Persécuter, toujours persécuter.

27 mars 2011

Persécuter, toujours persécuter.
TALLHOVER, de Hans Joachim Schädlich
( Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary), Gallimard, Paris, 1988, 306 pages.
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                   Hans Joachim Schädlich

Article paru dans Le Monde Diplomatique, décembre 1988

Triste vie que celle d’un mouchard, même lorsqu’il parvient à s’identifier avec l’appareil qui l’utilise, la police politique. On imagine mal l’attention soutenue, la vigilance sans faille, l’abnégation dont il faut faire preuve pour déjouer les menées subversives qui, à chaque époque, menacent l’Etat. Tallhover est pourtant un homme doué. En dépit de son origine modeste, il a participé à toutes les répressions de son temps. Une carrière exemplaire pour un fonctionnaire, puisqu’elle dura cent dix ans.

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Simple petit commissaire stagiaire en 1842, son zèle, la précision de ses rapports, le firent remarquer de ses supérieurs qui le chargèrent d’espionner les collaborateurs de la Gazette Rhénane, un journal à la phraséologie égalitaire, opposée aux vues du roi.
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Exemplaire de la Gazette Rhénane
Il eut l’occasion de s’intéresser à ses principaux collaborateurs, dont un certain Karl Marx, aux fréquentations douteuses. Il traqua sans merci son  ami, l’agitateur Georg Herwegh, qui se disait poète. Bientôt il dut se rendre en Angleterre pour observer de près Friedrich Engels. Mais les vrais ennuis commencèrent avec les émigrés russes, lorsqu’un certain Vladimir Oulianov dit Lénine, délaissa ses cueillettes de champignons en Suisse, pour se rendre en Allemagne. Tallhover ne le lâcha pas d’une semelle.

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                     Radek

L’idéal eut été de l’arrêter, mais les gouvernements ne comprennent rien à l’efficacité policière. Ils le laissèrent en liberté, sans réaliser que le communisme est comme la peste, qu’il faut en empêcher la propagation immédiate. Au lieu de quoi, ils lui permirent quelques années plus tard, de traverser impunément l’Allemagne avec sa racaille bolchevik, dans un wagon plombé. La chasse aux spartakistes fut menée de main de maître. Luxemburg et Liebnecht correctement assassinés. Mais les Ebert et les Schneidemann, avec leur peur des bolcheviks, libérèrent Radek. L’état-major allemand lui rendit visite, comme s’il aspirait à unir les poings levés des prolétaires et les baïonnettes prussiennes. Et l’on ne fit rien contre les intellectuels. On laissa Lukacs et Wittfogel distiller leur poison. Enfin Hitler vint.
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    Wittfogel

Lui au moins comprenait la nécessité d’anéantir dans l’oeuf toute menace de subversion. Avec ses SA et ses SS, il perfectionna le système. Et Tallhover, qui avait loyalement servi le roi, l’empereur, la République, fut un fonctionnaire zélé du Führer. Il s’employa à démasquer dans la phraséologie humaniste des Églises la haine du national-socialisme.
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Seulement, l’histoire ne cesse de se compliquer. Et Tallhover en perd son latin. Ces révolutionnaires qu’il rêvait de voir croupir dans les prisons allemandes, c’est Staline qui les exécuta comme des traîtres, et qui massacra les officiers polonais à Katyn. Alors, il ne reste que la satisfaction de la continuité du devoir. Et Tallhover reprend du service dans la jeune République démocratique allemande. Il espionne les Églises et montre comment elles sont au service de l’impérialisme international, en détournant les prolétaires de la construction du socialisme. Il participe à la répression des ouvriers de Berlin-Est en 1953. Classant les dossiers, numérotant les pages, il peut faire bénéficier le socialisme de sa longue expérience. Mais il se heurte à la même incompréhension. Les gouvernants hypocrites lui demandent même des comptes. Il aurait participé à l’exécution de prisonniers soviétiques. Et, sous prétexte qu’à Berlin-Ouest un procès est ouvert, on le somme de s’expliquer alors que les vrais responsables du massacre sont en poste ici-même, à Berlin-Est, dans l’Armée populaire.

L’IRONIE grinçante de Hans Joachim Schädlich, qui quitte la RDA en 1977, a quelque chose de désespéré. Elle semble puiser son inspiration chez Kafka, Orwell et Jaroslav Hasek. Plus qu’un règlement de comptes avec une certaine bureaucratie, c’est le constat brutal que l’histoire ne connaît que des bourreaux, même si les victimes ne sont jamais les mêmes. Truffé de sous-entendus historiques, ce roman exige une lecture attentive, surtout dans la dernière partie où les époques se confondent, comme dans un rêve. Tallhover propose à ses supérieurs, en 1953, un programme de lutte contre les Eglises qu’il avait déjà suggéré à Hitler.

Les ouvriers communistes jugés sous la République de Weimar pour insulte à la mémoire de l’empereur Guillaume II, qui venait de mourir en exil, sont interrogés à Berlin-Est en juin 1953, après la mort de Staline. Dans un monde bouleversé, la logique de Tallhover est la seule qui subsiste : celle de la répression systématique des libertés. Lui seul se sent le dépositaire de l’histoire. La seule juste cause qui existe, c’est celle de l’ordre et de l’État. Les idéologies ne sont que des vêtements historiques éphémères. Les gouvernements se succèdent, l’appareil demeure en place. Et lui, l’instrument docile, devient un justicier.

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Dans sa cave, il bricole une guillotine et exécute les traîtres que la logique politique a épargnés. IL continue à persécuter ceux qui hébergèrent Lénine, même lorsqu’ils sont devenus des héros. Il ne peut se consoler de ses échecs, de ses trahisons à l’égard de l’histoire. Il se sent toujours coupable de ne pas avoir empêché Lénine de traverser l’Allemagne en 1917, d’avoir laisser filer Herwegh ou Radek. Son honneur est en cause, terni par la logique imbécile des gouvernants, qui n’ont pas compris que l’Etat éternel exige qu’on assassine les rebelles, quels qu’ils soient. Pour tout cela, il mérite la mort et hurle face à l’histoire : « Camarades,tuez-moi ! « 

Jean-Michel PALMIER.

Quarante ans après : Allemagne 80; Malaise ou conformisme ?

27 mars 2011

Quarante ans après : Allemagne 80; Malaise ou conformisme ?

Article paru dans les Nouvelles Littéraires N° 2727 du 6 mars au 13 mars 1980

On pouvait penser que « le miracle allemand » et la solidité du mark avaient une fois pour toute exorcisé les fantômes du passé. Apparemment, s’il faut en croire les écrivains qui publient aujourd’hui en Allemagne, la bonne conscience ne se négocie pourtant pas comme des valeurs de stock exchange. De Uwe  Johnson à Heinrich Böll en passant par Gisela Elsner et Peter Hartling ou des nouveaux venus comme Herbert Aschternbusch et Peter O. Chotjewitz, Ils plaident tous coupables. Cette culpabilité, ils la recherchent autant dans le présent et l’avenir que dans le passé. Les techniques romanesques peuvent différer, il n’en demeure pas moins que c’est toujours la même question qui surgit.

Quarante ans après : Cicatrices anciennes et blessures nouvelles, par Jean-Michel PALMIER.

En même temps que sur les écrans parisiens on célèbre le Mariage de Maria Braun (le nouveau film de Rainer Werner Fassbinder) allégorie qui nous montre comment s’opéra l’union réussie de la jeune République fédérale allemande et du capitalisme d’après-guerre, sous le visage austère et attentif d’Adenauer., plusieurs romans, récemment traduits, nous invitent à réfléchir sur ce que signifie écrire aujourd’hui en Allemagne. Ce qui unit ces oeuvres, c’est étrangement ce qu’a refoulé l’héroïne de Fassbinder. qui troqua bien vite sa robe de mariée couverte de boue et déchirée par les éclats d’obus, contre le décolleté seyant d’une femme d’affaires, sans mémoire et sans scrupules : un sentiment diffus de culpabilité, une angoisse par rapport au passé comme au présent, une perte d’identité, la certitude que, sous les néons des vitrines, dans le luxe des quartiers reconstruits, il faut à présent découvrir des raisons d’exister.

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Extrait du Mariage de Maria Braun de W. R. Fassbinder .

Pourtant, il n’est pas difficile d’être citoyen de la République fédérale allemande. A condition de n’être ni chômeur, ni trop à gauche, on peut y vivre confortablement, rassuré par la solidité du mark, de l’industrie, des institutions politiques et l’efficacité de la police. C’est néanmoins d’un véritable malaise dont tous ces écrivains semblent témoigner. Face à l’optimisme de la démocratie chrétienne, ils ne cessent de s’interroger sur le passé, le présent, l’avenir, ouvrant insolemment de vieilles blessures à peines cicatrisées, en créant de nouvelles avec le scalpel de leurs questions.

Ecrire parmi des ruines

A l’origine de ces questions, il y eut toute une génération d’écrivains d’après-guerre. Ceux que l’on rattache aujourd’hui au Groupe 47.

Au moment où Sartre proposait dans Situations II le portrait d’un écrivain engagé, Heinrich Böll le réalisait dans Où étais-tu Adam ? Rentrez chez vous, Borgner.De ces premiers romans à la dénonciation de la presse à scandales du groupe Springer, champion de la pornographie et de l’anticommunisme, il est resté fidèle à cette conception du langage que Hölderlin montre  » le plus dangereux des biens  » et Grass  » une certaine morale « . Tandis que l’on discutait sur l’émigration intérieure à propos de Wiechert, Benn, Loerke, Jünger, que l’on reprochait à Thomas Mann et aux autres émigrés d’avoir quitté l’Allemagne, s’opéraient certaines rencontres décisives qui marquèrent le théâtre et la littérature : celle de Piscator et de jeunes auteurs comme Weiss, Kipphart, Hochhut. Avec leur goût pour l’épopée burlesque, les premiers romans de Günter Grass semblait prolonger la tradition de Berlin Alexanderplatz de Döblin.

Assurément, les années 60-70 furent brillantes en Allemagne. A travers la diversité des oeuvres s’affirmaient de nouvelles recherches littéraires. La guerre du Vietnam, l’Allemagne démocratique si proche et si lointaine, la liquidation trop rapide d’un passé monstrueux, l’uniformisation capitaliste du style de vie étaient au coeur de toutes ses oeuvres. Les premiers films de Schloendorff, de Fleischmann, de Kluge de même que les écrits politiques de Peter Weiss et de Günter Grass témoignaient hautement de ce malaise, ainsi que d’une même foi dans l’action politique. En 1959, Grass avait tenté le bilan d’une génération dans le Tambour, en racontant l’histoire du petit OsKar.

A New York et à Berlin : Les rêves n’en finissent pas de mourir

La révélation des années 70 fut Uwe Johnson.  Dans Une année dans la vie de Gesine Cresspahl, dont on vient de traduire aux éditions Gallimard le troisième volume, c’était l’histoire moderne et plus ancienne qui étaient interrogées.
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Uwe Johnson

 A travers le récit d’une Allemande établie à New York en 1967-1968, incapable de s’adapter réellement à la vie américaine et d’oublier son passé, contrainte de répondre sans cesse aux questions que lui pose sa fille, Uwe Johnsonreconstituait la vie d’une petite citée proche de la Baltique, Jerichow, où se confondent sans cesse le présent et le passé. Le premier volume évoquait les années 31-34 à travers le début de l’année 1967. Les ravages du nazisme, la déportation des juifs se mêlaient au récit des bombardements du Vietnam, aux souvenirs de Guevara, à la nouvelle gauche américaine. Le second volume évoquait les années 36-45 à travers le début de l’année 1968. Le malaise à l’égard des Etats-Unis s’accroît. L’héroïne de Johnson et sa fille s’enfoncent lentement à travers les méandres du temps. Il est toujours question des bombardements alliés sur l’Allemagne, de l’effondrement du IIIème Reich, mais aussi des mouvements étudiants américains, du SDS, de la mort de Martin  Luther King. Nous sommes toujours en 1968 quand s’ouvre le troisième volume , mais aussi en 1946 dans une Allemagne en ruines et occupée. Pendant que l’on parle de l’assassinat de Robert Kennedy, Prague fête son  » Printemps « . La mère et la fille poursuivent leurs dialogues qui parfois se croisent comme des épées et qui font mal. Marie veut tout savoir du passé. Elle se révolte contre lui, mais le présent est tout aussi angoissant, tissé de mensonges, de compromissions et de violences. Le tribunal Russel prolonge le tribunal de Nuremberg. Les vainqueurs empruntent les méthodes des vaincus. Le quatrième volume du livre nous conduira jusqu’en août 1968. On y verra sans doute s’effondrer beaucoup d’illusions. Avec ce jeu permanent sur les ambiguïtés du temps dans le récit entre ces miroirs parallèles que sont l’Amérique des années 68 et de l’Allemagne nazie, Uwe Johnson atteint quelque chose à la fois de sinistre et d’émouvant. La lecture de ce livre déchire. A New York comme à Berlin, les rêves n’en finissent pas de mourir.

Oublier le passé

Le titre du roman de Jurek Becker est sur ce point symbolique : l’Heure du réveil. Sans doute s’agit-il avant tout de l’histoire d’un homme, d’un instituteur qui réalise à travers une première crise cardiaque qu’au fond, sa vie lui échappe. Mais son interrogation brutale et sa prise de conscience  concernent un monde frelaté dans lequel il est devenu impossible de vivre. Il renonce à l’enseignement pour charrier des caisses qui lui arrachent la paume des mains, préférant néanmoins ce travail abrutissant à la fausse liberté dont il jouissait avant. Au terme du roman, il est presque heureux. Même son angoisse de mourir à disparu. Originaire d’Allemagne démocratique, Jurek Becker unit dans ce récit un dépouillement extrême à une infinie tendresse.

