Le Monde Diplomatique, Caméras politiques – « Lili Marleen »-

7 août 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique
Juillet 1981

CAMÉRAS POLITIQUES – « LILI MARLEEN »

Un nazisme d’opérette

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                   R.W. Fassbinder en tournage 

Après le Mariage de Maria Braun, histoire d’un amour entretenu par la distance et la guerre, qui se transforme en celui de la jeune République fédérale d’Allemagne et du capitalisme d’après 1945, sous le sourire complice des chanceliers Konrad Adenauer et Ludwig Erhard, R.W. Fassbinder nous conte, avec Lili Marleen, une histoire non moins étrange : celle d’une chanson tout d’abord, de son interprète et de son milieu, cette fois-ci non pas dans le décor de l’agonie du Reich et de ses décombres, mais en pleine époque hitlérienne. Les moyens techniques sont impressionnants. En 1941, un lieutenant qui dirige la radio-propagande de Belgrade diffuse la chanson « Lili Marleen » qui devient immédiatement un symbole pour tous les soldats allemands : comme pour celui qui la composa en 1915, elle signifiait la nostalgie de ceux qu’on avait laissés là-bas, fiancée, amie, femme, fille à soldats. La voix rauque de Lale Andersen sera attendue tous les soirs, à 21 h 57, comme un message. Goebbels parviendra à la faire interdire et à saisir la correspondance de son interprète avec un dramaturge juif de Zurich. Lale Andersen tentera alors de se suicider.

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Fassbinder n’a pas manqué d’argent ni de publicité. Le caractère bâclé que l’on reproche souvent à ses films a fait place à une superproduction, dont les affiches ambiguës (Hanna Schygulla en chapeau haut de forme, devant un drapeau nazi ou les foules du congrès de Nuremberg), placardées longtemps avant la sortie du film, n’étaient pas sans créer un certain malaise. Pour la première fois peut-être, l’un des films du « nouveau cinéma allemand » est diffusé dans des grands circuits, prend une valeur commerciale, touche un public populaire. Les réactions passionnelles suscitées par Lili Marleen dès sa sortie, qui ne sont pas sans rappeler celles provoquées par le film de Daniel Schmid l’Ombre des anges (tiré d’une oeuvre de Fassbinder), attestent pourtant de son ambiguïté incontestable.

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                                        Hanna Schygulla chantant Lili Marleen

La fidélité de Fassbinder à l’histoire de la chanson n’est pas en cause : il l’a respectée, même s’il en intensifie mélodramatiquement les différentes péripéties. La théâtralisation est la même que dans les Larmes amères de Petra von Kant, l’un de ses meilleurs films, et on y retrouve pratiquement les mêmes thèmes que dans les autres : l’Allemagne, la mort, la guerre, l’amour, les conflits entre sexes, un goût pour le kitsch, la sentimentalité et le mélodrame. Seulement le kitsch est ici celui de l’apogée et de la décadence du IIIe Reich, et l’histoire n’est plus seulement fantasmatique mais réelle.

Etait-il possible de faire carrière sous le IIIe Reich, de vivre en ignorant ce que signifiait le nazisme, d’en tirer des bénéfices ? Klaus Mann, le fils de Thomas Mann, a posé dans son célèbre roman Méphisto, le roman d’une carrière les mêmes questions à propos de son beau-frère, l’acteur Gustav Gründgens, qui fit lui aussi le pacte avec le diable en jouant Méphisto devant Goering. La réponse de Klaus Mann était une condamnation sans appel. La position de Fassbinder est loin d’être claire. Tout d’abord, Lili Marleen, en dépit de certaines beautés incontestables et du talent d’Hanna Schygulla, demeure un gigantesque mélo. Cette dimension est constante chez Fassbinder : elle atteint parfois la caricature (le Droit du plus fort, le Marchand de quatre saisons, etc.). La cruauté qu’il y ajoute en constitue habituellement la dimension de critique sociale. Ici, l’histoire du IIIe Reich est systématiquement théâtralisée, c’est le nazisme d’opérette, avec des couleurs criantes et des fanfreluches, qui correspond aussi peu à la réalité de l’époque que Cabaret, de Bob Fosse. Des images de guerre, de bombardements, de mort s’intercalent entre les couplets de la chanson, mais les soldats allemands, pures et innocentes victimes, qui crient « Lili Marleen » au lieu de crier « Heil Hitler ! » (peu probable), meurent en écoutant la chanson comme s’ils voyaient apparaître la Sainte Vierge. Jusqu’au compositeur qui sourit presque en se faisant tuer par les soldats soviétiques, car ceux-ci chantaient, eux aussi, la chanson. Du nazisme, on n’entrevoit pas grand-chose, sauf que Hitler aimait « Lili Marleen« , et que Goebbels trouvait la chanson démoralisante. Le haut fonctionnaire nazi chargé de la culture n’est pas réellement antipathique. Arrêté par la Gestapo, le fiancé de Lale Andersen n’est guère maltraité : il écoute seulement la chanson sur un disque rayé. Dans le film, il y a d’ailleurs beaucoup de résistants. L’Allemagne en a sans doute connu à cette époque, mais il eurent en général la tête tranchée, ou finirent dans les camps de concentration. Ici, même un SS gradé apparaît comme un opposant au régime : il aide la chanteuse à sortir de Pologne un film montrant les camps de concentration et qu’elle rapporte pour faire plaisir à son fiancé. Elle lui est si dévouée que, au péril de sa vie, elle lui aurait tout aussi bien rapporté des prunes ou de la dentelle.

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Quant aux juifs, ils ne paraissent guère sympathiques. Dans l’Ombre des anges, c’était un promoteur immobilier qui était décrit comme une crapule et injurié en termes franchement antisémites. Mais il s’agissait de critiquer l’antisémitisme qui sévissait en Allemagne. Le spectateur ne devait pas s’y tromper. Ici, le portrait est sans nuances : la famille juive du fiancé, bourgeoise, arrogante, riche et hypocrite, rejette la chanteuse car elle n’est pas de leur milieu. Implacables, précis, minutieux, ils s’occupent de faire sortir d’autres juifs (riches) et leur fortune : or, devises, diamants, perles, rubis. Un jeune juif s’engage même dans la SS pour donner le change. Le père de famille dénoncera Lale à la police suisse, pour escroquerie, afin d’en éloigner son fils, sans souci pour ce qui pourrait advenir d’elle. Il cachera encore à celui-ci qu’on l’a exposée à la mort en lui faisant sortir un document antinazi de Pologne. Après la guerre, elle reviendra voir son fiancé, marié à une femme juive sans doute riche ; devenu célèbre, il la laisse repartir seule, avec sa valise, vers la gare, comme dans une chanson de Marlene Dietrich. L’accumulation de ces traits négatifs surprend. En Allemagne, il n’y avait donc pas de juifs pauvres, communistes ou résistants ?

