses gravures et de nombreux tableaux sont une sorte de variation monotone sur Holbein, Dürer et Cranach. Le Moyen-Age a fourni aux peintres les allégories les plus invraisemblables. On utilise abondamment les triptyques pour représenter la famille allemande comme les peintres du Moyen-Age et de la Renaissance. Hitler est représenté en chevalier du Moyen-Age, La préparation au combat (Rudolph Otto) montre une armure tenant un glaive. Werner Peiner reprend le thème de Dürer Les Cavaliers de l’Apocalypse et se plaît à peindre des scènes de batailles moyenâgeuses. On peint aussi les vieilles divinités germaniques -Thor et sa masse d’armes.

La peinture  » politique « 

Non moins importante, la peinture de propagande – la plus médiocre en général – a connu un grand succès dans les expositions. Otto Engelhardt-Kyffhaüser peint les engagés volontaires, sortant des tranchées et se préparant à l’assaut. Ferdinand Stager nous montre des défilés de SS, Hitler est représenté de multiples fois, mais aussi les processions nazies, la foule acclamant le Führer, les S.A. défilant dans Berlin, Hitler inspectant les troupes. On montre des marins, des aviateurs, des fantassins, en exaltant le courage, l’héroïsme, la discipline et la camaraderie. On ne compte pas les œuvres qui nous montrent deux soldats en portant un troisième blessé: Ces « Kameraden » sont un leitmotiv de la peinture nazie. Il faut mentionner aussi les innombrables portraits de SS ou d’officiers qui furent réalisés au cours du Troisième Reich.

Il nous est impossible d’analyser ici toutes ces œuvres, mais ce que nous en avons dit suffit à en montrer le schématisme extrême et l’écrasement par la fonction de propagande.

Jean-Michel PALMIER.

De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933. 6/7

Samedi 17 novembre 2012

De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933.

Article paru dans « Eléments pour une analyse du fascisme / 1« . Intervention de Jean-Michel Palmier lors du
Séminaire de M-A. Macciocchi- Paris VIII – Vincennes 1974 -1975. UGE Editions – Collection 10-18 – 1976 -

Quelques exemples et quelques formes d’art nazi

1 / La littérature

On a tendance à affirmer que la littérature nazie a été médiocre dans son ensemble et qu’aucun des écrivains célèbres et glorifiés à l’époque du troisième Reich ne mérite de retenir l’attention sinon comme exemple idéologique. En fait, le problème est plus complexe car il est difficile de tracer les limites de cette –  » littérature nazie ». D’une part la transition entre la vieille littérature de droite et la littérature nazie, n’est pas toujours très nette. D’autre part, de grands écrivains ont été marqués par l’idéologie nazie ou s’y sont ralliés. A côté d’exemples particuliers comme Hanns Einz Ewers, il faut citer le cas d’un Gottfried Benn qui a apporté son soutien incontestable au mouvement. Hans Fallada et ceux qui ont continué d’écrire et de publier sous Hitler mériteraient un examen particulier. Enfin, il faut souligner la difficulté de tracer une frontière entre la littérature Blut und Boden et la simple littérature du terroir. Je me souviens avoir feuilleté dans une librairie de Freiburg une série d’ouvrages écrits par des poètes paysans de la Forêt Noire, rédigés en dialecte alémanique, édités par un éditeur local et qui ne présentaient pas la moindre différence avec la littérature völkich de l’époque hitlérienne. Bien plus, certains poèmes étaient dédiés à des figures « historiques » de la Forêt Noire qui avaient joué un rôle dans le mouvement nazi. Par ailleurs, si on lit les anthologies de poésie, les histoires de la littérature, les préfaces aux traductions d’ouvrages allemands parus à partir de 1933, en France, on constate que de nombreux germanistes français ont admiré  la « nouvelle poésie » ou attendaient du Reich hitlérien une source d’exaltation poétique.

De l'expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933. 6/7 dans SOCIETE hans-falladaHans Fallada

Par opposition aux courants qui ont dominé l’époque de Weimar, la littérature et la poésie de l’époque  hitlérienne affirment leur volonté de revenir vers le passé, de renouer avec les vieilles traditions germaniques, les valeurs ancestrales, le sol natal. La plupart des poètes et des écrivains accordent une place particulière à la langue, entité mystique, qui est l’expression de la communauté raciale, la Volkgemeinschaft. Hanns Johst – auteur expressionniste converti au nationalisme mystique puis au nazisme auteur de la pièce Der Einsame (Le Solitaire) contre laquelle Brecht écrira la réplique de Baal, et auteur réel de la phrase bizarrement prêtée à Göring  » Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver » – est sans doute celui qui a le plus développé sur le plan « théorique » cette conception du langage.

hanns-johst dans SOCIETEHanns Johst

La littérature se doit de puiser son inspiration dans le sol natal, dans la tradition. La langue allemande – dont on tente à cette époque d’expurger les mots étrangers, Karl Jaspers lui-même sera accusé d’écrire un « mauvais allemand » – oscille entre deux paradigmes, l’un archaïque et l’autre moderne. La perfection de la langue se trouve incarnée par les discours du Führer - on a même pu établir que son type physique correspondait à la synthèse des plus purs courants de la race aryenne – maître incontesté de la langue, artiste du verbe, comme on le nomme alors, et elle puise sa source dans la langue des paysans, seul élément sain de la nation. La langue n’est pas un simple moyen de communication : c’est en elle que vit l’âme profonde du peuple. Aussi on ne cesse d’exalter le culte des ancêtres, le dialecte paysan – qui n’a pas été abâtardi par l’internationalisme, les vocables étrangers et qui reste fidèle aux valeurs fondamentales du sang et du sol. Parallèlement, on exalte les mythes germaniques qui sont l’histoire allégorique du peuple allemand, le sang qui les anime est aussi le sang allemand. Ce thème du sang est associé à toute une série de Valeurs irrationnelles qui se sont développées tout au long des années de Weimar (Ewers). A partir de ces remarques préliminaires, on peut distinguer au moins quatre courants qui ont constitué la littérature nazie(7).

Le courant nationaliste

ernst-jnger-300x212Ernst Jünger et Arno Breker

Ce sont des écrivains dont les œuvres sont en général antérieures à 1933, mais que les nazis considéreront comme leurs précurseurs. Aux vieux thèmes nationalistes et pangermanistes s’ajoute à partir de 1914 la glorification de la guerre et de l’héroïsme. A l’opposé des œuvres pacifistes - Le Feu de Barbusse, à l’Ouest rien de nouveau de Remarque, toute une série d’écrivains allemands parmi lesquels nous avons déjà cité Ernst Jünger exaltent – « la guerre, notre mère  » et développent cette Kriegsliteratur qui connaîtra une seconde vie à l’époque hitlérienne. Les thèmes de cette littérature sont en général très monotone : exaltation des valeurs militaires, du sacrifice, de la violence, de la guerre comme éthique nationale qui réveille l’esprit du peuple endormi dans le confort bourgeois. Loin de voir dans la guerre, comme des Expressionnistes, une boucherie sanguinaire, ces auteurs y voient une sorte d’orage spirituel qui rajeunit le sang de la nation. Si l’ouvrage de Jünger Orages d’acier peut être considéré comme le plus parfait représentant de cette inspiration, c’est aussi l’une des œuvres les plus belles littérairement (du genre, cela s’entend). En général cette littérature médiocre ne présente guère d’intérêt. Les nazis la reprendront à leur compte, cultivant l’anti-communisme qui l’anime déjà. De nombreux films nazis s’inspireront aussi de ce courant.

Le néo-romantisme

Le néo-romantisme a été aussi une composante de la littérature nationaliste. Les premières œuvres d’un Hanns Johst illustrent bien ce second courant. Sans doute la tradition romantique a-t-elle toujours subsisté en Allemagne comme en témoignent par exemple les nombreux thèmes romantiques et post-romantiques, qui jalonnent les premiers films expressionnistes, mais ce néo-romantisme aux alentours de la guerre de 1914 prend une teinte de plus en plus réactionnaire. Glorifiant l’irrationnel, célébrant le mysticisme, le rêve, la fuite hors du réel, il s’achemine vers une glorification de la terre, du sang, du sol natal, des instincts. De nombreux écrivains néo-romantiques accepteront le mouvement nazi, certains s’y rallieront avec emphase. Il faut aussi souligner que ce néo-romantisme constituera une dimension importante de la littérature et de la poésie nazie. Ce néo-romantisme enveloppera aussi bien les forces vitales, les instincts, la patrie, le sol natal, la mère, la fécondité, la communauté nationale, les paysans. C’est surtout autour des thèmes paysans, agraires, la glorification de la communauté nationale, de la race qu’il s’illustrera sous le IIIème Reich. Souvent, il se teinte de paganisme et de religiosité diffuse.

Le courant régionaliste

Le troisième courant que l’on peut mentionner, c’est le courant régionaliste. Sans doute, par de nombreux aspects, se rapproche-t-il du précédent. Comme le néo-romantisme, il se tourne vers le passé. On exalte la campagne, les mœurs saines des paysans, l’art populaire, provincial, la terre. Mais il ne s’agit pas seulement d’exalter la Terre allemande comme une entité mystique le plus souvent, c’est la réalité du travail manuel, celui du paysan en particulier, qui fait l’objet d’ une glorification particulière. Sans doute, toute littérature qui parle de la campagne n’est-elle pas nazie, même à cette époque, mais il faut bien reconnaître qu’il est difficile d’établir une ligne de partage très rigoureuse entre cette littérature qui chante le travail du paysan et certains aspects de la littérature nazie.Le retour à la terre, la glorification de la pureté des mœurs au village, la haine de l’industrialisation, l’anti-capitalisme romantique sont devenus aussi des comportements de la littérature fasciste.

La littérature de propagande

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Un certain nombre d’écrivains enfin, acceptèrent de mettre leur plume au service du parti nazi. Ewers rédigea une biographie de Horst Wessel, Hanns Johst écrivit une tragédie sur l’étudiant nationaliste, combattant des corps francs, Albert Léo Schlageter, fusillé par les Français à la suite d’un attentat. D’autres écrivains ne firent qu’illustrer purement et simplement les valeurs du nouveau régime. Sans mysticisme et sans illusion, ils acceptèrent la barbarie et le servirent de leur mieux. Lionel Richard cite cette phrase du poète Gerhard Schumann :  » Nous sommes le poing du Führer « . Ces écrivains se firent les porte-paroles du racisme, de l’anti-sémitisme, de l’anti-communisme. Littérature médiocre, sanguinaire, qui tentait de transformer en œuvres littéraires les slogans du parti, les discours les plus criminels de ses dirigeants. Non seulement, elle ne présente aucune originalité, mais ne cesse de se vautrer dans la servilité.En dehors de ceux qui se compromirent avec le nazisme, mais dont l’œuvre connaissait déjà une certaine célébrité, tel Benn, les « écrivains nazis » frappent surtout par leur médiocrité. Mais cela ne signifie pas que le nazisme n’ait pas eu de postérité littéraire ! Une analyse de la presse allemande, des publications des éditions Axel Springer par exemple, l’analyse des quotidiens, montre au contraire à quel point les thèmes fondamentaux du Reich hitlérien ne sont pas mort avec lui.

Jean-Michel PALMIER.

 

De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933. 5/7

Samedi 17 novembre 2012

De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933.

Article paru dans « Eléments pour une analyse du fascisme / 1« . Intervention de Jean-Michel Palmier lors du
Séminaire de M-A. Macciocchi- Paris VIII – Vincennes 1974 -1975. UGE Editions – Collection 10-18 – 1976 -

Quelques exemples et quelques formes d’art nazi

2 / L’ Architecture

Pour comprendre l’importance de l’architecture dans la pensée d’Hitler, il convient de rappeler quelques traits de l’évolution de l’architecture allemande depuis la première guerre mondiale. A partir de 1914, les thèses les plus discutées sont celles de Gropius. L’utilisation massive du béton, du verre, de l’acier s’accompagne de la recherche d’une nouvelle plasticité. En 1915, Van de Velde, attaqué en tant que citoyen belge, a du démissionner de l’ École des arts décoratifs de Weimar et il a recommandé comme successeur Walter Gropius. Le Bauhaus est né de ces premières recherches de Van de Velde. En réunissant en une seule école, les arts décoratifs, les beaux-arts et l’architecture, Gropius se proposait d’unir la peinture, la sculpture, la musique, l’architecture, d’abolir la division entre artiste et artisan, théoricien et plasticien, montrer la nécessité du travail d’équipe en architecture. Le Bauhaus devint rapidement un véritable foyer de création artistique qui effectuait une synthèse vivante entre les courants avant-gardistes de toute l’Europe : du futurisme italien au constructivisme russe en passant par l’art abstrait. Sans doute l’architecture de l’époque de Weimar malgré le génie de ceux qui enseignent au BauhausKlee, Kandinsky par exemple – n’est sans doute pas aussi novatrice que l’architecture soviétique et ses expérimentations utopistes (Tatline, Lissitsky) , la crise économique la frappe durement, mais elle connait un réel épanouissement qui ne sera stoppé qu’ avec la montée des nazis au pouvoir. Si Klee et Kandinsky, en tant que peintres, représentent peu l’esprit du Bauhaus, il est certain que par son activité, cette école connait un rayonnement international. L’histoire du Bauhaus est trop connue pour qu’on la rappelle, mais on peut aussi mentionner d’autres courants qui, à la même époque, témoignent de l’immense effort de recherche qui s’accomplit dans l’architecture.

Walter Gropius

Walter Gropius

L’expressionnisme, qui a manifesté son originalité architecturale dans de nombreux décors de films – l’exemple le plus célèbre est sans doute le cabaret du Docteur Caligari et ses paysages en obliques  – a aussi influencé l’architecture en un sens plus romantique, fantastique. Le Bauhaus acceptait volontiers comme Tatline et Rodchenko l’idée d’une « mort de l’art ».

De l'expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933. 5/7 dans SOCIETE alexander-rodchenko-1924--225x300Alexander Rodchenko – 1924 -

L’architecture devait être l’art dans lequel se fondaient tous les autres et les premières réalisations firent sensation (atelier du meuble, atelier de luminaires dirigé par Moholy-Nagy , atelier de tissage d’Anni Albers, invention de nouveaux caractères d’imprimeries avec Herbert Bayer).

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Vladimir Tatline – 1920 -

Le Bauhaus ne voulait pas seulement effectuer une synthèse vivante des arts et de l’architecture, mais aussi donner une réponse concrète à tous les problèmes de l’environnement quotidien. Le « théâtre total » imaginé pour Piscator par Gropius et  les constructions qu’il effectua à Berlin après sa démission du Bauhaus montrent l’audace des projets de cette époque. De son côté l’Expressionnisme fut à l’origine de projets utopiques assez étranges. Alors que le Bauhaus allait vers une rationalité parfaite, une harmonie des matériaux et de l’habitat, l’expressionnisme imaginait des édifices qui semblaient tout droit sortis des écrans de cinéma : salles de concert avec stalactites et stalagmites, architecture émotionnelle, symbolique, fantastique. Ce désir de concrétiser dans la pierre, l’idée, le symbole est un aspect particulièrement étrange de l’architecture expressionniste des années de Weimar. Non moins étrange fut la tentative du Goethenaum de Rudolph Steiner. Le théosophe bâtit avec ses disciples un édifice à coupoles, soutenu par une charpente en bois, qui devait concrétiser leur élan mystique et leur vision du spirituel.Une attention extrême fut apportée aux moindres détails : les vitraux étaient obtenus, non par encadrements de plomb mais les lumières différentes étaient  provoquées par le verre lui-même, plus ou moins creusé, les murs étaient colorés avec des pétales de roses broyées, recouvertes d’une fine pellicule de cire vierge afin d’obtenir de dégradés étranges. Toute cette fantasmagorie architecturale, aussi étrange que belle, fut la proie des flammes à la suite, semble-t-il, d’un incendie criminel. Le second Goethenaum n’atteint jamais la beauté du précédent. Il n’y a pas d’œuvres plus éloignées l’une de l’autre que le Bauhaus de Gropius et le Goethenaum de Steiner : Ces deux extrêmes permettent de mieux saisir la variété et la richesse des courants qui se sont succédés à l’époque de Weimar.

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Affiche du Bauhaus 1923

Le nazisme s’acharna avec la même violence contre ces deux courants : l’expressionnisme lui semblait une forme d’art dégénéré. Si Goebbels manifesta au départ une certaine sympathie pour Nolde et certaines toiles expressionnistes qu’il collectionnait lui même, dès 1935, Hitler avec la sûreté de goût qui le caractérise exigeait que l’ont mette fin « au bafouillis culturel des cubistes, futuristes et dadaïstes ». Le Bauhaus de Gropius apparaissait aux nazis comme une pépinière d’idées socialistes, anarchistes et révolutionnaires et il fut fermé. La plupart des grands architectes allemands furent condamnés à l’exil. Ceux qui demeurèrent en Allemagne n’étaient ni les plus brillants, ni les plus novateurs. Assez rapidement, ils perdirent toute personnalité et édifièrent des monuments sans intérêt, anonymes, comme Peter Beherens ou Hans Scharoun. Certains continuèrent des recherches esthétiques clandestines comme Finsterlin. Mais à partir de 1937, c’est un seul architecte, favori d’Hitler, qui semble prendre en mains le destin de l’architecture allemande : Albert Speer.

albert-speerAlbert Speer

Albert Speer a longuement raconté ce que fut sa vie sous le troisième Reich. Très vite il devint l’ami personnel d’Hitler et le constructeur officiel du régime. Il construisit entre autre le pavillon allemand à l’Exposition universelle de 1937, les bâtiments du congrès de Nuremberg et la nouvelle chancellerie du Reich. L’ingénieur Todt fut chargé de la construction d’un réseau impressionnant d’autoroutes et des bunkers de l’Atlantique. Speer fut sans doute l’un des hommes les plus éminents du régime SS et l’un des plus compromis. Lors de la débâcle allemande, il avoua à son ami Arno Breker, dont il avait à partir de 1938 utilisé la compétence en tant que sculpteur, que « même  un chien refuserait dorénavant de manger dans nos mains ». Breker nous a laissé d’intéressants souvenirs sur sa rencontre avec Speer en novembre 1938 :

arno-breker-annees-30-204x300Arno Breker – années 30 -

« C’était la première fois que je rencontrais Albert Speer. Il était de taille imposante – environ 1 mètre 90 – il avait les yeux marron foncé et un crane qui s’élargissait à partir des tempes.

Les salutations furent brèves.

Nous entrâmes immédiatement dans une grande salle où s’élevait la maquette d’une cour. J’appris qu’il s’agissait de la cour intérieure de la Nouvelle Chancellerie.

L’architecture en était classique, appropriée aux dimensions; elle était rigoureuse et solennelle.

Ce fut sans doute, je m’en aperçu par la suite, l’une des plus grandes réussites d’architecture extérieure au sein du complexe.

L’entrée principale devait être mise en relief grâce à des statues. Le grand escalier de quelque douze degrés était enserré à gauche et à droite par deux blocs de pierre, destinés à devenir les socles des statues.

J’appris qu’une série de concours internes de sculpteurs n’avait donné aucun résultat. C’est pour cette raison qu’ont s’était soudain intéressé à moi. Je reçu un dessin de cour intérieure et des détails de l’escalier.

… Vous pouvez choisir librement le thème. Nous nous revoyons dans huit jours.

L’entretien avait duré cinq minutes. « 

Speer avait reçu comme mission la rénovation de toutes les grandes villes allemandes. Il devait élaborer un style monumental qui soit propre au régime. Connaissant la passion d’Hitler pour l’architecture, Speer fit tout son possible  pour le satisfaire et s’efforça de développer un peu partout une sorte de néo-classicisme colossal. Il est remarquable que la plupart des édifices nazis reprennent finalement les premières esquisses délirantes élaborées par Hitler dans les années de jeunesse passées à Vienne : même goût pour l’imitation romaine, même passion pour les arcs de triomphe gigantesques. Speer se vit non seulement chargé de l’urbanisme, mais de la rénovation de Berlin. Lorsque Speer propose à Breker d’y collaborer, celui-ci ne cache pas, même dans ses Mémoires, son enthousiasme et son émotion :

 » Je fus accueilli avec la plus grande cordialité  par Speer  qui m’annonça qu’il allait me montrer des maquettes gardées encore rigoureusement secrète de la place Ronde de l’axe Nord-Sud un des éléments du gigantesque  programme de rénovation de Berlin.

Speer m’expliqua l’ensemble du projet.

L’axe Nord-Sud devait avoir approximativement la largeur des Champs-Élysées. Il traversait la place Ronde, montait légèrement et se terminait sur le Grand Arc dont les bas-reliefs devaient m’être réservés.

La Place Ronde était étoilée de quatre rues situées à égale distance les unes des autres. Au milieu de cette place devait se trouver un bassin d’un diamètre de 126 mètres et d’une hauteur que j’évaluais de 4 à 5 mètres.

Nous considérâmes la maquette sous tous les angles (…)

- Le Führer, dit Speer, a été tellement enthousiasmé par vos deux statues illustrant les piliers de l’État, qu’il m’a chargé de vous confier en plus la fontaine…

On se représente mon émotion à l’idée d’assumer la réalisation de  cette fontaine ».

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Dans Hitler m’a dit, Hermann Rauschnig a rapporté différents propos d’Hitler sur l’architecture qui précise le sens politique de cet art nouveau: l’architecture monumentale, la rénovation des villes devait être le symbole de la rénovation politique. Le caractère gigantesque des édifices traduisait dans la pierre et l’espace la grandeur des desseins du Reich. Hitler, dans sa mégalomanie habituelle ne songe pas moins aux bâtisseurs de cathédrales et aux édifices antiques : le Reich doit développer une architecture qui renoue avec l’Égypte et Babylone :  » nous créons les monuments sacrés, les symboles de marbre d’une nouvelle civilisation. J’ai dû commencer par là, pour marquer d’un sceau indestructible mon peuple et mon époque. »

Si l’on examine les réalisations de l’architecture nazie, il faut reconnaître qu’elle a été dans son ensemble très médiocre. Faux classicisme, gigantesque, imitation monotone des styles romains, destruction de la beauté et de l’harmonie des vieux quartiers de certaines villes par la construction d’axes destinés aux parades de chars ou de monuments géants : tels en sont les principaux résultats. Les habitations ouvrières ne sont pas loin d’être conçues sur le modèle de la ruche ou de Métropolis de Fritz Lang. Quant aux demeures bourgeoises, elles se veulent, même en ville, posséder quelque chose de rural : l’âtre est toujours le symbole de la maison, les murs sont décorés avec des peintures du « paysage natal », on accorde une grande place à l’artisanat, etc …

Il faut malheureusement reconnaître que l’idéal d’architecture nazie n’est pas sans rappeler par son culte du classicisme et du gigantesque, les pires réalisations de l’architecture stalinienne.

Jean-Michel PALMIER.

De l’expressionisme au nazisme – Les arts et la contre-révolution en Allemagne (1914-1933) 4/7

Mardi 1 mai 2012

De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933.

Article paru dans « Eléments pour une analyse du fascisme / 1« . Intervention de Jean-Michel Palmier lors du
Séminaire de M-A. Macciocchi- Paris VIII – Vincennes 1974 -1975. UGE Editions – Collection 10-18 – 1976 -

Thèmes principaux de l’art nazi

La formation des valeurs de l’esthétique nazie

Il est bien sûr impossible de séparer l’analyse des contenus de l’art nazi de l’ensemble de la sphère politique. L’ »esthétique nazie » ne s’est pas constituée immédiatement elle est l’héritière d’ un certain nombre de traits réactionnaires qu’elle a magnifiés et développés. Certains critiques ont tenté de montrer, de différentes manières, que les mouvements antérieurs – l’Expressionnisme par exemple – avaient préfiguré le nazisme. En fait il faut chercher plus loin encore les racines de cette esthétique. D’une part elle prolonge tous les principes de l’impérialisme allemand, d’autre part elle annonce un certain nombre d’aspects de la culture de masse du capitalisme moderne. Aussi les analyses que les théoriciens de l’Ecole de Francfort, Th. Adorno en particulier, ont consacré à la Kulturindustrie s’appliquent parfaitement aux phénomènes culturels l’époque hitlérienne. Tel est aussi le sens de la phrase de Max Horkheimer placée en exergue à l’exposition qui s’est tenue à Francfort sur l’Art du IIIème Reich et reproduite sur le catalogue :  » Wer vom Faschismus spricht, darf vom Kapitalismus nicht schweigen. » Ce n’est pas seulement vers l’histoire de l’art nazi qu’il faut tourner nos regards mais aussi vers la réalité présente du capitalisme.

De l'expressionisme au nazisme - Les arts et la contre-révolution en Allemagne (1914-1933) 4/7 dans SOCIETE Théodor-Adorno1

Theodor Adorno

 S’il se définit d’abord par une négation -celle de Weimar et des tentatives caractéristiques qui ont dominé cette époque – l’art nazi veut magnifier les valeurs les plus fondamentales de l’impérialisme, du nationalisme, du pangermanisme, du culte de la violence et de la force, du racisme. On pourrait énumérer plusieurs caractères qui dominent un certain nombre d’oeuvres antérieures au nazisme et qu’il reprendra à son compte en les amplifiant.

L’irrationnalisme

L’irrationalisme s’est développé dans toute la pensée post-hégélienne, de Schelling à Spengler. Sans doute ne saurait-il être question de rendre Schelling responsable de la mystique nazie, mais il est évident que la longue négation de l’histoire, de la rationnalité, de la pensée dialectique qui s’accomplit au cours du XIXème siècle et qui aboutit aux oeuvres de Klages, Spengler en philosophie et en histoire, à George et à Benn en poésie n’est pas innocente.

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Schelling

Ce doute à l’égard de la rationnalité, de l’ »esprit » auquel on oppose le fond obscur de l’âme, l’instinct, le mythe va aller en s’amplifiant jusqu’à l’avènement du troisième Reich. Rosenberg à cet égard n’est pas toujours éloigné des thèses de Spengler. Alfred-Rosenberg-218x300Alfred Rosenberg

On y retrouve le même pessimisme à l’égard de la technique, de la civilisation, le même refus de l’histoire. Cet irrationnalisme va envelopper peu à peu tous les secteurs de la vie culturelle et politique. Des mots nouveaux « Communauté raciale et populaire », »enracinement natal », « Sang et sol » vont peu à peu se substituer à tous les autres concepts politiques. Cet irrationnalisme se retrouvera aussi bien dans les arts que dans la conception de l’histoire, réduite à un mythe élitiste et sanglant, de la philosophie (en partulier chez Bauemler, éditeur nazi de Nietzsche), et surtout les sciences du langage. Celui-ci n’est plus conçu que comme émanation de la langue maternelle, inséparable de la race et du sol natal (Hanns Johst).