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Tandis que l’on débat du problème de la prescription des crimes nazis, que certains comme Arnim Moeller invitent l’Allemagne à oublier son passé, qu’un style de vie bourgeois et sans vergogne se glorifie de son amnésie, c’est à la fois la mémoire individuelle et la mémoire collective que les auteurs du recueil Nous plaidons coupable veulent ressusciter. Le héros de la nouvelle de Henrich Böll, simple soldat de la Wehrmacht a la  » conscience cicatrisée « . Comme Joseph. K. , le héros du Procès, son seul  crime est de ne pas croire à son innocence. De la guerre, il ne garde que quelques souvenirs, qui lui font mal. Ainsi cette bicyclette qu’il a volée pour rejoindre un train de permissionnaires. Larcin dérisoire, pensa-t-il à côté des souvenirs que doit garder quelque part M. Filblinger, ancien juge militaire de la marine, puis procureur en Allemagne fédérale. La nouvelle de G. Wohmann ne décrit que l’effondrement d’un couple en proie à des angoisses quotidiennes, tandis que le héros de la nouvelle de Muschg n’est lui aussi coupable de rien. Ce n’est pas de sa faute si on a chassé de la maison qu’il vient d’acheter la vieille sourde et muette.  Il l’avait pourtant prise en affection, comme un meuble, un enfant craintif. Quand on lui apprend que  pour lui faciliter son aménagement, on l’a mise à l’asile, il éprouve d’étranges remords. Quant à P. Härtling, auteur de l’admirable Niembsch ou l’Immobilité, il dédie sa nouvelle à Ottla, une grande fille brune, un peu forte, juive, gaie, mariée à un Tchèque chrétien dont elle eut plusieurs enfants. Une photo la montre, devant un immeuble de Prague, avec sa robe noire et son col blanc. Derrière elle, souriant pose également aussi son frère : un certain Franz Kafka. Pour ne pas nuire à son mari et à ses enfants, elle se fit coudre sur sa poitrine l’étoile jaune et partit pour Theresienstadt s’occuper d’enfants. Elle y était entrée en pansant qu’il s’agissait d’une colonie juive. Elle y fut gazée et brûlée.

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        Peter Härtling

Le héros de Härtling, fasciné par cette photo de Kafka et d’ Ottla, prise en 1914, la montre un jour à un certain Woyta, citoyen respectable, mais ancien S.S. d’Auschwitz. Il le contraint à s’enfermer avec la photo. Pour qu’il puisse se souvenir de toutes les Ottlas qu’il avait assassinées. A travers ces nouvelles, aux styles multiples, on ne trouve que le même immense désespoir.

Une époque difficile pour les sentiments

C’est aussi cette rage contre la vie qui caractérise les étranges récits de Herbert Aschternbusch le Jour viendra et l’Heure de la mort où l’écriture cinématographique et le cinéma lui-même se confondent avec la littérature et le rêve. Rien d’étonnat car le développement du nouveau cinéma allemand, des « mélodrames distanciés  » de Fassbinder au lyrisme de Schroeter, Herzog ou Syberberg, ou  de la  » Nouvelle Subjectivité  » de Wenders ne peut se comprendre sans tenir compte de l’effondrement de l’opposition extra-parlementaire, puis de la tragédie d’Andréas Baader que sans doute, écrira un nouveau Büchner. Ici, c’est un désespoir radical qui resurgit à travers de vieilles images. Aschternbusch est un écrivain qui rêve dans les salles de cinéma. Il mélange les personnages réels et les héros de westerns. La violence de son langage est à l’image de la vie qu’il veut décrire : brisée, meurtrie, sans continuité aucune.

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Herbert Aschternbusch

Cette vie détruite et sans espoir, où l’anarchie des mots rencontre celle des visions est emportée par un élan irrationnel, un tourbillon esthétique, que l’on renonce à déchiffrer. Lui-même le nomme  » délire d’existence « . Évasion ? Si peu. Le héros rêve de mourir en revoyant les images de la Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz où s’éternise le triste sourire de Bogart.

 » Tant qu’il y a de hautes montagnes, je ne crois à aucune justice  » affirme Aschternbusch. Maria Braun a raison. Ses frous-frous de dentelles noires valent plus de chaleur que son rire timide de jeune épousée. L’époque comme elle l’affirme, est difficile pour les sentiments.

Jean-Michel PALMIER.

Une année dans la vie de Gesine Cresspahl de Uwe Johnson
Gallimard, 310 P.

L’heure du réveil de Jurek Becker
Grasset, 180 P.

Nous plaidons coupable de H. Böll, P. Härtling, A. Muschg, G. Wohmann
Grasset, 171 P.

Le jour viendra
et l’heure de la mort d’Herbert Aschternbusch
Hachette-POL,  169 P.

Le passé maudit de l’Allemagne; les victimes et les bourreaux.

25 mars 2011

Le passé maudit de l’Allemagne; les victimes et les bourreaux
Article paru dans Le Monde Diplomatique – Novembre 1987 -

TRAME D’ENFANCE de Christa Wolf (traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi), Alinéa, Paris, 1987, 460  pages.

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Christa Wolf est considérée à juste titre comme la figure de proue de la littérature de la République démocratique allemande. Son oeuvre, dans sa forme présente, constitue un étrange tryptique dont les extrêmes sont séparés par plusieurs siècles. A la magie des figures littéraires qu’elle a resuscitées – Caroline de Günderrode et Kleist – dans de courts et admirables récits, s’oppose une vision lucide et critique du présent, telle qu’un écrivain de RDA le ressent aujourd’hui et qui culmine peut être dans le récit mythologico-politique Cassandre. Le lien vécu qui unit ces deux époques, ces deux styles d’évocation, Trame d’enfance nous permet de le découvrir comme un paysage de brouillard, qui émerge lentement de la mémoire et du rêve.

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            Christa Wolf

 Ce roman écrit en 1976, en pleine guerre du Vietnam, est d’une densité extrême. La fiction et le vécu s’y mêlent de manière inextricable. En apparence, elle n’innove guère quant au genre, bien au contraire. Depuis la seconde guerre mondiale, et déjà pendant la période de l’émigration antifasciste, de nombreuses oeuvres se sont attachées au même problème : comprendre comment s’est effectuée la montée du national-socialisme, son rapport avec la mentalité petite-bourgeoise et surtout ce que fut le vécu de l’Allemagne hitlérienne.

Tous ces thèmes se rencontrent déjà dans le Dernier Civil d’Ernst Glaeser, la Septième croix d’Anna Seghers, mais aussi dans de nombreuses oeuvres, de l’après-guerre écrites par Alfred Andersch, Heinrich Böll, Stephan Hermlin, Günter Grass ou Arnold Zweig. Plus récemment encore, avec Peter Hartling, on a pu parler de « littérature des pères  » pour rendre compte de cette question inlassablement posée par une nouvelle génération de fils à des pères souvent déjà morts : « Papa, pourquoi étais-tu dans la jeunesse hitlérienne ? ».

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Dette d’amour suivi de Zwettl, une mémoire en question de Peter Härtling

L’originalité profonde de la démarche de Christa Wolf – qui n’avait que seize ans à la fin de la guerre, – c’est qu’elle entreprend d’interroger son propre passé, à travers sa famille, comme on feuillette les pages d’un vieil album de photographies. Loin de refouler ses souvenirs, elle nous les livre, dans le même désordre que s’il s’agissait d’un long travail cathartique, ce qui donne à son récit une structure polyphonique d’une rare complexité.

Le prétexte est fortuit. L’héroïne, Nelly, n’en est même pas à l’origine. Comme beaucoup d’Allemands qui sont nés au-delà de l’Oder, dans ces régions aujourd’hui polonaises, le désir est né en eux de revoir les lieux où ils ont vécu leur enfance et la guerre. Mais ce qui pouvait n’être qu’une simple promenade nostalgique devient pour elle l’occasion de prendre à bras-le-corps tout le passé de l’Allemagne, un passé maudit, non encore conjuré, en essayant de manière quasi proustienne de partir à la recherche d’un temps qu’elle croyait à jamais inaccessible.

L’amnésie disparaît peu à peu : des pans entiers du passé ressurgissent, avec les visages connus des grands-parents, des oncles et des tantes. Une famille allemande comme les autres, ni meilleure ni pire. Ni antisémite ni résistante. Des gens aimables, avec leurs problèmes, leurs conflits, leurs élans de générosité et de lâcheté, des personnages tantôt émouvants tantôt pitoyables. C’est en les évoquant un à un, en réalisant une mise au point presque photographique sur ce qui les netoure, qu’elle retrouve peu à peu l’enfance, ses cauchemars et ses ruines. Avec une plume qui tient du stylet et du scalpel, elle dissèque impitoyablement la bonne conscience, l’innocence apparente de cette génération qui a vu naître et triompher la plus grande perversion de tous les temps.

Papy-Museau et les tantes n’étaient pas des monstres. Mais ils se sont laissés porter par les événements, toujours heureux de s’en tirer à si bon compte. Ils n’ont pas réagi quand les SA ont envahi les rues, quand on a brûlé les synagogues, chassé les juifs de la vie culturelle et économique. Ils les plaignaient, tout en rachetant leurs magasins pour une bouchée de pain. Ils savaient qu’il y avait des camps et qu’on y martyrisait les opposants. Ce n’était pas leur affaire. Ils se sont tus. Et quand, sur la route de l’exode, un survivant de ces camps leur dit : Mais dans quel monde avez-vous vécu ? « , nul ne semble comprendre qu’en Allemagne il n’y a plus désormais que des victimes et des bourreaux.

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L’ADOLESCENTE a vécu aussi tout cela. Sans un mot. Elle a admiré les uniformes, les défilés, les drapeaux. Elle se souvient du petit juif livide que chacun devait giffler en entrant dans la classe. Elle a même été fière d’être nommée cheftaine des Jeunesses hitlériennes. En 1945, elle ne sait toujours pas qu’Auschwitz a existé et que ce seul nom suffira à bouleverser toute sa vie. Mais Christa Wolf a compris aussi que « le passé n’est pas mort; il n’est même pas passé. Nous nous coupons de lui et feignons d’être étrangers « . En le disséquant, en osant le regarder en face, elle réalise qu’elle ne pourra jamais l’oublier et que, dans la trame de son enfance comme dans chaque fibre de son être, il détermine ce qu’elle est devenue. Si elle ne comprend plus cette fillette qu’elle a été, elle s’interroge, avec un mélange de tendresse et d’angoisse, sur le monde qui l’a vu grandir et sur les autres, ceux qui vécurent le « fascisme ordinaire », les yeux presque fermés et qui refusent toujours de les ouvrir.

Jean-Michel PALMIER.

Berlin; métropole culturelle retrouvée.

13 mars 2011

Au-delà de la nostalgie, un foisonnement créateur.

Berlin; métropole culturelle retrouvée.
Article publié dans Le Monde Diplomatique – Mars 1987 -

L’un des phénomènes les plus étranges et les plus significatifs parmi tous ceux qui ont marqué la sensibilité allemande depuis les années 60-70, c’est peut-être la lente ré-appropriation de Berlin dans l’imaginaire collectif. Ce regain d’intérêt pour l’ancienne capitale prussienne n’est pas réductible à une évolution des relations politiques entre les deux Allemagnes ou à leur stabilisation. Rien de nouveau dans la situation de Berlin n’explique l’intérêt qu’on lui porte. Et d’ailleurs cet intérêt confond souvent en une seule image, un même mythe, le Berlin des années 20-30 et ses ruines, Berlin-Ouest et Berlin-Est, comme si, au plan de la sensibilité, il ne s’agissait que d’une seule ville.

Nostalgie d’une capitale qui fut jadis le symbole de l’unité allemande, alors qu’elle n’est plus aujourd’hui qu’une pomme de discorde entre deux Etats ? Nostalgie d’une culture d’abord anéantie par Hitler, puis rasée par les bombes ? Sans doute. Quoi de plus caractéristique que ces innombrables ouvrages intitulés Berlin, so wie es war (« C’était Berlin ») qui rassemblent les photographies d’une ville dont elles ne sont plus que l’unique témoignage. Il n’est pas rare, à Berlin, de voir des vitrines entières de librairies consacrées à la Prusse, allant même jusqu’à proposer des planches en couleurs des célèbres uniformes du temps du Roi-Sergent.

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Heinrich Zille : Marché de Noël à Berlin

C’est encore cette nostalgie qui explique le succès rencontré par toutes les manifestations qui tentent de ressusciter le passé de la ville ou de la Prusse elle-même. Qu’il suffise de rappeler l’événement que constitua la grande exposition berlinoise de 1981, consacrée à la Prusse et à son héritage, et qui suscita de multiples discussions théoriques et politiques dans les deux Allemagnes, ou le succès, non moins remarquable, de celle ayant pour thème  » Berlin en 1900 « , organisée en 1985 par l’Académie des beaux arts. Quoi de plus étonnant que de voir tous ces Berlinois, visitant cette dernière, non pour y contempler des documents, mais pour y retrouver simplement le souvenir de la rue, du quartier où ils sont nés et qui ont disparu sous les bombes ? Cette recherche d’un passé physiquement anéanti est une dimension quotidienne de la mémoire berlinoise. Elle explique aussi un autre phénomène que les sociologues allemands nomment le culte de la Trödelkultur ( « la culture du marché aux puces « ), et que seul un écrivain comme Walter Benjamin, infatigable amoureux de Berlin du début du siècle, serait capable de comprendre dans sa profondeur parce que lui aussi savait rêver sur les choses et les livres, qu’il assemblait comme des fleurs séchées.

Un musée imaginaire

Beaucoup de Berlinois se sont faits spontanément archivistes et collectionneurs, à travers une étonnante dialectique du souvenir et du vestige, de la mémoire et de l’histoire. Même en hiver, les doigts glacés, à peine réchauffés par le verre de vin chaud à la cannelle (Glühwein ) qu’on déguste dans les rues, ils s’en vont, à l’aube, arpenter l’immense étendue sinistre de la Postdamerplatz, où se tient chaque dimanche le marché aux puces de Berlin. Tandis que les travailleurs turcs y cherchent des ustensiles bon marché, ils examinent des piles impressionnantes de livres, de revues, de journaux dépenaillés, mais aussi de photos de famille ou des cartes postales, pour constituer leur propre musée imaginaire. Au hasard des décès, des vieux appartements débarrassés, ils ne cessent de l’enrichir.