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 L’ombre des anges de Daniel Schmidt
 

IL reste « Lili Marleen« , la chanson qui console, et l’héroïne qui la chante. Sympathique, pas très intelligente, dénuée de tout sens politique, aimant un juif et faisant carrière dans l’Allemagne nazie. Sans doute le rassure-t-elle, son fiancé, bien qu’il soit, par son égoïsme, sa faiblesse et son orgueil, franchement odieux. Elle lui répète qu’elle est « de son côté ». Mais ses assertions demeurent vagues, très vagues. Au fond, elle se moque autant de l’antifascisme que du fascisme : elle tient à chanter et à vendre sa chanson, elle tient aussi au corps de son fiancé et à son amour. Les événements passent loin au-dessus d’elle et sa logique est très simple : au sein du malheur des autres, elle veut préserver son bonheur et celui de l’homme qu’elle aime. Une brave fille, somme toute, qui n’aime pas trop réfléchir. Rien de commun avec l’intelligence froide, le cynisme calculateur de Maria Braun. Beaucoup d’Allemands se reconnaîtront en elle, la prendront en pitié. Mais est-ce vraiment ce qu’a voulu Fassbinder ? Ce gigantesque mélo n’est sans doute ni un film antisémite (du moins consciemment) ni une oeuvre d’avant-garde : c’est un roman-photo qui a l’Allemagne hitlérienne comme décor, qui séduira le grand public, où les méchants sont tout autant les nazis que les juifs riches et dont l’héroïne a le romantisme mièvre de la littérature de gare.

Jean-Michel PALMIER

 

Le monde Diplomatique, Note de lecture : Après Marx, Jürgen Habermas

6 août 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique
Mai 1986

Après Marx Jürgen Habermas

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                             Jürgen Habermas

Le titre original du volume, Sur la reconstruction du matérialisme historique , a sans doute été jugé peu commercial par l’éditeur français, qui lui a préféré cet Après Marx , plus frappant mais aussi plus ambigu. Jürgen Habermas, considéré comme l’un des plus représentatifs parmi les intellectuels qui se réclament de l’école de Francfort (T. Adorno, M. Horkheimer, H. Marcuse, W. Benjamin, etc.) a réuni un certain nombre de textes – articles, conférences, – la plupart rédigés autour de 1975, et qui ont en commun d’interroger des thèmes fondamentaux du marxisme.

Par suite de ses déformations staliniennes, le matérialisme historique ou dialectique a été largement discrédité. Jürgen Habermas s’efforce d’en repenser l’essence en montrant qu’il est possible d’imaginer un certain nombre d’articulations nouvelles, à partir de la sociologie ou de l’anthropologie, qui en constituent une sorte de reconstruction.

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Habermas prolonge cette interrogation en revenant à l’inspiration hégélienne et dialectique de l’école de Francfort, en repensant la signification des philosophies de l’existence (Jaspers), dans une perspective assez proche de la Dialectique du concret de Karel Kosik (Maspero, Paris, 1978). En fait, Après Marx constitue un remarquable « retour à Marx », au-delà des interprétations sclérosées. (1)

Jean-Michel PALMIER

Références bibliographiques :

Après Marx, JÜRGEN HABERMAS
(1) Fayard, Paris, 339 pages, 120 F.

Le Monde Diplomatique, Après l’apocalypse nucléaire

6 août 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique
Juin 1986

APRÈS L’APOCALYPSE NUCLÉAIRE

Au cimetière des utopies

Après l’anéantissement de l’humanité par l’apocalypse nucléaire, les rats seront sans doute les seuls dignes habitants de la terre. Tel est le leitmotiv de cette épopée, Die Rättin (la Ratte), aussi fascinante qu’inquiétante, que vient de publier Günter Grass et qu’il affirme être son  » dernier roman. »

Sans doute l’écrivain allemand – aujourd’hui âgé de cinquante-huit ans – nous a-t-il, à travers les Années de chien, le Tambour ou le Turbot , habitués à ce style épique et burlesque, qu’il admire tant chez Alfred Döblin, l’auteur de Berlin Alexanderplatz. Jamais il ne l’avait élevé jusqu’à cette dimension macabre. Il est difficile de rester indifférent à ce mélange de beauté, d’horreur, de poésie, de cauchemar, qu’il a si intimement serti dans la trame d’un calme désespoir et d’une ironie sans limites,

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                    Günter Grass

Ce livre sera-t-il le « dernier » ? Il marque assurément un certain achèvement dans la lutte et les espoirs évoqués dans tous ses autres récits. C’est à plaisir qu’il fait se rencontrer, autour de cette ratte, ses personnages favoris, qu’il s’agisse du Turbot féministe, d’Oskar, le petit garçon du Tambour qui ne voulait pas grandir, ou la grand-mère du pays cachoube, aux amples jupes. La ratte demeure pourtant son interlocutrice privilégiée et l’auteur entretient avec elle une relation pleine d’amour, d’humour, d’attention et de tendresse. Animal expressionniste par excellence – que l’on songe aux  » rats sifflant de désir » des poèmes de Georg Trakl, à ceux de Gotfried Benn, dévorant les petites filles noyées, – la ratte de Günter Grass est aussi bien un personnage de conte de fées que de conte philosophique : au commencement était la guerre, à la fin régnaient les rats. Quand nous seront tous morts, ils se raconteront peut-être encore notre histoire. Ils seront les gardiens de nos tombes.

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                     Oskar, dans le film Le tambour de Volker Schlondorff

Günter Grass a construit son roman en douze chapitres qui ne cessent de mêler tous les symboles, à travers une étrange polyphonie. Il est question de la présence des rats dans l’arche de Noé, d’une carte postale de Pologne, d’Hänsel et Gretel, du charmeur de rats de Hameln, d’un poète qui écrit un scénario pour un producteur de cinéma passionné par les contes de Grimm et voulant sauver les forêts sans lesquelles il n’y aurait plus de contes de fées.

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La ratte qui dialogue avec l’auteur a dévoré toute la philosophie et la littérature occidentales. Elle n’ignore rien sur la bombe à neutrons, les dispositifs nucléaires et les ordinateurs. Elle s’intéresse aussi bien à la politique étrangère de la République fédérale d’Allemagne qu’au syndicalisme en Pologne.

Ce roman baroque, pessimiste, ravale nombre de récits de science-fiction au rang de bluettes dignes de la comtesse de Ségur. Il porte non seulement le poids de l’histoire allemande, mais de notre histoire à tous. Günter Grass brise les mythes et les recompose au gré de sa fantaisie. Aujourd’hui, le charmeur de rats de Hameln attirerait les « punks » des grandes villes, Hänsel et Gretel militeraient dans un mouvement pacifiste. Et le rat n’est plus le symbole du cauchemar ou du rêve : c’est lui qui, après Ibsen et Freud, déchiffre les matériaux de l’inconscient nucléaire. L’animal est aussi réel que la sorcière de Blanche-Neige. Il a la beauté des contes pour enfant et la sagesse des philosophes grecs.