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Hanns Johst

Le prussiannisme

L’ unité allemande a été réalisée par Bismark « par le sang et le fer ». L’ère bismarkienne a légué aux générations futures une série de valeurs, magnifiées par les écrivains d’extrême-droite – chauvinisme, militarisme, respect absolu de l’autorité, fanatisme patriotique, sens exacerbé de la discipline – dont les nazis ont su tirer partie. C’est là sans doute l’une des thèses les plus intéressantes de la Psychologie de masse du fascisme de W. Reich, que d’avoir montré comment le nazisme a tiré profit de toutes les structures de la famille autoritaire, du système patriarcal.

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Wilhelm Reich

La « morale nazie » – si cette expression n’est pas trop comique – apparaît souvent comme la consécration de la morale petite bourgeoise la plus réactionnaire. L’image que les nazis ont de la femme est particulièrement éloquente. On peut donc dire que le prussinanisme lui-même érigé en morale, en système politique, en vision du monde, en littérature, en mystique, a été une véritable propédeutique au nazisme.

Organisations étudiantes et mouvements de jeunesse

La mise au pas de la jeunesse qui culmine à l’époque hitlérienne, avec la création de tous les mouvements de jeunesse destinés à inculquer aux enfants les slogans du parti et sa vision raciale, n’est pas non plus un phénomène nouveau. Dès l’époque napoléonienne, on voit se développer en Allemagne un goût marqué pour les corporations étudiantes et les mouvements de jeunesse dominés par l’esprit patriotique. Corporations réactionnaires, jalouses de leurs privilèges, qui ont un pouvoir immense à l’époque de Nietzsche et de Wagner et qui trahissent l’ambiguité de l’université allemande qui, en tant qu’institution, et à quelques exceptions près, a cautionné le nazisme, l’enrichissant de son érudition. Fondée par Humboldt, l’université allemande a été à la fois – à l’époque de Hegel et après sa mort – un foyer d’agitation révolutionnaire où l’on admirait profondément la Révolution Française (Hegel, Hölderlin, Schiller) comme l’atteste encore l’oeuvre de Büchner, mais aussi un foyer d’idées réactionnaires qui va en s’amplifiant à l’époque bismarkienne. Les thèses soutenues en littérature, en poésie, en philosophie à l’époque d’Hitler sont presque toutes des thèses nazies, qui montrent comment l’université a réussi à intégrer le nazisme comme la base de son enseignement.

L’université allemande et ses structures réactionnaires n’est pas le seul exemple d’embrigadement de la jeunesse. Il faudrait citer également tous les mouvements exaltant le sport, la perfection physique, le culte du corps, la mystique de la force, qui ont précédé Hitler. Le film de Léni Riefensthal Les Dieux du Stade est sur ce point très intéressant.

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Léni Riefensthal

Les gros plans sur les statues d’Arno Breker qui ornaient alors le stade et qui avaient été spécialement érigées en l’honneur des Jeux Olympiques, de même que la glorification de la force, de la mystique du corps, de l’esprit viril, de la compétition, montrent à quel point ces valeurs étaient profondément enracinées en Allemagne. La sculpture nazie développera tous ces thèmes et demeure peu compréhensible sans une référence constante à l’idéologie de ces mouvements de jeunesse.

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Sculptures de Arno Breker

Goût du kitsch

Le goût du kitsch est l’une des composantes de la sensibilité allemande du XIXème siècle. Il semble réapparaître aujourd’hui à travers les films du nouveau cinéma allemand et suisse allemand (Syberberg, Schroeter, Schmidt) où le décor et la musique d’opéra parviennent à travers l’atmosphère de rêve et de légende qu’ils créent à dissoudre toute réalité. Les films de Hans Jürgen Syberberg Ludwig, Requiem pour un roi vierge, Karl May sont d’admirables illustrations de cette fascination par les grands mythes romantiques, ou plutôt l’agonie du romantisme allemand, et cette atmosphère irréelle qui culmine dans ces films parfois qualifiés de néo-expressionnistes.

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Hans Jürgen Syberberg

En Allemagne, le kitsch et le baroque ont connu leur  apogée sous le règne de Louis II de Bavière qui fait surgir en plein XIXème siècle, en réaction au capitalisme et à une certaine vision de la modernité, des château de contes de fées – Linderhof, Herrrenschiemsee, Neuschwanstein… – qui sont la concrétisation des décors des opéras de Wagner.

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L’architecte Alfred Loos

Il est remarquable que Louis II ait choisi précisément comme architecte un décorateur d’opéra. La Bavière et l’Autriche ont été profondément marquées par cette vague du baroque et du kitsch avec ce goût effréné pour la surcharge d’ornementation, la dorure, les moulures, les fausses perspectives, les colonnes qui ne soutiennent rien et les fenêtres qui n’ouvrent sur rien. De grands artistes se sont illustrés dans cet art et sont même devenus populaires. Bidermaier est sans doute le plus célèbre représentant du kitsch moderne. Il est remarquable que le nazisme semble dans une certaine mesure l’héritier de cette tradition. Ce qui frappe dans l’art nazi, dans les manifestations, les spectacles de cette époque, c’est le goût effréné pour le décor, le faste, le trompe-l’oeil; le monumental qui se retrouvent aussi bien dans les projets de transformation de Berlin, les statues de Breker, l’aménagement du stade olympique, les processions aux flambeaux. Hitler lui-même n’est pas étranger à cette esthétique. Nous avons déjà évoqué ses années de Vienne qui semblent avoir joué un rôle déterminant dans sa formation d’autodidacte. Il est remarquable qu’il affectionne particulièrement Vienne et Munich. Si l’on étudie attentivement ce qu’Hitler raconte sur les oeuvres qui l’ont marqué dans sa jeunesse, on constate qu’il est fasciné par ce kitsch, alors déjà en pleine régression. Rien de plus étonnant, par exemple,que le séjour d’Hitler à Vienne. Cet étudiant qui postule l’entrée à l’Ecole des Beaux-Arts manifeste le plus profond désintérêt pour l’art moderne. Vienne qui était alors agitée par toute une série de polémiques artistiques le fascine seulement par ses modes passéistes et ses édifices marqués par le baroque, le kitsch, le rococo. Alors que l’architecture connait avec Adolph Loos une grande révolution, Hitler n’est sensible qu’à l’éclat et au luxe des décors bourgeois. Il ne connait rien de Mahler, de Strauss, de Schönberg, d’Anton von Webern mais assiste quarante fois à la même représentation de Tristan et Yseult. Quant à la peinture, il est aussi symptomatique qu’il n’ait rien connu d’Egon Schiele, d’Oskar Kokoschka, de Gustav Klimt dont les oeuvres étaient pourtant au coeur de toutes les polémiques artistiques à Vienne.

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Anton Webern

Ce goût du kitsch qu’Hitler manifeste dans sa jeunesse deviendra un trait dominant de tout le style nazi. Etonnament inculte en littérature, Hitler n’affectionne que les romans les plus médiocres ou bien la littérature populaire comme en témoigne son engouement pour Karl May, l’écrivain pour enfants, dont les romans seront, par la suite, édités par le parti nazi.

Peut-on donc parler d’une « esthétique nazie »? Rien n’est moins sûr. Non seulement on ne trouve sous le Troisième Reich, à notre connaissance, aucun traité d’esthétique qui ait été publié avec l’accord du parti et qui en exprime les idées, mais la notion même d’ »esthétique » semble suspecte aux nazis. Les critères selon lesquelles on juge les oeuvres sont essentiellement politiques. L’oeuvre est belle si elle correspond à l’incarnation de de l’esprit de la communauté raciale et souvent c’est la tradition populaire qui est la garantie de sa valeur. Deux caractères frappent pourtant lorsqu’on parcourt les revues nazies consacrées à l’art : la haine de l’art moderne et le classicisme qui caractérisent la plupart des productions artistiques.

C’est sans doute l’attitude à l’égard de l’art moderne qui différencie le plus le fascisme italien et le national-socialisme. Avec le ralliement des Futuristes italiens au fascisme, sujet de la célèbre lettre de Gramsci à Trotski – certains caractères des avant-gardes artistiques se trouvèrent ainsi repris par le régime fasciste. Le contenu du futurisme italien le permettait. Il suffit de relire les manifestes de Marinetti, pour voir comment son exaltation de la violence, son nationalisme, son culte de la guerre, de la virilité agressive et du mépris de la femme s’accordaient parfaitement avec le contenu de l’idéologie fasciste. Dans un pays qui n’avait pas encore atteint le développement industriel des autres pays européens, la glorification de la technique, des machines, de la vitesse, de l’électricité, thèmes qui traversent toutes les oeuvres futuristes, trouvaient aussi un fondement certain comme celui de l’unité de l’homme et de la machine. En Allemagne au contraire, les nazis refusèrent d’emblée tous les courants artistiques modernes. Non seulement l’art moderne leur semblait un art lié au bolchevisme culturel, c’est à dire aux courants révolutionnaires de l’époque de Weimar mais aussi un art dégénéré quant à son contenu et à sa forme (influence des juifs, des noirs etc…). Non seulement les nazis décimèrent les musées allemands mais ils ne purent même pas pardonner à certains artistes qui s’étaient ralliés à leur idéologie, d’avoir appartenu à des courants d’avant-garde.

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Gottfried Benn a longuement raconté dans son autobiographie Double Vie ses démêlés avec les nazis et surtout l’organe SS « Das Schwartze Korps « , alors qu’il avait ouvertement pris parti pour le régime, par suite de son appartenance à l’Expressionnisme. Médecin  militaire, Benn fut sans cesse insulté et ses oeuvres considérées comme des spécimens d’art pornographique et dégénéré. Il en va de même pour le peintre Emile Nolde qui accepta de cautionner le régime mais sera qualifié lui aussi de dégénéré et de décadent.

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Emil Nolde

C’est en vain que, comme Benn, il tentera de faire cesser les campagnes de diffamation et d’insultes dont ils étaient l’objet. Les nazis avaient acccepté parmi eux quelques représentants de l’art moderne afin d’attirer les intellectuels. Lorsqu’ils virent que c’était impossible, ils s’en prirent à leurs propres partisans. L’art moderne leur semblait, dans son ensemble, lié aux forces de dissolution de l’Allemagne et sans aucune assise populaire. Il ne pouvait servir de moyen efficace de propagande et de lien à la communauté raciale. Aussi est-ce vers le clacissisme que se tourneront les nazis pour tenter d’exprimer les valeurs fondamentales de leur idéologie.

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Gottfried Benn

L’art nazi sera toujours un néo-quelque chose.Aucune création originale, aucun style particulier si ce n’est cette brutalité et ce gigantisme qu’ils donnent à toutes leurs oeuvres. dans plusieurs conférences A. Rosenberg avait attaqué l’art moderne. Hitler, dès sa jeunesse, ne s’intéresse qu’aux oeuvres les plus classiques et paraît étrangement conservateur et bourgeois dans ses goûts. Tous les sculpteurs, les architectes, les peintres seront invités à produire des oeuvres qui s’inscrivent dans la tradition classique. Il s’agit de créer un nouveau classicisme, d’utiliser les plus vieilles formes artistiques pour exprimer le contenu idéologique du Reich millénaire. Ces formes classiques seront celles qui sont déjà consacrées auprès du public : le réalisme figuratif, la glorification des traditions populaires et surtout paysannes et l’imitation des formes classiques. La sculpture nazie ne présente aucune originalité. Alors que l’époque de Weimar a connu des tentatives aussi intéressantes que celles de Barlach – qui ne pourra plus rien produire à l’époque d’Hitler – la sculpture commandée par Hitler n’est qu’une imitation de la sculpture gréco-romaine, avec sur les visages un air de brutalité (le fameux pli si souvent relevé par les critiques, qui permet de donner au visage une expression haineuse), le tout dans un style pompeux et gigantesque. Un simple regard sur un catalogue d’oeuvres exposées à l’époque d’Hitler montre à quel point l’art nazi s’appuie sur les écoles les plus traditionnelles : outre l’imitation monotone des statues grecques, du faux classicisme d’un Breker, du colossal musculaire d’un Thorak, ce sont toujours les mêmes scènes paysannes, les mêmes images de la forêt, des travaux des champs, des « Vénus paysannes » qui sont représentées.

Le problème de la recherche formelle, de l’invention de nouveaux moyens d’expression ne se pose même pas. Bien plus, il est proscrit. Seule la tradition germanique, déformée jusqu’au ridicule, est légitime. Aussi voit-on se développer des exemples aussi minables que le néo-clacissisme grec dans la sculpture, le néo-gothique dans la gravure, les « artistes » nazis ne craignant pas de montrer Hitler en chevalier du Moyen-Age, de transformer les gravures de Dürer pour y faire apparaître le Führer comme l’incarnation même de l’esprit allemand. Les chants nazis eux-mêmes ne sont pas toujours nouveaux : ils s’inspirent de tous les chants réactionnaires, militaristes et patriotiques composés à l’époque de Bismark mais aussi des chants communistes. Ceux-ci étant « populaires », les nazis n’ont pas hésité à leur substituer seulement de nouvelles paroles !

Le beau est essentiellement lié à des valeurs biologiques. il correspond, outre la tradition germanique magnifiée et transformée en mythe, à la présence du sang, du sol, de l’âme populaire, de la communauté allemande, de la race aryenne. Le sommet de l’art occidental, pour les nazis, c’est l’art grec et ils s’en prétendent les continuateurs. Arno Breker se veut le porte-parole de ce nouveau clacissisme.. Ce qu’ils admirent dans l’art grec, c’est non seulement la pureté physique, le culte de la beauté corporelle mais aussi une certaine image de la Grèce -chantée par Benn dans un texte assez inquiétant sur l’art dorien – et qui pour eux est inséparable d’une certaine glorification de la cruauté – de l’esclavage, du militarisme et de l’affirmation de la suprématie de la race aryenne sur les « barbares ». Pour eux, l’art grec est le seul qui restitue à la perfection l’exactitude des fonctions vitales : l’homme est montré viril et guerrier, la femme prête à devenir mère. Pour les nazis, l’art grec constitue l’élément « sain » de l’art occidental qui n’a cessé d’être perverti par les Juifs, les races inférieures (art nègre et cubisme par exemple.) Les Juifs ont fait le commerce de l’art et y ont introduit un esprit vicieux, les Noirs n’ont pas d’art car ils constituent une race inférieure. Leurs oeuvres ont été magnifiées en Allemagne pour corrompre l’idéal racial germanique. Ici encore, il est évident que les valeurs fondamentales de l’ »esthétique nazie » ne sont que le reflet des valeurs de l’impérialisme allemand : racisme, pan-germanisme, antisémitisme, héroïsme de pacotille, haine de la démocratie auxquelles s’ajoute un mysticisme nauséeux qui culmine dans l’affirmation de l’enracinement dans le sang et le sol natal.

Jean-Michel PALMIER.

A venir : De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933.5/5 : Quelques exemples et quelques formes d’art nazi : la Littérature, l’Architecture, les Arts plastiques, le Cinéma…

De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 – 1933 (3/7)

Dimanche 8 janvier 2012

De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933.

Article paru dans « Éléments pour une analyse du fascisme / 1« . Intervention de Jean-Michel Palmier lors du
Séminaire de M-A. Macciocchi- Paris VIII – Vincennes 1974 -1975. UGE Éditions – Collection 10-18 – 1976 -

La mainmise des nazis sur les arts

L’art, instrument de propagande

Pour comprendre comment s’effectua la mise au pas de la vie artistique et culturelle allemande par les nazis, il faut d’abord souligner l’importance qu’ils ne cessèrent d’accorder à l’art. il s’agissait d’absorber purement et simplement l’art dans les structures de l’état, d’en faire un simple instrument de propagande. On peut dire que peu de régimes se sont souciés autant de développer certaines formes d’art que le régime nazi. Les moyens mis en oeuvre étaient souvent gigantesques. Non seulement les sculpteurs, les architectes chargés de transformer le visage des villes allemandes reçurent des sommes énormes, mais le cinéma devint une véritable affaire d’état. Acteurs et metteurs en scène étaient de véritables « soldats de la propagande « . L’armée, même vers la fin de la guerre, était abondamment utilisée pour la figuration dans des films à grand spectacle. Qu’il s’agisse du théâtre, de la sculpture, de la peinture ou encore plus du cinéma, toutes les formes d’art étaient destinées à devenir autant d’instruments de propagande et à inculquer les valeurs national-socialiste.

L’art se devait de glorifier non seulement les chefs, la race des seigneurs, l’aryen, mais aussi toutes les valeurs sur lesquelles étaient fondée l’idéologie du Reich millénaire : la violence, le sang, le racisme, la haine, la cruauté et la mort. Jamais l’art ne fut peut-être aussi près du mythe. L’artiste lui-même n’existe plus en tant qu’individu : il n’est que le lien entre « la communauté d’âme et le sang de la nation « , l’instrument de la vision du Führer. Il doit représenter ce que lui inculque l’état et devenir à son tour un propagandiste des idées du Führer. La création artistique n’existe qu’en tant qu’instrument politique : les nazis rejettent tout ce qui se prétend seulement artistique. L’art n’est rien sans la communauté raciale qui lui donne son sens et sa valeur. Il n’est rien sans l’idéologie du parti. Hitler l’affirmait déjà dan Mein Kampf: « il faut chasser du théâtre, des beaux-arts, de la littérature, du cinéma, de la presse, de la publicité, des vitrines, les productions d’un monde en putréfaction; il faut mettre la production artistique au service d’un Etat et d’une idée de culture morale. » Aussi ne voit-il d’autre inspiration que dans le sang et la race. Les valeurs esthétiques sont remplacées par les valeurs biologiques. L’art a une fonction de cohésion mythique, organique, politique et religieuse. on ne peut concevoir une oeuvre qui n’exalte pas les sacro-saintes valeurs : culte de la « germanité  » même s’il s’agit d’un simple paysage, glorification des paysans, des héros, du parti, de l’armée, du courage, de la beauté du travail et de la joie de l’ouvrier.

La nomination de Goebbels, le 13 mars 1933, à la tête du nouveau ministère de la Propagande allait marquer un tournant décisif dans la vie culturelle allemande. Son talent d’organisateur, son absence totale de scrupules allait permettre une radicalisation de cet écrasement de l’art par la propagande. En moins d’un an, il fallait refondre toutes les institutions, les soumettre au parti, éliminer tout ce qui lui semblait étranger ou hostile au mouvement nazi. Si Göring fut responsable des théâtres, c’est Goebbels, qui allait développer aussi le cinéma nazi à une échelle capable de servir la propagande hitlérienne sur tous les fronts.

La haine de la République de Weimar

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Un second caractère qu’il faut mentionner pour comprendre la genèse de l’art nazi, c’est la haine de Weimar. ce n’est pas seulement sur le plan politique que les nazis détestent Weimar mais aussi artistique. De tous les mouvements qui ont marqué ces années, il ne restera rien ou presque dans l’art nazi. Les années de Weimar leur apparaissent comme des années de corruption, de décadence, de décomposition et ils rendent les artistes responsables de cette corruption. L’art moderne n’est pour eux qu’un pur produit de décadence, l’Expressionnisme un art dégénéré – Benn lui-même sera sans cesse insulté – et ils ne voient dans l’art des années 20 que la marque des juifs, des communistes et des nègres. Ils s’indignent de la rencontre entre les écrivains et le communisme et qualifient la plupart des courants de l’époque de Weimar de « bolchévisme culturel « . Dans Mein Kampf, Hitler affirme à propos des artistes juifs :

« le fait est que les neuf dizièmes de toutes les ordures littéraires, du chiqué dans les arts, des stupidités théâtrales doivent être portés au débit d’un peuple qui représente à peine le centième de la population du pays. Il n’y a pas à le nier, c’est ainsi. « 

et concernant le  » bolchevisme culturel « 

« Déjà, à la fin du siècle dernier, commençait à s’introduire dans notre art un élément que l’on pouvait jusqu’alors considérer comme tout à fait étranger et inconnu. Sans doute y avait-il eu, dans des temps antérieurs, maintes fautes de goût, mais il s’agissait plutôt, dans de tels cas, de déraillements artistiques auxquels la postérité a pu reconnaître une certaine valeur historique, non de produits d’une affirmation n’ayant plus aucun caractère artistique et provenant plutôt d’une dépravation intellectuelle poussée jusqu’au manque total d’esprit. par ces manifestations commença à apparaître déjà, au point de vue culturel, l’effondrement politique qui devint plus tard visible.
Le bolchevisme dans l’art est d’ailleurs la seule forme culturelle vivante possible du bolchevisme et sa seule manifestation d’ordre intellectuel. « 

Et il cite les affiches, les dessins de propagande apparus pendant la courte république bavaroise comme exemple de décomposition politique et culturelle. pour lui, cette décomposition culturelle due aux juifs, aux communistes, voire « aux nègres » (cubisme influencé par l’art africain) culmine dans les avant-gardes modernes : le cubisme, l’expressionnisme, le futurisme symptômes mêmes de l’effondrement culturel. Le cubisme et le dadaïsme en particulier lui apparaissent comme « des extravagances de fous ou de décadents  » Evoquant Dada, il ne peut s’empêcher d’écrire :  » le développement à l’envers du cerveau humain aurait ainsi commencé…mais on tremble à la pensée de la manière dont cela pourrait finir. »

Dadaïsme dans SOCIETE

Dadaïsme-Kurt Schwitters

S’opposant à toute idée d’internationalisme dans l’art, il souhaite l’avènement d’un art véritablement allemand, qui enracine dans le sol et le sang de la communauté raciale germanique et qui balaye toutes ces productions décadentes et dangereuses. L’anarchie culturelle lui semble refléter toujours l’anarchie politique. Aussi aspire-t-il à une réglementation étroite de la création artistique. L’Allemagne nazie devra créer non seulement son art, mais l’art éternel du peuple allemand. Aussi les nazis affectionneront-ils les formes artistiques les plus anciennes et les plus périmées, les thèmes paysans et médiévaux, en cherchant à y couler un nouveau contenu politique. Tout ce qui rappellera l’époque de Weimar sera cloué au pilori.

Premières mesures répressives.

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Dessins de G. Grosz pour les décors de la mise en scène des « Aventure du brave soldat Schweik  » par Piscator

 

La lutte contre « l’art de gauche  » en Allemagne avait commencé bien avant la montée des nazis au pouvoir. de nombreux artistes avaient été poursuivis ou furent l’objet de tracasseries policières et administratives tel Piscator. Parmi les plus célèbres mesures prises contre des écrivains et des artistes de gauche dès l’époque de Weimar, il faut citer celles qui furent dirigées contre Georg Grosz qui avait acquis une grande célébrité par ses caricatures au vitriol des représentants de la « nouvelle classe régnante ». ses gravures qui donnaient de la bourgeoisie allemande une image odieuse et exécrable l’avaient rapidement rendus célèbre. Lorsqu’il dessina un certain nombre de masques pour la pièce montée par Piscator Les Aventures du brave soldat Schweik et que ses dessins furent repris par le Mali-verlag, l’album fut saisi sous prétexte qu’il portait atteinte à la religion. De nombreux écrivains furent poursuivis. Parmi les plus célèbres, citons : Johannes R. Becher, Hanns Lorbeer, Ernst Toller, Erich Mühsam.

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G. Grosz « Les Piliers de la société »

Lorsque ces écrivains et ces artistes n’étaient pas poursuivis par la justice de la République de Weimar, ils étaient directement malmenés par les nazis. Non seulement la presse d’extrême-droite faisait campagne contre eux, mais les nazis commencèrent une campagne d’intimidation contre tous les spectacles qui leur semblaient insulter « l’honneur allemand » ou les valeurs prônées par le Parti : les acteurs juifs ou communistes étaient lynchés, les jeunes nazis en uniformes intervenaient sur la scène et il fallait bientôt interdire la pièce afin d’éviter les affrontements – tel était le prétexte le plus fréquemment invoqué par les autorités pour interdire les spectacles de gauche. Ces actions furent souvent brutales et sanglantes : Tucholsky faillit être lynché, Else Lasker-Schüler battue à mort.

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Else Lasker-Schüler

Claire Waldorff ne pouvait plus chanter en public. C’est souvent à Berlin dans les théâtres, les cabarets, devant les cinémas que ces heurts furent les plus violents.

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Lorsqu’Hitler accéda au pouvoir, le Völkischer Beobachter affirmait qu’il était temps de régler des comptes avec ceux qui étaient coupables des malheurs de la nation. Les artistes de gauche apparaissaient comme des traîtres par excellence. Aussi les mesures répressives allaient-elles s’intensifier : Rosenberg appelait à l’assainissement de la vie intellectuelle. Cette mise au pas de la vie culturelle allait commencer par une lutte contre les institutions jugées trop libérales.

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Erich Mühsam au Café Grössenwahn – Berlin

Lutte contre les institutions.

Comme en témoignent les documents publiés par Joseph Wulf, les nazis s’en prirent tout d’abord aux institutions qui leur apparaissaient comme le symbole du libéralisme et dont les membres étaient hostiles à leur doctrine.

Josef-Wulf-224x300Joseph Wulf

L’ »Académie prussienne »  fut la première frappée. Sans doute comptait-elle des sympathisants nazis tel le compositeur Max von Schillings, mais elle comprenait une grande partie de sympathisants de gauche et les « artistes » admirés par les nazis n’en faisaient pas partie. La section « Littérature » de cette Académie était d’autant plus insupportable aux nazis que leurs sympathisants y étaient pratiquement inexistants et qu’elle comprenait par contre des partisans sincères de la la démocratie. Depuis  1930, elle avait à sa tête, comme président, Heinrich Mann, frère de Thomas Mann, bien connu pour ses idées progressistes.

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Les frères Heinrich et Thomas MANN

Le 5 février 1933, il signa, avec Käthe Kollwitz, l’une des plus célèbres artistes graphiques des années 20, auteur de nombreuses oeuvres sur la misère et contre la guerre, un appel invitant à la création d’un front uni de la gauche  contre les nazis. Le texte de cet appel, placardé sur les murs de Berlin, peu de temps avant les élections législatives de mars, allait servir de prétexte à un démantèlement de l’Académie. Estimant que l’académie devait être apolitique et que Heinrich Mann et Käthe Kollwitz avaient transgressé cette règle, le ministre de l’instruction du gouvernement de Prussse exigea la démission des deux signataires en menaçant de dissoudre l’Académie s’ils refusaient (4).