Ce culte du passé des années 20-30 ou même 40, prend des formes multiples : fétichisation des souvenirs, qu’il s’agisse de vieux programmes de cinéma ou de photographies d’acteurs jadis célèbres, reconstitution iconographique minutieuse d’anciens quartiers, réédition de disques et de livres, organisation de festivals et de spectacles destinés à faire revivre cette culture. Ce qui est nouveau, c’est que cette passion pour Berlin et son histoire culturelle, loin de ne concerner que ses plus vieux habitants, est partagée par une génération nouvelle. A tel point que l’image négative de la ville, assez largement répandue, qu’il s’agisse de ses ruines ou du symbole de la « guerre froide », de la division de l’Allemagne, commence à se métamorphoser.

Assurément, pendant longtemps, Berlin ne fut guère aimée du reste de l’Allemagne. Bien avant 1900, un proverbe munichois affirmait : « Il faut bien naître quelque part, même à Berlin.  » On reprochait à la ville son aspect « nouveau riche « , sa froideur architecturale, sa pauvreté en monuments, à l’exception de généraux en marbre. Ville prussienne, à l’esprit militaire, Berlin fut aussi un havre pour des milliers d’émigrants qui, dès la fin du dix-neuvième siècle, s’y fixèrent, en quête d’un emploi. Grandissant sans cesse, la ville enserrera dans ses murailles des lacs, des forêts et des étendues sableuses, juxtaposant les contrastes sociaux les plus violents, symbolisés par des quartiers : le Grunewald aristocratique, le Kurfurstendam « nouveau riche », l’Alexanderplatz populaire, sans oublier les quatre grands quartiers prolétariens, Wedding, Kreuzberg, Neuköln et Moabit.

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Quartier de Moabit

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Kreuzberg

Etrange ville qui vit aussi se développer sa propre culture, d’une réelle originalité. Dès 1900, Berlin comptait plus de théâtres que d’églises. Et sa culture populaire, son humour, exprimé dans des chansons, des poèmes, d’un dialecte coloré, qui remplace les « g » par des « j », les « ich » par des « ick », atteignit peut-être son apogée dans les dessins de Heinrich Zille, le Poulbot berlinois, qui immortalisa dans des oeuvres pleines de tendresse la vie des ouvriers et des gosses des rues. Très vite, Berlin affirma sa liberté d’esprit, son absence de préjugés, sa façon de ne rien prendre au tragique ou au sérieux. Tout au long des années 20, la ville ne cessa d’attirer à elle les artistes les plus divers – auteurs, metteurs en scène, peintres, poètes, cinéastes, écrivains – qui en firent une métropole artistique internationale, un foyer de création à peu près unique en Europe. Forteresse de l’art de gauche, symbole de la culture la plus progressiste de la République de Weimar, Berlin  » la Grande Prostituée   » sera aussi la ville la plus honnie par les nazis. Et Goebbels, qui sera chargé par Hitler de sa mise au pas, rasera les derniers cabarets au bulldozer pour anéantir l’humour berlinois. Et c’est là aussi un titre de gloire qu’une nouvelle génération reconnaît à la ville : avoir été, par la richesse de sa culture, le symbole de la résistance au nazisme.

Capitale du Reich, victime de la mégalomanie architecturale hitlérienne, admirablement servie par Albert Speer, la ville, après la couche de suie noire qui lui donna dès le début du siècle un aspect sinistre, allait connaître avec la fin de la guerre et la capitulation nazie un écrasement presque total. Sur les 980 000 habitations que comptait Berlin, plus de 340 000 furent anéanties et l’ensemble des ruines fut évalué, en 1945, à 45 millions de mètres cubes. Ce traumatisme des ruines, de l’année zéro, l’inconscient allemand s’efforcera vite de l’oublier. Il ne survivra que dans les romans d’Heinrich Böll, avant de resurgir dans les films de Rainer W. Fassbinder ou d‘Elma Sanders. On reprochera souvent à Berlin d’avoir conservé, au milieu de ses quartiers neufs et comme par défi, les vestiges de ses monuments détruits, qu’il s’agisse d’une églis incendiée ou d’une façade de gare. Or, ce sont précisément ces ruines qu’une nouvelle génération respecte et érige au rang de symboles.

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Allemagne, mère blafarde de Helma SANDERS – BRAHMS

Partout ailleurs, en Allemagne fédérale, il est presque possible d’oublier l’histoire. A Berlin, elle est omniprésente, partout obsédante. On la lit non seulement dans la division de la ville, dans ces ruines pieusement conservées, dans ces immeubles encore abandonnés de la Friedrichstrasse mais aussi dans chaque façade de maison criblée d’éclats d’obus et d’impacts de balles, dans ces statues défigurées, aux yeux crevés et aux lèvres arrachées. Rappel du passé, mauvaise conscience du présent, volontés d’une génération de ressaisir son histoire, c’est tout cela que représente Berlin pour une génération d’artistes, d’intellectuels, qui ont décidé de s’y installer.

Qu’il s’agisse de Peter Schneider, de Jürgen Theobaldy, de Günter Grass lui-même, mais aussi de Werner Schroeter, cinéaste, ou encore des transfuges de la RDA, des peintres néo-expressionnistes, ils ne cessent d’affirmer que Berlin est le seul espace de culture allemande où ils peuvent imaginer travailler, quelles que soient les difficultés. Dès lors, on serait tenté de parler d’une nouvelle sensibilité berlinoise qui marque sans doute la peinture, la littérature, mais aussi des cercles de plus en plus vastes, qui considèrent les contradictions de Berlin comme une source de richesses et qui, conscients de ce que représentent la mémoire et l’histoire de cette ville, l’empêchent de devenir une vitrine, un organisme artificiellement maintenu en vie ou un cimetière illuminé.

Cette révolte en faveur de Berlin prend les formes les plus diverses. Elle commence, au-delà d’un destin politique qui s’est imposé, par la défense même de la ville, de ses restes, contre les démolisseurs. Le temps est révolu où l’université de Berlin incarnait le fer de lance de l’opposition extra-parlementaire allemande. Mais, avec le développement des mouvements alternatifs désireux de changer la société, au plan de la vie quotidienne, ici et maintenant, s’est aussi affirmée une forte résistance à un urbanisme anarchique ou spéculateur, consistant à remplacer systématiquement les vieux immeubles par des constructions tristes en béton, à raser plutôt qu’à restaurer ou réparer. Ces initiatives de défense de la ville, de ses vieux quartiers, unissent aussi bien des Berlinois de vieille souche, des étudiants ou des militants alternatifs que des marginaux, les fameux punks de Kreuzberg, qui occupent les vieux immeubles et tentent de les rendre habitables plutôt que de les abandonner aux bulldozers.

L’encerclement de la ville, sa coupure d’avec la RFA, ont entraîné une sorte de soif de création et de communication assez surprenante. Contraints de vivre en vase clos, les Berlinois ont à coeur de multiplier les occasions de rencontre, les scènes officielles ou parallèles, les expositions. Pour que cette culture berlinoise puisse renaître, il ne suffisait pas d’y recréer des infrastructures coûteuses. La prise de conscience de l’importance de cette dimension culturelle dans l’identité berlinoise a été plus fondamentale que les investissements les plus spectaculaires.

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Gustav Landauer

 

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Erich Mühsam

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Tout se passe comme si, consciente de ne pouvoir exister sur le plan politique, Berlin avait effectué un repli stratégique sur la culture et revendiquait fièrement son nom de « métropole retrouvée « . Ce phénomène est d’autant plus profond qu’il correspond à une aspiration de la population berlinoise et de son élite intellectuelle, qu’il est admirablement servi par le nombre important d’artistes installés sur place et que le mythe mystérieux de la Berlin des années 20 ne cesse d’être réactualisé par les expositions, les livres, les films. Loin de ne concerner qu’une minorité de chercheurs et d’historiens, ce phénomène touche les milieux les plus divers. Il préside à la création de maisons d’édition militantes, qui rééditent, par exemple, les théoriciens anarchistes et utopistes des années vingt (Gustav Landauer, Eugen Leviné, Erich Mühsam ) ou les écrits des spartakistes. Il inspire la multiplication des galeries, des librairies. Il marque les étudiants des beaux-arts. Même les mouvements homosexuels berlinois ont eu à coeur d’étudier et de publier des travaux sur les célèbres cabarets homosexuels des années 20 (ainsi l’Eldorado), de rendre hommage au pionnier de la sexologie, Hans Magnus Hirschfeld, fondateur du célèbre institut de recherches berlinois et éditeur d’une revue scientifique qui, en 1933, fut brûlée en effigie par les nazis, parce qu’il était juif, homosexuel et d’extrême gauche.

Les nouveaux fauves

Sans doute est-il difficile de prévoir l’évolution de cet incontestable renouveau culturel, sensible aussi bien dans le théâtre, la littérature, la musique ou la peinture.. Il est aussi difficile d’imaginer les réactions que cette transformation de l’image de Berlin pourra susciter en RFA.  Mais, au plan de la sensibilité, il s’agit d’un mouvement d’une réelle ampleur. Il suffit pour s’en convaincre de constater l’audience de peintres berlinois qui se nomment les  » nouveaux fauves  » ou les  » néo-Expressionnistes « . Si c’est Josef Beuys qui a redonné aux allemands la foi dans leurs propres ressources artistiques, c’est de Berlin qu’st issu le groupe pictural le plus remarquable de ces dernières années. Avec comme principaux représentants, Fetting, Middendorf, Salomé, Zimmer, ces artistes sont l’incarnation typique d’une nouvelle sensibilité qui unit étroitement la perception contemporaine de la ville aux souvenirs de son passé et des courants de peinture qui l’ont marquée. Ils ont trouvé dans l’expressionnisme, avec son inspiration apocalyptique et visionnaire, leur grand ancêtre.

Renouant avec la violence des couleurs des peintres de Die Brücke (« Le Pont « ), ils se réclament de Nolde, de Kirchner, de Schmidt-Rottluff, et c’est bien à eux, ou encore à Munch, que leurs immenses toiles, commencées au début des années 60, font penser. Ils se veulent des représentants d’ une nouvelle expressivité, des peintres d’atmosphère. Si des fragments de la ville sont perceptibles dans certaines de leurs toiles – l’inévitable mur – c’est beaucoup plus dans une certaine révolte de l’instinct, dans leurs visions les plus personnelles, dans la musique punk, qu’ils puisent leur inspiration. Quand on les interroge sur les raisons qui les ont poussés à venir se fixer à Berlin, ils répondent qu’ils n’auraient pu imaginer vivre ailleurs, que Berlin est la ville qui convient à leur art, qu’ils se sentent en harmonie avec ses paysages, ses ruines, ses dévastations.

Etrange génération qui effectue dans l’art, sous les formes les plus diverses, un travail de deuil, de remémoration, de redécouverte, à travers l’space meurtri d’une ville qu’elle ne cesse de défendre, parce qu’elle s’y reconnaît comme dans un miroir.

Jean-Michel PALMIER.

 

Sartre : le dernier des phénoménologues

6 mars 2011

Sartre : le dernier des phénoménologues

Article paru dans les Nouvelles Littéraires; N° 2733 du 17 au 24 avril 1980.

« Je réussis à trente ans ce beau coup : décrire dans la Nausée – bien sincèrement, on peut me croire – l’existence injustifiée, saumâtre de mes congénères et mettre la mienne hors de cause. J’étais Roquentin, je montrais en lui, sans complaisance, la trame de ma vie; en même temps j’étais moi, l’élu, analyste des enfers (…) Plus tard, j’exposai également que l’homme est impossible: impossible moi-même, je ne différais des autres que par le seul mandat de manifester cette impossibilité qui, du coup se transfigurait, devenait ma possibilité la plus intime, l’objet de ma mission, le tremplin de ma gloire. » Ainsi parlait Sartre, en 1964, dans les dernières pages des Mots, évoquant ce que fut l’origine et le sens de son projet philosophique. Avec son étrangeté, sa profusion d’idées, l’Etre et le Néant ouvrait et clôturait à la fois une tradition philosophique.

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C’est à travers Sartre, avant la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, que la phénoménologie husserlienne faisait véritablement son apparition en France, tandis que Heidegger était encore à peu près inconnu. Ce livre – bible de l’Existentialisme -, l’un des ouvrages philosophiques les plus riches de la pensée contemporaine, fut abondamment lu et commenté : c’est même en raison de l’engouement qu’il suscita que l’une des héroïnes de l’Écume des jours de Boris Vian, arrache le coeur de Patre Sartre, découvrant ainsi qu’il a la forme d’un tétraède.

Anti-systématique, l’Être et le Néant est aussi l’une des dernières tentatives pour proposer une interprétation du monde. Quel philosophe oserait, aujourd’hui, exprimer dans un livre ce que sont l’être, le néant, autrui, le regard, la transcendance, l’amour, le sens de la vie, la morale ? Qui aurait encore cette passion, cette naïveté, cet enthousiasme ? Pour l’entreprendre, il fallait un style d’interrogation nouveau. Ce fut la phénoménologie.

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Assurément, peu de courants philosophiques ont marqué aussi profondément la pensée européenne dans la première moitié du XXéme siècle que cette méthode patiemment élaborée par Edmund Husserl. pourtant, en dépit de ses nombreux disciples, l’auteur des Recherches logiques et des Ideen n’a vu son projet global repris par personne. De Heidegger à Sartre en passant par Ricoeur, Derrida, Dufrenne, Lévinas, Biemel, Finck, le courant phénoménologique a éclaté en oeuvres autonomes, issues d’ une même méthode, mais dont les visées finales sont presque toutes divergentes. Husserl a marqué les auteurs sans qu’ils en acceptent la problématique globale. Phénoménologue, Sartre le fut plus que tout autre. Le sous-titre de l’Etre et le néant, Essaid’ontologie phénoménologique suffit à le montrer, tout comme les références à l’Etre et le temps de Heidegger. En dépit de ces évidences, tout le reste est obscur. Aucun travail d’envergure n’a encore été consacré à la genèse de l’Etre et le Néant, aux rapports avec Merleau -Ponty, aux emprunts respectifs que ces auteurs ont fait à Husserl et à Heidegger. Alors que n’importe quel bricolage philosophique est salué aujourd’hui par les médias et les histoires de la philosophie comme une révélation, la phénoménologie est toujours sytématiquement négligée. Trop sérieux, trop ardu. Pourtant une relecture s’impose.