Seulement, ce qui aurait pu être un roman de formation, au sens romantique, n’est plus qu’un chant funèbre. Tout est fini. Les jeux sont faits, Nous avons tout perdu. Et ces rats qui courent dans nos villes en ruines au milieu des cathédrales, ne peuvent que grignoter ce qui reste du cimetière de nos utopies. Nous avons la bouche pleine de terre, plus aucun rêve. Lorque nous aurons disparu de la surface de la planète, nos vains espoirs, ce sont peut-être les rats qui les réaliseront. Créer un monde meilleur, ne pas saccager la terre. Comme le dit la ratte dans un accord final Ein schöner Traum ! (Un beau rêve).

Au-delà d’une fiction littéraire tout à fait surprenante, Günter Grass établit le bilan politique d’une génération qui a vu s’effondrer la plupart de ses utopies. Il exprime toute sa haine pour les années 50, qui n’accouchèrent que d’amertumes et de désillusions.

Jean-Michel PALMIER

Le Monde Diplomatique, note de lecture : 93 et les Jacobins

6 août 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique
Novembre 1988

93 et les Jacobins par Dominique Aubry

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L’ouvrage de Dominique Aubry s’attache d’abord à élucider l’action et les idées des Jacobins, en soulignant le caractère inépuisable de cette problématique. Tout l’intérêt réside dans une confrontation minutieuse des faits avec leurs représentations idéologiques, en particulier littéraires. Chateaubriand, Mme de Staël, Thiers, Vigny, George Sand et Hugo sont pareillement cités comme témoins.

Quant à l’ensemble des textes traduits et présentés par Joël Lefebvre, il comble une lacune considérable. Des premiers jugements portés à chaud sur les événements à la vision de Hegel, en passant par tous les théoriciens du romantisme allemand et ses poètes, il nous invite à découvrir non seulement le foisonnement d’idées suscité par la Révolution, la diversité des jugements portés sur les événements de 1789, mais surtout l’impact qu’ils eurent sur des théoriciens essentiels et peu connus en France, comme Hardenberg, Franz von Baader ou J. Görres.

Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 1988, 346 pages, 113 F.

Jean-Michel Palmier

Exilés en France : Les longues vacances de Lotte Eisner – 6 / 6

17 juin 2011

Exilés en France : Les longues vacances de Lotte Eisner - 6 / 6

La création de la Cinémathèque

J.-M. P. – C’est au cours de ces années qu’est née avec vous et Langlois la Cinémathèque. Comment cela s’est-il passé ?

L.E. -J’avais rencontré Langlois en 1934. J’ai lu dans La Cinématographie française que deux jeunes gens, Henri Langlois et Georges Franju, essayaient de sauver de vieux films muets. Cela m’a intéressée. J’écrivais alors pour un journal édité en allemand à Prague, Internationale Filmschau. Je fréquentai ensuite le Cercle du cinéma, pour voir des films muets. C’est ensuite chez Henri Langlois que j’ai vu des films expressionnistes. C’est donc en répondant à une annonce que j’ai été amenée à m’occuper directement de cinéma expressionniste. Langlois m’a montré Caligari et d’autres films qui étaient alors peu connus.

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L’acteur et réalisateur Georges Franju

J.-M. P. – En quoi consistait le Cercle du cinéma ?

L.E. – C’était quelque chose que Langlois et Franju avaient inventé pour avoir de l’argent afin d’acheter d’autres films. Leur local se situait au quatrième étage de l’immeuble du Marignan. Ils avaient une toute petite salle où j’ai rencontré Jean Cocteau et beaucoup d’autres intellectuels. Le dimanche, nous allions faire de la marche à Port-Royal, au grand dam de Langlois qui n’aimait pas beaucoup cela. Sartre venait aussi à ce cercle avec Simone de Beauvoir. Quand j’avais le temps, j’aidais Langlois à ranger les photos dans une énorme valise. Les films, Langlois était obligé de les stocker dans sa salle de bains. Ce qui était très dangereux, car c’était des films inflammables. Après la guerre, je me suis promenée avec ces mêmes films dans une valise pour faire des conférences.

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Musée de la Cinémathèque -Paris

Pendant la guerre, je me suis occupée encore de ces films. Il fallait les ranger, les classer, les répertorier. Nous avons d’abord eu un local au 7, avenue de Messine qui nous avait été donné par le ministère de l’Industrie, je crois, notre ministère de tutelle. Henri a fait des expositions « Images du cinéma français ». Nous avons aussi fait une exposition à Lausanne; c’était la première que j’ai faite avec lui. Ensuite, Langlois m’a nommée conservatrice en chef. J’y suis restée jusqu’en 1975, lorsque j’ai eu un infarctus. En 1972, nous avons organisé le Musée de la Cinémathèque. Dans les années cinquante, il m’a envoyée pour essayer de récupérer des scripts, des documents pour notre Cinémathèque. C’est dans ces circonstances que j’ai revu G.W. Pabst en 1946 et Thea von Harbou en 1953.

J.-M. P. – Vous n’avez pas songer à retourner en Allemagne ?

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L.E. – Non. Je n’y avais plus d’amis. Et ma famille avait été assassinée. Je ne voulais plus rien avoir à faire avec les Allemands qui avaient vécu le nazisme, l’avaient supporté, soutenu, sans rien faire. Je suis restée amie avec ceux qui avaient partagé mon destin, Fritz Lang, Bertolt Brecht, Peter Lorre. Et je sais que je ne pourrais jamais les oublier. J’ai fréquenté Fritz Lang depuis les années berlinoises. Nous nous sommes revus en exil à Paris. Il m’invitait à ses tournages et nous allions en semble au marché aux Puces. Il voulait connaître Paris. C’est à propos du tournage du Testament du docteur Mabuse que j’ai écrit, pour L’Intransigeant, mon premier article en français. Ma vie était toujours liée au cinéma allemand, mais aussi à la Cinémathèque française. J’ai continué à écrire des articles sur le cinéma. Moi-même, je ne me souviens plus de tout ce que j’ai écrit et il m’arrive de rencontrer des personnes qui connaissent mieux que moi tout ce que j’ai publié. Peut-être que lorsque je serai morte quelqu’un rassemblera tout cela.

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         L’acteur Alexander Moissi

C’est étrange, lorsque je considère toute ma vie, je revois tant d’ombres et de  visages. Je n’arrive pas à imaginer que tous ont disparu. Et que je reste seule à témoigner de tout cela. Fritz Lang est mort, Brecht aussi, tout comme Helene Weigel, Carola Neher, Valeska Gert, K. Tucholsky. Certains ont pu continuer leurs oeuvres, leur travail après la guerre. D’autres sont morts désespérés, solitaires. Je regrette de ne pas avoir pu revoir certains, comme cet extraordinaire Arnim T. Wegener, écrivain expressionniste qui adressa une lettre à Hitler pour lui demander de protéger les Juifs, dans l’intérêt du peuple allemand. J’ai revu Piscator après la guerre, mais Reinhardt est mort en exil aux États-Unis. Peter Lorre a réalisé un film qui est presque passé inaperçu, après la guerre, Der Verlorene, L’Homme perdu.