Käthe-Kollwitz

 Afin de ne pas porter préjudice à leurs collègues, Käthe Kollwitz  et Heinrich Mann acceptèrent de quitter l’Académie. L’architecte berlinois Martin Wagner démissionna aussi par solidarité. Cette mesure n’était en fait que la première d’une longue série destinée à éliminer tous les libéraux et les démocrates. Afin de hâter le processus, on adressa à tous les membres de la section  » Littérature  » un questionnaire leur demandant si oui ou non ils étaient prêts à défendre la nouvvelle tâche culturelle, ce qui excluait toute ingérence dans la vie politique. Ces instructions étaient présentées comme émanant de Gottfried Benn qui avait été pourtant un sincère admirateur de Heinrich Mann. Un certain nombre d’écrivains refusèrent de répondre par l’affirmative et quittèrent volontairement l’Académie. Parmi eux : Thomas Mann, Alfred Döblin, et Ricarda Huch.

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Ricarda Huch

Les nazis décidèrent alors d’ exclure tous les auteurs d’origine juive ou connus pour leurs idées pacifistes. C’est ainsi que furent exclus de l’Académie : Franz Werfel, Leonhard Frank, Fritz von Unruh et Jacob Wassermann.

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Jacob Wassermann

Comme l’Académie était évidemment devenue inutile, ne représentant plus rien, elle fut dissoute et entièrement restructurée à partir de nouveaux principes. C’est le gouvernement qui désigna les nouveaux membres : Hans Carossa, Paul Ernst, Wilhelm Schäfer, Emil Stauss, Will Vesper, Erwin Guido-Kolbenheyer.

Leonhard-Frank-par-KirchnerLeonhard Frank par E.L. Kirchner

Le plus difficile était de trouver un président à l’image de cette nouvelle académie. On songea d’abord au poète Stefan George, auteur du Nouveau Royaume (Reich) qui, sans être nazi, était considéré comme l’un des précurseurs idéologiques du régime, mais il refusa. George était beaucoup trop solitaire et méprisant pour consentir à se mêler à un mouvement qui risquait de lui apparaître quelque peu plébeen et vulgaire ! la mystique nazi semblait pourtant rejoindre un grand nombre de ses idées et des thèmes qui émaillent son oeuvre, en particulier son mépris des masses, sa glorification des forces biologiques, de la dureté et de la violence comme en témoignent les poèmes du Nouveau Royaume :

« Quand ce peuple, éveillé des lâches somnolences
Se  souviendra de soi, de son choix, de sa tâche
Il comprendra soudain le sens qu’eut pour les dieux
Son indicible horreur… Les bras se léveront
Et les bouches crieront pour acclamer l’Honneur
Et l’étendard royal, marqué des vrais emblèmes
Flottant au vent de l’aube, incliné, saluera
Les Seigneurs : les Héros ! « 

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Stefan George

On songea à Ernst Jünger, qui avait le mérite d’être à la fois un écrivain admiré par la droite et un soldat. Jünger qui détesta toujours profondément les nazis déclina la proposition, affirmant qu’il était avant tout soldat et il refusa jusqu’à son admission de membre de l’Académie. Finalement le choix se porta sur Hanns Johst, auteur médiocre qui au cours des années de Weimar évolua de l’expressionnisme pacifiste au mysticisme et à l’irrationnalisme pré-nazi, auteur d’une pièce sur Schlageter et c’est à lui qu’échut la présidence.

Hanns-Johst

Peu à peu, le même type de restructuration autoritaire et d’exclusion massives frappa les autres organisations : la société allemande des gens de lettres fut pareillement décimée. Elle comprenait un grand nombre d’écrivains de gauche et anti-fascistes parmi lesquels on compatit Bertolt Brecht, Anna Seghers, Erich Mühsam (par la suite les nazis lui découperont une croix gammée dans les cheveux), Georg Lukacs. Ces auteurs étaient depuis longtemps déjà des opposants acharnés au nazisme. C’est en vain qu’ils essayèrent de gagner à eux d’autres écrivains. Isolés, ils furent facilement éliminés. Les nazis chassèrent les communistes et les juifs, vérifièrent une à une toutes les inscriptions et ne réinscrivirent pas ceux qui leurs semblaient suspects de ne pas être des sympathisants. Il ne resta plus que quelques écrivains « apolitiques » et comme la société était devenue inutile, le 8 mai 1933, de nouveaux statuts furent votés : l’association n’était plus un syndicat mais une simple organisation professionnelle (5). C’est ainsi que fut créée le 12 juin, une nouvelle Association des écrivains allemands du Reich (R.D.S.), présidée par un ancien membre des Corps-francs, ces groupes réactionnaires qui s’illustrèrent par des répressions sanglantes contre les ouvriers de toute l’Allemagne, Götz-Otto Stoffregen.

Anna-SeghersAnna Seghers

Il est bien évident que cette épuration ne concerna pas seulement la littérature et la poésie. Toutes les autres institutions culturelles furent frappées. On mena une action identique contre les peintres, les sculpteurs et les architectes. En février 1933, des « nationaux » occupèrent l’Ecole des Beaux-Arts et prirent prétexte des troubles survenus pour fermer l’école, considérée comme un centre de « bolchévisme culturel ». On en profita pour faire subir le même sort à l ’Ecole supérieure de musique.

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Willi Bredel

Après l’incendie du Reichstag, une série de mesures contre les communistes conduisit à l’abolition de toutes les libertés démocratiques notamment du droit de réunion, de la liberté de la presse, etc…Toutes les publications communistes furent interdites et de nombreux écrivains – tels Erich Mühsam, Kurt Hiller, Willi Bredel – furent arrêtés, jetés en prison ou dans les camps, souvent torturés.

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La nouvelle  » culture « .

Goebbels édicta peu à peu les principes qui devaient présider à l’élaboration d’une nouvelle culture. Nous avons déjà énuméré quelques-unes de ses valeurs fondamentales – le racisme, la germanisme exacerbé; la glorification de l’héroïsme, du sang et du sol, la haine – qui allaient désormais s’épanouir dans l’art allemand.

C’est dans le domaine de la peinture que l’offensive fut donnée. Tous les peintres racistes, nationalistes, pro-nazis voulurent prendre une revanche contre les artistes qui les avaient éclipsés. La section de La ligue de combat de Karlsruhe organisa une exposition sur l’art soutenu par le gouvernement de 1918 à 1933. C’est ainsi que prirent naissance les expositions d’art dégénéré. On montrait au public les oeuvres cubistes et expressionnistes comme exemple de bolchévisme culturel et d’art dégénéré. Un écriteau indiquait le prix d’achat de chaque oeuvre afin de laisser croire que les artistes dont les oeuvres étaient ainsi offertes au mépris et à la haine des visiteurs s’étaient enrichis pendant les années les plus dures de l’époque de Weimar. Ces expositions d’art dégénéré étaient presque toutes identiques : on y voyait non seulement des affiches communistes mais aussi des gravures expressionnistes qualifiées de pornographiques, des toiles cubistes. Les attaques portaient aussi bien contre le style que le contenu : ainsi on reprochait aux peintres  d’avoir pris comme modèle des prostituées, des mendiants, d’avoir donné de l’Allemagne une vision hideuse. Les sculptures expressionnistes étaient rapprochées des oeuvres de l’ »art primitif « , le cubisme, des sculptures africaines. On présentait côte à côte une toile de E. Hoffman  » Fille aux cheveux bleus  » et une peinture exécutée par un malade mental jugé incurable, interné dans un asile psychiatrique et on soulignait la ressemblance parfaite des deux oeuvres.

Exposition-d-Art-Dégénéré-à-Berlin-300x230Exposition d’ « Art dégénéré » à Berlin -1938 -

Ces expositions se développèrent dans la plupart des villes allemandes, à Munich notamment, où l’on offrait au public une sorte de panorama de l’art moderne en Allemagne depuis 1914. Même les toiles de Franz Marc y étaient présentées comme spécimen d’art dégénéré. De nombreuses toiles d’artistes cubistes ou expressionnistes furent vendues à l’étrager afin d’alimenter les caisses du parti nazi. Parallèlement on conviait le public à des expositions d’art authentiquement allemand.

Le-sculpteur-Arno-BrekerLe sculpteur Arno Breker

Dans ses Mémoires Paris, Hitler et moi, Arno Breker, le plus célèbre sculpteur de l’Allemagne nazie, nous donne un compte-rendu singulièrement étrange de la naissance de ces expositions d’art dégénéré. Breker déclare avoir été horrifié par un tel dessein et affirme avoir tout fait pour protéger les oeuvres menacées. Rapportant diverses péripéties concernant le démantèlement des musées allemands, il arrive à affirmer sereinement que la position d’Hitler sur ce problème était énigmatique (alors qu’il suffit de relire Mein Kampf pour la trouver très clairement exprimée) et que Goebbels lui-même…, voulait protéger les tableaux. Les responsables du pillage des musées allemands seraient alors de simples fonctionnaires ignorants et… des groupes de pression anonymes et étrangers ayant réussi à passer des articles dans la presse nazie, désireux de racheter les oeuvres à vil prix. D’après cette plaisante explication, on ne serait pas loin de croire que ce sont les directeurs juifs des galeries de peinture qui, de l’étrager, auraient publié des articles contre cette peinture, afin de racheter les toiles ensuite très bon marché. Encore une fois, soulignons, comme le fait aussi Lionel Richard que cette politique iconoclaste et barbare n’a pas été le fait de quelques fonctionnaires ignorants, d’imbéciles (comme le pense aussi parfois Gottfried Benn) : la politique culturelle nazie a été l’incarnation même du nazisme.

Paris-Hitler-et-moi

De telles actions furent aussi perpétrées contre le théâtre et la musique. C’est en vain que certains compositeurs célèbres comme Wilhelm Furtwängler, dont les relations avec le régime, mériteraient une étude particulière, essayèrent d’intervenir auprès de Goebbels pour éviter que l’ensemble des arts allemands ne soit décapité : les nazis sacrifièrent les plus grands metteurs en scène et les plus grands acteurs s’ils étaient d’origine juive  ou si leurs positions politiques leur étaient hostiles. L’ exemple le p^lus frappante st celui de Max Reinhardt, metteur en scène dont le nom reste lié à tout ce qui s’est fait de grand dans le théâtre allemand au lendemain de la première guerre mondiale et qui dut aussi s’exiler.

Max-ReinhardtMax Reinhardt

Les autodafés

Les signes les plus évidents de la barbarie nazie dans le domaine des arts et des lettres se manifestèrent à travers les autodafés qui se déroulèrent d’abord à Berlin le 10 mai 1933. Sous le slogan « L’esprit allemand prend son essor  » les étudiants de l’université de Berlin entreprirent de « purifier » les bibliothèques de tous les livres « indignes » et « étrangers à l’esprit allemand « qui s’y trouvaient. Quand on écoute la bande d’archive de cette cérémonie, on ne peut s’empêcher de la trouver effrayante. Des crieurs et Goebbels lui-même hurlaient des slogans: telle que  » Pour son insolence et son arrogance, pour l’honneur et le respect de l’immortel esprit  allemand, Flammes consumez aussi les écrits de Tucholsky !  » Dans une atmosphère de chasse aux sorcières et de mysticisme moyenageux, on dressa les bûchers et les étudiants nazis jetèrent dans les flammes les livres d’auteurs juifs, communistes ou simplement démocrates. Plus de vingt mille volumes furent ainsi brûlés sur la place de l’Opéra. Une telle « cérémonie  » avait déjà eu lieu en 1811 à Iéna, dans un style assez voisin : on avait brûlés les livres qui déshonoraient la patrie. Heine avait écrit cette phrase prophétique :  » C’était un simple prélude : là où on brûle des livres, on finira par brûler des hommes « .

Kurt-TucholskyKurt Tucholsky

L’ émigration devint le lot de la plupart des écrivains hostiles au nazisme quand il n’avaient pas déjà été emprisonnés ou envoyés dans les camps. La dictature s’étendait désormais sur l’ensemble des arts en Allemagne. Lorsque fut créée la Chambre de culture, entièrement régie par Goebbels avec ses six chambres spéciales consacrées à la littérature, à la musique, à la radio, à la presse et aux beaux-arts et au cinéma, il ne restait plus aucune liberté. L’Etat dirigeait tout : il décidait de ce qui était valable et mauvais, beau ou laid, politiquement utile ou néfaste. Il commandait les oeuvres, les consacrait et imposait la forme comme le contenu. Une série de lois votées entre 1934 et 1935 achevèrent de perfectionner la dictature culturelle. Après la purification par les flammes, la nouvelle culture pouvait s’épanouir : les plus grandes oeuvres avaient été anéanties ou exposées à la risée du public, les peintres les plus médiocres étaient devenus les nouvelles gloires du régime. Le ministère de la Propagande régissait à lui seul l’ensemble de la vie artistique.

Liberté de création et critique littéraire

Un art libre : le mot était devenu incompréhensible dans le langae nazi. Il n’était pas question de laisser la moindre liberté à la création artistique transformée en simple intrument de propagande. Quant à la critique littéraire, elle disparaissait du même coup. En matière d’art, l’Allemagne se devait de reconnaître un guide unique.  C’est lui qui devait apprécier aussi bien les Beaux-Arts, que le cinéma, le théâtre que la littérature. Hitler affirme sa compétence en tous domaines artistiques. En toute modestie, il affirme : « Si l’Allemagne n’avait pas perdu la guerre, je ne serais pas devenu un homme politique, mais un grand architecte, quelque chose comme un Michel-Ange (6) . » Recalé à l’examen d’entrée de l’Ecole des Beaux-Arts pour son manque de talent en dessin Hitler, tout au long de ces années de Vienne, les plus pénibles de sa jeunesse, n’ a cessé d’imaginer les plans d’architecture les plus délirants tout en peignant des aquarelles – qui se vendront par la suite à prix d’or et qui à cette époque, ne trouvaient guère d’acquéreurs. Son biographe Joachim Fest nous dit qu’il éléborait des plans des théâtres, de châteaux, de hall d’exposition, songeant à écrire -bien qu’il ignorât tout de la composition – des opéras dans le style de Wagner. Refusé une seconde fois au Concours de l’Ecole des Beaux-Arts, il en gardera une haine pour toutes les écoles et les académies. Pourtant Hitler ne se veut pas seulement le protecteur des artistes, il est leur maître, leur inspirateur. Lui l’autodidacte va désormais imposer à tous ses goûts, ses rêves, ses fantasmes.

Joachim-Fest

La critique est devenue aussi dangereuse qu’inutile. C’est le parti, Hitler, Goebbels, Göring, qui désormais décident de la valeur de chaque film, de chaque spectacle. Aucune oeuvre ne peut être rendue publique si elle n’avait pas reçu au préalable leur approbation.. Les ouvrages de « critique littéraire » parus sous le Troisième Reich sont intéressants à étudier quant au style : une langue pâteuse, indigeste qui ne dit pas la moindre chose précise sur l’oeuvre, incapable d’élaborer la moindre analyse, et qui ne cesse d’exalter à tout propos, les sacro-saintes valeurs du national-socialisme.

Voulant cependant faire de l’art un élément de la communauté raciale et populaire, on verra se développer un grand nombre de publications artistiques. Chez les antiquaires de Berlin, on peut encore voir en piles ces revues comme L’Art sous le troisième reich qui ne sont que des monographies médiocres, des reproductions en couleur des dernières toiles exécutées par les peintres  » authentiquement allemands » agrémentées d’un commentaire fanatique ou encore la tentative pour montrer dans l’art allemand des siècles passés la préfiguration des grandioses réalisations du présent.

Jean-Michel PALMIER.

Voir (4/5) De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933. / Les thèmes principaux de l’art nazi /

De l’Expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914-1933 (2/7)

Jeudi 17 novembre 2011

De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933.

Article paru dans « Éléments pour une analyse du fascisme / 1« . Intervention de Jean-Michel Palmier lors du
Séminaire de M-A. Macciocchi- Paris VIII – Vincennes 1974 -1975. UGE Éditions – Collection 10-18 – 1976 -

L’ art et la politique à l’époque de Weimar

Comment ces différents courants ont-ils exprimés la crise des années 20 ? On peut découvrir dans toutes les oeuvres de cette époque un certain nombre de thèmes fondamentaux qui constituent le contenu politique de la plupart des arts.

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A côté des thèmes expressionnistes qui survivent tout au long des années 20, le premier grand thème qui passionna les écrivains est l’attitude par rapport à la guerre. La guerre de 1914 a été à l’origine de nombreuses oeuvres : pièces expressionnistes comme celles de Toller, mais aussi prise de conscience de beaucoup de poètes et d’artistes de ce qu’elle a signifié. Brecht écrit La légende du soldat mort, où il décrit ce soldat mort trop tôt, que l’Empereur ordonne de déterrer et que l’on déclare bon pour le service afin de le faire tuer une seconde fois, tandis qu’il traverse au son des tambours les villes, un prêtre le précède et l’encense afin d’effacer sa puanteur, vacillant « comme un singe ivre ». Piscator, à Berlin, montre « le brave petit soldat Schweik« , de Hasek, l’une des satires les plus féroces contre la guerre, Grozs dessine ses caricatures de bourgeois ivres, s’ s’empiffrant tandis que dans les rues les mutilés, culs de jatte et manchots tendent la main pour mendier, arborant sur leurs poitrines toutes leurs médailles. Käte Kollwitz traduit dans ses gravures la même haine de la guerre, le même effroi devant ses ravages.

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Bertolt Brecht et Paul Dessau

La révolte contre la bourgeoisie est un thème aussi fondamental, bien qu’ambigu car la droite est elle aussi anti-bourgeoise. Jünger affirme  » Mieux vaut être criminel que bourgeois « . Lorsque Tucholsky publiera son album Deutschland, Deutschland über alles, mélange de textes satiriques de montages de photographies donnant de l’Allemagne de Weimar une image ridicule et odieuse, il se trouvera des nazis pour affirmer qu’ils pourraient reprendre à leur compte cette dénonciation. C’est à Munich, avant Berlin, que culmine ce caractère anti-bourgeois. Au cabaret des Onze bourreaux, Franz Wedekind interprète ses chansons violemment anti-bourgeoises. Brecht joue avec le clown Karl Valentin, compose Baal et les poèmes des Sermons Domestiques qui sont de véritables déclarations de guerre à la « morale bourgeoise ». Benn lui-même écrit plusieurs textes contre cette civilisation de commerçants et de boutiquiers.

Légende du soldat mort

Extrait des Sermons domestiques

 

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George GROSZ, Les guérisseurs
(Die Gesundbeter), dans God Mit uns
( Berlin, Malik Verlag, 1920).

La guerre allait sur ses quatre printemps
Et pas de paix à l’horizon
Le soldat fit ses conclusions
Et il mourut au champ d’honneur.

Mais la guerre n’était pas cuite
Et l’empereur avait bien du chagrin
Que son soldat soit mort si vite
Ça lui semblait venir avant la fin.

Tout l’été passa sur les tombes
Et le soldat dormait pour tout de bon
Quand un beau soir survint au front
Une commission medico-militaire.

Elle s’en fut la médicale commission
Jusque dedans le cimetière
Avec des pelles consacrées
Et déterra le militaire.

Le major procéda à l’examen du corps
Du moins de ce qu’il en trouva
Et conclut : bon pour le service
Et, vu le risque, il s’en alla.

Et le soldat, aussitôt, ils l’emmenèrent
La nuit était bleue, la nuit était belle
On pouvait même, à condition d’être sans casque,
Voir les étoiles du pays.

On verse un schnaps du feu de Dieu
Dans son corps qui se pourrissait
Prirent son bras deux religieuses
Et une femme demi-nue.

Et comme le soldat répandait une odeur
Un curé clopinait devant
Balançant sur son corps l’encens
Afin d’ôter la puanteur.

La musique en avant zim bang
Jouait une marche entraînante
Et le soldat comme il l’avait appris
Lançait sa cuisse au pas de l’oie.

Et deux infirmiers le soutiennent
Fraternellement par la taille
De peur que dans la boue il n’aille
S’affaler, et ça pas question.

Sur sa chemise on avait peint
Les trois couleurs noir rouge et or
On la portait comme un drapeau
Et ça brillait à n’en plus voir la boue.

Un homme en habit s’avançait devant
Avec un plastron empesé
Conscient d’être un bon Allemand
Et tout imbu de ses devoirs.

Ils marchèrent ainsi zim bang
Descendant la noire chaussée
Et le soldat marchait en titubant
Comme un flocon dans la tempête.

Les chats, les chiens se mettent à hurler
Et dans les champs les rats sifflent horriblement :
Ils ne veulent pas devenir français
Ah ! quelle honte ce serait !

Et quand ils passaient à travers les villages
Toutes les femmes étaient là
Les arbres s’inclinaient, brillait la pleine lune
Et tous de crier : Hourrah !

Avec des boum-boum et des cris d’adieu
Tous femmes, chiens et même le curé
Et le soldat mort au milieu
On aurait dit un singe ivre.

Et quand ils passaient à travers les villages
Il arrivait qu’on ne le voyait pas
Tant il y avait de monde autour
A faire zim boum et crier : Hourrah !

Tant ils étaient autour à danser et chanter
Que personne ne le voyait.
On ne pouvait plus le voir que d’en haut
Et là haut il y a seulement des étoiles.

Mais au matin l’aube est venue
Et les étoiles n’y sont plus.
Alors le soldat bien dressé
Au chant d’honneur s’en va tomber.

Bertolt BRECHT, « Légende du soldat mort », extrait des Sermons domestiques, dans Poèmes 1 – 1918-1929 , Traduction Gilbert Badia et Claude Duchet, Paris, L’Arche, 1965, page 133.

 

La peinture de la pauvreté occupe aussi une grande place dans les oeuvres de cette époque. Nous avons déjà mentionné le roman d’Alfred Döblin Berlin Place Alexander, description épique et romantique du coeur populaire du vieux Berlin avec ses mendiants, ses prostituées et ses joueurs d’orgue de barbarie. Le cinéma ne cesse de montrer la pauvreté dans la ville. Tout au long des années vingt, les thèmes de la grande ville, de la prostitution deviennent obsédant. Au moins quinze films les évoquent. Pabst décrira dans La rue sans joie, la ruine des petits épargnants viennois et la dégradation des moeurs; une fille de bonne famille est presque conduite jusqu’à la prostitution afin d’éviter à son père la prison.

laruesansjoie2.jpg Décor de  » la rue sans joie  » de G.W. Pabst

Il faut souligner le rôle extraordinaire que joue alors le cinéma. La UFA a été créée   pendant la guerre, sur l’initiative gouvernementale et peu à peu le cinéma allemand s’est imposé par ses thèmes, son style et ses techniques. Après les comédies sentimentales de Lubitch, on voit se développer l’Expressionnisme cinématographique qui crée sa mythologie et son esthétique : clair-obscurs, escaliers de service misérables, ruelles, décors fantastiques, monstres vont s’emparer des écrans. Les soldats démobilisés vont se chauffer au cinéma. Franz Biberkopf, le héros de Döblin, à peine sorti de prison songe à aller au cinéma. Tandis que la contre-révolution et la misère règnent dans les rues, on s’entasse dans les cinémas pour voir « Nosferatu le vampire « , « Le cabinet du Docteur Caligari « , « Le Golem « , « Mabuse, démon du crime « . Cette veine expressionniste fera place ensuite à la Nouvelle Objectivité et à des tentatives comme celles de Pabst, alors nommé Pabst-le-rouge, qui dans ses films, Lulu, L’Opéra de quat’sous atteint non seulement le sommet du cinéma, mais affirme dans  Quatre de l’infanterie, la Tragédie de la Mine, ses sympathies socialistes. la plupart des films communistes seront cependant interdits et on les connaît peu en dehors de Kuhle Wampe.

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Le prolétariat apparaît aussi bien dans les gravures de Käte Kollwitz que dans les poèmes de Becher. Pour beaucoup d’artistes, le rapprochement avec le monde ouvrier est la conséquence de la guerre de 1914. L’exemple le plus typique est celui de Johannes Robert Becher qui va évoluer de l’expressionnisme au communisme le plus orthodoxe et qui écrira de nombreux poèmes sur les ouvriers. D’autres expressionnistes comme Mühsam, L. Frank ne cachent pas leur sympathie pour les Spartakistes.

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Leonhard Frank par Ernst Ludwig Kirchner

Pour la plupart des artistes et écrivains la jonction avec la prolétariat et les forces démocratiques apparaît comme une nécessité, mais ils ne savent pas très bien comment la réaliser ou alors se méfient du parti communiste, comme Kurt Tucholsky, l’un des plus ardents partisans de la République de Weimar, l’un des plus violents adversaires du régime qui avait usurpé ce titre et qui ne se rallia jamais au parti communiste, craignant son inféodation au Komintern, qu’il jugeait nuisible. Mais il est évident que la problème du ralliement au parti communiste fut la question idéologique fondamentale que se proposèrent tous les écrivains et tous les artistes désireux de se battre contre la montée de la réaction et les nazis.

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 L’architecte El Lissitzky

Toutes les oeuvres réalisées à l’époque de Weimar portent l’empreinte de l’atmosphère politique et de la crise sociale. Elles sont même incompréhensibles sans une référence précise à ces années. Période troublée dramatique, la République de Weimar fut aussi l’une des périodes les plus fécondes au point de vue artistique. Nous avons déjà souligné l’importance de l’Expressionnisme mais il faudrait aussi évoquer Dada à Berlin, l’impact du cubo-futurisme, du constructivisme qui par l’intermédiaire d’El Lissitsky se développe aussi à Berlin. C’est l’époque où la peinture accomplit sa grande métamorphose avec Marc et Kandinski, le début du Bauhaus, l’agonie de l’Expressionnisme et le déferlement de Dada, le triomphe du cinéma parlant, l’apogée des théâtres. A Berlin se trouvent réunis les plus grands théâtres et les plus grands metteurs en scène. Outre Piscator, on y trouve Max Reinhardt, sans qui le théâtre des années 20 n’aurait pas existé. De nombreuses pièces montrées à l’époque ont gardé un impact extraordinaire, qu’il suffise de citer les premières pièces de Brecht Baal, Tambours dans la nuit, Dans la jungle des villes, l’Opéra de quat’sous, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny. Plus la misère s’accroit, plus la frénésie artistique se développe. C’est l’époque où se multiplient les cabarets artistiques et politiques, où la bohème fréquente les cafés littéraires comme le célèbre Café Grossenwahn. Qu’il s’agisse du théâtre, du cinéma, de la littérature, de la peinture ou de la poésie, il faut reconnaître que les années de Weimar correspondent à une des plus grandes périodes artistiques que l’Allemagne ait connues.