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Edmund Husserl

De prestigieuses ruines

Avant Sartre, la philosophie allemande n’avait guère marqué véritablement la philosophie fraçaise. On enseignait Fichte et Kant, mais à la manière dont on visite de prestigieuses ruines. C’est à l’époque où Hitler prend le pouvoir que Sartre, pardoxalement, entra en contact direct avec la philosophie allemande en séjournant avec Raymond Aron à l’Institut français de Berlin. dans la Force de l’âge, Simone de Beauvoir évoque cette époque : Sartre découvre Husserl et rédige son essai sur la Transcendance de l’ego qui ne paraîtra qu’en 1936. Il s’interroge, à travers la phénoménologie, sur les rapports entre le Moi et la conscience, le statut du psychique, le monde vécu, l’existence. Pour échapper à la platitude du matérialisme métaphysique et à l’idéalisme édulcoré cher à l’Université française, il venait de faire la découverte de l’intentionnalité de la conscience.

Aujourd’hui encore, on ne peut nier que l’un des meilleurs textes écrits sur Husserl soit ce court article de Situations I, sur l’idée d’intentionnalité (janvier 1939). Sartre y attaque Lalande, le néo-kantisme et Bergson, unit la conscience-éclatement de Husserl à l’être-dans-le-monde de Heidegger, affirmant que « Husserl a réinstallé l’horreur et le charme dans les choses . Il nous a restitué le monde des artistes et des prophètes (…) Nous voilà délivrés de Proust. Délivrés en même temps de la vie intérieure. » Il est symbolique que les dernières phrases de ce texte affirment que : « Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons: c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes.  » Au fond, toute la philosophie de Sartre est contenue dans ces quelques mots.

La conscience malheureuse

Au moment où il découvrait Husserl à Berlin, Jean Wahl faisait connaître les écrits de jeunesse de Hegel dans le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel. A côté du Hegel panlogique qui affirme l’histoire achevée dans l’Etat allemand, la philosophie achevée dans son propre système, on découvrait un Hegel romantique, proche de Schelling et de Hölderlin, incarnation de cette « conscience malheureuse  » dont il fera par la suite un simple moment de la « Phénoménologie de l’esprit « . Avant Kojève et Hippolyte, il s’agissait d’un grand moment de la découverte de Hegel, alors proscrit à la Sorbonne. Ce fut aussi Jean Wahl qui prêta à Sartre un exemplaire en allemand de Sein und Zeit (l’Etre et le Temps) de Heidegger. Si, contrairement à Raymond Aron, Sartre est peu sensible à la philosophie de l’Histoire, il découvre Kierkegaard. A partir de ces influences hétéroclites et de la vision intime de Sartre, naîtra un livre, ou plutôt une philosophie, qui donne aux institutions philosophiques de la Nausée leur fondement théorique.

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En lisant l’Etre et le Néant aujourd’hui, on reconnaît à chaque page, ces différentes influences. L’étonnant, c’est qu’avec des problèmatiques qu’il domine mal, Sartre élabore une philosophie unique et originale. A Husserl sont empruntés les schémas fondamentaux de la phénoménologie, l’idée de phénomène, d’essence, la théorie de la conscience; à Heidegger les structures de l’être-dans -le-monde; à Hegel, la reprise étonnante de la Dialectique du maître et de l’esclave de la Phénoménologie de l’esprit; à Kierkegaard est empruntée la réflexion sur l’existence. Sartre y ajoute ses intuitions fondamentales : l’analyse de la mauvaise foi et du mensonge, sa vision de la finitude et de la facticité de l’existence. La difficulté du style de l’Etre et le Néant, certaines de ses apories, viennent du fait qu’il emprunte des matériaux à des problématiques qu’il rejette quand au fond.

Vers une morale

Alors que les analyses husserliennes donnent souvent l’impression de tourner à vide (ainsi les Méditations cartésiennes ) et que la déconstruction de la métaphysique, traditionnelle semble, chez Heidegger, déboucher sur une impasse ou une tautologie, les analyses de Sartre tentent de décrire notre existence concrète, quotidienne : celle de l’homme de la rue, du sujet en général. L’histoire n’intervient chez Husserl que dans ses conférences sur la « Krisis  » : chez Sartre, elle est présente à travers sa réflexion sur l’action et la liberté. Le Dasein de Heidegger n’est pas l’existence concrète. Sartre, au contraire, veut nous conduire vers une morale.

L’audience que rencontrera le livre s’explique par son relatif optimisme. Si l’homme est une passion inutile, si l’angoisse et la finitude sont sans cesse réaffirmées, la conception radicale de la liberté offrait, à une époque d’effondrement des valeurs et de pessimisme, un fantastique espoir. Tandis que Camus s’enferma dans l’esthètique de l’absurde, Sartre nous apprend que s’il n’y a a priori aucun rapport privilégié et prédéterminé entre le monde et l’homme, c’est à nous de les faire exister.

Un fantastique espoir

Oeuvre d’époque ? Sans doute. Marquée par le climat social, historique et philosophique de ces années-là, mais aussi l’une des plus grandioses analyses de l’existence jamais tentées à partir du sujet.

Si les analyses qu’il propose de l’Imaginaire, constituent l’une des études les plus remarquables réalisées en France à partir de la phénoménologie, son esquisse d’une théorie phénoménologique des émotions est moins convainquante. Elle pêche par idéalisme. Même la démonstration la plus intelligente ne peut persuader le lecteur que s’il s’évanouit, il s’agit en fait d’une conduite magique par laquelle sa conscience décide de s’évanouir pour nier le monde. Sartre, en dépit de la phénoménologie ne peut se libérer de sa conception cartésienne du sujet et de la conscience. C’est ici que la confrontation avec Merleau-Ponty est enrichissante.

Une amitié ni faite ni défaite

Dans l’Etre et le néant (1943) et la Phénoménologie de la perception (1945), on retrouve les mêmes schémas philosophiques, les mêmes références à la phénoménologie de Husserl et de Heidegger, mais alors que Sartre demeure attaché à sa notion de conscience et de sujet, n’abordant que furtivement le problème du corps, Merleau-Ponty s’efforce de saisir à partir de la phénoménologie et de la psychologie, un « être-dans-le-monde » incarné. Comme Husserl, il est attentif à l’étrangeté de toutes les choses et se propose de nous faire découvrir ce que signifie vivre dans le temps et dans l’espace, avoir un corps, être sexué, habiter le monde. Pourtant, une même conception de la finitude et de l’existence les unit. Seul le style les sépare. La sécheresse de l’Etre et

le Néant, faisant place chez Merleau-Ponty à un étrange lyrisme.

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Maurice Merleau-Ponty

Ensemble ils rencontreront l’Histoire, le communisme et la politique. A la réflexion sartrienne sur l’engagement et aux articles des Temps modernes correspond Humanisme et terreur. Parfois, plus radical que Sartre, Merleau-Ponty, ne le suivra pourtant pas longtemps. A la Critique de la raison dialectique répondra les Aventures de la dialectique. Ils sont morts tous deux brouillés et cette amitié « ni faite, ni défaite « , affirme Sartre, restera en lui comme une blessure irritée. Aujourd’hui, comment peut-on expliquer l’éclipse dont sa pensée semble avoir été victime, sa marginalisation dans la philosophie française ? Il ne suffit pas de sauver un Sartre engagé dans la politique, exemple constant de courage et d’honnêteté pour éviter cette question. Même les admirateurs les plus inconditionnels de Sartre ne peuvent nier que sur le plan philosophique, il ait eu très peu de disciples et que son engagement politique personnel a finalement plus marqué plusieurs générations que ses positions strictement philosophiques. Sans doute, le succès de la philosophie de Sartre dans l’après-guerre, jusqu’aux années 50, est-il un phénomène social et historique dont toute l’histoire reste à écrire. Mais opposer la mode structuraliste à la vague existentialiste ne suffit pas non plus. C’est dans la pensée de Sartre lui-même qu’il faut rechercher les causes de la rupture; si rupture il y eut.

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Sartre vendant La Cause du Peuple

Plusieurs raisons nous semblent devoir être invoquées. Tout d’abord le renversement qui s’est effectué, chez Sartre, lors de sa rencontre avec le marxisme et l’absence de suite à la fois au projet de l’Etre et le Néant et de la Critique de la raison dialectique. Si le marxisme demeure « l’horizon indépassable de notre temps « , quel statut faut-il accorder à la philosophie ?  La problématique d’ Althusser se greffera sur cette question laissée ouverte par Sartre. La fidélité de Sartre à une certaine conception de la conscience et du sujet l’ont conduit à refuser la psychanalyse. L’utilisation de la notion de structure empruntée à la linguistique, et appliquée avec succès dans des domaines tels que l’ethnologie par Lévi-Strauss, l’importance de plus en plus grande prise par les sciences humaines dans la réflexion philosophique nécessitaient une articulation difficilement opérable avec les positions initiales de l’Etre et le Néant.

Tous des héritiers

Voir en Sartre un auteur dépassé ou « le dernier des philosophes français  » est insuffisant. Impossible aussi de le répéter. Le continuer ? Mais dans quel sens ? Au moment où il nous quitte, où sa mort est ressentie par chacun comme un deuil personnel, on est tenté tout d’abord, en parcourant son itinéraire philosophique, de dire que si nous ne sommes pas « sartriens « , la reflexion philosophique, n’aurait pas eu, sans lui, son profil actuel. Même ses détracteurs sont ses héritiers. En invitant les philosophes à s’interroger sur les mouvements du monde, en stigmatisant leur isolement égoïste du concret des hommes, de leur réalité, il a fait accéder la philosophie à la dignité de l’Histoire.

Jean-Michel PALMIER.

Comment Tito fit taire une contestation idéologique qu’il avait encouragée ?

5 mars 2011

Comment Tito fit taire une contestation idéologique qu’il avait encouragée ?

Article paru dans les Nouvelles Littéraires N° 2736 du 8 au 15 mai 1980.

Au temps où en Yougoslavie la philosophie marxiste avait un air de liberté.

On l’ignore trop souvent, mais c’est à Zagreb, en Yougoslavie, que se sont tenus au cours des dernières années les débats les plus féconds entre intellectuels de tous les pays pour qui le marxisme n’ a pas à être nécessairement confisqué par les bureaucrates de tous bords.

Premier pays à rompre avec l’orthodoxie soviétique, à croire en un socialisme sans stalinisme, la Yougoslavie fut aussi le premier pays socialiste à encourager la critique du modèle stalinien par ses intellectuels et ses écrivains. Si ceux -ci échappèrent au culte stérilisant du réalisme-socialiste et du « héros positif « , c’est, pour beaucoup, grâce à l’influence esthétique et politique de Miroslaw Karléja, écrivain lié aux avant-gardes des années 1920, proche aussi bien de l’expressionnisme que du surréalisme ou du proletkult et surtout ami de Tito. A travers vents et marées le leader devait garder sa confiance à l’écrivain.

Les rapports entre la philosophie yougoslave et le parti furent plus complexes et plus difficiles. Dès 1950, c’est vrai, les intellectuels avaient été invités à prendre part à cette critique sur le plan philosophique. Et elle allait même très vite devenir indépendante et adopter des formes profondément originales. Très tôt se constitua un groupe d’universitaires – philosophes, sociologues ou économistes – soucieux de développer des orientations nouvelles au sein du marxisme. Carrefour de cultures, de langues, d’influences, la Yougoslavie allait le devenir aussi sur le plan des idées.

Marxistes de tous les pays

En 1960 naquit le groupe Praxis, qui fut à l’origine de la célèbre « Ecole de Korçula « , tentative à peu près unique, dans les pays socialistes et ailleurs, d’ouvrir un dialogue entre toutes les tendances marxistes, à l’Est comme à l’Ouest. Le Congrès de Dubrovnik en 1963 avait été incapable de mettre en oeuvre sinon en chantier un échange réel entre marxistes occidentaux, marxistes des pays socialistes et marxistes soviétiques : des délégations et non des individus s’y étaient affrontés. Aussi les membres du groupe Praxis en vinrent-ils à inviter des chercheurs marxistes du monde entier à des confrontations d’idées annuelles sur un thème donné.

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Ruelles moyenâgeuses de la petite ville dalmate de Korçula

Le groupe Praxis préférant inviter nominalement un théoricien, plutôt qu’une délégation officielle, les Soviétiques n’y furent plus jamais représentés. Le succès de ces rencontres fut surprenant. Non seulement d’Amérique latine comme des Etats-Unis, de France, d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie, mais aussi de Hongrie, de Roumanie, et (avant 1968) de Tchécoslovaquie, les partisans affluèrent afin de cautionner cette entreprise. Chaque été, à la fin du mois d’août, arrivant par bateaux  ou après avoir parfois traversé l’Europe en auto-stop, des étudiants venus des quatre coins du globe, se précipitaient pour écouter les conférences, les discussions, les échanges dont le haut niveau théorique était toujours garanti par la qualité des participants. Dans les ruelles moyenâgeuses de la petite ville dalmate, aux terrasses des cafés ou sur la plage, se croisaient et se rencontraient des hommes incarnant les tendances les plus diverses de la pensée marxiste, acceptant de présenter leurs travaux en cours, leurs hypothèses de travail, de les soumettre à la critique de leurs collègues de tous les pays. Sous la direction de Galo Tetrovic, professeur de philosophie à l’université de Zagreb, et de Rudi Supek, professeur de sociologie dans cette même université, se constitua un groupe comprenant des figures telles que Pedrag Vranitsky, Mihaylo Markovitch, Branko Bosniak, Vjekoslav Mikecin, la plupart enseignant aux universités de Zagreb et de Belgrade, animateurs infatigables de ces critiques internationales.