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                    L’actrice Valeska Gert

J’appartiens à ce temps. Je me souviens que, comme toutes les jeunes filles allemandes, j’ai été amoureuse de l’acteur Alexander Moissi, que l’on m’interdisait d’aller voir Faust car je n’avais que treize ans. J’ai rompu avec l’Allemagne en 1933 et j’ai passé ma vie à défendre ce cinéma qui, dans les années 1920-30, incarna un de ses plus grands moments artistiques. C’est aussi le cinéma qui, aujourd’hui, m’a rapprochée de l’Allemagne, de sa culture. Les allemands n’ont rien voulu savoir du film de Peter Lorre car il montrait Hambourg en ruine. La mauvaise conscience, cela ne devait pas exister là-bas. Mais aujourd’hui une nouvelle génération est venue dont Werner Herzog est pour moi le meilleur représentant avec Wim Wenders. une génération de la mauvaise conscience, qui interroge les pères comme jadis le fit l’expressionnisme. J’aime leurs films et je suis heureuse de l’affection qu’ils me portent.

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Mon livre, L’Écran démoniaque, se terminait sur une note pessimiste. Après la guerre, le cinéma allemand était mort. Il n’y avait plus rien. Je me demandais si un jour il serait possible de ne pas sortir désabusé d’un film allemand. L’Allemagne s’était relevée de ses ruines, redevenait riche, mais sa culture, son cinéma étaient en miettes. Il n’y avait rien. Der Verlorene de Peter Lorre rappelait un peu le climat de M. le Maudit. Il aurait pu devenir le point départ d’un renouveau du cinéma allemand. Il n’en a rien été. Aujourd’hui, il y a une nouvelle génération. Je me souviens d’avoir écrit  à Fritz Lang :  » Tu sais, il y a à nouveau des films allemands qui me plaisent. » Lui, il n’arrivait pas à y croire.

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                               Wim Wenders 

J’ai quitté l’Allemagne depuis un demi-siècle. J’avais raison de dire à mon beau-frère, lorsqu’il m’accueillit sur le quai de la gare, en 1933, que ce seraient de très longues vacances…

Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER entre 1975 et 1981.

Exilés en France : Les longues vacances de Lotte Eisner – 5/6

13 juin 2011

Exilés en France : Les longues vacances de Lotte Eisner – 5/6

L’apprentissage de la condition d’émigrée

J.-M. P. – Quand vous êtes venue en France, avez-vous été en rapport avec des comités de secours, des organisations, des partis politiques ?

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               Max Brod

L. E. – Non. J’ai très peu fréquenté d’émigrés à partir de mon arrivée à Paris. Je n’avais pas le temps. Je devais travailler. J’ai essayé toutes les possibilités : donner des leçons d’allemand, de latin, j’ai gardé des enfants. J’étais une très mauvaise secrétaire, une très mauvaise standardiste. J’ai travaillé pour Melle X qui faisait des traductions pour Gallimard. Elle ignorait l’allemand et nous faisions pour elle une traduction brute. Je lui ai dit que je ne comprenais pas comment elle pouvait faire, car elle traduisait dans le même style, le même français impeccable, Thomas Mann et Max Brod. Et leurs styles sont si différents ! Je n’aimais pas faire cela car c’était une pseudo-traduction, mais l’éditeur l’acceptait. J’ai fait aussi la connaissance d’un libraire qui ne pouvait pas aller à la Bibliothèque nationale car il devait rester dans sa librairie et il voulait passer un doctorat d’histoire de l’art. Alors, j’allais faire des recherches pour lui et je rassemblais la documentation. J’ai aussi rencontré un écrivain qui voulait écrire une étude sur les croix allemandes du XVIIIème siècle. J’allais à la bibliothèque, je prenais des notes, je traduisais des textes. C’était, de toutes les occupations, celle que je préférais. J’ai donc énormément travaillé dès mon arrivée à Paris. J’ai même eu faim. Mais je n’ai rien demandé à personne.

J.-M. P. – Avez-vous rencontré des intellectuels français à cette époque ? 

L. E. -Je suis allée voir André Gide. Il a été si froid que je n’y suis pas retournée. Je n’étais plus journaliste. Je n’étais donc plus intéressante. C’est comme avec Kurt Weill. Les vrais amis comme Brecht étaient rares.

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                      Kurt Weill

J.-M. P. – Vous êtes restée à Paris jusqu’en 1939-1940. Comment cela s’est-il passé ensuite ?

L. E. -En mai 1949, ils nous ont internés pêle-mêle. Mon beau-frère était déjà sur le front. Une amie m’a conduite. On nous insultait. Des Français ! On nous disait :  » Ah, la cinquième colonne. Hitler vous paye bien ?  » Je suis certaine que beaucoup de ces gens qui nous insultaient sont devenus par la suite des collaborateurs. Nous sommes restées huit jours au Vel d’Hiv. Des femmes devenaient hystériques. Deux cent cinquante internées m’ont choisie comme déléguée et j’ai du parlementer avec les officiers français pour les problèmes de nourriture et d’hygiène. Quand il y avait des alertes aériennes, je devais rassurer les autres, en parlant à chacune. Beaucoup pleuraient parce qu’elles avaient été séparées de leur ami, de leur mari. Il fallait les consoler. Huit jours plus tard, on nous a mises dans des bus et on nous a encore insultées. Nous étions des Allemandes. Parmi nous, il y avait une majorité d’antifascistes et seulement quelques nazies. On nous a emmenées à Gurs. Il faisait horriblement chaud. Nous avions soif. Un scout a voulu nous donner de l’eau et une soeur de la Croix-Rouge est intervenue en disant : « Ne donnez pas d’eau à ces gens. Ce sont des gens de la cinquième colonne. » Depuis ce temps-là, je n’ai plus jamais rien donné à la Croix-Rouge. Je préfère encore l’Armée du Salut.

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    Les ilots du camps de Gurs (près de Pau)

J.-M. P. – On a écrit sur l’histoire du camp, on a publié des témoignages. Correspondent-ils à votre expérience ?