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Café Grossenwahn

Pourtant, une atmosphère de décadence enveloppe toute ces oeuvres. C’est le dernier sursaut d’un monde qui va mourir. Le Berlin des cabarets, des théâtres et des cinémas vit sur un volcan. Cette atmosphère de décadence de décomposition, d’effondrement des institutions est aussi l’un des traits caractéristiques des arts à l’époque de Weimar. Elle est présente dans la violence des caricatures de Grozs avec ses ivrognes, ses mutilés, ses chômeurs, ses bourgeois vomissant dans les rues, mais aussi dans la plupart des films de cette époque. Les deux illustrations les plus frappantes de cette décadence, nous la trouvons sans doute dans M. le Maudit de Fritz Lang et l’Ange Bleu de Joseph von Sternberg.


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Josef von Sternberg

Le thème de M. le Maudit est bien connu. Un assassin est recherché par la police pour le meurtre de plusieurs fillettes. La police est incapable de le découvrir, malgré toutes les rafles et les perquisitions qu’elle entreprend. Aussi la pègre, dont les activités sont perturbées par l’agitation policière décide de prendre l’affaire en main et de découvrir le meurtrier. Lang s’est inspiré du film de Pabst L’Opéra de Quat’sous pour les images de la pègre, des mendiants. Comme au vestiaire de Jérémie Peachum, le roi des mendiants de l’Opéra de Quat’sous, on voit chaque matin prostituées, souteneurs, mendiants, aveugles et voleurs recevoir les consignes pour quadriller la ville. La pègre semble infiniment mieux organisée que la police et plus efficace dans ses méthodes. Le meurtrier sera reconnu par un aveugle à qui il avait acheté plusieurs fois un ballon en sifflant un air – le fameux air du Peer Gynt de Grieg – pour des fillettes. L’alerte donnée, il est suivi par la pègre qui pour ne pas le perdre de vue lui imprime à la craie un M sur son pardessus. Dissimulé dans une usine, il est capturé par la pègre et traîné dans une usine désaffectée devant un véritable tribunal de gueux, de mendiants et de criminels. Entre-temps la police qui a capturé l’un des voleurs, resté à l’usine, déconcertée par cette étrange effraction où rien n’a été volé, arrive à savoir par chantage ce qu’ils recherchaient. Elle fait irruption dans l’usine et s’empare du meurtrier. Une voix de femme dit que les mères pourront encore trembler pour leurs enfants.

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Jérémie Peachum – Opéra de Quat’sous – Sartrouville – 2011

Ce film reflète admirablement l’Allemagne pré-nazie. Non seulement la misère et la décomposition des valeurs est très bien représentée, mais on assiste surtout à l’effondrement total des valeurs bourgeoises. M, le meurtrier n’est pas un monstre : un petit bourgeois, gras, efféminé, à la voix étrange, haletante, craintive qui chipe des pommes aux étalages et ne se distingue pas des autres. La pègre, elle, est présentée sous un jour plutôt sympathique – trait que nous avons déjà mentionné comme assez caractéristique des oeuvres de l’époque. Son tribunal n’est pas seulement une parodie de la justice, il est plus humain et émouvant. Ce n’est pas seulement Fritz Lang qui, dans de nombreux films – en particulier ceux qu’il tournera aux États-Unis – est obsédé par le problème de l’individu face à la société et à la justice qui lui semble souvent monstrueuse, c’est toute l’Allemagne qui a perdu confiance dans les institutions démocratiques et en particulier dans la justice bourgeoise. L’histoire du meurtrier Fritz Haarmann, connu sous le nom de « boucher de Hanovre  » et qui apparaît dans la comptine que chantent les petites filles au début du film est une autre illustration de cette décomposition : sadique homosexuel, Haarmann dépeçait ses victimes, buvait leur sang et vendait leur viande au marché noir. Non seulement la police s’avéra pendant longtemps incapable de découvrir l’auteur de ces crimes, mais Haarmann avait réussi à travailler pour la police et il attirait chez lui ses victimes avec une carte officielle d’inspecteur de police qu’on lui avait donnée pour surveiller les vagabonds dans la gare de Hanovre.

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   Peter Lorre dans M. le Maudit de Friz Lang

L’Ange Bleu – le plus beau film de Sternberg – est surtout connu comme le premier film parlant du cinéma allemand et surtout comme l’apparition au cinéma de Marlène Dietrich. Dans une petite ville allemande, un port, le digne et respectable professeur Rath fait trembler ses élèves au lycée, qui l’on surnommé Unrath (ordure). Quand il découvre  que quelques uns fréquentent le cabaret l’Ange Bleu, il décide de s’y rendre avec sa canne et son chapeau haut-de-forme afin de faire cesser ce scandale. Là, il est séduit par le charme et la beauté de la chanteuse dont ses élèves sont amoureux, Lola Lola, qui l’envoûte immédiatement par sa trouble sensualité. Lorsqu’un marin veut l’entraîner avec elle pour boire une bouteille de champagne et la traite comme une prostituée, il gifle le marin et prend la défense de Lola Lola qui n’en croit pas ses yeux. Ivre mais heureux, follement amoureux de la chanteuse, il l’écoute dans la tribune d’honneur chanter ses célèbres chansons  » Ein Mann, ein richtiger Mann « . »Die Fesche Lola  » et surtout « Ich bin von Kopf bis Fuss « . Le lendemain matin, il se réveille dans le lit de la chanteuse et ne revient à la réalité qu’en entendant sonner 8 heures. Il se précipite au lycée, en retard, et est accueilli par un chahut monstre, ayant perdu aux yeux de ses élèves toute respectabilité. Il épousera Lola lola et la suivra avec la troupe du cabaret qui bientôt végète et le considère comme une bouche inutile. C’est alors que le directeur de la troupe a cette idée sadique : revenir à l’Ange Bleu, avec le professeur dans un numéro de clown. Lorsque la petite troupe se produit, la salle est arrachis-comble. Tous sont venus assister à la déchéance du professeur Rath. Quand il doit crier sur la scène Cocorico, hideusement maquillé, et qu’il aperçoit Lola embrasser un autre homme, il se précipite vers les coulisses et tente de l’étrangler. On le ceinture, on l’attache. Le soir, il s’en va par les rues désertes et enneigées de la petite ville et sonne à la porte du lycée. Le portier lui ouvre décontenancé et il se précipite vers la salle de classe où il s’installe sous l’oeil médusé du concierge. Serrant très fort son bureau, il meurt d’une crise cardiaque.

Ce film qui compte parmi les plus grands de l’histoire du cinéma est aussi une vision de la décadence qui caractérise les années de Weimar et l’Allemagne pré-nazie. Au Musée historique de Berlin est où l’on a tenté de reconstituer des fragments entiers de ces années, il est saisissant de voir, comme décor à toutes les photographies et à tous les objets symboles de la révolution et de la contre-révolution, des images agrandies de Marlène dans l’Ange Bleu. Assurément, ce film est sans doute le plus caractéristique de l’Allemagne pré-nazie.

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Zarah Leander -1939 -

Marlène partira bientôt pour les États-Unis après avoir été acclamée par tout Berlin. Elle est aussi le symbole de cette époque des cabarets qui vont se multiplier encore au fur et à mesure où l’on avance vers les années 30 et dont la plupart seront fermés par les nazis qui lui chercheront une remplaçante qui les tiennent en sympathie : ce sera Zarah Leander, la vedette la plus célèbre des films de l’époque hitlérienne.

Jean-Michel PALMIER.

Voir « La mainmise des nazis sur les arts  » dans De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933. (3/5)

Le Monde Diplomatique « RETOUR A BERLIN », de Jean-Michel Palmier. Dans le brouillard des ruines

Dimanche 25 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Novembre 1989

« RETOUR A BERLIN », de Jean-Michel Palmier

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Dans le brouillard des ruines

Avec l’étrange beauté de ses images, Retour à Berlin (1), de Jean-Michel Palmier, semble renouer avec la sensibilité artistique des années 20. C’est autant à la nouvelle objectivité qu’au surréalisme qu’il emprunte ce goût des détails érigés en symboles. Flâner dans une ville est un art difficile. Surtout quand elle ressemble à un immense cimetière illuminé par les néons des publicités.

Le Berlin qu’évoque Jean-Michel Palmier n’est pas seulement la ville du mur. C’est l’horizon des ruines, des terrains vagues, des vieux immeubles éventrés, échappés au bulldozer. Inlassablement, il parcourt les quartiers, les rues, scrute les monuments, tous les vestiges qui cristallisent l’imaginaire de la ville, attentif à la lèpre et aux cicatrices. C’est parce que Berlin est détruite, défigurée par l’histoire, qu’il a noué avec cette ville un étrange rapport d’amour et de nostalgie. Devant chaque édifice effondré, il ressuscite le passé. Celui qui a conduit l’ancienne capitale du Reich à devenir ce champ de ruines, mais aussi l’histoire de ceux qui y ont vécu, qui y vivent encore. Il s’entretient avec des vagabonds de la gare ou d’anciens artistes des années 20 et 30, mêle leurs souvenirs à sa sensibilité pétrie de réminiscences littéraires, et l’on ne sait plus où s’arrête la reconstruction historique, où commence la fiction.

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Ecrit sous forme de fragments, qui sont autant d’instantanés photographiques, le livre échappe à toute définition. Le lecteur est confronté à un kaléidoscope d’images où surgissent des mannequins de cire, le souvenir de l’ultime récital de Zarah Leander, vedette des films de l’époque hitlérienne, le récit d’une dernière rencontre avec le philosophe Ernst Bloch, l’évocation des cimetières où reposent Gottfried Benn et Bertolt Brecht, les descriptions impitoyables de la beauté et de la laideur d’une ville où s’est joué le destin de l’Europe…

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Comme Christopher Isherwood dans Intimités berlinoises (Goodbye to Berlin) , Palmier se veut un témoin, un oeil, une caméra. Il mêle le Berlin d’aujourd’hui à celui d’Alfred Döblin, rêve, en contemplant la nouvelle Alexanderplatz, à ce qu’elle fut jadis. La tristesse de la ville l’obsède en même temps qu’il l’aime. Elle est présente aussi bien dans une statue mutilée qui gît dans la neige, les restes du portail d’une église, que dans la suie et la poussière qui s’accrochent aux vieux immeubles de Wedding et de Kreuzberg. Le passé de la ville, il le porte dans sa mémoire. Il le retrouve dans les vieilles boutiques du marché aux puces, à chaque coin de rue. Et sa connaissance précise des années 20 et 30 lui permet de réaliser d’étonnants montages. Les êtres qu’il croise, qu’il aime, ne sont que des visages perdus dans le brouillard de ces ruines. Des êtres à la dérive.

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De cette ville dévastée, Jean-Michel Palmier fait un portrait qui veut la faire aimer, comme s’il tentait de la sauver en en décrivant les stigmates de souffrance et de mort lente. Peu d’espaces berlinois échappent à son autopsie. La précision de chaque description – qu’il s’agisse de Berlin des années 30 ou de celui d’aujourd’hui – donne l’impression qu’il y a vécu deux existences parallèles, à présent confondues dans la mémoire et dans l’histoire. Elle perpétue, pour toute une génération, le travail du deuil. Le long essai sur le film de Wenders les Ailes du désir , qui clôt le livre met en évidence le sens politique d’une certaine vision de Berlin pour une génération née après la guerre.

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Ce sont les mêmes quartiers, les mêmes terrains vagues que Wenders et Palmier évoquent à travers une sensibilité très proche. Ils demandent aux anges de prier sur les ruines, d’en raconter l’histoire.

Frédéric de Towarnicki.

(1) Retour à Berlin , par Jean-Michel Palmier, Payot, Paris, 1989, 305 pages.

 

Le Monde Diplomatique : Notes de lectures par Jean-Michel PALMIER.

Dimanche 25 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Juillet 1988

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Une vie de Rainer Werner Fassbinder

Rainer Werner Fassbinder souffrit toute sa vie de l’histoire de l’Allemagne comme d’une blessure. Et tous ses films sont une tentative désespérée de s’expliquer avec son identité. Robert Katz a écrit beaucoup plus qu’une biographie de l’un des plus importants cinéastes contemporains. A travers ses souvenirs personnels, les films et les interviews, il tente de tracer un portrait complexe et nuancé de Fassbinder et de sa génération. Au-delà du portrait de l’homme, avec ses contradictions, il s’efforce de faire revivre son rêve, en montrant comment sa vie est inséparable de toute l’histoire de l’Allemagne contemporaine, de ses mouvements politiques, de sa sensibilité. Aussi, l’ouvrage transcende-t-il l’histoire du cinéma pour éclairer l’histoire tout court.

Jean-Michel PALMIER.

Une vie de Rainer Werner Fassbinder, Robert Katz – Presses de la Renaissance, Paris, 1987 ,317p.

Rainer Werner Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne

Dire de Rainer Werner Fassbinder qu’il était l’auteur le plus doué de l’Allemagne d’après-guerre serait un euphémisme. Cinéaste unique à tous égards, il n’était pas qu’un réalisateur allemand : il s’inscrivait dans le cinéma européen, avec un désir secret mais inassouvi de faire ses preuves même à Hollywood. Si les années 1960 furent la décennie de Jean-Luc Godard, dont chaque film, impatiemment attendu, déclenchait de déroutantes discussions, les années 1970 furent les années Fassbinder, de même qu’elles furent dominées outre-atlantique par Martin Scorsese et Francis Coppola. Ces trois cinéastes sont encore actifs. Fassbinder, quant à lui, réalisa une œuvre de plus de quarante films en à peine quinze ans, traversant en accéléré non seulement sa propre décennie, mais, apparemment, le reste du siècle.

Né un mois après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en mai 1945, Fassbinder mourut en 1982, à trente-sept ans. Issu d’une famille bourgeoise, il grandit à Munich. C’était un solitaire, pour qui «le cinéma était la vie de famille que je n’ai jamais eue». Après avoir abandonné le lycée et échoué à l’examen d’entrée de la Berliner Film Akademie, il commence à réaliser des longs métrages en 1967. Sa passion pour le cinéma – les classiques hollywoodiens, le cinéma commercial allemand, l’avant-garde américaine et la pornographie à petit budget – se révèle tout particulièrement dans ses premiers films, qui foisonnent de citations, d’emprunts, de pastiches et d’émulations, souvent maladroites, des maîtres. Réalisés parallèlement à ses activités de metteur en scène, d’auteur et d’acteur avec l’Action-Theater de Munich, ces films donnèrent du travail à Peer Raben et Kurt Raab, Hanna Schygulla et Irm Hermann, tous futurs membres essentiels de la troupe cinématographique de l’usine Fassbinder, et lui valurent leur amitié et leur loyauté.

À dater de son premier succès, LE BOUC, sa productivité fut effarante : trois à quatre films par an, jusqu’à ce que son corps lâche, le cocktail permanent d’alcool et de cocaïne s’étant avéré fatal.

Ce rendement s’explique également par un mini-système de studio à la Warhol, tournant autour de la diva, où un même noyau dur d’acteurs, de monteurs et de techniciens travaillait pour ce cinéaste charismatique et démoniaque projet après projet. Le rythme impossible, le crépitement des idées, les nuits blanches et les colères noires étaient portés par une créativité maniaque, dans laquelle la vie et le travail, le travail et la vie se mêlaient et s’emmêlaient constamment. C’est Fassbinder qui promut le plus vigoureusement – en le vivant dans sa chair même – le mythe romantique d’une vie courte et violente, typique de l’artiste maudit qui brûle la chandelle par les deux bouts. Il mena une existence de nomade, toujours entre deux avions ou sur la route ; il y conduisait à la fois ses amours et ses affaires, y écrivait ses scénarios ou ses pièces. Mais sous le masque travaillé de l’auteur maudit, débauché et coléreux – hirsute, la cigarette aux lèvres, toujours vêtu d’une veste en cuir – Fassbinder était un artiste adroit, à l’intelligence aiguë, suprêmement sûr de lui. Admirateur de Rimbaud, Artaud et Genet, il vivait selon la devise de Bertolt Brecht, d’après qui l’artiste moderne se doit d’être «son propre meilleur ennemi». Si sa vie turbulente, ses relations sado-masochistes avec ses collaborateurs et ses fréquentes provocations ont fait de lui un mythe vivant et lui ont valu une réputation de monstre, son talent a été de faire résonner ces affirmations du moi violent dans la sphère publique, où elles ont poursuivi leur propre vie politique, au-delà même de la mort.

TOUS LES AUTRES S’APPELLENT ALI, LE MARCHAND DES QUATRE SAISONS, LE DROIT DU PLUS FORT et DESPAIR inaugurent ses grands succès internationaux. Dès 1976, Fassbinder devient une vedette mondiale, alors que son œuvre ne reçoit encore qu’un accueil mitigé auprès des critiques allemands, dont la plupart ne commencent à le prendre au sérieux qu’une fois encensé par la presse étrangère. À la fois farouchement indépendant et opportuniste, Fassbinder collectionne les subventions publiques, travaille avec des producteurs de films commerciaux, monte des co-productions internationales afin de financer ses films et son mode de vie. Certains de ses projets les plus ambitieux furent co-financés par la télévision: grâce au producteur Peter Märtesheimer, de la prestigieuse chaîne WDR, Fassbinder se tourna à la fin des années 1970 vers des sujets typiquement allemands. Il réalisa ainsi avec Märtesheimer LE MARIAGE DE MARIA BRAUN, son plus gros succès commercial, premier volet de sa «trilogie RFA», suivi de LOLA, UNE FEMME ALLEMANDE et du SECRET DE VERONIKA VOSS.

Adoptant le réalisme psychologique d’un Strindberg, accentué par la stylisation et l’artifice hollywoodien, Fassbinder soumet ses protagonistes typiquement allemands à une double épreuve : nourries de fantasmes cinématographiques et affamées par l’absence d’amour, leurs âmes divisées révèlent les mensonges de la société d’avant et d’après-guerre à travers les contours mêmes des idéaux impossibles et pervertis que ces personnages s’assignent.

Ses chroniques de l’histoire allemande, notamment, qui couvrent la période des années 1920 aux années 1960, sont racontées comme des histoires d’amour impossibles. Sentimental et triste, alternant les moments de tendresse délicate, de vulnérabilité et de cruauté insoutenable, le cinéma de Fassbinder assemble les couples les plus improbables, souvent séparés par l’âge, le milieu social ou la race autant qu’ils sont liés par les aiguillons d’éros et de thanatos. L’œuvre de Fassbinder rencontra – et coupa même littéralement – le tissu le plus tendre de l’identité allemande d’après 1945 : le sentiment d’une Allemagne sans véritable ancrage dans sa propre histoire nationale. Dans les années 1970, ce trait de l’Allemagne de l’Ouest était plus douloureux que la division territoriale et idéologique de la nation. « Ni abri, ni foyer», telle aurait pu être la devise de toute cette génération née à la fin ou juste après la guerre, et dont certains furent capables, dans les actions terroristes de la Fraction Armée Rouge, de violences spectaculaires, dirigées autant contre eux-mêmes que contre les autres. Membre de cette société sans pères, Fassbinder adopta Douglas Sirk/Detlef Sierck, qui vivait alors sa retraite en Suisse, comme mentor. Fassbinder doit à Sirk la découverte du mélodrame hollywoodien comme vecteur d’une critique sociale mordante. Mais Fassbinder rendait aussi hommage à Sierck l’Allemand, qui, avant ses mélos en technicolor pour Universal, avait été l’un des meilleurs réalisateurs de films de femmes à la UFA dans les années 1930. Ces films de divertissement – c’était bien connu, mais rarement admis – représentaient ce «foyer» affectif ambigu dont l’Allemand moyen, même après la catastrophe du nazisme, rêvait plus que jamais.

Contrairement à certains de ses contemporains (Werner Herzog et Wim Wenders, par exemple), Fassbinder s’exila de cette Allemagne de nostalgie et de culpabilité non pas en partant à l’étranger mais en se plaçant en marge. Ouvertement homosexuel à une époque de discrimination juridique et de harcèlement, il recherchait la compagnie des exclus, que ce soit en raison de leur sexualité, de leur précarité économique, de leur origine raciale ou de leur vulnérabilité affective, à l’image des marginaux, des opprimés, des petits voyous et des prostituées qui peuplent ses films.

Fassbinder disparut trop tôt pour avoir pu imaginer la chute du mur et une Allemagne réunifiée. Mais son œuvre souligne avec éloquence que le cinéma est toujours un miroir au double reflet, où l’individu est pris dans le regard de l’autre, qu’il soit voisin de l’autre côté d’une frontière nationale ou d’une nation divisée. Si dans la maison Europe, l’Allemagne est désormais acceptée comme l’une des principales résidentes et se perçoit volontiers comme la plus responsable des locataires, les personnages de Fassbinder et leurs histoires désespérées de violentes divisions nous rappellent combien ce bail politique était fragile il y a encore trente ans. Ce réalisateur si atypique devient finalement l’un des représentants les plus exemplaires de son pays car, par ses contradictions affectives autant que morales, l’un des plus «crédibles».

Thomas Elsaesser

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Janvier 1989 Une jeunesse allemandegolomann.jpg

Troisième fils de Thomas Mann, Golo Mann nous propose avec ses Mémoires plus qu’un recueil de souvenirs ou un roman de formation. S’il décrit les relations complexes qu’il entretint avec ses parents et ses frères et soeurs, Klaus et Erika, l’intérêt du livre réside dans un certain portrait de l’Allemagne de Weimar, de sa situation politique, de ses universités. Peu d’autobiographies accordent autant de place aux événements historiques, et sa jeunesse n’est au fond évoquée que sur cet horizon. Sans doute le livre supporte-t-il mal la comparaison avec l’autobiographie de Klaus Mann, le Tournant. Il s’agit non du fil d’une vie mais d’une succession de portraits, d’instantanés d’un monde à la dérive. Difficile de comprendre aussi comment cet étudiant proche du Parti socialiste a pu devenir l’historien conservateur dont les prises de position seront souvent controversées. Mais on ne peut nier que, avec ses partis pris, l’ouvrage demeure passionnant.

Jean-Michel PALMIER

Une jeunesse allemande, Golo Mann Presses de la Renaissance, Paris, 1988, 409 pages.

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Juillet 1990

France-Allemagne. Le retour de Bismarck ; Quelle Allemagne pour la France ? ; du Ier au IVème Reich, Georges Valance

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                     Georges Valance

Trois livres récents, politiques et historiques, en s’efforçant de répondre aux mêmes questions expriment les inquiétudes que fait naître en France la réunification de l’Allemagne. L’essai de Georges Valance (1) esquisse dans une perspective économique le défi que représentera à plus ou moins long terme une Allemagne de 80 millions d’habitants, pourvue d’un marché intérieur considérable, dont le poids économique et politique en Europe ne peut qu’être écrasant. Pour répondre au défi allemand, il appelle à une mobilisation autour d’une grande ambition. Méfiant à l’égard du couple idyllique franco-allemand, il s’interroge sur la perception réelle que les hommes politiques de RFA ont de la France : elle n’est pas toujours très positive. Aussi exhorte-t-il à la prudence et au réalisme. Ce triomphalisme qu’il analyse n’est toutefois pas partagé par tous les hommes politiques allemands. Le chancelier Kohl n’est pas en mesure de répondre à la question si souvent répétée : dans l’immédiat, combien va coûter la réunification ?

L’essai d’Ernst Weisenfeld (2) retrace les grandes étapes des rapports franco-allemands depuis la fin de la guerre. Ecrit en 1986, les analyses sont en partie dépassées pour l’époque la plus récente. Il présente un point de vue original sur la perception que les Allemands ont de la presse française et des débats suscités par le concept de « Mitteleuropa« . L’essai de Pierre Béhar (3), enfin, propose une réflexion remarquable sur la permanence de l’idée de nation en Allemagne depuis le Moyen Age et sur la signification parfois mythique qu’a prise le mot Reich. Soutenu par une grande culture historique, l’auteur affirme avec raison que le présent ne peut se comprendre qu’à la lumière d’une histoire tourmentée. Ce sont ses méandres qu’il parvient à nous restituer avec beaucoup de clarté.

Jean-Michel PALMIER.

France-Allemagne. Le retour de Bismarck ; Quelle Allemagne pour la France ? ; du Ier au IVème Reich, Georges Valance.

(1) Georges Valance, France-Allemagne. Le retour de Bismarck. Flammarion, Paris, 1990, 308 pages.

(2) Ernst Weisenfeld, Quelle Allemagne pour la France ? , Armand Colin, Paris, 1989, 246 pages.

(3) Pierre Béhar, Du Ier au IVe Reich ., Desjonquères, Paris, 1990, 190 pages.

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Juin 1988

Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe Centrale

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A la fin du XIXe siècle, toute une génération d’intellectuels juifs, venus d’Allemagne et d’Europe centrale, s’écartèrent de l’assimilation prônée par leurs aînés pour puiser à la fois dans le romantisme et la mystique juive limage d’une rédemption du monde. C’est l’histoire de cette génération, de « l’affinité élective » qui permit d’unir non seulement ces deux sources d’inspiration, mais ces intellectuels aux mouvements révolutionnaires, que retrace Michael Löwy. Son essai est un véritable chef d’oeuvre, appelé à faire date, aussi bien dans l’histoire de la philosophie que dans la connaissance si lacunaire de cet univers spirituel englouti. A travers les figures de Martin Buber, Hermann Cohen, Walter Benjamin, Franz Rosenzweig, Gershom Scholem, Ernst Bloch et Georg Lukacs, il nous restitue la complexité et la richesse de ces itinéraires, dans une approche aussi érudite que sensible, dont on ne saurait souligner assez la profondeur et la beauté.

Jean-Michel PALMIER.

Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe Centrale, Michael Löwy, P.U.F., Paris, 1988, 258 pages.

Une relecture critique du messianisme marxiste

mercredi 23 décembre 2009.

Source : http://www.humanite.fr/2009-12-11_Idees-Tribune-libre-Histoire_Une-relecture-critique-du-messianisme

Michael Löwy, dans une réédition fortement augmentée de Rédemption et utopie, met en évidence ce que peuvent avoir en commun le messianisme juif et les utopies libertaires du XXe siècle.

Rédemption et utopie. 
Le judaïsme libertaire 
en Europe centrale, de Michael Löwy. Éditions du Sandre, 2009, 308 pages, 32 euros.

Une réédition fortement augmentée de Rédemption et utopie vient de paraître aux Editions du Sandre. Il s’agit d’un travail érudit de Michael Löwy sur ce que peuvent avoir en commun le messianisme juif et les utopies libertaires du XXe siècle. Le sociologue Max Weber a probablement été l’un des premiers à formuler l’hypothèse du caractère potentiellement révolutionnaire de la tradition religieuse du judaïsme antique. Pour l’auteur de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, toute l’attitude envers la vie du judaïsme est déterminée par la conception d’une « révolution future d’ordre politique et sociale sous la conduite de Dieu ».