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Exemplaire de la Revue Praxis

D’ abord limitées à quelques spécialistes, ces rencontres, menées dans un climat de générosité, de liberté de critique et de volonté d’enrichir la pensée marxiste, ne tardèrent pas à réunir des personnalités telles Ernst Bloch, Th. Adorno, E. Fromm, H. Marcuse, Lucien Goldmann, Segre Mallet, Karel Kosik, Ernest Mandel, Henri Lefebvre, Enzo Paci, Pierre Broué, etc. Tous acceptaient de confronter leurs points de vue sur les rapports entre marxisme et philosophie, la conception du socialisme, la signification de l’hégélianisme. Bien que les thèmes fussent empruntés à la philosophie ou aux sciences humaines, la rencontre de marxistes venus de pays socialistes (tels les assistants de Georg Lukacs) avec des « trotskystes occidentaux » (Ernst Mandel), des révisionnistes (Herbert Marcuse ou E. Fromm), des représentants de la nouvelle gauche américaine constituait aussi en soi un fait politique. Non seulement ces échanges étaient publics, mais les communications en étaient diffusées largement par la revue Praxis, aussi bien dans son édition serbo-croate que dans son édition internationale. Mais l’orientation éminemment dialectique et antistalinienne de ces congrès ne pouvait qu’agacer  nombre de bureaucrates peu soucieux de voir la Yougoslavie devenir comme le fer de lance de la recherche marxiste la plus libérale. En 1970, la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie refusèrent d’accorder des visas à leurs ressortissants invités aux congrès. Faut-il rappeler que, auparavant, l’ensemble des marxistes présents avaient pris position contre l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. En Yougoslavie même, plusieurs responsables du parti jugeaient déjà négatives ces rencontres avec des marxistes occidentaux. Tandis qu’Herbert Marcuse se voyait officiellement qualifié d’ » agent de la CIA « , Korçula devenait le symbole de cette  » nouvelle gauche  » aussi redoutée à l’Est qu’à l’Ouest. C’est en vain que les membres de l’Ecole – c’est à dire les plus importants au sein des universités – affirmaient leur attachement à un « marxisme ouvert et créateur  » contre un marxisme  » étatico-dogmatique  » : né de la critique du stalinisme, le groupe devenait suspect dans l’entourage de Tito lui-même. En Union soviétique comme en RDA, les critiques contre le le groupe se firent plus nombreuses et sa liberté fut désormais perçue comme un véritable danger. A partir de 1974, la revue fut privée de subsides et l’école d’été de Korçula violemment prise à partie dans la presse. Bientôt, elle dut disparaître. Dans le même temps, un certain nombre d’universitaires proches de Praxis et de son orientation antidogmatique perdirent leurs postes, notamment à Belgrade (Markovic, Tadic, Stoyanovic, Popov, etc ). On leur reprochait d’être entrés « en conflit politique avec la ligne du parti  » . Le caractère aberrant des accusations, la solidarité des enseignants et des étudiants, les interventions d’enseignants étrangers permirent d’empêcher des suites plus catastrophiques.

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      Le philosophe « révisionniste  » Herbert Marcuse

Il est juste que, depuis l’interdiction du groupe Praxis, de nouvelles tentatives d’instaurer des groupes de recherche et de réflexion sur le marxisme se sont développées en Yougoslavie, en liaison avec des enseignants étrangers. On ne peut nier cependant le malaise que ces mesures répressives ont provoqué. Que l’on soit d’accord ou non avec toutes les thèses du groupe, force est de constater qu’il s’agissait là d’un exemple unique dont on ne regrettera jamais assez la suppression. Il faut avoir assisté aux discussions entre Bloch, Marcuse, Goldmann, Adorno et tant d’autres théoriciens venus des pays socialistes pour mesurer ce que ce climat de recherches, de liberté avait de passionnant et d’exaltant.

Alors que les congrès d’écrivains sont largement financés par le gouvernement et jouissent d’un prestige véritable, les philosophes yougoslaves ont été injustement sacrifiés à partir d’accusations sans fondement alors qu’on tenait de l’originalité idéologique de l’expérience yougoslave. En même temps que l’on réprimait des tendances «  nationalistes « , on attaquait des intellectuels partisans réels de l’autogestion, dont la faute avait été finalement de mener de manière radicale une critique du stalinisme que le gouvernement lui-même avait amorcée. Volonté de rassurer les éléments de cette trop grande liberté de critique accordée aux philosophes ? Sans doute, mais comment ne pas regretter la fin d’une expérience qui avait permis à la Yougoslavie d’être une exception culturelle au sein d’un bloc de l’Est ?

Idéaliste souvent, animé d’une rare générosité, d’une conscience farouche de son rôle de témoin, de critique, d’interlocuteur, l’intellectuel yougoslave, qu’il soit philosophe, sociologue ou esthéticien, se veut aussi étranger à la servilité qu’au négativisme abstrait. Les années qui viennent montreront comment le pouvoir considérera ce type d’intelligence, de conscience critique, à la fois morale et politique, qu’il a contribué à former depuis 1948. S’il la méprise, la limite, la néglige, la soumet à la vindicte bureaucratique, comme certains signes le laissaient redouter, il risque de détruire l’un des symboles les plus vivants de ce que signifia l’expérience yougoslave : ce mélange de courage, de dignité et de générosité.

Jean-Michel PALMIER.

 

« Weimar en exil » de Jean-Michel Palmier.

26 février 2011

« Weimar en Exil » de Jean-Michel PALMIER

Par Yves Florenne

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Aricle paru dans « Le Monde Diplomatique » de décembre 1987

En 1933, l’Allemagne se vida du « meilleur de l’Allemagne ». ceux qui se retiraient d’elle, c’était non seulement avec l’espoir mais aussi avec la certitude de la rendre elle-même, et toute entière, meilleure qu’elle n’avait jamais été. Une certitude qu’ils puisaient dans une autre, non moins absolue : la culture ne pouvait que triompher de la barbarie.

Le démenti apporté par la réalité fut particulièrement tragique pour les exilés. Ils trouvèrent l’Europe sourde à leurs témoignages, à leurs cris d’alarme ; puis agacée, bientôt soupçonneuse. L’échec qu’ils subirent du fait de leur propre pays les atteignit plus encore: Ils ne l’ébranlèrent jamais. Pas trace tangible de résistance dans la masse du peuple; la guerre venue, elle montra peu de répugnance à y entrer; puis beaucoup d’élan à la faire dans l’écrasante victoire; enfin, pis encore, le même acharnement frénétique à la poursuivre jusque sous les décombres. Toute l’Allemagne se comporta comme Hitler en personne.  Le désastre enfin consommé, quand les exilés rentrèrent, dans leur patrie dont ils avaient cru au moins sauver l’âme, ils furent reçus dans les ruines, au mieux dans l’embarras ou l’hypocrisie, au pis par un mépris ou une haine à peine dissimulée: comme des « traitres « . La foi, la force de l’esprit, le courage, la misère, des souffrances indicibles, reçurent pour prix le rejet et l’oubli. Leur mémoire fut enterrée. Quand on l’exhumera, ce ne sera qu’une mémoire embaumée. Leur façon d’avoir  » payé  » n’avait plus cours dans un monde mercantilisé.

L’histoire écrite par Jean-Michel Palmier est essentiellement celle de cette tragédie. Mais nourrie, étayée par une masse de faits et d’événements qu’éclaire une réflexion à la fois passionnée et s’efforçant à l’impartialité de l’historien. Il évoque d’abord dans un raccourci saisissant les débuts combien éclatants, du nazisme au pouvoir, les « nuits de cristal  » et les  « nuits des couteaux « , les flammes de livres jetés au bûcher et qui annonçaient à toute l’Europe l’ »assassinat de la culture« . Elle manifesta devant ces « excès » une réprobation prudente. On n’en était pas encore à se rappeler le vieille prophétie d’Henri Heine :  » Là où l’on brûle des livres, on finira par brûler des hommes. « 

L’auteur suivra dans toutes ses étapes cet exil de Weimar. La multitude de réfugiés qui suivra plus tard n’améliorera pas la situation des premiers. Elle rendit les pays d’accueil plus défiants et rigoureux. Il en dénombre quarante et un, et examine les principaux. La palme est donnée à la Suisse :  » la dureté avec laquelle elle traita les réfugiés a laissé une cicatrice que rien n’a encore pu effacer. » Peu de choses, certes, auprès de  » la liquidation massive des antifascistes allemands réfugiés en URSS « .

La foi candide des intellectuels et artistes de gauche à Weimar reste attendrissante, ou consternante, comme on voudra. Les grands créateurs de ce que les nazis vomissaient sous le nom d’« art dégénéré »  n’avaient-ils pas entendu les mêmes mots à l’Est ? Comment ne réagissaient-ils pas, ne rugissaient-ils pas devant les produits du  » réalisme socialiste » obligatoire ? C’est sans doute qu’ils ne les voyaient pas. Le même temps où Brecht, dans un poème idyllique, Eloge du communisme, proclamait : «  il est la fin des crimes. » Aucun d’eux ne savait que depuis dix ans le communisme avait changé de nom et s’appelait stalinisme.

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Photographies de Bertolt Brecht

L’Europe, quand Hitler la submergea, devint une nasse où il n’y aurait plus qu’à puiser pour nourrir tous les Auschwitz. Sans doute, ceux des exilés qui avaient un « nom » et qui formaient la première émigration, celle des opposants irréductibles, purent-ils alors gagner les Etats-Unis, quand ils n’y étaient pas déjà (on en comptera 5 millions en 1940). Les plus célèbres furent reçus avec honneur, surtout quand ils possédaient de solides moyens d’existence. Mais, pas plus qu’en Europe, ils n’eurent d’influence sur la politique américaine. En 1945, beaucoup  s’y fixeront, à commencer par les 400.000 naturalisés; ou ils y reviendront après s’être trouvés plus exilés qu’ailleurs dans leur propre pays. Ce ne sera pas moins à l’ombre symbolique de la Liberté qu’ils allaient se voir ramenés aux années 30. . La dernière partie du livre porte à cet égard un titre éloquent : « De Roosevelt à MacCarthy « .Car si le maccarthisme ne portait pas encore ce nom, il naissait déjà aux approches de la guerre froide. Les premières « sorcières  » désignées pour les nouveaux « bûchers  »  seraient, bien entendu, ces prétendus réfugiés, Cheval de Troie du communisme. Compris les libéraux les plus avérés.

C’est sous le signe de Cassandre que l’auteur a placé sa réflexion finale. Elle nous ramène au commencement.

A l’ échéance des années 30, nous allions apprendre à voir ce qui crevait les yeux (rien de mieux pour rendre aveugle). Vainement, la réalité nous avait été  inlassablement montrée par les exilés qui vivaient au milieu de nous. Le lâche soulagement qui marqua le commencement de la fin n’était que le corollaire d’un plus lâche espoir: apaiser le monstre et même le caresser, laisser faire le temps, avec l’alibi toujours reculé de mettre ce temps à profit pour refaire nos forces; alors qu’un peu plus tôt elles auraient suffi pour renvoyer en quelques heures Hitler à son néant. Cette « politique «  – là s’écrivait tout naturellement en anglais : « Wait and see. » On a vu.

Sur Cassandre, à commencer par Goethe, on se trompe souvent. Elle ne prédit pas la fatalité du malheur, elle avertit et dit sans trêve ce que serait le malheur si l’on n’agissait pas pour le conjurer. Car si Cassandre n’avait pas eu le moindre espoir, elle se serait tu. Ou tuée.

Il ne resta en effet que le suicide aux plus déshérités des exilés quand ils comprirent qu’ils avaient écrit, crié, souffert, vécu, pour rien; que la certitude de Brecht que l’« écriture tue «  n’était qu’illusion et dérision. Pour tuer la force brute, il n’est qu’une force plus brute. Ce qui arriva. Mais à quel prix !

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Caricature de Th. Adorno

Dès lors, les plus pessimistes prononceront que le désastre a bien eu lieu. Que la culture a eu le sort de Troie. Adorno écrit : « Après Auschwitz, toute culture n’est qu’un tas d’ordures. » Pis que les cendres. Sans doute, c’est préjuger d’après un passé ambigu. Si par « culture » on entend ce qu’il y a d’essentiellement humain dans l’homme, et en lui exclusivement, cela oblige à ne pas oublier que c’est pour lui, et pour lui seul, qu’a été créé le mot inhumain . Le tout est de savoir ce qui, en lui, l’emporte ou l’emportera. La fin de Hitler n’a pas tranché la question : elle l’a laissée grande ouverte. D’autant que Hitler n’est pas mort. Et cette question – là en contient une autre : la prétention, l’ambition toutes neuves de l’ »intelligentsia« , autrement dit des philosophes, écrivains, artistes, scientifiques, théologiens, enseignants, cette volonté, ce droit d’agir sur ce qu’on appelle trop bien les « affaires  » du monde, et même la conscience d’en avoir reçu mission, est-ce autre chose, chez ceux-là, que la plus grande de leurs illusions ?

Hitler aura fortement contribué à l’ »engagement  » – contre lui et tout ce qui lui ressemble – des forces de l’esprit et de la conscience. Aurait-il montré du même coup l’impuissance, l’inanité de tout cela et que, au bout du compte, c’est l’inhumain qui finit par l’emporter ?

Le titre seul, et les trois épigraphes des dernières pages, ne laissaient certes pas attendre de l’auteur une conclusion très optimiste. Reste encore, et toujours, à voir.

Yves FLORENNE.

Jean-Michel Palmier, Weimar en exil, Payot, Paris, 1987, deux volumes, 528 pages et 486 pages.

Maïakovski : l’homme de marbre de la révolution russe

15 février 2011

50 ans après la mort de Maïakovski, « La punaise  » est montée par le Théâtre Populaire de Lorraine

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2735 du 1er mai au 8 mai 1980.

L’Homme de Marbre de la révolution russe et entretien avec Lili Brik par Jean-Michel PALMIER.

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Lili Brik et Vladimir Maïakovski

Jamais peut-être, la fragilité la plus extrême et la force ne furent, dans un homme, aussi étroitement unies. Maïakovski lui-même ne cesse de se demander pourquoi il fut conçu, « sigrand et tellement inutile « . Aujourd’hui encore, on ne peut le voir apparaître dans le film la Demoiselle et le Voyou sans un serrement de coeur. C’est lui, Maïakovski ce géant à la machoire carrée, au crâne immense embrassé de son corps, agressif et timide.