L. E. -Non. Ce qu’on a dit est trop gentil. Le camp était situé près de Pau. Dans notre camp, il n’y avait pas un seul arbre. Des baraques pour soixante femmes, la plupart devenant hystériques. Je crois que, si je suis un peu misogyne, c’est en souvenir de cet épisode. Nous étions dans l’îlot J. L’officier qui était responsable de cet îlot venait tous les soirs avec un fouet à chiens chercher la fille la plus jolie pour coucher avec. En échange, il lui donnait à manger. Il économisait sur l’argent qu’il touchait pour le camp car il voulait s’acheter un avion. Quand, après l’armistice les officiers allemands sont venus, il a sympathisé avec eux. Un soir, je suis passée sous les barbelés et j’ai parlé à l’officier responsable de l’îlot voisin. Je lui ai dit que mon beau-frère était officier français, qu’il avait écrit des lettres au commandant du camp, mais que celui-ci jetait ses lettres immédiatement sans les lire. Je lui ai parlé de notre situation. Aussi bien sur le plan psychologique que matériel, c’était atroce. Je dois dire que les femmes les plus chics avec nous étaient les prostituées. Les bourgeoises étaient infectes. Celles qui travaillaient aux cuisines venaient nous narguer avec un morceau de viande pour nous montrer qu’elles avaient à manger. J’ai expliqué au lieutenant du baraquement voisin que j’étais recherchée par les nazis. Le lendemain, il m’a donné ma fiche de libération. Je n’ai pas attendu que le car vienne me chercher. J’ai emporté ma valise et j’ai marché jusqu’à Pau. J’ai pris le train pour Montpellier. Je n’avais pas assez d’argent pour aller plus loin.

A Montpellier, je suis allée voir des amis de mon beau-frère qui m’on dit qu’il était parti retrouver sa femme en exode. Il avait laissé deux cents francs pour moi afin que je puisse manger et ces amis m’ont logée dans une chambre de bonne. Ils m’ont demandé de ne pas dire que j’étais allemande, mais tchécoslovaque. J’étais heureuse. Pour la première fois depuis mai, j’allais dormir dans un vrai lit. J’avais échappé au commandant du baraquement J. Remarquez qu’aujourd’hui encore je regrette de ne pas l’avoir rencontré par la suite. J’aurai voulu, en souvenir du camp et de ce qu’il avait fait subir aux femmes, lui donner une paire de gifles.

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         André Gide

La fenêtre était obscurcie par du papier bleu à cause des alertes aériennes. Sur un chaise, j’avais un réchaud. J’ai vécu là, en me préparant tous les jours un bouillon et quelques légumes. Mais ce bonheur a vite pris fin. J’ai un jour dépensé les derniers francs que mon beau-frère m’avait fait remettre. Je n’avais plus rien. Alors je suis allée à la bibliothèque lire André Gide. C’était un moyen d’avoir moins faim. J’ai rencontré à la bibliothèque un autre émigré qui est devenu ensuite professeur d’histoire à la Sorbonne. A Berlin, j’avais connu sa mère qui organisait des soirées musicales avec Klemperer. Il m’ a emmenée chez sa femme et ils m’ont donné à manger.. Pour pouvoir vivre à la ville, je m’étais inscrite à l’université de Montpellier. Les professeurs étaient très chics. Il y avait des cours pour étrangers. J’avais un doctorat, mais j’ai suivi ces cours pour étrangers afin de demeurer à Montpellier. Certains m’ont proposé de venir habiter avec eux, mais je n’avais pas d’argent. Quelqu’un m’a conseillé d’aller chez le rabbin. Je n’étais guère pratiquante. Mes parents étaient indifférents à la religion et le culte protestant m’était plus familier que le judaïsme. Je connaissais mieux les Évangiles que l’Ancien Testament. Une amie m’a dit que ce n’était pas grave. Le rabbin l’avait aidée, elle qui était la fille d’un général autrichien catholique. Je suis allée chez le rabbin. Il y avait là des gens qui m’ont parlé en Yiddish. Je comprenais assez bien grâce à mes études d’allemand ancien : les langues sont assez proches. Mais, au bout d’une demi-heure, je me suis demandé ce que je faisais là. Alors je suis sortie. J’avais rencontré par hasard une fille qui avait été internée au Vel d’Hiv avec moi, et qui voulait se suicider parce qu’elle était séparée de son ami. Je lui ai raconté mon aventure et mes hésitations à voir le rabbin. Son ami était fils de pasteur et travaillait chez un pasteur. Elle a pensé que celui-ci pourrait s’intéresser à mon cas. En effet, il était très gentil et m’a dit :  » Il vaut mieux que ce soit moi qui vous donne de l’argent pour subsister plutôt que le rabbin ! ». Je suis retournée habiter avec mes amis. Un jour, j’ai été convoquée à la police. Ils voulaient à toute force que je sois arrivée en France après 1936. Je leur ai dit que c’était faux, que j’étais réfugiée dès 1933, mais ils ne voulaient rien savoir. Ceux qui étaient arrivés après 1936 risquaient d’être livrés par les Français aux Allemands. J’étais donc à la merci d’une rafle. Je devais désormais me cacher.

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        Otto Klemperer

Quand  une descente de police était annoncée, je franchissais un petit mur et j’allais me cacher chez un vieux monsieur jusqu’au matin. C’était un épicier qui dans ses loisirs s’était passionné pour l’histoire et la géographie. Il avait soixante douze ans et comprenait ma situation. Un jour, un ami est venu de Marseille. Il m’a dit : « Lotte, il vous faut une fausse carte d’identité. » On craignait l’arrivée des Allemands. Il m’a dit qu’il pourrait m’obtenir de faux papiers et je lui ai donné une photographie. Un peu plus tard, il m’ a écrit d’aller tel jour sur le quai N° 2, que quelqu’un me donnerait quelque chose. J’ y suis allée et un inconnu m’a glissé une carte d’identité dans la main. Je l’ai montrée au vieil épicier de soixante douze ans qui m’a dit :  » C’est votre fausse carte ? » Il a comparé avec sa carte : il manquait un timbre et un tampon. J’ai écrit à mon ami de Marseille :  » Dans ma collection de timbres, il manque un timbre. Donnez-le moi.  » Il m’a écrit que celui qui faisait les faux papiers avait dû fuir en Angleterre.

Il ne restait plus qu’à enterrer la fause carte. J’ai appris que la fille de Louis Gillet, qui était le traducteur de Joyce, fabriquait de fausses cartes. Je suis allée la voir. Il me fallait trouver un faux nom. J’ai hésité et j’ai choisi Escoffier.

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                   Louis Gillet, traducteur de Joyce 

J.-M. P. – Pourquoi précisément ?

L. E. -  C’est à cause de Carmen de Mérimée. Elle emploie le mot « escoffer » qui veut dire tuer. Et je haïssais tellement les nazis que ce nom me convenait très bien. J’aurais tellement voulu les tuer. C’est pourquoi je me suis appelée Louise Escoffier.

J’ai reçu un jour une lettre de Langlois qui m’écrivait de quitter immédiatement Montpellier car les Allemands allaient franchir la ligne de démarcation. Je suis allée aux bains publics : ils étaient déjà pleins de soldats allemands. Je me suis éclipsée par l’autre porte et j’ai demandé aux amis de mon beau-frère s’ils connaissaient un village où je pouvais me réfugier. Ils m’ont donné le nom d’un village et j’y suis partie. J’ai fait la connaissance d’une femme très gentille dans un restaurant. Je ne pouvais pas dire qui j’étais mais je me souviens qu’un jour, alors que des consommateurs disaient du mal des Juifs, elle a pris leur défense. Cette femme m’a emmenée voir une vieille gitane. Celle-ci m’a regardée dans les yeux et a lu les lignes de ma main.  » Vous êtes inquiète, mais il ne vous arrivera rien, je vous le promets.  » C’est étrange, j’ai cru à cette prédiction et je crois qu’elle m’a soutenue tout au long des années qui ont suivi. J’étais persuadée que je ne serais pas arrêtée. Je me souvenais toujours de la vieille gitane. Il est possible que cette vieille femme ait été, elle, tuée par les nazis.