Pour beaucoup d’auteurs comme Max Scheler, Karl Löwith, Nicolas Berdiaeff, c’est la pensée de Marx qui constitue typiquement l’expression profane du messianisme biblique. D’aucuns pensent qu’il s’agit d’une interprétation passablement réductrice de la philosophie marxiste de l’Histoire. Le philosophe allemand Karl Manheim se situe sur un terrain plus concret et plus précis quand, dans Idéologie et utopie, il avance l’idée d’un « anarchisme radical » qui serait la forme la plus pure de la conscience utopique et millénariste moderne. C’est également ce que pense le sociologue anarchiste juif Gustav Landauer qui fut l’un des dirigeants de la commune de Munich en 1919. D’autres, comme le dramaturge Ernst Toller (Hop là, nous vivons), ont joué un rôle important dans la République des Conseils de Bavière tandis que Lukacs et d’autres membres de l’intelligentsia de Budapest ont été parmi les dirigeants de la Commune hongroise de 1919.

La nouvelle version de Rédemption et utopie répond par l’affirmative à la question de savoir s’il y a dans le messianisme juif des aspects pouvant s’articuler avec une vision du monde révolutionnaire. En fait, il contient deux tendances intimement liées et contradictoires, un courant restaurateur de type romantique tourné vers le rétablissement d’un état idéal du passé et un courant mis en avant par Gershom Sholem selon lequel la rédemption est un événement qui se produit nécessairement sur la scène de l’Histoire. Les idéologues les plus importants de ce messianisme purement révolutionnaire sont Ernst Bloch (Le principe espérance), Theodor Adorno (La dialectique négative) et Herbert Marcuse (L’homme unidimensionnel). Il faut ajouter à ce panorama la visée de Walter Benjamin qui a été de montrer que les philosophies de l’Histoire s’accommodent fort bien de l’idéologie du progrès tandis que le matérialisme historique, lui, débarrasse le progrès de son aspect inéluctable.

Trois souches : le romantisme allemand, le messianisme juif et le marxisme. Tous trois traversés d’intuitions fulgurantes. Comment savoir d’avance quelles aspirations seront ou non réalisables à l’avenir ? La démocratie apparaissait à cette époque comme une utopie irréaliste. L’auteur se réfère encore à trois penseurs qui représentent des variantes assez différentes de cette culture utopico-messianique de l’Europe centrale : Martin Buber, rénovateur de la spiritualité religieuse juive, Erich Fromm, freudo-marxiste d’inspiration sécularisée, et Bernard Lazare, assimilé, qui finit par succomber à la conversion catholique à l’issue de la réhabilitation du capitaine Dreyfus. Ce qu’il y a de plus intéressant dans ce nouvel ouvrage, c’est que les marxistes les plus radicaux sont ceux qui ont su exploiter les intuitions extérieures au marxisme. Voyez l’utilisation de la psychanalyse par l’Ecole de Francfort ou l’emploi par Lukacs des catégories sociologiques de Max Weber. Marx lui-même n’a pas produit son œuvre ex nihilo. Il s’est trouvé en dialogue permanent avec les penseurs révolutionnaires ou non de son temps.

Arnaud Spire.

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Janvier 1989

Théologie politique

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Ce volume rassemble deux grands essais parus en 1922 et 1970, fort différents dans leurs propos. Ce qui les sépare est à l’image de l’itinéraire de Carl Schmitt (1888-1983) lui-même.

Figure intellectuelle de premier plan sous la République de Weimar, il appartenait aux grands théoriciens de la pensée antidémocratique. Sa formation de juriste l’amena très tôt à élaborer une véritable philosophie du politique qui exerça une influence profonde sur toute une génération, même de gauche, de Hugo Ball à Walter Benjamin. Son ralliement au régime nazi de 1933 à 1936 explique que son oeuvre ait été presque systématiquement rejetée en Allemagne ou considérée avec la plus extrême méfiance. Le point de départ de sa Théologie politique n’est pas fondamentalement différent de celui de la gauche chrétienne. Lui aussi refuse la notion d’un christianisme apolitique et la séparation de l’ordre profane et de l’ordre spirituel. Ce qui l’intéresse, c’est de comprendre comment le catholicisme a pu être la matrice de la conception de l’Etat moderne. Aussi les concepts politiques lui apparaissent-ils comme des concepts théologiques sécularisés.

C’est ce parallélisme des démarches qu’explore le livre, en particulier dans le domaine du droit. Si l’on ne peut oublier l’ambiguïté de phrases comme « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » et son engagement aux côtés des nazis, il n’en demeure pas moins que Carl Schmitt fut l’un des esprits les plus brillants de sa génération.

Jean-Michel PALMIER.

Théologie politique, CarL Schmit, Gallimard, Paris, 1988, 182 pages.

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Janvier 1987

Prussianité et socialisme

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                                   Oswald Spengler

L’oeuvre d’Oswald Spengler, synthèse hétéroclite et peu rigoureuse, fut avant tout un phénomène d’époque. Et la tentation de trouver en elle (comme dans celle d’Hermann Rauschning) une critique de droite valable du national-socialisme est dangereuse.

Daté, le texte l’est assurément et la volonté des éditeurs de présenter cet essai de Spengler comme l’annonce du socialisme « instauré dans les pays de l’Est et en RFA notamment » est trop simpliste. Mais les thèmes de Spengler retiennent l’attention, ne serait-ce qu’à la lumière des polémiques qui, aujourd’hui, divisent les historiens sur le rôle que joua la Prusse dans la genèse du national-socialisme. Unir la prussianité et le marxisme fut un rêve que l’on retrouve chez tous ceux que l’on nomme « la gauche de la droite » des années 20, en particulier chez Ernst Niekisch, théoricien du national-bolchevisme.

Et il est vrai que la référence à la Prusse dans les deux Allemagnes soulève de multiples interrogations historiques et politiques. On ne saurait trop conseiller au lecteur de préférer aux synthèses hâtives de Spengler l’excellent essai de Rudolf von Thadden la Prusse en question , paru chez le même éditeur.

Jean-Michel PALMIER.

Prussianité et socialisme, Oswald Spengler

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 Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1990

Philosophie,  de Karl Jaspers

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                   Karl Jaspers

Injustement oublié, Karl Jaspers fut sans aucun doute l’une des figures philosophiques les plus importantes de l’après-guerre. Très lié dans les années 20 avec Heidegger, sa notoriété a curieusement sans cesse été en contrepoint avec celle de l’auteur de Etre et Temps. En 1945, alors que Heidegger doit affronter la commission d’épuration de l’armée française, répondre de son attitude sous le IIIe Reich, Jaspers, antinazi de la première heure, apparaît comme une véritable conscience morale. Lorsque l’audience de Heidegger s’étend en Europe, la sienne disparaît peu à peu. Ce livre, écrit en 1931, contient l’essentiel des intuitions qui détermineront toute sa pensée. Exposé magistral et didactique, écrit à la première personne, c’est un résumé de toute son oeuvre.

Jean-Michel PALMIER.

Philosophie, Karl Jaspers.

Karl Jaspers (1883-1969)

Le Monde Diplomatique :  Notes de lectures par Jean-Michel PALMIER. dans SOCIETE print2

Le psychologue et philosophe Karl Jaspers est né en 1883 à Oldenburg (Allemagne du Nord) et mort en 1969 à Bâle. Connu surtout pour être un des représentants majeurs de la pensée existentialiste du XXème siècle, il a développé, après le désastre de la seconde guerre mondiale, des thèses fédéralistes qui méritent la peine d’être reconsidérées de nos jours.

Opposé au régime hitlérien, il fut obligé de quitter son poste de professeur de philosophie à l’Université de Heidelberg entre 1937 et 1945. De retour en 1946, il dénonça publiquement la responsabilité collective du peuple allemand. Poussé par un souci d’indépendance, il accepte ensuite d’enseigner à Bâle et se fait naturaliser Suisse.

Parmi ses élèves d’avant-guerre notons Hannah Arendt, l’une des plus importantes femmes philosophes du XXème siècle, avec laquelle il a entretenu une correspondance régulière toute sa vie.

La philosophie de Karl Jaspers est imprégnée d’une constante recherche des sens de la vie et de la mort, de la relation entre l’être humain et la transcendance. Mieux qu’aucune autre, elle reflète le déchirement personnel d’un homme exposé aux conséquences de deux guerres mondiales et de l’atroce expérience du nazisme. Moralement, l’une des épreuves personnelles les plus pénibles pour lui était de voir son collègue et ami Martin Heidegger gagné, lentement mais sûrement, aux idées du « 3ème Reich ».

Néanmoins, il ne perdit pas la foi en la raison humaine et la force motivante de nouvelles idées capables de surmonter les peurs collectives. Cette attitude lui permettait d’analyser la situation critique de l’humanité après 1945, conditionnée notamment par la première utilisation de la bombe atomique, dans un esprit positif et constructif:

« Ce qui est historiquement nouveau…c’est l’unité de fait de l’humanité sur Terre… Tous les problèmes cruciaux sont devenus des problèmes mondiaux. »
(Vom Ursprung und Ziel der Geschichte, 1949)
« Il est impossible d’ignorer le fait que l’humanité a atteint le stade où elle est capable de se détruire elle-même. »
(Die Atombombe und die Zukunft des Menschen, 1958)

Dans le premier ouvrage cité, Karl Jaspers resitue l’être humain dans sa dimension historique, en insistant sur les liens existant entre le passé et le futur. Objectivement il constate une interdépendance croissante des différentes civilisations et affirme le besoin de dépasser la division planétaire en Etats souverains : « Là où continue à s’affirmer une souveraineté qui n’est pas celle de l’humanité conçue comme une entité, là persiste aussi une source de non liberté; car la souveraineté nationale doit s’imposer par la force contre la force, c’est-à-dire par la guerre ».

Dans le second ouvrage cité (pour lequel il obtint en 1965 le prix internationale de la Paix), l’auteur dénonce ce qu’il appelle « Le mensonge des Nations Unies », à savoir l’idée fausse d’une paix universelle garantie par l’O.N.U:

« Au cœur de la Charte des Nations Unies réside une erreur fatale. L’O.N.U. cherche à éliminer de la planète la violence comme moyen politique. Pour le faire, elle demande l’assistance d’Etats membres qui, après l’échec des autres moyens mis en œuvre, sont obligés d’imposer la loi par la guerre… L’O.N.U. n’est pas ce qu’elle prétend être. Elle représente une illusion… L’O.N.U. peut être comparée à un théâtre qui met en scène une pièce ennuyeuse pendant que, dans la réalité, les grandes puissances passent aux actes. »

Toutefois, fidèle à lui-même, Jaspers admet qu’il faut corriger les erreurs du passé et retient, dans une vision du futur, la valeur symbolique des Nations Unies : « L’O.N.U. montre à l’opinion publique mondiale autre chose que les simples relations diplomatiques entre Etats : c’est un organe politique – aussi démuni qu’il soit – qui prend en compte toute l’humanité et fonde ainsi la race humaine. Partant, elle contribue à mettre en évidence la grande idée de la paix et de l’unité des êtres humains…»

L’espoir final du philosophe était en effet qu’un jour l’O.N.U., en réussissant à se transformer elle-même, puisse devenir une institution réellement capable d’instaurer le règne du droit dans le monde entier.

À plusieurs reprises, Karl Jaspers a rendu hommage à des qualités indispensables pour l’établissement durable d’un nouvel ordre politique mondial basé sur le droit démocratique et équitable : le courage, l’endurance et… la patience.

« La patience consiste en une attitude éthique qui ne succombe pas aux passions personnelles, qui ne perd jamais de vue la dimension globale des choses, qui discerne l’essentiel de l’inessentiel. Elle consiste surtout à continuer de porter aux choses le même regard inlassable dans l’attente et l’apparente inefficacité. »

Autres œuvres psycho-philosophiques importantes: Psychopathologie générale (en trois volumes, prix Goethe), La Situation spirituelle de notre époque (1931), Philosophie (1932, également en trois volumes), Autobiographie philosophique.

Sources : FCE – Luxembourg
Remerciements:
Nicoletta Mosconi, The Federalist, Karl Jaspers Gesellschaft Österreich, S2 Kultur, Amor mundi (FCE-CD), Joseph Peschon

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1986

 Passion d’Allemagne. Une citadelle instable

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           Patrick Demerin

Très personnel, ce livre est une mosaïque d’impressions, d’images, de points de vue sur l’Allemagne contemporaine. L’auteur, germaniste et traducteur, familier de la culture allemande, analyse avec autant de subtilité que d’amour un pays dont il traduit les oeuvres et qui lui semble à la fois familier et d’une inquiétante étrangeté. Au gré de son errance à travers les villes allemandes, les bistrots, les librairies, les conversations avec des inconnus, des étudiants, des intellectuels, il tente de nous faire sentir la complexité de la réalité de ce pays, de Berlin à Munich. Il s’interroge sur son identité problématique – aux yeux des Allemands comme des observateurs étrangers, – son anxiété, les relations culturelles et politiques qui se sont nouées avec la France. Dans ce voyage au coeur de l’Allemagne, poésie et politique se conjuguent pour donner à l’observation encore plus d’acuité.

Jean-Michel PALMIER.

Passion d’allemagne. une citadelle instable, Patrick Demerin. 

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Mars 1986

Les héritiers de Goethe et d’Auschwitz

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L’Allemagne est sans doute le pays qui s’interroge le plus sur son identité. Outre les raisons historiques, qui tiennent à son unification tardive, le rapport au passé le plus proche (le traumatisme du national-socialisme) n’en finit pas de hanter les nouvelles générations,

Gerhard Kiersch a réalisé autour des questions que se pose la jeunesse allemande aujourd’hui un remarquable volume. En plaçant cette jeunesse sous les symboles de Goethe et d’Auschwitz, il ne cache pas son propos. Au-delà des clichés habituels d’une jeunesse abrutie par le confort et l’américanisme, ou d’une jeunesse angoissée et marginale, l’éventail de possibilités et de questions qu’il nous dévoile est impressionnant. Avoir vingt ans aujourd’hui, en Allemagne, devoir assumer un passé dont on n’est pas responsable, un pays divisé dont il faut apprendre à découvrir – et à respecter – l’autre moitié, vivre dans un monde marqué par le chômage, l’angoisse de l’avenir et la crise des valeurs, comprendre ce que signifie la démocratie ne va pas sans heurts. L’auteur nous montre, dans un remarquable portrait impressionniste, les multiples clivages de cette jeunesse « plurielle », qu’elle vive en RFA ou en RDA. Il tente de comprendre ses aspirations communes, ses angoisses, ses tentations. Qu’y a-t-il de commun entre un punk berlinois et un jeune ouvrier de la Ruhr ? Un pacifiste de Berlin-Est et un « alternatif » de Berlin-Ouest ? Un jeune protestant et un chanteur de rock ? Un skind-head et un néo-nazi ? L’auteur essaye de nous le faire découvrir en soulignant que cette jeunesse allemande « est un immense laboratoire où règne la confusion » .

Jean-Michel PALMIER.

Les héritiers de Goethe et d’Auschwitz, Gerhard Kiersch.

Culpabilité et identité dans l’Allemagne d’après-guerre

Il est rare de nos jours que l’on cherche dans la morale, la principale explication de l’histoire d’une nation. C’est ce qu’ose faire Ingo Kolboom dans Pièces d’identité, un ouvrage où, oscillant entre l’autobiographie et l’analyse politique, il montre comment son pays, purifié par un sentiment de culpabilité consécutif aux excès des Nazis, a finalement opté pour une Allemagne européenne plutôt que pour une Europe allemande.Dans un tel contexte, la purification morale est indissociable de la purification psychologique. Pour avoir des effets positifs, le sentiment de culpabilité, doit demeurer sain, être tenu à distance de la morbidité, du masochisme, de la haine de soi, ce qui suppose une identité bien assurée. Ingo Kolboom nous fait revivre les principales étapes de sa reconquête personnelle de l’identité. Cette introspection est menée d’une manière si vraie, si directe, qu’il devient tout naturel pour le lecteur de penser que toute une génération de jeunes allemands a vécu la même catharsis qu’Ingo Kolboom. La conversion à la démocratie est au coeur de cette catharsis. Après la guerre de 1914-18, on avait d’excellentes raisons de mettre la démocratie au banc des accusés, les démocraties européennes, la démocratie française en particulier, pouvant être tenues responsables du déclenchement des hostilités et surtout de leur ampleur. Il en est résulté, dans l’élite européenne, un fort mouvement en faveur des régimes autoritaires. La guerre de 1939-45 a eu l’effet inverse. C’est la démocratie qui, par la suite, a été l’objet des préjugés favorables. Plus jamais de régimes autoritaires! Le culte de la démocratie est poussé si loin qu’on la confond avec le Bien pur et transcendant. Les anathèmes s’ensuivent : hors de la démocratie point de salut. On peut penser que la démocratie est en-elle même un moindre mal par rapport aux autres régimes, mais nul n’est autorisé à en conclure qu’elle est une garantie contre le mal. C’est la qualité de l’inspiration, elle-même tributaire de la pureté morale et psychologique, qui est ici l’élément déterminant, non le régime politique. La monarchie de Marc-Aurèle à Rome ou d’Henri IV en France est préférable à bien des démocraties démagogiques, intolérantes et corrompues.

Il manque au livre d’Ingo Kolboom une certaine distance par rapport à la démocratie, une distance à la faveur de laquelle serait mise en relief l’idée, pourtant bien présente dans le livre, que c’est la qualité de l’inspiration d’un peuple, sa pureté morale et psychologique qui importent d’abord et non le régime politique

Voici un passage important du livre :Entre Goethe et Auschwitz«Ne croyez pas au mensonge millénaire qui prétend que la honte se lave dans le sang, croyez à cette jeune vérité : la honte ne peut être effacée que par l’honneur, par la pénitence, par le mot du fils prodigue « Père, j’ai péché et je ne veux désormais plus pécher.»
ERNST WIECHERT, Discours à la jeunesse allemandeC’est l’affaire de ma génération de transmettre à cet endroit un message. Et si elle ne le fait pas, elle faillira à sa tâche comme la génération précédente, à qui elle a reproché sans pitié son échec. Et si elle aussi faillit, notre démocratie sera à son tour compromise. Cette fois-ci, cela relève de notre responsabilité.

Étant de la génération née à la fin du Troisième Reich ou après celui-ci, nous avions deux problèmes à régler avec notre passé, deux problèmes fortement liés l’un à l’autre.

Premièrement, nous ne pouvions plus tirer de Goethe autant que le pouvaient encore nos parents ou qu’ils le prétendaient. Deuxièmement, nous portions consciemment le poids d’une histoire qui avait transformé notre peuple en victimes et en bourreaux.

Élevés dans un État plus ou moins autoritaire, jeté dans le bain de la démocratie grâce à la défaite et à la guerre froide, nous étions porteurs d’une mission: le cheminement de l’Allemagne de l’Ouest vers une société démocratique et européenne.

Cette mission nous renvoyait notamment à l’affrontement conscient du passé allemand le plus récent, qui fut pour nous une terrible découverte.

La découverte d’Auschwitz en tant qu’autre visage de notre héritage allemand nous a conduits à une crise d’identité difficile et recherchée: la difficulté d’être allemand.

Quiconque âgé de 15, 20 ou 25 ans se rendant alors à l’étranger devait vivre et supporter cette difficulté, ou n’y arrivait pas. Il en est souvent résulté une fuite à l’étranger, vers l’Autre; souvent, c’est d’ailleurs à partir de cette seule expérience de l’étranger que nous sommes devenus capables de retourner dans notre patrie et de nous réconcilier avec elle.

Cette crise aboutit en même temps à un conflit de génération dépassant de loin les limites normales d’un tel conflit. Sous la forme de ce conflit père-fils-fille, la lutte portait sur une meilleure Allemagne – et cela avec toute l’injustice et l’infatuation du vertueux qui a préservé sa vertu parce qu’il n’a pas encore eu l’occasion de la perdre. « Cette manière de rendre responsables, ce discours de culpabilisation, cette manière de démasquer! Toi, moi, nous, fils et filles de la génération nazie, souffrons d’un complexe d’innocence. Et il faut reconnaître que jamais auparavant une génération n’avait été autant incitée par l’histoire à dénoncer la culpabilité totale de ses propres parents et à affirmer sa propre innocence. » Le roman de Peter Schneider, Paarungen, le rappelle encore une fois douloureusement.

Ces deux conflits ont profondément marqué la culture politique de la République fédérale d’Allemagne depuis les années 1960, en bien comme en mal.

Les héritiers de Goethe et d’Auschwitz, ce n’est pas là par hasard le titre d’un excellent livre sur la jeunesse allemande écrit par mon ami berlinois Gerhard Kiersch dans les années 1980. C’est ce livre qui a inspiré le titre antithétique de ce texte.

Goethe et Auschwitz incarnent les deux faces d’une patrie dont l’ancien président de la République fédérale Gustav Heinemann disait: «C’est une patrie difficile, mais c’est notre pays. »

Cette phrase même contient un message d’espoir, à savoir le refus de la haine et de la négation de soi. La capacité d’assumer son propre pays, de l’aimer, d’en accepter de la même manière la joie et le fardeau, et de le modifier en conséquence. Normaliser sans oublier. Devenir normal et se souvenir malgré tout.»

Ingo Kolboom.

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1988

La vie quotidienne des écrivains et des artistes sous l’occupation. 1940-1944

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             Gilles Ragache

En avril 1940, Jean Giraudoux exalte la victoire à venir, Antoine de Saint-Exupéry est au front comme Paul Nizan. Philippe Hériat et Paul Hazard travaillent à la censure tandis que Sartre s’occupe de météorologie, qu’Anouilh se morfond dans sa caserne, qu’Aragon est infirmier sur la frontière belge, que Brasillach, officier d’état-major, non loin de Nancy, continue de correspondre avec ses amis de Je suis partout.

Après la défaite, la vie reprend. Avec les uniformes allemands dans les cafés, les restaurants et les music-halls, les lois contre les juifs, l’Occupation. Chacun doit choisir son camp, son attitude, son éthique. Au-delà des images édifiantes et des procès, les auteurs de cette remarquable étude suivent pas à pas, dans les rues de Paris, dans les journaux intimes, dans leurs activités, tous ceux qui incarnaient un certain monde artistique et littéraire. Que font-ils tous ces écrivains, ces journalistes, ces acteurs, ces artistes après 1940 ? Ni réquisitoire, ni plaidoyer, c’est tout un pan de l’histoire culturelle française qui nous est restitué, avec ses ombres, ses lumières, son héroïsme et sa lâcheté dans une fresque passionnante et souvent douloureuse.

Jean-Michel PALMIER.

La vie quotidienne des écrivains et des artistes sous l’occupation. 1940-1944, Gilles Ragache, Hachette, Paris, 1988, 342 pages.

Ragache Gilles, Ragache Jean-Robert, L,a vie quotidienne des écrivains et des artistes sous l’occupation, 1940-1944, Paris, Hachette, 1988, 348p. (coll. «La vie quotidienne »).

Ambition large pour un beau sujet : il s’agissait de traiter des écrivains, donc de la littérature, mais aussi de leur engagement dans la presse et de leurs relations à l’édition ; du côté des artistes on touche au théâtre, au cinéma, aux arts plastiques, à la musique, à la chanson. Disons-le d’emblée, l’ouvrage est loin d’être à la hauteur de ses objectifs. Les auteurs donnent à lire une chronique essentiellement fondée sur les souvenirs édités depuis 1945. Quelques articles de presse viennent renforcer ce corpus qui ne comprend ni archives ni interviews. Victimes de leurs sources, les auteurs versent vite dans l’anecdotique, voir l’anecdotique mondain. On retrouve abondamment Sacha Guitry, mais pas un mot sur le développement massif du jeune théâtre ou encore sur l’importance de Jeune-France dans l’émergence d’une production artistique décentralisée. René Rocher n’est pas cité une seule fois, alors qu’il fut rien moins que le directeur de l’Odéon et le président du Comité d’organisation des entreprises de spectacles ! Il y a bien un paragraphe sur « le statut des juifs » , mais il ne fait aucune référence au décret du 6 juin 1942 spécifiquement relatif aux professions d’artiste dramatique, cinématographique ou lyrique. Enfin, même la bibliographie comporte des lacunes graves puisqu’elle ignore le livre de Laurence Bertrand-Dorléac sur les arts plastiques, ou encore les travaux de François Garçon sur le cinéma.

Pour un tel sujet, nous aurions pu rêver d’une sorte d’étude sociologique rétrospective, nous nous retrouvons avec une chronique qui ressemble fort à une compilation de souvenirs des vedettes de l’écriture et des arts.

Serge Added.

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Février 1990

Les Allemands de la Volga. Histoire culturelle d’un minorité. 1763-1941

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Les Allemands de la Volga comptent parmi les communautés germaniques les moins connues et les minorités d’URSS les plus défavorisées du point de vue de l’autonomie culturelle. Leurs ancêtres répondirent au manifeste de Catherine II, qui, le 21 juillet 1703, invitait les étrangers à venir s’implanter en Russie pour y coloniser des terres. Ainsi prirent naissance les premières communautés germaniques des rives de la Volga qui, très rapidement, connurent une expansion spectaculaire.

Si elles ne comptaient au XVIIIe siècle que 25 000 ou 30 000 habitants, ils étaient 400 000 en 1914. Le statut de république socialiste soviétique leur fut accordé en 1924. Staline, par crainte de leur sympathie pour Hitler, les dispersa en 1942 et mit fin à l’existence de la République de la Volga. Jean-François Bourret a minutieusement retracé leur histoire, dans une étude remarquablement documentée.

Jean-Michel PALMIER.

Les Allemands de la Volga. Histoire culturelle d’un minorité. 1763-1941, Jean-François Bourret.

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 Article paru dans Le Monde Diplomatique : Juillet 1989

L’Histoire escamotée. Les tentatives de liquidation du passé nazi en Allemagne.