Fils d’un garde-forestier, il naquit le 7 juillet 1893 à Bagdavi, en Géorgie. Après la mort de son père, la famille s’installe à Moscou, dans la misère. Au lycée, il s’initie à la philosophie et au marxisme, s’enthousiasme pour la révolution de 1905 et adhère en 1908 au Parti social-démocrate: son activité de propagande lui vaudra la prison. Ensuite, il lit les symbolistes, Balmont, décide d’étudier la peinture, se lie avec les frères Bourliouk et les premiers futuristes. Par plaisanterie, ils le présentent comme le plus grand poète de la Russie, bien qu’il n’ait jamais écrit de poèmes. Poussé par ses amis, il commencera à en écrire, devient la vedette des soirées poétiques organisées par les Bourliouk, aux côtés de Kroutchonikh et Klebnikov. C’est de cette effervescence, de cette passion pour la provocation antibourgeoise que naîtra, en 1913 la Gifle augoût public. Il récite, désormais, ses poèmes devant une foule déchaînée, hurlant de rage ou d’enthousiasme. En 1914, il aborde des thèmes révolutionnaires dans Le nuage en pantalon : derrière le clown futuriste, en blouse jaune canari, il y a un coeur immense…

Lorsque la révolution d’Octobre éclate, il n’hésita pas : cette révolution, c’est la sienne. La Révolution pour lui, c’est une manière de vivre. Sans doute ses Mystères-bouffe s’attireront-ils la colère de certains bolcheviks, sans doute Lénine n’aima-t-il jamais vraiment les poèmes de Maïakovski. Mais la jeunesse se reconnaissait en eux. Sa tragédie, c’est non pas le désespoir mais l’impatience : il veut tout et tout de suite. De la révolution doit naître un homme différent, avec des sentiments nouveaux. Jamais Maïakovski ne renoncera à son intransigeance et il attaquera avec la même férocité le bourgeois et l’homme de la NEP, le profiteur ou le bureaucrate. A travers le cubo-futurisme, le constructivisme, le réalisme, il cherche à exprimer un même idéal. Il y a une forme de pauvreté d’esprit, de mesquinerie, d’égoïsme qui lui fait horreur et qu’il dénoncera avec la même violence chez les bourgeois, les profiteurs, les bureaucrates et les ouvriers enrichis.

Il écrit la Punaise en octobre et décembre 1928 au cours d’un voyage à Berlin et à Paris. C’est une oeuvre qui exprime comme beaucoup de romans de l’époque – ainsi ceux d’Ehrenburg – le climat de la NEP. L’ouvrier Prissipkine renie la guerre civile et les privations pour goûter enfin les charmes d’une vie bourgeoise. Il trahit ses camarades pour épouser la fille d’un coiffeur. Un incendie va transformer le repas de noces en tragédie. Congelé par les lances des pompiers, il survit dans la glace et sera ranimé … le 12 mai 1979. Dans le monde propre et métallique où on le ressuscite, le seul souvenir du passé, c’est sa grossièreté, sa crasse et une punaise. Inguérissable, incapable de s’adapter au monde nouveau, il souhaiterait être à nouveau congelé. Enfermé dans une cage, il devient une attraction. On l’expose, espèce rarissime de petit-bourgeois vulgaris , à côté de la non moins célèbre punaise. Deux parasites du matelas moisi du temps. En 1929, il frappera aussi fort en envoyant à terre les bureaucrates, comme  » inutiles au communisme « .

Quelle lucidité ! Quel rire prophétique ! Pourtant sa vie débouche sur la tragédie. Des esprits bornés lui firent payer cher son insolence en accumulant les obstacles, les tracasseries, les mesquineries. Maïakovski en souffrit. Il organisera la célèbre exposition qui montrait ses recueils de poèmes et ses affiches. Une vie, une vie de travail. Quand on lui reproche de ne pas être compris des masses, il rétorque que personne n’a le droit de dire quel art les ouvriers comprendront plus tard. Au fond de lui-même, il est sûr que c’est le sien. Le 14 avril 1930, il se tirera une balle en plein coeur. Après Essénine, le second terrible suicide. Il est facile d’y voir la preuve de la déception de Maïakovski à l’égard du communisme et du régime

Il est vrai que ce communisme radical et splendide qu’il attendait n’avait que peu de rapports avec l’époque qu’il vivait. Mais il est faux de voir dans la mort de Maïakovski un acte politique. Lui-même a écrit :  » Je meurs, n’en accusez personne. Et pas de cancans. Le défunt avait ça en horreur.  » Marx dit quelque part que els poètes ont besoin de beaucoup d’amour. Comme Essénine, il s’est tué parce qu’il pensait qu’on ne l’aimait plus, qu’on ne l’aimait pas assez. Ce géant hypersensible fut toujours hanté par la mort et le suicide. Défi permanent, Maïakovski, cet ennemi juré de la bêtise, ne sut jamais vieillir. C’est pourquoi il nous bouleverse toujours.

Jean-Michel PALMIER.

Entretien avec Lili Brik

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Lili Brik

Meyerhold créa le nouveau théâtre, Maïakowski la nouvelle poésie….

Lili Brik, la compagne de Maïakovski, mourut en 1978. Les éditions du Sorbier publient aujourd’hui une série d’entretiens où elle évoque, avec Carlo Benedetti, le poète et l’homme de spectacle. En voici un passage.

Les premières expériences de Maïakovski dans le domaine cinématographique datent des mots qui suivirent la révolution d’octobre…

Au printemps 1918, Volodia interprétera à Moscou trois films dont il avait écrit le scénario et qui avaient tous plus ou moins un caractère autobiographique.
Au moment du tournage du premier film, j’étais à Pétrograd, alitée, avec une fièvre de cheval. On le termina donc sans moi. Le film, qui s’appelle Pas né pour l’argent, est tiré du Martin Eden de Jack London dont on a transporté l’action en Russie. Martin Eden devient le poète futuriste Ivan Nov – joué par Maïakovski. dans une note que publia une revue de cinéma, et qui semble avoir été rédigée par Maïakovski lui-même, on peut lire :  » Dans son roman Martin Eden, Jack London nous montre pour la première fois un écrivain de génie à travers sa vie extraordinaire. Il est dommage que la force et la grandeur d’Eden soient gâtées par une fin larmoyante. Dans son ciné-roman Pas né pour l’argent, Maïakovski nous donne à voir Ivan Nov, c’est à dire Eden, qui réussit à ne pas succomber sous le poids de l’or dont on le couvre. « 

Le second film se déroule lui aussi dans un décor russe. Son sujet est tiré d’une nouvelle d’Edmondo de Amicis, la Maîtresse d’école des ouvriers, et il s’intitule la Demoiselle et le Voyou. C’est surtout le jeu extraordinaire de Maïakovski qui fait l’intérêt du film. Il y joue son propre rôle d’une manière à la fois moderne, véridique et poétique. Ce film, qui avait été presque entièrement conservé (sauf les sous-titres) a été restauré avec le plus grand soin il y a quelque années par Sergueï Ioutkevitch. Outre ses beaux plans fixes, il était accompagné d’une très belle musique de Iouri Boutsko.

Vous-même vous avez participé au troisième film.

Ce troisième film devait être le plus sérieux, le plus imaginatif, le plus intéressant. Dès la fin mars 1918, à Pétrograd, Volodia m’avait écrit :  » Cet été je voudrais tourner un film avec toi. J’écrirai un scénario pour toi.n  » Volodia travailla au scénario de Enchaînée par le film avec acharnement, comme pour ses meilleurs poèmes.  » Après avoir assimilé la technique cinématographique – déclara-t-il par la suite à propos de son travail – j’écrivis un scénario qui s’inspire étroitement de notre travail littéraire d’avant-garde. « 

Quelle était la méthode de travail de Maïakovski ?

Tout le monde sait que Maïakovski travaillai sans arrêt. Même en présence d’inconnus, dans la rue, au restaurant, en jouant aux cartes ou au billard, il continuait à travailler. Il aimait pourtant beaucoup le silence. Malheureusement il ne put en jouir que très rarement. A Lévachovo par exemple, puis à Pouchkino où il restait des heures durant dans les bois, à se promener. On y travaillait mieux, on s’y fatiguait moins qu’au milieu des  » bruits et des grands bruits  » de la ville.

Quand avez-vous quitté Lévatchovo ?

Nous aurions dû rentrer en ville à l’automne mais nous manquions d’argent pour payer la pension. Nous avons donc vendu à Isaac Brodski un portrait de moi par Boris Grigoriev (de 1916). C’était un tableau immense : on m’y voyait couchée dans l’herbe, dans le fond il y avait un coucher de soleil. Volodia l’avait appelé : Lilia en crue. Mais nous avons perdu toute trace de ce tableau à présent. une fois rentrés à Pétrograd, Maïakovski loua un petit appartement qui ressemblait beaucoup à notre maison de la rue Joukovski. Pour faire de la place, on mit la baignoire dans le couloir. La chambre à coucher, c’est à dire un divan et un miroir encadré de velours rose, Volodia se la fit prêter par un ami à lui.

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                          Le dramaturge Meyerhold

Entre la fin septembre et le 15 octobre 1918 Maïakovski lut plusieurs fois en public sa  » représentation héroïque, épique et satirique de notre époque. »

Peu après il la mit en scène sous la direction de Meyerhold. Volodia jouait lui-même le rôle de  » l’homme du commun  » et comme plusieurs acteurs se trouvèrent malades ce jour de la première, il les remplaça. On m’engagea moi aussi comme assistant-metteur en scène pour faire répéter les choristes. Mais de ces représentations de Mystère-bouffe on a déjà tant parlé et tant écrit que cela ne vaut pas la peine que j’en parle.
Je dirai seulement que pendant les réprésentations Maïakovski rayaonnait de joie en entendant les acteurs réciter son texte. Il les trouvait tous très bons. Il leur était infiniment reconnaissant de s’intéresser à son texte.
On pense d’habitude que Maïakovski était très sûr de lui En fait ses interventions en public n’étaient si tranchées et péremptoires que parce qu’il était très conscient du but qu’il s’était fixé, pas du tout parce qu’il se serait cru infaillible.

Comment Maïakovski s’entendait-il avec Meyerhold ?

Au moment où ils montait Mystère-bouffe ils s’adoraient. Maïakovski faisait un accueil enthousiaste aux moindres propositions de Meyerhold qui le lui rendait bien. C’est peut être cela même qui faisait qu’ils se gênaient l’un l’autre. J’anticipe un peu mais je voudrais citer ici un passage de la dernière lettre que Volodia m’ait écrite (le 19 mars 1930) :  » Il y a trois jours qu’a eu lieu la première des Bains. A part quelques détails, j’ai été très content; c’est la première fois qu’on met en scène une pièce de moi comme je le souhaite. « 

Je ne pus assister à ce spectacle qu’après sa mort et il ne me plut pas du tout. Le texte ne passait pas. Ce qu’il y avait de mieux c’étaient justement les détails. A mon avis les Bains furent beaucoup moins bien représentés que le Mystère ou la Punaise. Mais le génie de Meyerhold aveuglait Maïakovski. Et le génie de Maïakovski empêchait Meyerhold de s’exprimer en toute liberté. Ils avaient l’un dans l’autre une confiance aveugle. Ils servaient tous deux une cause commune, celle de l’art : Meyerhold créa le nouveau théâtre, Maïakovski la nouvelle poésie.

Cabarets de Berlin 1914-1930 5/5 Le cabaret sous le IIIème Reich.

29 janvier 2011

Cabarets de Berlin 1914-1930 5/5 – Le cabaret sous le IIIème Reich

- 5 /5 – Le cabaret sous le IIIème Reich.

Cabarets de Berlin (1914-1930). 5 / 5 -Le cabaret sous le IIIème Reich.
Article paru dans Cause commune. 1976/1 ” Les Imaginaires ” -10/18 – 1976

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Il est bien évident qu’avec l’arrivée des nazis au pouvoir, la satire politique et sociale fut rapidement jugulée et finalement interdite. Le cabaret allemand ne put survivre à la censure et à la violence des S.A. La plupart des artistes – acteurs, musiciens, compositeurs, chanteurs – quittèrent l’Allemagne tels Walter Mehring, Friedrich Holländer, Mischa Spolanski et Marc Kolpe qui vinrent à Paris. Kurt Robitschek partit pour Vienne où il sera assassiné, Rudolph Nelson, en Hollande, Kurt Tucholsky en Suède. Ceux qui ne purent quitter l’Allemagne – tels Fritz Grünbaum, Paul Morgan, Kurt Gerron, Erich Mühsam – finirent dans les camps de concentration.

Aussi les cabarets qui subsistent connaissent-ils une profonde métamorphose. La satire sociale, la bohème littéraire ont disparu. Face au public, on ne trouve plus qu’un acteur, une personnalité. Werner Finck est sans doute le plus grand symbole de ce nouveau style.

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Le cabarettiste Werner Finck

Bien avant la montée du nazisme, il était connu comme acteur du Landestheater de Bunzlau et du Landestheater de Darmstatd, mais il n’avait jusqu’alors interprété que des rôles de composition d’importance secondaire. En 1928, il passe dans plusieurs cabarets, comme conférencier et il remporte un certain succès par ses gags et son comique involontaire. Avec quelques artistes, il allait fonder dès 1929, le cabaret Katakombe qui atteint vite une certaine célébrité par ses revues, son humour et ses improvisations. Les premiers programmes accordent une grande importance à la satire littéraire, en particulier aux oeuvres de Gerardt Hauptmann, Thomas Mann, mais aussi Alfred Hugenberg, Richard Tauber. A l’origine, la Katakombe n’avait pas d’orientation politique particulière. Les acteurs qui s’y produisaient étaient d’ailleurs très différents, si Werner Finck tenait un rôle déterminant dans ces spectacles, on trouvait aussi Ernst Busch, le célèbre chanteur de rue de l’Opéra de Quat’sous de Pabst, qui joua aussi dans Kuhle Wampe et dont les idées socialistes étaient bien connues. Finck, lui, se déclarait apolitique. dans son autobiographie Witz als Schicksal (1966), il dira que si, au cabaret, il fallait être à gauche, il était à gauche, au moins le soir, mais que son coeur était à droite, même si son intellect était à gauche. Face à la  » Nouvelle objectivité  » (Neue Sachlichkeit), il se veut le porte-parole d’une  » Nouvelle sentimentalité  » « Neue Herzlichkeit). Comme il l’affirmait en 1930 :

 » Nous sommes devant une nouvelle époque
L’objectivité perd en sympathie
Il n’est plus à la mode d’avoir une grosse gueule
Retour à l’âme, le coeur est dernier cri (22)

On peut à nouveau se laisser submerger par sa douleur
La vierge cherche à nouveau le soutien de l’adolescent
La chemisette se détendra petit à petit
Et seul le poing guerrier reste encore fermé.