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                             Henri Langlois

On m’a conseillé d’écrire au pasteur de Rodez. Un jour, il est venu me voir. Il n’y avait pas de train et il avait marché longtemps dans la neige. Il a regardé ma fausse carte d’identité et m’a promis une fausse carte d’alimentation et de vêtements. J’attendais l’arrivée de Langlois pour savoir où aller. J’ai accompagné Langlois chez lui; il y avait déjà des soldats allemands. Langlois voulait que j’aille à Nice. Il pensait que c’était plus sûr d’être près des Italiens que des Allemands. Mais je trouvais Nice trop grand. J’ai eu raison de ne pas y aller, car ensuite les Italiens ont été remplacés par les Allemands. Je voulais aller dans une ville où il n’y avait pas d’Allemands, si possible. C’est alors que Langlois a eu une idée : il avait caché dans un château, près de Figeac, des films soviétiques, Le Dictateur de Chaplin. Ces films étaient dans des boîtes rouillées et il m’a proposé d’aller en faire l’inventaire. La propriétaire du château n’était pas sûre. On disait qu’elle était moitié pour le maquis, moitié pour les Allemands. Il pensait néanmoins que je serais en sécurité relative là-bas. Je suis partie pour cette petite ville aux allures moyenâgeuses et là, j’ai trié les films de Langlois. Je me souviens qu’il faisait très froid. Pour se chauffer, il n’y avait qu’une cheminée et avec ces films c’était trop dangereux d’allumer du feu. Je gelais, je me suis cassé les ongles à ouvrir ces boîtes. La nuit, j’entendais les rats courir sur les poutres. Je suis demeurée là quand-même un mois. Mais les gens me demandaient qui j’étais. Je prétendais être alsacienne. Je n’avais plus d’argent. J’ai écrit au pasteur pour lui demander s’il avait du travail. Il n’avait rien à me proposer, sinon une place de cuisinière dans un collège de jeunes filles. J’ai accepté car cela allait très bien avec mon nom.

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J.-M. P. – Pourquoi ?

L. E. -Mais voyons, Escoffier est le célèbre inventeur de la pêche Melba ! Je dormais au dortoir avec les jeunes filles. A six heures du matin je commençais à faire la cuisine. Je n’ai jamais été une très bonne cuisinière. La directrice était pétainiste, mais elle n’osait pas me dénoncer à cause du pasteur car elle était protestante. Je suis restée six mois chez elle. Je n’avais que deux heures de libres le dimanche. J’étais donc traitée comme une esclave. Je devais laver les vitres avec du papier journal, et c’est à peine si j’ai  réussi à obtenir qu’on ne me fasse pas tuer les lapins ! Les professeurs étaient sympathiques. La directrice par contre était très égoïste. Je me souviens de m’être disputée avec elle car elle voulait manger le chocolat destiné aux enfants. C’était un détail, mais symbolique de la mentalité de ces gens. Après six mois, j’ai dû partir. Je ne fréquentais que les protestants. Un jour, une femme m’a parlé d’une dame qui s’appelait Mme Guitare, une catholique. Et cette femme voulait me  connaître.

Je suis allée la voir et ce fut ma grande chance. Elle avait soixante douze ans. Elle me paraissait très vieille à cette époque. Elle n’allait pas à l’église et se qualifiait de « vieille républicaine » . Plus tard, j’ai rencontré Charles Boyer, qui était aussi de Figeac, et je lui ai dit que je m’y étais réfugiée pendant la guerre. Mme Guitare avait été son professeur et il s’en souvenait toujours. C’était une femme réellement merveilleuse. Sa bonne espagnole était une réfugiée de l’armée républicaine. On m’avait conseillé de partir, mais j’ai préféré rester dans ce village. Dans une ville, c’était plus dangereux. On aurait fatalement découvert que ma carte était fausse. A cette époque, je travaillais déjà sur le cinéma. Je faisais des fiches pour la Cinémathèque. Je recevais un peu d’argent pour ce travail et j’arrivais ainsi à me louer une chambre. La tante de Georges Sadoul avait une grande maison à louer. J’avais envie d’y aller et d’essayer d’y survivre. Avant de partir, je suis allée dire adieu à Mme Guitare et à la jeune républicaine espagnole qu’elle avait recueillie. Mme Guitare m’a déconseillé de m’installer dans cette maison, même pour y louer une chambre. Elle m’a proposé de demeurer chez elle. Elle ne pouvait pas me nourrir mais m’offrait la chambre. Il y avait aussi deux professeurs de l’école de jeunes filles qui habitaient chez elle. Certains soirs, elle nous disait : » Les enfants, allez vite vous coucher. » On lui obéissait et on entendait parler et marcher. Je ne savais pas ce qui se passait. Plus tard, elle m’a dit la vérité : elle accueillait des parachutistes anglais et était en contact avec le maquis. Je ne peux penser à elle sans émotion. Au fond, pour beaucoup d’entre nous, c’est grâce à des gens comme Mme Guitare que nous sommes encore en vie, que nous avons pu échapper à l’arrestation et à la mort.

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On écoutait la radio de Londres sous des coussins. Elle est devenue ma seconde mère. Ma vraie mère, elle, est morte a Theresienstadt. Il a été impossible de la sauver. Elle avait soixante-treize ans et on l’a tuée là-bas. Elle est morte sans même savoir si j’étais encore envie. Mme Guitare faisait tout pour me protéger. Quand les gens l’interrogeaient pour savoir qui était cette Alsacienne Louise Escoffier, elle répondait :  » Ah, je connaissais très bien son grand-père, le vieil Escoffier. » Elle m’a fabriqué ainsi une sorte d’identité familiale. Nous sommes restées ensemble jusqu’en mai 1944. Les gens comme Mme Guitare étaient rares. Je me souviens avoir rencontré un graveur; sa femme était bordelaise. Nous parlions d’art et pas de politique. Un jour, cette femme s’est plainte à moi de ce que son mari avait fait quelque chose d’illégal. Il avait caché à l’école sous un faux nom une élève juive. Cela ennuyait sa femme. Je lui ai dit :  » Laissez cette enfant tranquille ! » Elle m’a répondu :  » Ma chère Louise, vous êtes trop altruiste. Vous ne connaissez pas les juifs ! Ce sont des crapules. » Elle a exigé qu’on retire l’enfant de l’école et qu’on la renvoie chez sa mère à Marseille. La mère et la fille ont été déportées et assassinées à Auschwitz.