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                             Jürgen Habermas

Dans un article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 6 juin 1986, l’historien Ernst Nolte s’interrogeait sur la singularité des crimes nazis et affirmait le caractère « originel » du goulag par rapport à Auschwitz. Cette prise de position suscita de cinglantes répliques de la part d’un grand nombre de personnalités intellectuelles allemandes, dont Jürgen Habermas. La plupart des textes concernant ce qu’on nomme « la querelle des historiens » ont été publiés en France au printemps 1988 ( Devant l’histoire , éditions du Cerf). Le mérite de ce nouveau volume est de resituer ce débat dans le contexte politique général de la République fédérale d’Allemagne, en essayant de l’éclairer à partir de thèmes plus vastes. Ainsi nous sont proposées d’excellentes analyses des interprétations de l’Histoire – notamment celle de la République de Weimar et de la Résistance – depuis 1945, du rapport des Allemands à leur passé à partir d’expositions ou de livres scolaires, des réactions que pose l’édification d’un mémorial aux victimes du nazisme. Sans prétendre à l’originalité, tous ces textes ont le mérite de rendre sensible le malaise suscité par ces discussions. On regrettera toutefois que le titre fracassant de l’édition française, pour des raisons commerciales, soit source d’ambiguïtés : il ne s’agit pas d’ « escamoter l’Histoire » et de « liquider le passé nazi en Allemagne » mais de dénoncer une certaine interprétation de l’Histoire par des historiens conservateurs, tentative qui a fait l’objet d’une large réprobation dans un pays où il n’est pas de jour où ne soient publiés un article ou un livre qui évoquent les atrocités nazies.

Jean-Michel PALMIER.

L’Histoire escamotée. Les tentatives de liquidation du passé nazi en Allemagne, Collectif.

La mémoire allemande, tombeau du passé nazi

- DANS UN ARTICLE rédigé pour le Zeit, Jürgen Habermas écrivait en 1986 que le «travail du deuil» n’avait pu s’accomplir, en République fédérale, parce que les Allemands n’avaient jamais envisagé la culpabilité comme une part constitutive de leur histoire . L’analyse était provocatrice car elle engageait à réhabiliter tant les défaillances de la mémoire que leurs conséquences sur la société allemande. La réunification juridique des deux Allemagnes, le 3 octobre 1990, démontre, sur ce point, la pertinence de l’analyse d’Habermas. Accepter la réunification n’a pu en effet s’accomplir que par l’entremise d’une déclaration officielle de la responsabilité de tous les Allemands dans le nazisme. Un aveu tardif qui reconnaissait pour la première fois, non seulement le silence des années écoulées, mais aussi le poids du passé dans la constitution d’un avenir commun.

En 1945, la remise en cause du passé nazi s’est imposée du dehors, par la voix des occupants, marquant de façon spécifique la mémoire ultérieure des Allemands vis-à-vis de la période hitlérienne. L’occupation du territoire allemand ­tant par les Alliés que par les Soviétiques­ n’a en effet suscité que haines et rancoeurs de la part d’une population qui s’est sentie incomprise et injustement persécutée. Devant les accusations , les Allemands invoquèrent les souffrances endurées et surtout l’ignorance. Les Allemands dépeints dans les rapports de la SS exprimaient alors une amère déception vis-à-vis de ceux qui détenaient le pouvoir. Göring était par exemple «maudit» pour ne pas avoir su «maintenir l’armée de l’air au sommet». Le peuple allemand proclamait sa stupeur et son innocence: «Nous n’avons pas mérité qu’on nous conduise à une telle catastrophe». Phrases où dirigeants nazis et occupants étaient confondus en filigrane parce que jugés également responsables d’avoir poussé les Allemands à la déchéance.

Pour les occupants comme pour les Allemands, la priorité accordée à la reconstruction amena à circonscrire la culpabilité et limiter le nombre de responsables. Très vite, on parla de politique constructive et les Allemands s’interrogèrent sur la validité des décisions prises par les occupants en matière d’épuration. Dès 1946, le philosophe allemand Karl Jaspers réfutait pour sa part la thèse selon laquelle nazis et Allemands ne feraient qu’un. Selon le philosophe, les Allemands étaient politiquement responsables, non pas moralement coupables. Une distinction pesant lourd à l’heure de l’épuration de la société allemande. En fait, cette souffrance unitaire aidait les Allemands à lutter contre le sentiment d’exclusion suggéré par la présence des occupants, et les fermait à toute compassion vis-à-vis des Juifs . Introduisant de fait une idée de partage, la souffrance excluait tous ceux qui avaient fui l’Allemagne, que ce soit de leur plein gré, ou non. Il est ainsi significatif que le premier film ouest-allemand réhabilitant ouvertement le national-socialisme le fit sur le principe d’un refus absolu de l’exil (les Fils de Mr Gaspary, Meyer, 1947) .

A l’Est comme à l’Ouest, l’avenir fut l’argument fédérateur en mesure de convaincre les Allemands qu’ils avaient choisi la bonne Allemagne. En s’identifiant à l’Armée rouge, symbole de liberté, les Allemands de l’Est pouvaient ainsi affirmer qu’Hitler n’était pas mort à l’Ouest et que les nazis y trouvaient encore asile. A l’Ouest en revanche, c’est l’anticommunisme qui fut le moyen de réunir des individus d’origine et de provenance différentes autour d’un objectif commun. Des deux Allemagnes, seule la République fédérale prit en compte l’extermination des Juifs. L’évacuation du thème à l’Est était non seulement liée à l’identification de la RDA avec les pays ayant vaincu le nazisme, mais également à l’analyse économique que les historiens marxistes avaient toujours donnée de la solution finale.

Les films de guerre réalisés en Allemagne de l’Ouest au cours des années 50 confirment l’idée selon laquelle l’anticommunisme a permis aux Allemands d’éluder tout sentiment de culpabilité au profit d’une lutte morale engagée sur un autre terrain, celui du danger que représentait l’adversaire soviétique. Un film est significatif de ce transfert: Nacht fiel Uber Gotenhafen (Wisbar, 1959. En Français, l’Ombre de l’Etoile rouge). Mettant en scène la brutalité systématique des armées soviétiques qui s’acharnent sur d’innocentes victimes allemandes, le film s’achève sur une apothéose meurtrière au cours de laquelle l’armée soviétique torpille un navire de réfugiés. L’événement était véridique. Transposé au cinéma, il réussissait à engager une opération de mystification en détournant les Allemands des brutalités commises par leurs propres armées. Dans les années 50 à l’Ouest, l’anticommunisme a permis d’éluder le problème de la culpabilité, mais il a parallèlement permis d’innocenter certains. Ainsi en est-il de la Wehrmarcht qui a régulièrement servi de point de départ à des publications, des débats, des films qui s’interrogeaient tous sur son degré d’implication dans les rouages nazis. Une distinction devenait opérante: celle distinguant les officiers de la Wehrmacht des membres de la SS. Les films qui mettaient par exemple en scène le destin tragique de la Wehrmacht le faisaient en opposant au héros intègre et dévoué à l’Allemagne, un SS noir et machiavélique ( le Général du diable de Helmut Kaütner).

Conjointement, fut évoqué le problème relatif à la résistance de l’armée allemande. Ainsi, début 1952, Publications européennes était créé. Il s’agissait d’un cercle d’études qui s’appuyait sur des documents et des témoignages retraçant l’histoire de la résistance militaire pendant la période hitlérienne. Un de ses rapports publié en juillet 1954 ne présentait pas la thèse d’une insubordination à l’Etat quand celui-ci était perverti. Il défendait cependant l’idée que «la fidélité au serment perd toute valeur si celui qui possède la puissance a lui-même trahi son peuple. Le droit à la résistance est donc conforme au droit allemand traditionnel». Le contexte international se prêtait en fait à la définition de ce qui pouvait ou non être jugé légitime. En effet, au début des années 50, est envisagée la possibilité d’intégrer l’Allemagne de l’Ouest dans l’Otan. Or, l’intégration ne pouvait qu’impliquer des exigences quant à la représentation de l’armée. En montrant une armée courageuse, refusant la trahison comme le fit le cinéma à l’époque, l’Allemagne apportait la preuve que la remilitarisation de l’Allemagne était envisageable.

Au cours des années 60, 70 puis au début des années 80, l’Allemagne a connu un enchaînement de crises qui ont profondément modifié sa façon d’envisager le passé nazi. La rupture entre les générations dans les années 60 et la suspicion généralisée à l’encontre de tous ceux qui avaient vécu la période nationale-socialiste s’était muée pour certains en une haine systématique de l’Etat. La virulence du mouvement terroriste en Allemagne procédait ainsi d’une combinaison de facteurs où la mémoire du passé, la reconstruction et l’institutionnalisation de l’oubli sur laquelle elle s’était fondée étaient déterminantes. La période suivante privilégia une approche quelque peu différente de la culpabilité, par le biais des mouvements de contestation envers les Etats Unis. Un glissement fut opéré, faisant évoluer la critique de la politique américaine vers une comp araison de celle-ci avec la période hitlérienne. Avec le mouvement pacifiste, on évoqua de plus en plus fréquemment la neutralité de la République fédérale, à travers une conscience panallemande. Le fait est d’importance. Il a certainement permis de dépasser les différences entre les deux Allemagnes pour privilégier ce qui les unissait: le passé, mais aussi la situation contemporaine où, à l’Est comme à l’Ouest, les Allemands faisaient les frais d’enjeux qui les dépassaient.

En 1983, les chrétiens-démocrates remportaient les élections, avec Helmut Kohlqui séduisit les électeurs par ses arguments patriotiques. Sa victoire indiquait le désir partagé par une grande partie des Allemands de l’Ouest de retrouver la confiance envers l’avenir, mais aussi la sérénité vis-à-vis du passé.

Au milieu des années 80, philosophes et historiens allemands s’affrontèrent en une violente controverse dont l’enjeu portait en grande partie sur la singularité de la solution finale. Le débat fut déclenché après qu’Habermas eut qualifié de révisionnistes les analyses proposées par trois historiens: Michael Sturmer, Ernst Nolte, Andreas Hillgruber qui, outre la réintégration du passé sur laquelle ils fondaient leurs travaux, engageaient par ailleurs une discussion sur la place de l’historien dans la société. A l’époque, nombreux étaient en effet les hommes politiques qui attendaient de l’histoire qu’elle devienne le support d’une éducation civique où patriotisme et fierté nationale auraient pu être abordés sans honte. Dans le même temps, deux faits allaient être perçus comme allant dans le sens d’une insidieuse réhabilitation de l’histoire nazie: d’une part, la visite du chancelier Kohl et de Reagan au cimetière de Bitburg, en 1986, où les deux hommes saluèrent la mémoire d’officiers allemands, d’autre part la participation du chancelier à la rencontre des expulsés de Silésie. Même contestés ou largement débattus, ces événements traduisaient une lassitude devant les conséquences et la singularité qu’engendrait le fait d’être un Allemand. L’évocation du quotidien fut pour certains le moyen de transgresser, par l’ordinaire, les erreurs de la grande Histoire, et d’offrir ainsi à l’homme de tous les jours l’ancrage lui permettant de réhabiliter une mémoire continue. Tel est le contenu du film d’Edgar Reitz, Heimat (1984), qui rencontra un succès considérable, au moment de sa sortie en Allemagne de l’Ouest. Si la chute du mur, le 9 novembre 1989, a confirmé une tendance déjà amorcée au cours des années précédentes, elle n’a pas tout à fait permis la réconciliation. Car La peur de l’Autre, c’est également la peur d’afficher sa propre identité. Dans les années 50, à l’Ouest, la peur du communisme avait permis de ne pas aborder le passé nazi. Plus tard, l’Américain a rempli une fonction identique. Dans la presse allemande sont aujourd’hui assimilés le régime nazi et le régime est-allemand au sein d’un débat qui remplace parfois les questions posées par l’Histoire. Même si les Allemands ont considérablement évolué dans leur approche du passé, on peut avancer l’idée que la peur de l’étranger, mais aussi la traque des anciens de la Stasi empêchent à nouveau une réelle compréhension du passé.-

  Par FLEURY-VILATTE Béatrice

Bibliographie

Alain Brossat, Sonia Combe, Jea-Yves Potel, Jean-Charles Szurek, A l’Est, la mémoire retrouvée. Paris, La Découverte,1990

Sonia Combe, «Passé nazi, passé stasi», les Temps modernes, juillet 1993, n$564.

Norbert Frei, l’Etat hitlérien et la société allemande 1933-1945, Paris, Seuil, 1994.

Andreas Hillgruber, l’Histoire escamotée. Les tentatives de liquidation du passé nazi, Paris, la Découverte, 1988 – Zwelerlei Untergang, Die Zerschlagung des deutschen Reiches und das Ende des europaïschen Judentums, Berlin: Siedler verlag, 1986.

Karl Jaspers, la Culpabilité allemande, Minuit, nouvelle édition 1990.

Ernst Nolte, les Mouvements fascistes: l’Europe de 1919 à 1945, Hachette, Pluriel, 1992 (avec une préface d’Alain Renaut qui situe les travaux d’Ernst Nolte dans la querelle des historiens allemands.)

Michaël Sturmer, «L’Histoire dans un pays privé de son histoire». Devant l’Histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi (1re éd.: Munich, 1987), Paris, éd. du Cerf, 1988.

La réunification n’a pu s’accomplir qu’à travers l’acceptation de la responsabilité de tous les Allemands envers le nazisme. Mais le travail de la mémoire n’est pas terminé.

Dans «le Général du diable»(1955), un film inspiré d’une histoire vraie, Curd Jürgens incarne un héros de la Luftwaffe qui prend parti contre les nazis.

La mémoire allemande, tombeau du passé nazi PAR BÉATRICE FLEURY-VILATTE maître de conférences à l’université de Nancy.

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1993

L’éthique de Predrag Matvejevitch

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Il y a encore peu de temps, Predrag Matvejevitch, professeur de littérature française à l’université de Zagreb, était considéré en Yougoslavie comme le meilleur spécialiste de la culture française. Auteur de nombreux ouvrages sur la théorie esthétique, familier des littératures romanes comme des littératures slaves, il haïssait tout nationalisme. Son Bréviaire méditerranéen , paru chez le même éditeur (Fayard, 1992), qui a été salué dans tous les pays européens comme l’un des essais les plus importants de ces dernières années, était une rêverie géopoétique sur les symboles autour desquels se sont cristallisés les cultures, les peuples, les civilisations, les modes de vie que la Méditerranée a marqués.

Ce nouveau livre, Epistolaire de l’autre Europe (1), dévoile un autre versant de l’oeuvre de Predrag Matvejevitch : son engagement politique. En même temps, il renoue avec la grande tradition du roman russe épistolaire. Ces lettres ont été écrites pendant les deux dernières décennies. Elles furent publiées en franchissant plus ou moins d’obstacles en fonction des pays, des régimes politiques, parfois dans des revues, parfois sous forme de véritable « szamisdat ». Elles n’étaient pas destinées seulement à un interlocuteur privilégié, mais constituaient de véritables brûlots idéologiques.

Leurs destinataires ont en commun d’avoir été liés aux bouleversements politiques qui ont marqué la politique mondiale depuis plusieurs décennies, et plus spécialement l’Europe. Qu’il s’agisse de chefs d’Etat (Castro, Ceaucescu, Husak, Jaruzelski, Mitterrand, Gorbatchev), d’écrivains ou d’intellectuels (Sakharov, Havel, Kundera) et de responsables de la politique yougoslave. Elles abordent les questions fondamentales de l’éthique et de la politique avec une audace, un courage qui témoignent que Matvejevitch a placé au-dessus de tout un certain idéal de la responsabilité morale de l’intellectuel au détriment de son confort personnel.

Matvejevitch est un disciple de Zola et de Sartre. Ce bréviaire de lettres désespérées, qui dénoncent le cours catastrophique de l’histoire, les injustices, les crimes, qui s’attaquent aux puissants du jour et réhabilitent les ombres de la nuit, qui ne cessent à la manière de l’antique Cassandre de mettre en garde, en brisant tous les conformismes, méritera d’être lu un jour comme une réplique moderne au Don Quichotte de Cervantes.

Ce qui anime Matvejevitch, c’est non seulement la passion de la liberté et de la justice, mais la certitude que la conscience humaine est le seul tribunal de l’histoire.

Jean-Michel PALMIER.

Epistolaire de l’autre Europe, Predrag Matvejevitch

(1) Epistolaire de l’autre Europe (traduit du croate par Mireille Robin et Mauricette Begic), Fayard, Paris, 1993, 346 pages.

Épistolaire de l’autre Europe
(Éditions Fayard, Paris 1993)

Épistolaire de l’Autre Europe renoue avec la grande tradition du roman russe épistolaire… Ces lettres dénoncent les cours catastrophiques de l’histoire, les injustices, les crimes, elles s’attaquent aux puissants du jour et réhabilitent les ombres de la nuit, elles ne cessent, à la manière de Cassandre, de mettre en garde, en brisant tous les conformismes. Ce bréviaire méritera d’être lu un jour comme une réplique moderne au Don Quichotte de Cervantes.
Jean-Michel Palmier: Le Monde Diplomatique

Un mélange de malheur et d’utopie fait tout le prix de cet Épistolaire, rangé par les libraires sur le rayon des ouvrages politiques alors qu’il s’agit d’un roman. Mais un roman au sens où l’entendait Victor Chlovski et les formalistes russes qui, dans les années vingt, renouvelèrent le genre par le subtil mélange de la fiction et du document… L’ensemble forme un étonnant tableau de l’histoire récente, une sorte d’épopée paradoxale… Matvejevitch, le premier, a composé le roman de cette décomposition, de ce lent passage du totalitarisme au post-totalitarisme où les démocraties naissantes se déforment en démocratures. À l’horizon flamboie la forme qui exprimera enfin le nouveau rapport du particulier et de l’universel, de l’homme et du monde. Predrag Matvejevitch surgit du carrefour yougoslave, de ce violent entrechoc de passé et d’avenir, pour nous rappeler à sa manière unique que l’homme en ce siècle a beaucoup changé et qu’il lui reste à trouver sa langue.
Jean-Baptiste Michel: Le Nouvel Observateur

Comment revenir à la raison? Predrag Matvejevitch, le Croate de Mostar, interrogeait sans fin – Boukharine, Mitterrand, Brodsky, Gorbatchev, etc. – dans ce volume plein d’informations, intitulé Épistolaire de l’Autre Europe (Fayard, 1993).
Nicole Zand: Le Monde

Cette littérature épistolaire s’inscrit dans une grande tradition slave, celle par exemple des lettres de Gogol pour sauver la Russie.
Richard Kleinschmager: Dernières Nouvelles d’Alsace

Ces lettres ouvertes dessinent la biographie d’un homme soucieux d’exercer et de défendre le droit à la libre parole. Ce qui assure la cohésion de l’ensemble, ce n’est pas une démonstration, mais plutôt une manière de questionner, de créer une perspective, un sfumato littéraire grâce auquel Matvejevitch accomplit dans les Lettres une tranquille révolution de velours – comme Vinci et Le Corrège révolutionnèrent en leur temps la présence picturale du paysage. Cet épistolaire est une œuvre écrite au futur.
Renaud Ego: Les Lettres françaises

Ces lettres visent à réhabiliter la mémoire d’hommes politiques et d’écrivains connus, victimes du stalinisme (Trotski, Boukharine, Mandelstam, Boulgakov) ou bien font l’éloge des « hérétiques » (Pasternak, Milosz), ou bien défendent ceux qu’on appelait naguère les dissidents : Soljenytsyne, Kundera, Havel, pour ne citer que quelques noms.
Jean-Pierre Morel: La Quinzaine littéraire

Dans certains monastères méditerranéens, on donnait le nom d’épistolaire à la lecture des Épitres. Predrag Matvejevitch, né à Mostar (Herzégovine) d’une mère croate et d’un père russe d’Odessa – propose ici sa propre collection de lettres parues pour l’essentiel en samizdat en 1985… Ce livre est un précieux témoignage de cette « Autre Europe », de ce que furent les combats de certains intellectuels pour faire éclore la vérité au sein du mensonge officiel, un appel aussi pour que se constitue aujourd’hui « une Europe moins euro-centriste plus ouverte au reste du monde ». Un témoignage d’humanité.
Michel Jordan: L’Action des chrétiens – l’a.c.a.t.

Après le Bréviaire méditerranéen, couronné par le Prix européen de l’essai en Suisse et le Prix du meilleur livre étranger en France cette année-ci – L’Épistolaire de l’Autre Europe. Ne doutons pas d’une audience analogue, et dans des milieux plus divers encore. En effet, on pourrait parler de cet Épistolaire comme du Bréviaire de la dissidence : la même culture multiforme s’y constate, la même mémoire vigilante, la même attention aiguë au présent… Le grand connaisseur des cultures se double ici d’un penseur politique d’une rare sûreté et d’une égale lucidité.
Pierre Calderon : Le Journal de Tanger

Cet Épistolaire de l’Autre Europe forme un témoignage de première main, et de première force, sur ce que furent au long des années, dans l’Europe communiste, les circonstances au cours desquelles se nouèrent, pour les intellectuels, les enjeux (politiques, moraux, littéraires) qui donnent sens à l’idée même de liberté de l’esprit.
J.-C. A.: ConstruirePredrag Matvejevitch est un témoin privilégié de tous les courants qui ont secoué les « certitudes » générées par les totalitarismes. Après le Bréviaire méditerranéen c’est la découverte de l’engagement de toute une vie à côté des dissidences en Europe de l’est qui est développé dans son dernier ouvrage. L’acuité du regard servie par le souci d’exactitude fait de ces lettres des documents de grande qualité littéraire.
Gabriel Beis : La Nouvelle Alternative

Ce nouveau livre montre un nouveau visage de l’auteur du Bréviaire méditerranéen : celui d’un dissident opiniâtre qui, par ses lettres envoyées à travers le monde, témoigne de vingt-deux années d’indignation, d’énergiques protestations, de défense de la littérature et de la liberté de pensée. Il était seul, il le reste aujourd’hui, alors que les lendemains de la dissidence ont un goût amer. C’est la fidélité à ces principes qui donne la cohérence et son émouvante densité humaine à l’Épistolaire de l’Autre Europe.
Michel Audétat: L’Hebdo, Lausanne

Souvent prémonitoires, ces lettres témoignent des espoirs d’une génération d’intellectuels de l’Est aujourd’hui désabusés. Quelques-unes, les dernières, évoquent la tragédie de l’ex-Yougoslavie avec la lucidité désespérée d’un « intellectuel des frontières ».
Marc Semo : La Libération

Essais, lettres ouvertes, récits, plaidoyers, actes d’accusation, défenses et illustrations des intellectuels persécutés et emprisonnés…, c’est une vieille tradition russe que Predrag Matvejevitch ressuscite ainsi. C’est un des résultats remarquables du travail de Predrag Matvejevitch. Avec lui l’autre Europe parle à cœur ouvert.
Antoine Spire: Chronique d’Amnesty international

L’Épistolaire de l’Autre Europe présente le combat incessant d’un humanisme qui prend la défense de tous les exilés, censurés, dissidents. Ces lettres sont rattachées à une tradition russe, historique, et démontrent avant tout une fureur de justice.
Frédéric Martel: Le Quotidien de Paris

La question du genre littéraire est ici secondaire: il s’agit de haute littérature.
Ismail Kadaré: FNAC, Paris

Predrag Matvejevitch, messager depuis des lustres entre l’Autre Europe et la nôtre, offre à la réflexion sous forme épistolaire un livre de grande humanité… Sa pensée se déploie au fil des pages dans un style sobre, dense. Construction littéraire originale où souvenir et lettres s’entrelacent dans un tempo qui nous fait lire le cœur battant ce récit de la douleur… Ce livre nous parle de l’Homme, comme l’a fait en son temps le grand poète Georges Séféris.
Moïra Gulmart: Arc en Ciel

Fait de fragments de l’histoire, cet Épistolaire retrace le devenir historique de notre époque sous une lumière crue et par moment insoutenable.
L’Amour des livres

L’Épistolaire de l’Autre Europe est une magnifique anthologie des lettres, celle qui forment un brillant et complexe florilège. Predrag Matvejevitch nous dit tout cela en quelques terribles et mémorables phrases.
Daniel Walther: Dernières nouvelles d’Alsace

Roman de poète, l’Épistolaire est un livre d’Histoire. Entre l’imprécation et la chronique on y dépeint un monde arraché à ses amarres, dérivant hors de la réalité, se nourrissant de mensonges. De loin en loin, comme autant de naufragés, quelques figures émergent : celle de Kadaré ou de Soljenitsyne, un Havel, un Michnik. On ne sait s’ils vont sombrer ou survivre. En tout cas, ils témoignent du refus de capituler, et, porteurs du signe d’utopie, disent la persistance de la conscience.
R.A.: Le Méridional, Marseille

L’Épistolaire de l’Autre Europe constitue un bréviaire bariolé et très éclairant de la dissidence, une saga des rapports Est-Ouest, une reconstitution implicite de l’Histoire de l’Europe centrale et orientale, de la révolution d’octobre à nos jours.
Le Midi Libre

Un grand témoignage à la fois humain et littéraire, une défense audacieuse de la liberté et un profond sentiment cosmopolite, irréductible à toute clôture nationale.
Claudio Magris: Il Corriere della Sera

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Article paru dans Le Monde Diplomatique – Août 1993

Le suicide d’une République. Weimar 1918-1933

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              Peter Gay

Emigré lui-même issu de cette culture de Weimar, Peter Gay lui a consacré plusieurs conférences destinées à des publics universitaires américains. La réunion de ces conférences fut à l’origine de l’essai Weimar Culture (1968), qui compte parmi les premiers essais théoriques et politiques à avoir tenté de ressusciter l’univers idéologique, artistique et littéraire assassiné par les nazis.

L’ouvrage ne développe aucune véritable thèse, il se tient à l’écart des débats d’aujourd’hui – ainsi le rôle éventuel et controversé des intellectuels dans la déstabilisation de la République. Son mérite, c’est de proposer la synthèse étonnamment vivante de cette culture de Weimar – parfois érigée en mythe par les émigrés eux-mêmes, tel Heinrich Mann, – d’en explorer la prodigieuse richesse, la complexité, en nous montrant aussi certains de ses paradoxes. La culture de Weimar, assurément, ne fut pas l’expression de la République. Elle s’édifia souvent contre elle, devant affronter une censure impitoyable et l’indifférence ou l’hostilité des universités.

Les intellectuels de gauche n’étaient pas les plus représentatifs. Si l’histoire culturelle a retenu les noms de Bertolt Brecht, Alfred Döblin, Carl von Ossietzky, ceux de Carl Schmitt, Ernst Jünger, Oswald Spengler n’étaient pas moins connus. Avec son poids de rêves, d’utopies, ses audaces artistiques, cette culture fut un véritable ghetto, au sein d’un univers hostile, qui s’identifie à l’acte de naissance de la modernité. Jamais le contraste entre la faiblesse, voire la lâcheté d’un système politique et de ses représentants officiels et la richesse des expressions culturelles d’une époque ne fut aussi tragique. Et c’est dans ce va-et-vient entre la vie intellectuelle et son décor politique que l’essai de Peter Gay demeure passionnant.