Et puisque nous parlons justement de guerriers
Nous avons à nouveau envie de la Reichswehr
On renonce à la surveiller
Ce sera à nouveau comme jadis en mai – et après comme en août. « 

Après l’époque de la révolution assassinée et de la violence, il aspire à un retour au calme et à une période plus heureuse. Il craint que n’éclate une nouvelle guerre et la dictature. En septembre 1932 il s’écrie:

 Non, non, l’été est passé
et le champ et les prairies sont de nouveau libres
Et cela s’est fait si vite – Oui, la nature
ne croit pas qu’une dictature
disparaîtrait aussi vite.

Lui, le comique, l’apolitique, l’humoriste de droite s’inquiète de plus en plus des activités des nazis et il n’hésite pas à les attaquer. Les nazis ne cachent pas le mépris dans lequel ils le tiennent. L’organe de la NSDAP de Cologne, le Westdeutsche Beobachter titre Scandale de Juif au théâtre à propos de l’une de ses représentations et s’indigne de ce que les six acteurs qui se produisent dans la Katakombe – Marcus, Gerson, Grabowski, Finch, Inge Bartsch – soient tous des juifs (23). Aussi les nazis réclamaient-ils la fermeture immédiate du cabaret et l’interdiction de telles représentations en Allemagne. Considérant que ces cabarets sont trop étroitement liés à la République de Weimar, à la crise sociale, à l’expressionnisme, au pacifisme et au communisme, ils les détestent et souhaitent les voir disparaître le plus rapidement possible. Si les cabarets persistent dans leur attitude négative à l’égard du nouveau régime et leurs sarcasmes, les nazis les considéreront comme des ennemis du peuple allemand, et du National-socialisme. Finck ne capitule pas, il continue à critiquer les nazis dans des jeux de mots souvent assez obscurs et Goebbels lui-même reconnaîtra que Finck est plus dangereux par ce qu’il ne dit pas que par ce qu’il dit. Finck réalise de véritables acrobaties verbales pour faire passer ses critiques sans que les nazis puissent lui reprocher objectivement ses attaques. Si presque personne n’ose représenter Hitler au cabaret, Goebbels et Göring sont évoqués allusivement dans de nombreux spectacles. Finck n’hésite pas à dénoncer la mainmise des nazis sur toute la vie allemande et il multiplie, avec un courage admirable, les plaisanteries contre eux :  » Ich habe mir jetzt ein Stück Mutterland gekauft, Blut und Boden. Also Blut bekamm ich nicht, aber Boden wurde mir angeboten.  » Mais tandis que la dictature sanglante s’affermit, il faut de plus en plus dissimuler les critiques qui deviennent de simples allusions. pourtant, même par des détails, Finck arrive encore à faire sentir que la dictature est partout présente. Au début de l’hiver 1933 il apparaît sur scène avec une épée en bois recouverte de papier d’argent, qui symbolise l’épée de Damoclès. Il la regarde lorsque continuer à parler devient trop dangereux pour lui, et les spectateurs comprennent. Tous s’attendent à une fermeture prochaine des cabarets de Berlin. Comme le disait Finck lui-même dans une conférence de presse, le 16 novembre 1933 :

 » Hier nous étions fermés, aujourd’hui nous sommes ouverts. Si nous sommes ouverts demain, nous serons fermés aprè-demain. « 

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Parfois il dit simplement ces mots émouvants et tragiques :  » Je suis encore là.  » Dans le même registre, il faut citer la scène du dentiste qui figurait au programme de l’année 1935, dans laquelle le patient craint d’ouvrir la bouche car il ne sait pas trop devant qui il est. Dans tous ces sketches, il affirme qu’il en a déjà trop dit. Pourtant, le Völkischer Beobachter du 29 mars 1935 fera l’éloge du spectacle de Finck : le critique était ou bien assez naïf pour ne pas comprendre le sens des allusions de Finck ou bien assez ignorant pour ignorer ce qu’il fallait exactement censurer.  En tout cas, la Gestapo ne s’y trompera pas et ne manquera pas de signaler ses spectacles comme éminemment dangereux et hostiles au régime. Face à la terreur, Finck continue ses attaques dans des numéros très durs, malgré leur drôlerie. Mais sur ordre de Goebbels, le 10 mars 1935, les deux cabarets « KataKombe » et « Tingel-Tangel  » furent fermés et Finck, Giessen, Gross, Lieck, Trautschold et Günther Lüders envoyés au camp de concentration d’Esterwegen. Paradoxalement, ils furent libérés par Göring et acquittés le 26 octobre 1935, faute de preuves suffisantes, par le tribunal de Berlin.

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Werner Finck – La scène du dentiste -

La haine des nazis à l’égard de toute forme de satire et d’humour était  telle que tous les cabarets durent bientôt fermer, considérés comme des lieux « unsauber « . On leur reprochait d’être des officines de la culture juive et bolchévique, incapables de comprendre la grandeur des temps nouveaux et ne songeant qu’à traîner dans la boue les choses les plus sacrées. C’était l’époque où Goebbels annonçait une transformation radicale de l’existence allemande, et l’humour du cabaret lui semblait inconciliable avec le nouveau régime. Seul le cinéma pouvait servir la propagande efficacement. L’humour n’entrera pas dans le monde nouveau. C’est là un signe inhérent à toute dictature.

En avril 1936, Werner Finck fut frappé par la Berufsverbot, l’interdiction d’exercer son métier. Pourtant, il continue à écrire dans les journaux. Willi Schaeffers l’engage encore dans le Kabarett der Komiker. A Berlin il est devenu une figure légendaire : c’est l’homme qui s’attaque au parti nazi et à Hitler par l’humour cinglant et le comique.

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Werner Finck – portrait -

Weiss Ferdl et Karl Valentin font partie de cette même légende. Ferdl appartient à la tradition bavaroise. Il n’est pas antinazi, mais il aime la liberté. Quant à Valentin, il tente d’échapper à l’horreur par le rire et lorsqu’il dit que quoi qu’on fasse, personne ne l’empêchera d’entrer dans Dachau, on le croit volontiers. Quand on déchiffre ces documents, ces sketches, on est frappés par le courage de ces artistes qui, alors que tant d’écrivains avaient abdiqués, refusaient la compromission et la lâcheté. En dehors de quelques cabarets fréquentés par les nazis, où se produisent des acteurs nazis médiocres, il ne reste plus à Berlin de cabarets dignes de ce nom.

Saluons Finck, face au public, tandis que les lumières s’éteignent sur la scène allemande. En tuant la liberté, on avait aussi tué l’esprit du cabaret.

Jean-Michel PALMIER.

(22) En français dans le texte.
(23) Ce qui était d’ailleurs faux.

Cabarets de Berlin (1914-1930) – 4/5 – Le Berlin des années 30.

29 janvier 2011

- 4/5 – Le Berlin des années 30.

Cabarets de Berlin (1914-1930). 4/5 – Le Berlin des années 30.

Article paru dans Cause commune. 1976/1 ” Les Imaginaires ” -10/18 – 1976

Wilkommen,
               
Bienvenue, Welcome

To the cabaret. Is life disappointing ?
Forget il. In here life is beautiful.The
girls are beautiful. Even the orchestra
is beautiful. There are no problems in
the cabaret.

(extrait du film : Cabarets. Adieu Berlin)

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Malgré tous les témoignages que l’on peut lire – nouvelles, récits autobiographiques, souvenirs (15) – il est difficile de donner une image exacte de l’étonnante atmosphère qui régnait alors à Berlin. La ville est de longue date un carrefour artistique, littéraire et politique. Il y a le Berlin de la bourgeoisie et celui des ouvriers, le Berlin des émigrés russes et celui des soviétiques, avec Biely, Ehrenburg, Maïakovski, Essénine qui se disputent dans les cafés. Mais ce qui frappe le plus dans toutes ces descriptions, c’est la misère croissante qui affecte la grande capitale. La crise économique qui a commencé en Octobre 1929 n’a cessé de s’aggraver. L’industrie est durement touchée, dans toutes les villes les chômeurs se comptent par millions. L’année 1923 a été appelée en Allemagne « l’année inhumaine », pourtant l’année 1930 semble aussi terrible (16). Le Cabinet Müller démissionne le 27 mars, les gouvernements se succèdent sans parvenir à rétablir la situation. Le 30 mars 1930, le déficit de l’Allemagne est de 700 millions. Le parti nazi commence son ascension fulgurante en ralliant les chômeurs, les paysans, la petite bourgeoisie et une partie des ouvriers. Pour beaucoup, il apparaît comme la seule possibilité de sauver l’Allemagne de la misère. Le slogan hitlérien Deutschland erwach –  » Allemagne réveille toi ! « - est lourd de signification. C’est l’époque duBerlin Alexanderplatz  de Döblin, dont le héros Franz Biberkopf, sortant de prison, cherche désespérément à redevenir honnête dans la misère, dans un monde de camelots, de prostituées, de souteneurs, attiré par les meetings communistes et les réunions nazies. La violence s’empare des rues. Depuis le 9 juillet 1930, le Front National regroupe les Nationaux-Allemands, le Casque d’Acier , le parti national-socialiste, la ligue pangermaniste. Les nazis se livrent à des campagnes d’agitation et à des provocations continuelles. Hitler multiplie les meetings et les rencontres avec la foule. Devant les cabarets, on vend le Völkischer Beobacht et à l’intérieur, les premiers nazis en uniforme font irruption (17) .

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La crise économique a frappé l’Allemagne avec une violence extrême. Dépendant en grande partie de ses exportations, l’industrie allemande est bloquée. Les millions de chômeurs ne consomment plus et l’on en compte en 1930, 4 357 000. Ce sont les jeunes ouvriers qui sont le plus durement frappés et les autres ne peuvent apprendre un métier (18). La chute du Cabinet Müller marque la fin du système parlementaire. Pourtant la crise économique et sociale ne ralentit pas l’activité artistique, au contraire. Jamais les cabarets n’ont été aussi nombreux. Beaucoup cherchent à fuir, dans la frénésie des plaisirs, la misère. C’est l’époque des bals masqués si nombreux dans Berlin et que fréquentait Brecht lui-même, avec dans ses poches le manuscrit de Tambours dans la nuit. La soeur de l’architecte soviétique El Lissitsky a admirablement résumé cette atmosphère en disant qu’un kilo de pain coûtait un million de marks et une fille, une cigarette. Partout, on assiste à la même décomposition des valeurs. Au cinéma, c’est la lutte entre l’influence de l’expressionnisme, le fantastique, le calligarisme qui caractérisent les premiers films allemands et la Neue Sachlichkeit , la  » nouvelle objectivité  » défendue par celui que l’on appelle Pabst-le-Rouge. Ilya Ehrenburg a raconté dans ses Mémoires, l’étonnement qu’il ressentait en  voyant les Berlinois s’engouffrer dans les cinémas pour y voir le Cabinet du Dr Caligari . Que dire des films sentimentaux de Lubitsch, et surtout des films d’éducation sexuelle véritables navets pornographiques, que l’on passe sous prétexte de prévenir le public contre les dangers des maladies vénériennes.

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Lotte Eisner dans son beau livre l’Ecran démoniaque et Siegfried Kracauer dans son étude De Caligari à Hitler ont trop bien décrit le cinéma de cette époque pour que l’on tente de le résumer ici. Dans tous les films, la misère devient obsédante. Qu’il s’agisse du Berlin Alexanderplatz, tourné en 1931, de La Rue (Die Strasse 1923 réalisé par Karl Grüne), de la Rue sans joie (Die freudlose Gasse réalisé par Pabst en 1945), le Dernier fiacre de Berlin (Berlin, Symphonie einer Grosstadt ), la Tragédie de la Rue (Dirnentragödie réalisé par Bruno Rahn en 1927), Asphalt (réalisé par Joe May en 1929) De l’autre côté de la rue (Jenseits der Strasse réalisé par Leo Mittler en 1929), Notre pain quotidien (Unser Täglisches Brot) réalisé par Phil Jutzi en 1929, de l’Opéra de quat’sous  (Die Dreigroschenoper réalisé par Pabst en 1931), de M. le Maudit (Meine Stadt sucht einen Mörder réalisé par Lang en 1931), de Kuhle Vampe, réalisé par Slatan Th. Dudow en 1932, on retrouve les mêmes images de la ville, les mêmes paysages de misère, de détresse que soulignent admirablement les ruelles inquiétantes éclairées de vieilles lanternes, les clairs-obscurs, les escaliers, les arrière-cours. Tous ces films rendent omniprésentes la crise sociale et la crise morale qui ravagent l’Allemagne. Le film de Pabst la Rue sans joiequi décrit la ruine des petits épargnants à Vienne est sans doute le plus symbolique. L’auteur du roman dont le film est tiré, Bettauer, qui montrait comment une jeune fille était conduite à la prostitution pour aider sa famille ruinée, fut assassiné, un soir dans les rues de Vienne, par des lecteurs irrités. Même la beauté de Greta Garbo, dont ce fut le premier film, ne peut faire oublier la misère sordide qui règne à Vienne, les files d’attente devant les magasins, le désarroi de toute une société.