J’allais prendre le thé chez eux. Mme Guitare me le déconseillait. J’ai appris par la suite qu’ils étaient des amis de Maurras. Ils recevaient beaucoup d’amis; certains étaient pour les allemands. J’ai pris un jour le thé avec un certain comte de Puységur qui a été tué huit jours plus tard par le maquis. Mme Guitare savait tout cela. La mère de ce collaborateur a alerté les Allemands. Un beau jour, quand j’ai ouvert les volets, j’ai vu que la rue et la place étaient envahis par les soldats allemands. Il y avait un canon installé devant l’église. Je devais les côtoyer et j’étais terrorisée à l’idée que quelqu’un pourrait me demander ma carte. J’avais modifiée ma date de naissance. C’était dangereux car je pouvais être envoyée en Allemagne au service du travail. Langlois est venu me voir et je lui ai demandé de me faire un papier certifiant que je travaillais officiellement pour la Cinémathèque française. Il me l’a fourni. J’ignorais à l’époque – et nous étions pourtant très amis – qu’il travaillait pour la Résistance et qu’il avait volé des lettres à en-tête du ministère de Vichy. C’est sur ce papier qu’il avait certifié que ja travaillais pour la Cinémathèque française.

Tout se passa assez bien jusqu’en mai 1944. La ville était composée pour moitié de collaborateurs, pour moitié de sympathisants du maquis. Au fond, c’était comme toutes les villes en France. Le 11 mai, les hommes ont été convoqués à la mairie. Les femmes devaient rester dans leur chambres. J’ai vu partir tous ces hommes, certains en pantoufles, et ils ne nous ont laissé qu’un médecin et un dentiste. Le jeune graveur qui avait tant de sympathie pour les Allemands, a dû partir lui aussi. Ils ont tous été envoyés à Bergen-Belsen. Ils étaient huit cent quarante. Seuls deux cent trente sont revenus. parmi ceux qui sont partis, il y avait même des collaborateurs, mais ils ne pouvaient l’avouer car, s’ils avaient échappé à la déportation en Allemagne, ils risquaient de ne pas échapper au maquis. Le jeune graveur qui trouvait les Allemands « pas si mal que cela  » est mort là-bas. Sa femme s’est-elle souvenue alors de cette enfant juive qu’elle n’a pas voulu garder ?

Les Allemands savaient que beaucoup de gens se cachaient. Ils avaient demandé nos cartes de vêtements et d’alimentation pour les vérifier à Rodez. Le maquis l’a appris et l’officier allemand qui est parti avec nos cartes a été tué par les résistants. Le sac a été brûlé et Rodez a dû nous refaire à tous des cartes, et cette fois-ci, elles étaient authentiques. Nous l’avions échappé belle. Un jour, deux soldats allemands sont venus dans ma chambre. Ils avaient l’air presque peureux. Ils ont regardé s’il y avait des fusils dans le piano et j’ai fait semblant de ne pas savoir l’allemand. C’était plus prudent. Quand un jour le fils de Mme Guitare a parlé allemand, les soldats ont failli le tuer. Nous laissions tout le jour les volets fermés à cause des  affrontements entre le maquis et les Allemands. Ils ont regardé longuement ma carte d’identité. J’ai présenté la lettre de Langlois et j’ai dit :  » Je travaille pour le ministère de Vichy. » Ils ont été impressionnés. Ils parlaient allemand et je les faisais répéter. Ils voulaient savoir si j’étais mariée. Je leur répondais :  » Nix mari. » Alors ils sont partis.

Mme Guitare est venue et elle était livide. Elle m’a seulement dit :  » Ils sont restés longtemps. » Alors je lui ai dit :  » Mme Guitare, il faut que je vous dise la vérité. » Elle m’a arrêtée dans ma confession :  » Ma chère, quand je vous ai connue comme cuisinière, avec votre culture, je savais que vous vous cachiez. » Je lui ai dit que j’étais un danger pour elle,  que je devais partir car elle risquait d’être arrêtée à cause de moi. Elle a souri et m’a seulement dit : Nous vivons depuis si longtemps ensemble que, s’il faut mourir, nous mourrons aussi ensemble. » Je lui ai dit :  » Madame, je suis juive. » Elle m’a regardé en souriant et m’a répondu :  » C’est donc pour cela que je vous trouvais si sympathique. »

Elle était réellement merveilleuse. Je lui ai dit que je savais qu’elle avait des contacts avec le maquis, et que je voulais aller les rejoindre. Elle a seulement ajouté :  » Pensez-vous ! Avec votre laryngite ! Restez ici. » J’avais peur pour elle et elle avait peur pour moi. Nous sommes restées ensemble jusqu’en 1945. En août 1944, nous avons fêté le 14 Juillet avec le maquis et Mme Guitare. On a trinqué avec de l’eau de noix. Beaucoup de maquisards étaient espagnols. Nous avions hissé le drapeau français. Le maquis affirmait que les Allemands ne reviendraient plus, qu’ils avaient miné les ponts. Quelques semaines plus tard, les enfants criaient dans le village :  » Les Allemands, les Allemands !  » Nous nous attendions à être arrêtés. Mais les Allemands se sauvaient et ils se sont contentés de voler les bicyclettes pour gagner l’Espagne.

Une nuit, j’ai pourtant cru qu’ils allaient m’arrêter. Une auto a stoppé, les phares braqués sur ma chambre. J’ai cru qu’ils venaient me chercher. Ils sont allés dans la maison d’à côté où il y avait eu des Juifs cachés. Heureusement, ceux-ci étaient partis quelques jours avant. Ensuite Henri Langlois est venu me chercher. Mme Guitare a fait des gâteaux et nous avons récupéré les films que j’avais cachés dans les oubliettes du château.

Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER.

Exilés en France : les longues vacances de Lotte Eisner – 4 / 6

13 juin 2011

Exilés en France : les longues vacances de Lotte Eisner – 4 / 6

La montée du nazisme

J.-M. P. – La soeur de l’architecte El Lissitsky écrit que dans les années vingt, en Allemagne, un kilo de pain coûtait un million de marks et une fille une cigarette….

L. E. - Oui, c’était tout à fait cela. Les filles étaient faciles à cette époque. Vous me direz : elles le sont toujours; mais aujourd’hui, on est plus naturel. A l’époque, on le faisait par peur de rester seule. C’était une bien curieuse époque. L’argent ne valait rien. Je me souviens être allée voir des archéologues au Danemark à la fin de 1923 et j’ai écrit à mon père : « Envoie-moi un peu d’argent car je voudrais encore garder les couronnes danoises. » Quand je suis arrivée, un ami de mon père m’a dit :  » Vous savez, votre père m’a bien envoyé de l’argent, mais entre-temps nous ne comptons plus par millions mais par milliards. Je vais vous donner quand-même quelques milliards de marks. »

Le soir, on payait des gens du studio et quand ils rentraient chez eux, avec leur tas de papiers, ils ne pouvaient plus acheter un pain. Le cours du mark s’effondrait d’heure en heure. Les gens avaient faim. Dans les rues, on voyait partout des chômeurs comme quelques années plus tard et Hitler a promis qu’avec lui tout allait changer.