Jean-Michel PALMIER.

Le suicide d’une République. Weimar 1918-1933, Peter Gay.

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Mars 1995

La question de la question de l’art. Note sur l’esthétique analytique

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                                    Dominique Chateau

L’interrogation ouverte par les philosophes anglo-saxons quant à la nature de l’oeuvre d’art a largement dépassé les frontières de la philosophie analytique pour devenir un enjeu aussi bien philosophique que politique en Europe. C’est ce dont témoignent les innombrables prises de position que les travaux des théoriciens anglo-saxons ont entraînées en France, en Allemagne, en Italie et aux Etats-Unis. L’originalité de cet ébranlement apporté par l’esthétique analytique réside dans un déplacement fondamental de toutes les questions concernant le statut de l’oeuvre d’art – ses modes de signification, d’interprétation et de fonctionnement – mais aussi une réévaluation de celui de l’esthétique. La diversité des points de vue et des réactions théoriques à ces thèses, l’hétérogénéité des textes rendent difficile une saisie globale de l’ensemble de ces enjeux. Le mérite de l’ouvrage de Dominique Chateau est d’offrir, pour la première fois, une remarquable synthèse théorique de ces interrogations et des polémiques qu’elles ont engendrées. Sans sacrifier à la rigueur théorique, il rend tous ces débats accessibles en exposant minutieusement, avec objectivité et une connaissance exhaustive de la problématique, les idées en présence.

Jean-Michel PALMIER.

 

La question de la question de l’art. Note sur l’esthétique analytique, Dominique Chateau.

 

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1986

La dictature allemande. Naissance, structure et conséquences du national-socialisme

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Auteur d’une monumentale étude sur la dissolution de la République de Weimar (Die Auflösung der Weimarer Republik , 1955), Karl-Dietrich Bracher fait partie des quelques grands historiens du national-socialisme dont les travaux font partout autorité. La Dictature allemande (1969) ne remplace pas les travaux souvent très précis de Werner Maser et de Joachim Fest sur la naissance du national-socialisme et la personnalité de Hitler. Son propos est plutôt d’offrir une synthèse accessible à un public non spécialisé.

D’une grande objectivité, son étude retrace minutieusement comment un petit parti réactionnaire parmi d’autres, dirigé par un chef dont la personnalité prêtait alors à rire, a pu anéantir la démocratie en Allemagne, engendrer une monstruosité qui suscite encore aujourd’hui tant d’interprétations contradictoires. K.-D. Bracher laisse de côté les nombreuses polémiques des historiens concernant la structure du national-socialisme, son caractère de classe, pour se limiter à la chronique des événements. Scientifique et objectif, l’ouvrage est guidé par une conception résolument hostile à toute structure autoritaire de l’Etat. Sa critique de la  » prédisposition allemande à la dictature » appelle des réserves, et le lien qu’il établit entre le national-socialisme de 1933 et l’extrême droite actuelle en Allemagne, nous semble plus complexe qu’une simple – « survivance »…

Jean-Michel PALMIER.

La dictature allemande. Naissance, structure et conséquences du national-socialisme, Karl-Dietrich Bracher.

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Décembre 1988

Heidegger

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Cet opuscule constitue la préface à la version allemande du livre de Victor Farias Heidegger et le nazisme (Verdier, 1987), qui est à l’origine de la grande polémique sur son engagement politique de 1933. Il paraît curieusement avant le livre lui-même dont Habermas a exigé la révision de plusieurs chapitres. On n’y apprend rien de réellement nouveau sur les faits, mais ce court essai a le mérite d’élever le débat en posant la question essentielle : existe-t-il un lien entre la compromission de Heidegger avec le régime nazi et ses prises de position philosophiques ? Habermas ne propose ni réquisitoire ni plaidoyer mais invite à relire les cours des années 40 et souligne autant l’importance de la pensée de Heidegger dans l’horizon du vingtième siècle que la gravité de son égarement, en s’efforçant de montrer comment, à partir de sa conception du sujet et de l’histoire, il fut rendu possible.

Jean-Michel PALMIER.

Heidegger, Jürgen Habermas, Editions du Cerf, Paris, 1988, 73 p.

Jürgen Habermas
[ Né en 1929 ] 20e sièclePhilosophe et sociologue allemand né en 1929, Jürgen Habermas a obtenu son doctorat en 1954 grâce à une thèse sur Friedrich Schelling. Il fut professeur de sociologie et de philosophie à l’Université d’Heidelberg de 1961 à 1964 et à l’Université de Francfort de 1964 à 1971. Il dirigea de 1971 à 1983 l’Institut Max Planck de Starnberg (Munich). Il enseigna à nouveau à Francfort-sur-le-Main de 1983 à 1994, année de sa retraite. Habermas est souvent assimilé à l’École de Francfort mais il a sans doute été plus influencé par Max Weber que par Karl Marx. Il est un des penseurs de l’éthique de la discussion avec Karl-Otto Apel, éthique qui s’inscrit dans la veine de l’éthique kantienne, tout en y apportant un certain décentrage avec l’impératif catégorique.

Pour la clarté du débat qui s’est développé autour des rapports entre la pensée philosophique et l’engagement politique chez Heidegger, J. Habermas estime nécessaire de distinguer entre l’œuvre philosophique et les éléments idéologiques qui s’y sont infiltrés depuis 1929 environ. Il montre l’importance d’« Être et Temps » pour la critique de la philosophie du sujet et de la conscience, puis retrace l’histoire des infiltrations idéologiques dans la substance même de la philosophie, et les efforts de Heidegger pour surmonter sa déception politique, efforts qui s’avèrent être étroitement liés au « tournant » de sa pensée et à la genèse de sa dernière philosophie de l’histoire de l’Être comme fatalité.

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1986

Hannah Arendt

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Cette monumentale biographie de Hannah Arendt a d’abord l’avantage de tracer un portrait souvent très riche de la vie philosophique et politique allemande avant et après le national-socialisme. L’auteur a eu accès aux archives et à la correspondance la plus personnelle de Hannah Arendt. Si l’on peut regretter le manque d’analyses politiques et les aperçus trop succincts des idées de Hannah Arendt – dont la plupart des ouvrages, qu’il s’agisse de ses études sur le totalitarisme ou d’Eichmann à Jérusalem, ont fait l’objet de nombreuses et intéressantes polémiques, – ses relations avec les personnalités qu’elle rencontra en Amérique et en Allemagne sont largement étudiées, qu’il s’agisse de Martin Heidegger, de Karl Jaspers ou de tous ceux qui, un moment ou l’autre, traversèrent sa vie. L’auteur analyse longuement la liaison qui exista entre cette jeune étudiante juive et le philosophe Martin Heidegger au moment même ou la démocratie allemande s’effondrait et où celui-ci allait devenir recteur de l’université de Fribourg, tandis qu’elle se trouvait condamnée à l’exil. On regrettera que nombre d’affirmations souvent graves – tentative de compromis entre Th. W. Adorno, figure de proue de l’Ecole de Francfort, et le régime nazi, faits rapportés concernant Heidegger, portraits éminemment négatifs de sa femme, accusée d’antisémitisme assez virulent – ne soient guère étayées que par des fragments de lettres à peine citées ou des affirmations invérifiables. Et l’usage de la correspondance intime de personnalités aussi importantes, mortes il y a tout juste une dizaine d’années, éveille un certain malaise.

Jean-Michel PALMIER.

Hannah Arendt, Elisabeth Young-Bruehl

Edition :La critique au fil des lectures (Thierry Ternisien)

Je profite des figures imposées de l’édition « La critique au fil des lectures » pour vous proposer, un parcours initiatique en dix livres de l’auteur, qui avec Proust et dans un genre bien différent, a provoqué chez moi, ces dernières années, l’émotion et la réflexion la plus intenses. Je n’ai abordé Proust que tardivement (j’avais 45 ans !). Quant à Arendt, c’est encore pire il m’a fallu dépasser la cinquantaine pour oser me confronter à une œuvre et une pensée dont j’avais beaucoup entendu parler. Merci à Daniel Pennac et ces dix droits du lecteur d’avoir contribué à me sortir de la lecture scolaire et trop respectueuse dans laquelle je m’étais manifestement englué.

Cinq livres d’Arendt (six en fait, deux étant regroupés).

Tracer son chemin dans l’œuvre d’Arendt traduite en français est une première difficulté. Editeurs multiples, parutions dans le désordre, titres parfois éloignés de ceux des éditions originales, absences en général d’appareil critique,…Ma clé d’entrée a été la parution en 2002 du Quarto de Gallimard rassemblant des œuvres alors dispersées. Depuis je lis et constitue une bibliothèque en français et, petit à petit et quand c’est nécessaire, en anglais, autour de la pensée d’Hannah Arendt. J’ai créé en 2007 deux blogs pour « explorer à haute voix » une œuvre qui m’aide à comprendre notre époque, à « penser ce que nous faisons ».

·Les Origines du totalitarisme – Eichmann à Jérusalem (Quarto Gallimard)

Cette édition de 2002 est une somme que je travaille régulièrement. Rassembler les trois parties, auparavant dispersées en français, des Origines du totalitarisme (parution en anglais en 1951) avec Eichmann, Rapport sur la banalité du mal (parution en anglais en 1963), est une démarche éditoriale remarquable qui permet de saisir la globalité, l’évolution et les nuances de la pensée d’Hannah Arendt sur le totalitarisme et sur le mal (radicalité du mal, banalité du mal). Livre et édition indispensables. S’autoriser le « temps » de la lecture et de la relecture.

·Condition de l’homme moderne (Pocket/Agora)

Seule édition disponible en français d’une œuvre pourtant majeure pour comprendre notre époque (parution en anglais en 1958). Elle reprend la traduction de 1961 avec une préface de Paul Ricoeur. Un triple regret : la traduction réductrice du titre anglais (The Human Condition) ; l’absence de traduction de la préface de Margaret Canovan à la seconde édition en anglais de 1998 ; absence d’index contrairement à l’édition anglaise. J’ai traduit et publié sur mes blogs la préface de Margaret Canovan. Je vous y renvoie pour saisir toute l’importance de ce livre dans l’œuvre d’Arendt et son lien avec les Origines du Totalitarisme.

·La crise de la culture (Folio essais)

Cette édition reprend la traduction de 1972 de huit exercices de pensée politique écrits entre 1954 et 1968. Le titre de l’édition originale en anglais est beaucoup plus explicite, Between Past and Future, sur les intentions poursuivies par Hannah Arendt : savoir s’exercer à penser pour se mouvoir dans la brèche, dans l’intervalle entre le passé révolu et l’avenir infigurable. Livre essentiel donc, dont ne sont souvent extraits que le cinquième exercice (la crise de l’éducation) et le sixième (la crise de la culture). L’édition française risque de faire passer à côté de la dimension « exercice de pensée » pour privilégier un discours théorique. Mal très hexagonal….

·On Revolution (Penguin Classics)

Autre mal très français, le mauvais traitement infligé aux auteurs étrangers et, par là-même, à leurs lecteurs. La traduction française, sous le titre « Essais sur la révolution », n’est plus disponible chez Gallimard. C’est d’ailleurs heureux puisque cette traduction était catastrophique. Depuis 2003, plus de nouvelles et donc indisponibilité en français d’un des ouvrages importants d’Hannah Arendt, paru en 1963 ! Son analyse des révolutions française et américaine est, en effet, un élément essentiel dans l’évolution de sa pensée politique. Préface très intéressante de Jonathan Schell, que j’ai commencée à traduire.

·La vie de l’esprit (Quadriges PUF)

Au moment de lamort d’Arendt[1], la première partie de son dernier livre, la Vie de l’esprit, consacrée à la pensée,est achevée depuis quelque temps. La deuxième, sur la volonté, vient juste, non sans mal,d’être terminée. La troisième, sur le jugement[2], a été explorée et approfondie dans de nombreuses conférences. D’après son amie Marie McCarthy[3], Hannah Arendt considérait la Vie de l’esprit comme sa tâche finale, le couronnement de ses efforts, non seulement pour remplir l’autre côté de la médaille des capacités humaines (la vie active ayant été traitée dans Condition de l’homme moderne), mais pour rendre hommage à la capacité la plus haute et la moins visible : l’activité de l’esprit. « Étant Hannah Arendt, elle eut senti que le service, la mission pour lesquels elle avait été mise au monde, étaient remplis.[4] ». L’édition française ne comporte malheureusement pas, contrairement à l’édition anglaise, d’index.

Deux livres présentant globalement la pensée et les concepts d’Arendt. Ces deux livres m’ont beaucoup aidé pour trouver mes premiers repères pour lire Hannah Arendt.

·Hannah Arendt, une introduction par Jean-Claude Poizat (Pocket/Découvertes)

Paru en 2003, ce livre est plus qu’une simple introduction. Il donne une vision globale de la pensée d’Arendt à travers une présentation précise de l’œuvre et le récit des controverses qu’elle a suscitées. J’y reviens souvent et viens d’acheter un nouvel exemplaire, le premier rendant l’âme (la qualité du papier n’est pas au niveau du contenu).

·Hannah Arendt – Le vocabulaire de Hannah Arendt par Anne Amiel (Ellipses)

Deux petits livres présentant les concepts fondamentaux permettant de saisir l’unité et la cohérence de la pensée de Hannah Arendt. Le premier à travers une introduction et des textes d’Arendt commentés. Le second à travers son « vocabulaire ». Deux petits livres que je relis d’un œil différent après chaque approfondissement de la pensée d’Arendt.

Deux biographies « intellectuelles ». D’autres, intéressantes, existent, mais sans atteindre le même équilibre dans la mise en perspective de l’œuvre et de la vie d’Hannah Arendt.

·Hannah Arendt, biographie par Elizabeth Young-Bruehl (Calman-Levy)

Publiée en 1982, rééditée en 1999 avec une nouvelle préface, elle reste la biographie de référence (bibliographie, notes, index nominal). Elizabeth Young-Bruehl, qui a eu pour directeur de thèse Hannah arendt, vient, à l’occasion du centenaire de sa naissance, de publier Why Arendt Matters ?, livre sur lequel je reviendrai.

·Hannah Arendt, par Sylvie Courtine-Denamy (Hachette/Pluriel)

Publiée en 1994 et rééditée en 1997, cette biographie, elle-aussi très complète ( bibliographie, index nominal), constitue, à mon sens, la meilleure présentation globale de l’œuvre et de la vie de Hannah Arendt par un auteur français.

Enfin, malheureusement non traduit en français, bien que publié en 1992, le remarquable ouvrage de Margaret Canovan sur la pensée politique de Hannah Arendt.

·Hannah Arendt, a Reinterpretation of her Political Thought by Margaret Canovan (Cambridge University Press)

Je suis en train de rédiger une note de synthèse sur cet ouvrage essentiel qui replace Hannah Arendt, ce qui était son souhait, parmi les théoriciens et penseurs politiques plutôt que parmi les Philosophes.



[1]Le 4 décembre 1975

[2] Dont on trouvera le titre sur la dernière feuille tapée sur sa machine à écrire

[3]:« Pour dire au revoir à Hannah » publié en préface des Considérations morales (Rivages/Poche -1996

[4] « Pour dire au revoir à Hannah » publié en préface des Considérations morales (Rivages/Poche -1996

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Décembre 1988

Europe, Europe !

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Ah, cette Europe… Ce serait peut-être le meilleur équivalent du cri du coeur, faussement accablé et complice, du poète et journaliste Enzensberger, un anticonformiste de longue date : Ach Europa. L’auteur a rassemblé sous ce titre sept récits de voyages et reportages qui entraînent le lecteur au nord, au sud et à l’est, bref tout autour du noyau historique des grands pays fondateurs de la Communauté, RFA, France et Royaume-Uni, sans jamais y pénétrer, sinon pour un épilogue de politique-fiction.

Les sept étapes – Suède, Italie, Hongrie, Portugal, Norvège, Pologne et Espagne -, d’observations pittoresques en rencontres stimulantes, forment un plaidoyer pour une Europe un peu marginale sans fausse honte, celle des petits pays et du bricolage au ras du quotidien, à l’écart des politiques décrétées d’en haut.

« Imaginons un instant que la politique soit davantage que la production ou la course aux armements ; imaginons qu’il existe une Europe des désirs » : elle vit ici, dans un livre plus profond qu’il n’en a l’air, sous une plume agile et toujours curieuse. Un souffle d’air vivifiant parmi les piles de rapports statistiques et de projections arides.

Jean-Michel PALMIER.

Europe, Europe !, Hans Magnus Enzensberger (Traduit par Pierre Gallissaires et Claude Orsoni, Gallimard, Paris, 1988, 380 pages.)

Les Français l’ont découvert avec son récit Hammerstein . Rencontre avec un grand monsieur de la scène littéraire allemande. «Je ne suis pas un héros. [...] Je fais face quand il le faut. Mais je ne me bouscule pas pour empoigner la roue de l’histoire comme vous autres. »Provocation tranquille assenée par Kurt von Hammerstein telle que l’invente Hans Magnus Enzensberger dans Hammerstein ou L’Intransigeance. Une histoire allemande . L’histoire de ce haut gradé prussien, chef de l’état-major général de la Reichswehr, ayant dit non à Hitler en 1934, un esprit non conformiste et un peu dandy, ainsi que de ses filles militantes communistes, a trouvé un public enthousiaste en Allemagne en 2008 et en France, où il a été traduit en 2010. Peut-être parce que, dans son caractère extraordinairement romanesque, cette famille cristallisait un concentré puissant de l’histoire allemande au temps du nazisme : le déclin de Weimar, l’échec de la résistance à Hitler, l’Allemagne déchirée entre l’Est et l’Ouest, l’attrait du communisme, les derniers signes de la symbiose judéo-allemande. De ce scénario fatal mille fois analysé, l’itinéraire de Hammerstein offre une version décalée : ce n’est en effet ni un rallié de la dernière heure ni un résistant activiste ; néanmoins, dans son geste souverain de refus (il demanda à être démis de ses fonctions en 1934), dans sa réserve aristocratique et son extra-lucidité désabusée, il incarne la survie possible sous le régime de Hitler, sans capituler avec lui.

Comme Hammerstein qu’il a tiré des soupentes de l’histoire, Hans Magnus Enzensberger est un homme de caractère. Avec Günter Grass et Martin Walser, c’est le troisième auteur majeur de la sainte trinité de la littérature d’Allemagne de l’Ouest. Moins connu pourtant, car plus inclassable, tant la palette de ses pratiques littéraires est étendue, entre la poésie, essentielle et première, le théâtre, l’opéra, les chansons (pour Ingrid Caven), les nombreux essais, les romans, les pièces radiophoniques et les livres pour enfants dont l’un d’eux, Der Zahlenteufel , sera son seul best-seller.

Sa date de naissance, 1929, signe sa biographie comme celle de ses contemporains : adolescent dans les ruines de l’Allemagne année zéro, il y respire avec un paradoxal bonheur un air d’anarchie et de liberté ; et puis, il faut grandir dans ce pays peu ou mal dénazifié. La littérature – il appartient au Groupe 47[1] -, les voyages, indispensables, nombreux, à polarité idéologique multiple (en URSS, à Cuba, aux États-Unis, en Amérique du Sud…) et le gauchisme des années 1960 dans les communes de Berlin le font sortir d’une nation plus préoccupée de reconstruction matérielle que de retour sur soi. En même temps que Fassbinder au cinéma, il ne se gêne pas pour stigmatiser la médiocrité heureuse de la bourgeoisie allemande amnésique et frileuse.

Même s’il ironise sur le phénomène de « vedette intellectuelle »dont la France serait l’inépuisable vivier, il occupe, quoi qu’il en dise, une posture d’intellectuel public, poil à gratter de la bonne conscience germanique, critique féroce des choix du capitalisme financier et même, plus récemment, du « monstre mou de Bruxelles »(c’est le titre de son dernier ouvrage non encore traduit Sanftes Monster Brüssel oder Die Entmündigung Europas , Suhrkamp, 2011).

Il se sent pourtant authentiquement européen, mais une Europe remise à sa place : « Je suis polyglotte, si vous voulez. Enfin, je parle les langues de la famille : russe, anglais, italien, espagnol, français, mais ni chinois ni arabe. On est toujours un peu provinciaux. »Une Europe provincialisée donc et en même temps unie et, pourquoi pas, célébrée par toute une histoire en partage.

Comme Marc Bloch, Hans Magnus Enzensberger pense que le passé est distrayant. Il est exotique. Ce dépaysement par le temps est la joie secrète, inavouée, de tout historien toujours un peu en froid avec son époque. Hans Magnus Enzensberger n’est pas historien et n’entend nullement usurper cette identité professionnelle, mais il adore les archives, « les lettres, le journal de la grand-tante, les fonds de tiroir, le surgissement de voix ordinaires », tout ce matériau dont il parsème ses enquêtes et qui nous permet d’envisager un passé, à la fois familier et obscur.

C’est parce que les broussailles du passé restent en partie impénétrables et que l’histoire historienne ne vient pas à bout de tous les mystères que la littérature, selon Hans Magnus Enzensberger, doit entrer en scène, avec ses moyens propres : l’imagination et l’invention de formes adéquates. Pour raconter l’époque romantique par exemple, dans Requiem pour une femme romantique , le médium adapté est la langue épistolaire qui tamise et reformule la vision du monde entre le poète Clemens Brentano et son épouse : Hans Magnus Enzensberger recourt à un assemblage de lettres authentiques échangées par les deux époux et par les témoins de leur relation tumultueuse dans la première moitié du XIXe siècle. Si les communistes conservent bureaucratiquement leurs archives, les anarchistes n’en ont cure ; c’est pourquoi le livre écrit par Enzensberger sur l’Espagnol Durruti, mort en 1936 lors de la guerre d’Espagne ( Le Bref Été de l’anarchie. La vie et la mort de Buenaventura Durruti. Roman , 1972), est un collage de témoignages recueillis par l’auteur et « montés cut».

Les lecteurs de Hammerstein ont été frappés par la force de pénétration historique d’un livre au statut indécis (ni roman ni livre d’histoire), revisitant la tragédie nazie avec des chemins de traverse, qui « kaléidoscopisent » la réalité : des extraits d’archives, des « conversations posthumes » avec les principaux protagonistes, des « gloses », des photos, des coups de sonde, des morceaux de silence.

Hans Magnus Enzensberger retourne inlassablement à la séquence finale et inaugurale de l’Europe en ruine de 1945. Par un recueil de textes d’écrivains, de journalistes, de reporters qui la sillonnent à la sortie de la guerre, L’Europe en ruine ; par la republication dans sa collection « Die Andere Bibliothek » d’un récit sidérant, Une femme à Berlin, le journal d’une Berlinoise qui, alors que les Soviétiques occupent la ville, raconte la vie misérable de son immeuble, l’effroi des bombardements, les viols, la honte. Le ton, froid, lucide, grinçant, parfois comique, poignant, fait la force du livre et finalement nous donne le sens de la survie. Même les jeunes moujiks soviétiques avides de femmes ne sont que les victimes du vaste drame collectif dont l’auteur décide que c’est aussi collectivement que les Allemands devront payer, le viol de leurs femmes en constituant comme l’inévitable tribut.

Écrivain, traducteur, éditeur, cette figure de la gauche allemande aux manières de gentleman n’en finit pas de témoigner, de documenter, de cerner, de circonscrire par tous les moyens à sa disposition la séquence de temps qui lui est revenue de vivre. « Naître en 1929, une calamité ! »Et pourtant, contre Adorno qu’il a côtoyé à Francfort, Hans Magnus Enzensberger croit dans la capacité, sinon rédemptrice du moins compréhensive, de la littérature, main dans la main avec l’histoire des historiens qu’il fréquente assidûment. L’intranquillité de ce pessimiste joyeux, compagnon de Diderot, nous promet encore quelques belles découvertes, mais pour l’instant, il aimerait apprendre la paresse. Difficile à son âge.

Par Emmanuelle Loyer
publié dans L’Histoire n° 365 – 06/2011 Acheter L’Histoire n° 365 +

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Octobre 1986

Essais de critique, Günter Grass

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Quels rapports l’oeuvre de Günter Grass, qui s’est identifiée, en 1945-1947, au renouveau de la littérature allemande, entretient-elle avec les oeuvres classiques ? Que pense-t-il de Brecht, de Shakespeare, d’Arno Schmidt ou de Döblin ? Comment se situe-t-il par rapport aux théories littéraires du vingtième siècle ? Les courts essais rassemblés dans ce volume ne répondent pas à toutes ces questions mais éclairent assurément la genèse et la texture de son oeuvre.

On sera particulièrement sensible au bel hommage qu’il rend à Alfred Döblin, l’auteur de Berlin, place Alexander , qu’il reconnaît comme son maître, et dont le Tambour , et tant d’autres romans, semblent prolonger le style épique et grimaçant. Quant à Franz Kafka et Bertolt Brecht, ils sont aussi des interlocuteurs privilégiés de Günter Grass. Entre la politique et la littérature, tous ces textes ne cessent de jeter des ponts.

Jean-Michel PALMIER.

Essais de critique, Günter Grass, Le Seuil, Paris, 192 pages.

Günter Grass est né en 1927 à Dantzig-Langfuhr, de parents germano-polonais. Après avoir servi sous les drapeaux pendant la guerre et avoir été prisonnier des Américains de 1944 à 1946, il a travaillé comme ouvrier agricole et mineur, puis a étudié les arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin. De 1956 à 1959, il a gagné sa vie comme sculpteur, graphiste et écrivain à Paris, puis à Berlin. En 1955, Grass est entré au «Gruppe 47», un mouvement contestataire à qui l’écrivain allait plus tard rendre hommage dans Das Treffen in Telgte («Rendez-vous à Telgte»). Il a débuté comme poète en 1956 et comme auteur dramatique en 1957. La grande percée internationale s’est produite en 1959, avec Le tambour. Ce roman picaresque et de formation, un ouvrage allégorique à la composition ample, porté à l’écran par Schlöndorff, constitue un panorama satirique de la réalité allemande de la première moitié du siècle et allait faire partie de «la trilogie de Dantzig», avec Katz und Maus («Chat et souris») et Les années de chien. Pendant les années 60, Grass s’est engagé dans la politique et a participé activement aux campagnes électorales en faveur de la social-démocratie et de Willy Brandt. Il a traité le thème de la responsabilité des intellectuels dans Anesthésie locale, Journal d’un escargot, et «la tragédie allemande» Les plébéiens répètent l’insurrection, et a publié des discours politiques et des écrits où il plaide pour une Allemagne délivrée du fanatisme et des idéologies totalitaires. On allait retrouver Dantzig, la ville de son enfance, et l’imagination narrative, vaste et suggestive, de l’auteur, dans Le turbot et La ratte, romans à succès qui critiquent la civilisation et reflètent aussi l’engagement de Grass dans les mouvements pacifiste et écologiste. Le pavé Toute une histoire, dont l’action se passe en République démocratique allemande pendant les années précédant et suivant l’effondrement du communisme et la chute du mur de Berlin, a suscité des discussions et des critiques véhémentes. Dans Mein Jahrhundert («Mon siècle») il fait un historique personnel, année par année, du siècle écoulé. En tant que graphiste, Grass a souvent été l’auteur de la couverture et des illustrations de ses œuvres. Il a été président de l’Akademie der Künste de Berlin de 1983 à 1986 et a été actif au sein de la Maison d’édition des auteurs et du Pen Club allemands. Il a reçu un grand nombre de prix, parmi lesquels: Preis der Gruppe 47 (1958), «Le prix du meilleur livre étranger» (1962), le prix Büchner (1965), le prix Fontane (1968), Premio Internazionale Mondello (1977), Alexander-Majakowski-Medaille (Gdansk, 1979), le prix Antonio-Feltrinelli (1982), Großer Literaturpreis der Bayerischen Akademie (1994). Docteur honoris causa des universités de Kenyon College, Harvard, Poznan et Gdansk.