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Image extraite de Kuhle Vampe de Dudow et Brecht

Cette décomposition des valeurs bourgeoises ne cesse de hanter tous les films de cette époque, qu’il s’agisse de la prostitution évoquée par Léo Mittler dans De l’autre côté de la rue, de la lutte que mène le petit garçon pour sauver une prostituée, du policier qui tombe amoureux de la fille qui accepte de se prostituer pour sauver son père ruiné, de la Rue sans joie de Pabst, mais aussi de Fräulein Else (réalisé par Paul Czinner en 1929) et dont le thème est pratiquement identique, de la Tragédie de la rue, ou encore des films qui montrent l’effondrement de tout un système de valeurs comme les deux films de Pabst Lulu et Journal d’une fille perdue ou l’Ange bleu de Sternberg, où la femme – Louise Brooks et son sourire enfantin, Marlène Dietrich et la vulgarité provocante qu’elle affiche dans le personnage de Lola – apparaît comme le principe corrosif de la morale tout entière.

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L’escalier de La Rue sans joie avec Greta Garbo

Assez étrangement, le crime semble exercer sur le public de cette époque une extraordinaire fascination. Après les monstres du Cabinet des figures de cire, Nosfératu le Vampire, Homonculus, le Golem, monstres légendaires, c’est le petit-bourgeois qui apparaît lui-même criminel et la pègre est l’envers d’une société en décomposition. Les vrais criminels ne sont pas ceux que l’on recherche. Lang a raconté plusieurs fois une étonnante anecdote sur le tournage de son film M. le Maudit. Comme le Cabinet du Docteur Caligari avait été lancé à grand renfort de publicité, par une série d’inscriptions que l’on pouvait lire sur les murs et les kiosques de Berlin  » Vous devez devenir Caligari « , un entrefilet parut dans les journaux, annonçant le titre provisoire du nouveau film de Lang : Mörder unter uns (le Meurtrier est parmi nous). Lang reçut immédiatement de nombreuses lettres de menaces et on lui refusa la permission d’utiliser le studio de Staaken pour tourner son film. Lorsqu’il demanda au directeur du studio  » Pourquoi cette incompréhensible conspiration contre un film sur l’assassin d’enfants Kürten de Düsseldorf « , celui-ci sourit et reconnut le malentendu. Rayonnant il lui remit les clefs du studio. En discutant avec l’homme, Lang l’avait pris par son revers et s’était rendu compte qu’il portait un insigne nazi. Le titre du film  » l’assassin est parmi nous  » avait laissé craindre qu’il s’agisse d’un film contre les nazis…

Quant à la pègre, elle est présentée sous un jour plutôt sympathique. Est-il besoin de rappeler que le livre d’Ernst Jünger, Der Arbeiter, l’un des plus importants et les plus caractéristiques de la confusion idéologique qui règne alors, affirme dès les premières pages : « Mieux vaut être criminel que bourgeois.  » La police, qui s’efforce de découvrir l’assassin d’enfants, ne parvient pas à le capturer. Elle perquisitionne dans les bas-fonds, dérangeant les activités de la pègre, si bien que celle-ci organisée en gang de criminels et en syndicat de mendiants – thème repris de l’Opéra de Quat’sousprécise Kracauer – organise elle-même la chasse à l’homme. Et le tribunal qui juge le meurtrier, avant que la police n’intervienne, n’est pas dénué d’humanité. Quant au meurtrier lui-même, c’est un homme comme les autres, gras et efféminé, qui chaparde des pommes aux étalages. Que dire du climat morbide qui caractérise les nouvelles d’Hanns Heinz Ewers, de sa fascination pour le crime, le sang, la mort et qui exprime à sa façon l’imaginaire de toute une partie de l’Allemagne ?

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Ces éléments morbides se retrouvent dans les spectacles de cabaret. A Berlin, c’est le triomphe du music-hall. Rudolph Nelson a introduit, dès 1919-1920, cette passion pour le music-hall, qui va s’amplifier au cours de la crise. Les bourgeois sont agressés, choqués mais finalement fascinés par les lumières, les costumes, les décors et surtout par les filles de plus en plus déshabillées qui sont sur scène. L’un des spectacles les plus célèbres de l’époque Total Manoli est intermédiaire entre la revue de music-hall et le numéro de cabaret. En 1923, Berlin s’est enthousiasmé pour Joséphine Baker et son succès est si grand que les numéros de nus se multiplient. Nelson possède son propre cabaret et fait appel à Friedrich Holländer pour monter Der Rote Faden avec Margo Lion et Marlène Dietrich, alors très peu connue. Bientôt ces chansons de cabaret seront fredonnées dans tout Berlin. Le nu, l’érotisme, la satire politique et l’exotisme se disputent à présent la scène. Dans Zahlen, bitte (Payez, s’il vous plaît ), plusieurs scènes – espagnole, anglaise, japonaise, française – sont juxtaposées. Holländer, qui composa les chansons les plus belles et les plus célèbres d’alors, est l’un des personnages les plus représentatifs de cette sensibilité. Son cabaret « Tingel-Tangel  » (Piano mécanique) remporte un immense succès. Lors de la première, Marlène Dietrich qui est dans la salle, monte sur la scène pour le féliciter et, sous les acclamations du public, elle s’assied au piano et chante Ich bin von Kopf bis Fuss auf Liebe angestellt que Holländer a composé pour l’Ange bleu. Son départ pour les Etats-Unis avec Sternberg sera un traumatisme pour tous les Berlinois.

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Beaucoup de spectacles sont ambigus: dans la revue Spuck in der Villa Stern, un célèbre personnage, le baron de Munchhäusen, porte le masque de Hitler. En 1932, dans l’avant-dernière revue Höchster Eisenbahn , Holländer met en scène un train de nazis qui traverse toute l’Allemagne, s’arrêtant dans les villes et les villages, racontant des plaisanteries et ralliant à eux les petits-bourgeois et les paysans. Sinistre image de l’époque : la République de Weimar entre dans son agonie. En 1932, Holländer devra fermer son cabaret et partir aux Etats-Unis. Ce qui frappe, c’est à quel point ces cabarets font partie intégrante de la vie berlinoise et combien leurs spectacles reflètent les rêves, les angoisses, les fantasmes de toute une époque. Das Intime Theater est spécialisé dans les revues érotiques et scandaleuses, le Krummel Spiegel (Miroir déformant) propose toujours des sketches antimilitaristes, le Stregreif Theater est fréquenté par les artistes. Au « Kabarett des Komiker « , on applaudit des revues antinazies alors que les nazis s’apprêtent à prendre le pouvoir et tiennent la rue. Souvent, ce cabaret donne des représentations au profit des artistes au chômage ou qui n’ont plus le droit de monter sur scène parce qu’ils sont juifs ou communistes. Mais son directeur, Robitcshek, après avoir tenté de s’exiler à Vienne, sera assassiné par les nazis, lors de l’Anschluss. on raconte qu’à Berlin, chaque perversion sexuelle pouvait trouver son cabaret. Homosexualité, masochisme, mais aussi, goût du morbide exacerbé. Otto Strasser, dont le frère Grégor Strasser, plus tard assassiné par Hitler, appartenait à « l’aile gauche  » du parti nazi, évoque dans ses Mémoires (19) ce climat :

« La culture allemande, les moeurs, la littérature, le théâtre et le film devaient se ressentir de cette période dangereuse et troublée où la morale sombrait, dans un besoin d’oubli, de griserie, de sensations violentes et de plaisirs excentriques.
Les clubs de nuit surgirent comme des champignons après la pluie; des danseuses nues s’exhibaient aux applaudissements d’un public ivre de vin et de lubricité. C’était l’époque des sadiques morbides, de l’amour dans un cercueil, du masochisme le plus cruel, des maniaques de tous genres; c’était l’âge d’or des homosexuels, des astrologues, des somnambules. « Personne, certes, n’a oublié les retentissants procès du monstre Kürten et du vampire de Düsseldorf, Haarmann (20).
« 

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C’est toute l’Allemagne qui est plongée dans cet état de somnambulisme. Pourtant, à Berlin surtout, on apprécie cette « divine décadence » comme l’affirme Sally Bowles, l’héroïne du roman d’Isherwood Good Bye to Berlin, chanteuse de cabaret qu’Isherwood semble avoir effectivement connue à cette époque et qui vit peut-être encore. Malgré certaines outrances, le film Cabarets a le mérite incontestable de nous montrer, même grossis, certains traits caractéristiques de cette époque. Sally Bowles, la chanteuse de cabaret qui rêve de se faire remarquer par Max Reinhardt ou de rencontrer Emil Jännings, avec ses ongles verts, ses chansons tristes, sentimentales, provocantes, est heureuse de vivre cette décadence et cet effondrement des moeurs auxquels elle trouve un « charme fou ». Le présentateur, au visage maquillé en blanc, aux yeux sardoniques et parfois cruels, les cheveux rejetés en arrière à la Rudolph Valentino, encourage les clients à oublier leurs soucis car  » la vie est un cabaret « . Face à la scène, un tourbillon d’images, un public composé de bourgeois, d’aristocrates décadents, d’homosexuels, qui traversent cette décomposition morale avec indifférence tandis que l’emprise des nazis devient toujours plus forte.

En 1933, les cabarets n’ont que peu de ressemblance avec ce qu’ils furent pendant la République de Weimar. Les seuls artistes qui demeurent à Berlin sont des sympathisants nazis, souvent médiocres, et quelques artistes des  » anciens cabarets  » qui continuent à lutter contre Hitler, sur les planches, avec les armes traditionnelles du cabaret : la satire sociale, l’humour et l’ironie. La plupart des artistes qui ont fait la célébrité des cabarets de Berlin se sont réfugiés en Suisse, en Grande-Bretagne, en Autriche – quand c’était encore possible – ou aux Etats-Unis. La satire devient pratiquement impossible : dès qu’un spectacle attaque Hitler et les nazis, on assiste à l’intervention brutale et sanglante des S.A. sur la scène. Ces interventions ont provoqué la panique et la plupart des directeurs de cabarets ont renoncé à permettre les numéros qui risquaient de provoquer des incidents avec la N.S.D.A.P. Certains artistes songent à créer des cabarets privés, clandestins. Loin de renoncer à attaquer les nazis, ils intensifient la propagande antifasciste. Dans d’autres cabarets, c’est la bourgeoisie réactionnaire qui triomphe.

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Démission du cabaret, de sa tradition politique face à la montée des nazis ? Sans doute. Mais comment ne pas évoquer les artistes qui, solitaires, continuent le combat alors que beaucoup d’entre eux ont déjà été envoyés en camps de concentration, ces camps que Karl Valentin continue à dénoncer avec son humour grinçant, à Munich, en plein fief national-socialiste. Que dire de Claire Waldorff qui continue à se produire chez elle parce que le ministère de la propagande  a interdit à tous les directeurs de l’engager. On raconte que lors de son dernier spectacle en public, des membres de la jeunesse hitlérienne s’étaient levés et avaient crié aux spectateurs :  » Allemands, Allemandes, allez-vous écouter ça ?  » et elle répondit :  » Ils sont là pour ça « . Alors, elle chanta une chanson interdite  » On l’appelle Herman « , qui ridiculisait très vraisemblablement Göring et elle ajouta :  » Ce n’est pas moi, c’est le peuple qui a écrit le refrain « .

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Zarah Leander

Les vedettes du cabaret berlinois semblent disparaître ou s’éteindre. Marlène Dietrich est aux Etats-Unis. La plupart des chanteurs sont en exil. La nouvelle génération de vedettes vient du cinéma. Paula Negri rend populaire la comédie musicale – genre qui va s’épanouir sous le IIIème Reich – mais surtout Zarah Leander qui devient la vedette la plus populaire, d’autant plus qu’elle est lancée à grand renfort de publicité par le parti nazi pour remplacer Marlène Dietrich. Zarah Leander, qui joua dans la plupart des films commerciaux de l’époque hitlérienne, bien que d’origine suédoise, avait chanté sans grand succès à Berlin dans les années 30. Sa voix rauque, prenante n’avait pas le charme de celle de Marlène et ses chansons (21) . Kann denn Liebe Sünde sein, Der Wind hat mir ein Lied erzahlt, Jede Nacht, ein neues Glück; Yes Sir! Von der Pusta will ich träumen Ich steh’im Regen  composées par Balz, Benatzky, Brühne ne sont que des mélodies sentimentales, souvent un peu ridicules.

Le IIIème Reich n’a produit aucun auteur de l’envergure de Tucholsky, Holländer, Karl Schnog, Erich Weinert, Erich Kastner et le cabaret allait progressivement être remplacé par la comédie musicale cinématographique. Pourtant l’agonie du cabaret fut assez longue.

Jean-Michel PALMIER.

(16) Il est impossible d’évoquer longuement dans le cadre de cette étude la situation politique et économique de l’Allemagne. L’ouvrage de référence qui donne l’analyse la plus complète de cette situation est celui de Gilbert Badia : Histoire de l’Allemagne contemporaine, 2 vol. Editions Sociales. CF. aussi la thèse de Pierre Broué : Révolution en Allemagne( Edition de Minuit, 1971). 
(17) Le film Cabarets. Adieu Berlin contient plusieurs scènes historiquement exactes qui reflètent bien ces années. Au début du  film, on assiste à un incident caractéristique : un S.A. en uniforme est chassé du cabaret par le directeur. Beaucoup d’entre eux, en effet, refusent de servir « ces gens là  » et de les accepter en uniforme. Peu de temps après, le même directeur est frappé à mort par les nazis, par représailles, et les dernières images du film, tandis que la caméra balaye, avec flou, la salle, montrent très nettement, aux premiers rangs, un nombre impressionnant de brassards à croix gammées. Plusieurs scènes de rues sont aussi exactes.
(18) C’est ce que montre le beau film de Brecht, Kuhle Wampe.
(19) Hitler et moi, Grasset.1940.
(20) Ibidem, p. 33.
(21) La plupart des chansons de Zarah Leander ont d’ailleurs été rééditées (Zarah Leander. Der Wind hat mir ein Lied erzählt. Odéon. C 148- 3005-/57 et Die grossen Film-Schleger, Ariola).Sévèrement critiquée après la guerre pour ses sympathies pour le régime nazi (on la vit souvent dans les tribunes avec Hitler), Zarah Leander a été réhabilitée et son 70ème anniversaire a été fêté par la télévision allemande.

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