Choix d’œuvres de Günter Grass en français
Les plébéiens répètent l’insurrection. Théâtre. Précédé d’un discours de l’auteur. Trad. par Jean Amsler. – Paris: Seuil, 1968.
Le tambour. Trad. par Jean Amsler. – Paris: Seuil, 1979.
Le turbot. Trad. par Jean Amsler. – Paris: Seuil, 1961.
Les années de chien. Trad. par Jean Amsler. – Paris: Seuil, 1965.

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Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1990

Contre la peur. De la science à l’éthique, une aventure infinie

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  Dominique Lecourt

Le « scientisme » du dix-neuvième siècle voyait dans la science la « religion du progrès » , la réponse à tous les maux de l’humanité. Aujourd’hui, à l’époque des accidents nucléaires, des armes chimiques, des possibilités de manipulation génétique, un certain pessimisme conduit parfois à faire du savant un « apprenti sorcier ». Epistémologue, Dominique Lecourt nous propose dans ce court et brillant essai de reparcourir l’histoire de la science et des sciences pour être attentif à un certain type de pensée qui s’y fait jour. Examinant les positions de Marx, de Weber, mais aussi de Sartre, de Husserl, de Heidegger et de Habermas, s’interrogeant sur ce que signifient Hiroshima ou l’eugénisme pour la science, il montre que la seule possibilité de poser avec rigueur des questions éthiques sur la science, c’est de méditer l’essence même de sa démarche.

Jean-Michel PALMIER.

Contre la peur. De la science à l’éthique, une aventure infinie, Dominique Lecourt.

Dominique Lecourt

Lecourt penseur
Contre la peur. Suivi de Critique de l’appel de Heidelberg de Dominique Lecourt (Hachette, 1993)

Par cet essai intitulé Contre la peur. Suivi de Critique de l’appel de Heidelberg, Dominique Lecourt tend ici moins à faire preuve d’un travail d’histoire de la pensée relativement à la biologie, comme dans Lyssenko, histoire réelle d’une « science prolétarienne » (1976), que d’axer sa réflexion sur une étude polémique de la « modernité ». Par certains côtés, cet ouvrage rappelle Les piètres penseurs (1999), livre dans lequel Lecourt s’en prenait aux intellectuels médiatiques en vue comme Bernard-Henri Lévy ou Michel Onfray.

Mais le but de Contre la peur ne se résume pas à évoquer ― ici ― la figure emblématique de Michel Foucault. Il s’agit d’atteindre un degré d’abstraction supérieure. Ainsi, Lecourt ne s’arrête pas à de vagues médiocrités intellectuelles : l’auteur élabore une critique de penseurs autrement plus significatifs tels que Jurgen Habermas ou Martin Heidegger. Il n’a aucun mal à montrer ce qu’a de puéril la volonté commune de définir comme un mal effroyable ou un bien nécessaire la « techno-science ». Lecourt devient même passionnant ; lorsqu’il s’appesantit longuement sur l’évolution de la situation du « savant » de plus en plus dépendant, aujourd’hui, de l’État (le scientifique se trouve dans la position de l’individu limité dans son travail par des législations restrictives, ou, encore, employé par des intérêts à des fins politiques, voire « criminelles »). D’autre part, sa réflexion propre n’oublie pas de révéler la responsabilité de figures brillantes comme Albert Einstein, un des acteurs du programme américain en ce qui concerne la mise au point de la bombe atomique. Comme elle ne manque pas de souligner les errements « scientistes » de toute une descendance de philosophes prompts à soutenir la maîtrise absolue de la nature par l’homme. En conséquence, la science, par le biais de la philosophie des lumières représentée essentiellement par Condorcet, a tendu à prendre la place de Dieu dans le fondement de la vérité ou de la connaissance.

Mais là où Lecourt se trompe, c’est lorsqu’il appelle à un dépassement de la vision « scientiste » la plus étroite au profit d’une liberté radicale ou conquérante. En cela, il se rapproche inconsciemment du penseur américain Walter Lippmann (1899-1974) ; lequel avait « sanctifié » tout à fait le concept de liberté opposé au règne de la tyrannie ou de l’arbitraire. En prenant partie pour le renouvellement de la pensée en général et de la réflexion démocratique en particulier, l’auteur reste dans la situation de l’intellectuel proférant d’éternels vœux pieux. Plus exactement, j’ai l’impression que Lecourt s’arrête, en fin de compte, sur le chemin qui devait le mener sur le terrain idéal de la spéculation théorique.

Non seulement Lecourt sombre dans l’impasse de la vision « relativiste » propre aux héritiers pauvres de Alexandre Koyré et de Thomas Kuhn par sa charge véhémente et inutile contre le cercle de Vienne taxé, bien entendu, de « scientisme », mais il échoue à donner des éléments d’appréhension de l’objet politique. Dans le sens que ses idées se bornent à reconnaître la supériorité de la démocratie représentative ; sans comprendre que, par-delà la notion de progrès, il y a un véritable besoin de dépasser le possible et, donc, de proposer d’autres projets intellectuels comme la législation directe par le peuple voulue dès le XIXème siècle. Ce dernier projet sera repris plus tard par l’un des intellectuels proches ― temporairement ― de l’école de Francfort, Erich Fromm (1900-1980).

 

Thomas Dreneau

 

A lire également sur Arès :

La chronique sur Lyssenko. Histoire réelle d’une « science prolétarienne » de Dominique Lecourt

La chronique sur Pour une critique de l’épistémologie (Bachelard, Canguilhem, Foucault) de Dominique Lecourt

La chronique sur La cité libre de Walter Lippmann

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JEAN-MICHEL PALMIER : ARTICLES REDECOUVERTS

Lundi 19 septembre 2011

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Jean-Michel PALMIER

Étudiant dans les années 70 à Amiens, j’ai eu la chance, pendant une année, de participer aux cours de sociologie dispensés par Jean-Michel Palmier. J’ai gardé un souvenir toujours admiratif de ce véritable “montreur d’ombres”. Au fil du temps, j’ai suivi sa carrière et cherché à toujours mieux le comprendre au travers de ses nombreuses publications. Jean-Michel Palmier à toujours su faire partager son immense culture au travers de la rédaction de notes de lecture parues dans d’innombrables journaux et revues.

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C’est la trace de ce “passeur, de cet “éveilleur des consciences” que je souhaite partager avec ceux qui l’ont connu ou qui le découvrirons au travers de la publication d’articles nombreux que j’ai accumulés. Ce blog vise à rendre hommage à ce grand homme passionné et passionnant qui m’a toujours fasciné par son érudition et sa grande modestie.  J’espère également en faire un lieu d’échanges rassemblant la “communauté imaginaire” liée par les mêmes passions.

Biographie de Jean-Michel Palmier (1944-1998) (extraite de l’ouvrage posthume “Rêveries d’un montreur d’ombres” paru chez C. Bourgois en 2007 coll Titre N° 67) était professeur d’Esthétique et des sciences de l’art à l’université de Paris 1. Spécialiste de la République de Weimar, il a travaillé sur les écrits politiques de Martin Heidegger et publié une thèse sur le poète Georg Trakl avant de s’attacher à faire connaître les pensées de Jacques Lacan, de Wilhelm Reich ou encore de Herbert Marcuse. Ses travaux sur l’expressionnisme, sur la ville de Berlin, sur le théâtre d’Erwin Piscator ou le cinéma de Bela Balazs, sur Dada, sur Ernst Bloch ou Georg Lukacs ont ensuite largement contribué à faire connaître le foisonnement intellectuel et artistique de cette période. Il a consacré ses derniers travaux à Walter Benjamin.

 

Eléments bibliographiques sur Jean-Michel Palmier par Sébastien Rongier -13 novembre 2005 -Site Remue.net

https ://remue.net/spip.php?article 1945

https ://remue.net/spip.php?rubrique 207 

 

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Le dernier exil de Jean-Michel Palmier,  par Jean Duvignaud

Article paru dans le Nouvel Observateur – Semaine du 13 août 1998

Passionné par la culture allemande du XXème siècle, il n’a cessé d’en sonder les arcanes. Avec ferveur et pertinence. Il nous a quitté, le 20 juillet, à l’âge de 53 ans.

Qu’est-ce qui donne à certaines rencontres, l’intuition d’une attente commune ? Choses non dites encore, échanges d’utopies…Quand j’ai connu Jean-Michel Palmier, alors aux alentours d’Henri Lefebvre, il portait avec lui le souci de comprendre la grande affaire du siècle : la fulgurante révolte imaginaire qui répond aux violentes convulsions des guerres, d’une révolution et des “putschs” totalitaires.

Vers 1968, c’est à travers une critique d’Heidegger, une analyse de Marcuse et de Reich qu’il tente de comprendre la réfraction des mouvements sociaux sur la conscience philosophique. Il en discute avec Lucien Goldmann, Kostas Axelos, dont il est proche. Une philosophie, oui, dont le moteur chez le jeune Marx est le désir infini, la liberté créatrice de formes et de relations neuves. Mais Palmier n’a rien “trouvé”, il soupçonne.

En 1974-1975, nous  sommes réunis, Georges Pérec, Paul Virilio, pour un numéro de la revue “Cause commune” qui doit reparaître en 10/18 : est-ce que depuis près d’un siècle, au lieu de se “conserver” comme disent les “biens-pensants”, les sociétés ne se détruisent-elles pas elles-mêmes, fût-ce les trouvailles de leurs “progrès”, de leurs nouvelles techniques ? Nous avons beaucoup débattu du “pourrissement des sociétés ” actuelles…

Pérec s’installe au Café de la Mairie, place Saint-Sulpice, pour examiner la dérisoire déambulation des passants affairés; Virilio évoque les “espaces sociaux” contrôlés par la haute surveillance étatique; Palmier, lui, décrit son pèlerinage sur “les ruines de Weimar sur les ruines de Berlin “, et qui sera l’ébauche de son livre de 1976 : “Berliner Requiem “.

Weimar, oui, un rêve perdu : les semences d’une nouvelle vision de l’homme, des arts, de la vie collective. Brecht, bien sûr, mais aussi Finck “le cabaretier des années 30 “, Marlène Dietrich, Döblin, les philosophes Adorno, Walter Benjamin, qui ne sont pas encore des exilés, comme le sera Piscator, réfugié à New York et dont Palmier fut un fidèle ami. Voilà une question sans réponse : la défaite des empires centraux, en 1918, a-t-elle provoqué à l’Est plus de création effervescente que la victoire à l’Ouest, où le surréalisme, malgré Cendrars et Breton, s’est enlisé en idéologie ?

La défaite, oui, mais en Russie, la révolution. L’idée d’un changement radical de l’ordre social ne se réduit pas au passage d’un gouvernement à l’autre. Plus tard Reich écrira, cité par Palmier : “Qu’est-ce qu’une révolution qui ne donne pas à l’amour et à la sexualité les mêmes chances qu’à l’économie” ?

Il y eut, peut-être, une intuition esthétique de Lénine sur les arts et la culture, vite récupérée, effacée par le réalisme socialiste stalinien. Mais le choc s’est répercuté et, malgré le poids doctrinal, émergera, là aussi, l’expressionnisme – au cinéma, en poésie. L’expressionnisme est-il l’effet des cassures dans l’histoire ? Comme le furent le baroque ou le romantisme et ses suites ? Dès 1920, le flux anime toutes les formes de la création, comme une victoire de l’homme contre son asservissement. Les grands essais de Palmier naissent de la – ” L’Expressionnisme comme révolte” et “l’Expressionnisme et les arts”.

Et là se situe la cassure: Lukacs encore empêtré dans un stalinisme qu’il admettait du bout des lèvres, voit dans l’expressionnisme une résurgence “petite-bourgeoise”, une forme d’irrationalisme conduisant au fascisme ou le reproduisant. Son contemporain, Ernst Bloch, philosophe venu lui aussi d’un marxisme libertaire non stalinisé, y voit au contraire l’émergence d’une nouvelle vision de l’homme et du monde. Palmier a fréquenté Bloch, réfugié de l’Est en Ouest. Peut-être a-t-il trouvé des arguments pour sa réflexion, assurément pas la passion intellectuelle qui l’animait – et dont se souviennent ses étudiants et ses  amis. L’esthétique n’est pas seulement une discipline universitaire, mais une vocation.

D’autres parleront mieux que moi de son animation et de sa générosité; on cherche ici seulement à suivre une pensée qui s’est nourrie d’une métaphysique vivante, bien au-delà des textes et des commentaires. Une anticipation inquiète qu’il partageait avec son ami Axelos. Durant deux ans et demi d’une longue agonie, il a trouvé la force d’écrire un long manuscrit sur Walter Benjamin : il se collette avec un autre pour y chercher sa propre substance. Comme pour Pérec, la mort était là : l’inachèvement est le souci des amis.

Jean DUVIGNAUD.

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Jean-Michel PALMIER – 1973 -

 Jean-Michel PALMIER, un essayiste érudit et fervent. (Le Monde, juillet 1998)

 Le philosophe et essayiste Jean-Michel PALMIER est mort des  suites d’un cancer, lundi 20 juillet, à l’hopital de Garches. Il était âgé de 53 ans.

Jean-Michel PALMIER s’était trompé d’époque : ce n’est pas dans le Paris des années quarante qu’il aurait du naître – le 19 novembre 1944 -, mais à Berlin, au début du siècle. Il aurait pu suivre le poète Gottfried Benn à la morgue, assister au tournage de Loulou en compagnie de Lotte Eisner et guider Louise Brooks dans les cafés berlinois. Il aurait pris des leçons de cynisme auprès de Bertolt Brecht; il se serait promené à Alexanderplatz avec Alfred Döblin et aurait parlé de Lénine avec Rosa Luxemburg. Puis, quand Berlin,  » La Grande Prostituée  » , serait mise au pas par Goebbels, qui rasera au bulldozer les derniers cabarets pour anéantir l’humour berlinois, il aurait suivi Weimar en exil.

D’une certaine manière cependant, Jean-Michel PALMIER a fait tout cela et nous l’a restitué dans des livres impressionnants d’érudition et de ferveur. Personne n’a oublié ses deux volumes sur L’Expressionnisme comme révolte (Payot, 1980), ni son testament : Berliner Requiem (Galilée, 1976) repris par les éditions Payot sous le titre : Retour à Berlin (1989). Il y distillait sa mythologie, sa détresse, ses regrets et son angoisse. Il demandait à son lecteur d’être pour lui un frère de sang et de rêve.

A peine sorti de Nanterre où il avait été étudiant en 1968, puis assistant, Jean-Michel PALMIER multipliait les champs de recherche. La psychanalyse avec ses essais sur Lacan et Marcuse (Belfond, 1977). Le cinéma avec Bela Balazs (Payot, 1977) et Pabst. La poésie, bien sûr, avec sa thèse bouleversante sur le poète autrichien Georg Trakl (Belfond, 1972). La politique, avec son ouvrage sur Lénine, l’art et la révolution (Payot, 1975). La philosophie, aussi, avec Heidegger, dont il fut si douloureusement proche. Sur tous ces sujets il intervint également dans « Le Monde des Livres« , dans Le Monde Diplomatique, ainsi qu’au Magazine Littéraire.

Enfin, ce qui est plus surprenant, il s’intéressa à l’entomologie dont Ernst Jünger lui avait inoculé le virus. Dans son dernier livre, Ernst Jünger, rêveries sur un chasseur de cicindèles (Hachette, coll.  » Coup double « , 1996), il écrivait qu’il avait l’impression que Jünger n’avait parcouru le monde que pour observer les insectes.

PALMIER, aussi, parcourait le monde, mais autant pour partager ses connaissances que pour être ému par sa fugitive beauté. Il mettait beaucoup d’ardeur à explorer les continents cachés de la conscience, de l’art et de la politique pour se persuader et pour nous convaincre que l’utopie marxiste et le principe Espérance, chers au philosophe Ernst Bloch, n’était pas de vains mots. En dépit de sa grande souffrance, il travaillait depuis plusieurs années sur un livre consacré à Walter Benjamin.  

La vie qu’il aimait tant ne lui a pas rendu. Ses dernières années furent transformées en un véritable calvaire. Il se souvenait alors de cette affiche qu’il avait ramenée de Berlin et qui s’intitulait : «  Berlin, ton danseur est la mort « . Et comme Kafka, atteint lui aussi d’un cancer, il disait à son médecin :  » Donnez-moi la mort, sinon vous êtes un assassin. »

Roland JACCARD.

 Roland Jaccard : Fragments autobiographiques

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Quels sont parmi les morts ceux qui me manquent ?  Réponse : c’est toujours à Jean-Michel Palmier, ce vieux complice de ma jeunesse que je pense. Lui, c’était Berliner Requiem. Moi, c’était l’apocalypse viennoise. Lui, c’était la passion. Moi, c’était le dégout de l’existence. Lui, c’était la révolte. Moi, c’était la résignation. Lui, c’était Eisenstein. Moi, c’était Pabst. Je suis inconsolable de cette part de moi-même qu’il incarnait. Il est mort trop jeune et moi je mourrai trop vieux. 

 Les livres de Jean-Michel Palmier :

Berliner Requiem” (1976) Galilée. “Piscator et le théâtre politique”, “l’ Expressionnisme comme révolte (1983), Payot. “Klimt, Kokoschka, Schiele ” (1986), Solin. “Weimar en exil” (1987), Payot. “Peinture, cinéma, théâtre” (1988), “Ernst Jünger” (1995), Hachette. “Retour à Berlin” (réédition 1997), Payot.

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Une Réponse à “Jean-Michel Palmier : articles redécouverts”

  1. 391374

17071968unblogfr écrit:
27 décembre, 2008 à 14:14 e

Bonjour, j’ai suivi également les cours de Jean-Michel PALMIER de 1986 à 1989 à Paris VIII Saint-Denis. Je relis avec plaisir vos “articles redécouverts” car j’y retrouve bien Jean-Michel PALMIER et son esprit. J’ai moi-même commencé un blog (en construction et loin d’être aussi perfectionné que le vôtre !) dont le but est de promouvoir les livres de Jean-Michel PALMIER et de les rendre accessibles à un plus large public. Ses écrits étaient tellement truffés de références que je dois m’y reprendre à deux fois avant de réellement saisir le fond de sa pensée (!). De plus j’ai peu de temps à y consacrer. Mais l’effort est toujours largement récompensé et le fait de l’avoir connu me permet d’accéder plus facilement à la profondeur de ses textes. Je regrette qu’il ait disparu si tôt et dans de telles circonstances, après avoir tellement souffert. Je garde l’image d’une personne questionnant tout ce qu’il y a de plus banal et arrivant à nous faire entrevoir la vie d’une façon complètement différente de la vision initiale que l’on aurait pu en avoir. Rien n’échappait à ses questionnements. Le côtoyer était un enrichissement constant. L’idée de l’éphémère, du temps qui passe était source d’angoisse pour lui. Sa passion pour la philo était originellement liée à cette sourde angoisse et au besoin de l’apaiser en cherchant à comprendre ce qu’était la vie. Je me souviens de ce jour où il m’a dit : “la vie est absolument effrayante”. Vous avez donc ici une lectrice attentive… Merci encore. Nathalie

Le Monde Diplomatique : Les minorités, L’Etat et la social-démocratie; La brûlante question des nationalités

Samedi 17 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique; Juillet 1988

Les minorités, L’Etat et la Social – Démocratie

La brûlante question des nationalités

C’est peu dire que l’ouvrage d’Otto Bauer la Question des nationalités et la Social-Démocratie (1) représente aujourd’hui encore l’un des rares grands ouvrages classiques consacrés à l’étude de la question nationale d’un point de vue marxiste. Qu’il ait fallu attendre quatre-vingts ans pour voir paraître sa traduction en français laisse songeur. D’autant plus que les questions qu’il pose sont toujours étonnamment actuelles même si elles ne se présentent plus sous le même éclairage.

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         Otto Bauer

Rien d’étonnant à ce qu’un théoricien comme Otto Bauer se soit attaché à une telle problématique. Citoyen de cet empire austro-hongrois, véritable mosaïque de peuples, dont l’unité fantomatique reposait sur la personne de l’empereur, la langue allemande, l’armée comme force de police intérieure et la bureaucratie, il semblait pressentir que ces conflits de nationalités entraîneraient tôt ou tard l’effondrement de la vieille monarchie danubienne. Et les théoriciens marxistes qui s’attacheront après lui à cette question nationale sauront tous aussi peu la résoudre, alors qu’ils ne cessèrent de s’y heurter.

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Rappelons seulement les textes de Marx et d’Engels sur l’Irlande ou la Pologne ; ceux que Lénine consacrera au Bund, le grand syndicat d’ouvriers juifs et aux problèmes des minorités de Russie ; la brutalité avec laquelle Staline tentera de résoudre ces problèmes en déportant les populations ; l’importance de la notion de « culture nationale » dans la Yougoslavie d’aujourd’hui ; les revendications contemporaines des minorités au sein de l’URSS. Enfin, avec les réflexions modernes sur l’ »identité nationale », l’ »impérialisme culturel », jamais les thèmes débattus par Bauer n’ont peut-être été aussi évidents, même s’ils naquirent autant d’une réflexion sur le marxisme que sur l’état de cette étrange Cacanie qu’évoque Robert Musil dans l’Homme sans qualités.

Regrettons seulement que la traduction d’un ouvrage d’une telle importance n’ait pas été précédée d’une introduction un peu plus détaillée, qui en retrace l’origine, en éclaire la complexité, au lieu de supposer de tout lecteur une immense culture politique et historique.

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                           Karl Kautsky

Otto Bauer, né en 1881 à Vienne, mort en exil à Paris en 1938, fut sans aucun doute le représentant le plus éminent de l’austromarxisme. Militant, journaliste, essayiste, théoricien d’une réelle envergure qui éveilla très tôt l’intérêt de Karl Kautsky, il demeure une figure de proue du socialisme international qui ne cessa de remettre en question ses propres théories. Au moment où il rédigea cette étude, en 1906, il n’avait que vingt-cinq ans, et c’est de l’issue de la révolution russe de 1905 qu’il espérait tirer un enseignement pour l’empire austro-hongrois. Sensible à toute l’histoire des relations entre l’Autriche et la Hongrie, il se passionna pour les événements qui déchirèrent son époque : antagonismes slaves, annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine, crise entre la Serbie et la Russie, tensions dans la péninsule balkanique, qui marquèrent profondément la politique de la monarchie austro-hongroise au début du siècle.

Conscient de l’incapacité de cette monarchie à résoudre par le haut cette question des nationalités – les Habsbourg non seulement brimèrent systématiquement les cultures nationales mais exploitèrent les antagonismes entre nationalités, – il acquit la conviction que cette question trouverait sa solution dans le socialisme. Alors qu’Engels misait sur la disparition des luttes nationales, Bauer a admirablement compris que le vingtième siècle serait celui de leur réveil. Et son livre tente d’apporter une réponse pour son temps, avec des solutions politiques concrètes (détermination des nations en personnes juridiques extra-territoriales, dissociation de l’auto-administration locale de l’autonomie nationale culturelle, réflexion sur la langue, la culture, le territoire) qui sont encore aujourd’hui riches d’enseignement.

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        Ferdinand Tönnies

Marqué par Durkheim et Tönnies, Otto Bauer fait autant oeuvre d’analyste politique, de théoricien marxiste, de sociologue que d’historien. Tout un volume de son livre est consacré à une définition complexe du « caractère national » , de la « nation » , de son émergence depuis le féodalisme en saisissant aussi bien le processus historico-économique qui la constitue que les sentiments qui l’accompagnent. Loin de figer les peuples en entités éternelles, il les montre entraînés dans un perpétuel devenir. C’est ce qui l’amène à comparer l’Etat-nation moderne aux Etats multinationaux, produits d’une histoire infiniment complexe, dont la Russie et l’Autriche offraient d’étonnants exemples. Aucune des questions, brûlantes à son époque, n’est omise : il s’efforce de donner une réponse aux revendications nationales qui ne cessent d’éclater dans l’empire, observe l’évolution des relations de l’Autriche et de la Hongrie, les revendications des minorités, s’interroge sur la possibilité d’une autonomie nationale pour les juifs et surtout essaye de formuler une position claire de la classe ouvrière à cet égard, mettant en garde contre les collaborations de classes qui se dissimulent derrière les luttes nationales.

La préface qu’il écrivit à la seconde édition de l’ouvrage (1924) montre qu’il ne cessa de s’attacher à ces questions, qu’il revint sur ses positions initiales à la lumière de la révolution d’Octobre, du bolchevisme et de l’effondrement de l’empire. Nous sommes aujourd’hui bien loin des réponses qu’il apporta, mais encore au coeur des questions qu’il pose. Et comment nier que ses intuitions fondamentales – l’importance pour le XXe siècle du réveil des « nations sans histoire » , la certitude que toute nation est une communauté en devenir, que ce qui la fonde à travers l’histoire est une communauté de destin – nous interpellent toujours ? Plus qu’une contribution passionnante au marxisme, c’est toute la formation de l’Europe moderne qui resurgit, avec ses ombres et ses lumières.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

(1) Otto Bauer, la Question des nationalités et la Social-Démocratie (traduit de l’allemand par Nicole Prune-Perrin et Johannès Brune), EDI, Paris, 1988, 2 vol.

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