J.-M. P. – Quels souvenirs gardez-vous des événements politiques qui ont précédé la venue de Hitler au pouvoir ?

L. E. - Je me souviens très bien d’être allée manifester pour Sacco et Vanzetti. Nous avions défilé le poing levé en chantant L’Internationale. A l’époque, l’URSS nous apparaissait comme le pays qui luttait pour les droits de l’homme. C’est pour cette raison que tant d’intellectuels et d’artistes se sont rapprochés du communisme. Je me souviens d’avoir entendu parler de Hitler pour la première fois vers 1923, après l’échec du putsch de Munich. Personne ne croyait alors qu’il jouerait un rôle important en politique. Si la révolution spartakiste avait échoué, un putsch de droite nous apparaissait plus impossible encore.

J.-M. P. – Comment expliquez-vous que tant d’intellectuels à cette époque n’aient pas pris Hitler et la menace nazie au sérieux ?

L. E. - Il était tellement ridicule ! Il nous faisait penser à Charlie Chaplin. Il n’y a que quelques industriels qui s’intéressaient vraiment à lui. Pas les artistes. Hitler n’avait de succès qu’auprès des femmes. C’était un raté et les ratés sont souvent dangereux. J’ai été directement prise à partie par le Völklicher Beobachter en termes très violents.

J.-M. P. – Pour quelles raisons ?

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L’acteur et réalisateur Harry Piel

L. E. - J’avais rendu compte d’un film de Harry Piel. Il s’agissait habituellement de films d’aventures, mais celui-ci s’appelait Gaz empoisonné. Je disais que, pour une fois, les spectateurs prendraient peut-être conscience de ce qu’est une guerre. Le Völkischer Beobachter a écrit en réponse à mon article :   » Le Film Kurier  » arrache son masque. La journaliste juive et bolcheviste Lotte Eisner écrit… » Dans un autre numéro, ils on dit :  » Quand les têtes rouleront, cette tête roulera aussi.  » Et ils ont envoyé l’article à ma mère, souligné en rouge. Ils savaient même où elle habitait ! En 1932 ou 33 j’ai failli rencontrer Hitler. J’étais fâchée avec Leni Riefenstahl depuis que j’avais écrit une critique négative de La Lumière bleue. Elle est venue un jour dans mon bureau et m’a dit : Ach, Frau Doktor, je voudrais vous faire rencontrer un homme merveilleux. » Je savais quel type d’hommes fréquentait Leni et ils n’étaient pas merveilleux. Alors je me suis méfiée. Elle a insisté pour que je prenne le thé avec eux. Je lui ai demandé de qui il s’agissait et, d’une voix extasiée, elle m’a dit : « ADOLF HITLER !  » Je lui ai répondu : » Je ne veux pas connaître ce sale type ! « 

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Peut-être aurais-je dû accepter l’invitation et y aller avec un peu de poison et le verser dans son thé. J’aurais été une sorte de  » Jeanne d’Arc inconnue « ; cela aurait peut-être empêché quelque chose. Mais au fond, je ne le crois pas tellement; un autre serait venu, Himmler ou Goebbels.

J.-M. P. – Quand avez-vous décidé d’émigrer ?

L. E. - Le 31 mars 1933. Brecht était parti dès l’incendie du Reichstag. A Paris, j’ai vu Kurt Weill d’abord et il m’a dit : « Melle Eisner, vous êtes ici pour le Film Kurier ?… » Quand je lui ai dit que j’avais quitté le journal, il m’a tourné le dos; je n’étais plus intéressante pour lui. Brecht, lui, s’est mis à rire et m’a dit :  » Eisnerin, je savais bien que vous alliez partir vous aussi !  » Je n’aurai pas pu rester en Allemagne après 1933. L’éditeur du Film Kurier était tchèque et juif. Sa femme était française. On m’a téléphoné le matin pour me dire de ne pas venir au Film Kurier car les nazis s’en étaient emparés. J’ai compris ce que cela voulait dire. J’ai préparé une grande valise de vêtements et je ne suis même pas rentrée chez moi. Les deux fils de mon éditeur étaient français et  très amis avec le Consul de France. Je lui ai demandé un visa pour le soir même et j’ai quitté Berlin en wagon-lit. Mon frère pensait que j’étais folle. Il croyait que la situation allait s’arranger. Nous étions des Juifs assimilés. Mes cousins avaient servi dans l’armée et l’un d’eux était même l’ami du Kronprinz. Nous ne parvenions pas à croire que nous étions en danger. Plusieurs membres de ma famille avaient été décorés de la croix de fer de première classe, mon frère était engagé volontaire. Les Juifs assimilés se considéraient comme de  » bons Allemands « . ils ne pensaient pas que Hitler ferait quelque chose contre eux. Finalement, je suis heureuse que mon père soit mort en 1926 et qu’il n’ait rien connu de tout cela.

J.-M. P. – Qu’avez-vous emporté  en quittant l’Allemagne ?

L. E. - J’ai dû abandonner tout, même mes livres. Je savais que je ne reviendrai pas de sitôt. Quand mon beau-frère est venu me chercher à la gare, il m’a dit: Vous venez en vacances, Lotte ? » Et j’ai répondu :  » Ce seront de très longues vacances ! » Beaucoup d’intellectuels pensaient que le nazisme durerait quelques semaines. Dès le début, j’étais plus réaliste. Les gens en étaient trop imprégnés pour que cela s’efface si vite. J’étais triste de devoir laisser tous mes livres d’André Gide, car je les avais prêté à un collègue. J’ai pris seulement Le Rouge et le Noir de Stendhal, dans cette grande malle que j’emportais souvent en voyage. J’ai appris ensuite que Hans Otto (6) avait été défenestré par la Gestapo.

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L’acteur Hans Otto

J.-M. P. – Dans son roman Méphisto, Klaus Mann a fait revivre cet épisode et donne un portrait assez peu flatteur d’un acteur opportuniste,       » Höffgens », qui ressemble beaucoup à Gründgens, son beau-frère…

L. E. - Gründgens était un acteur très populaire. Il joua, dans M. le Maudit de Fritz Lang, le rôle du chef de la pègre. Klaus Mann me semble avoir été injuste. J’étais assez amie avec Gründgens jusqu’au jour où il avait interprété Méphisto dans le Faust de Goethe et j’avais trouvé le personnage tel qu’il le jouait assez peu sympathique. J’avais donc écrit une critique dure à son égard. Il m’a fait dire qu’il ne l’oublierait jamais. J’ai revu Gründgens dans un restaurant d’homosexuels à Paris. J’ai fait semblant de ne pas le voir. Je sais qu’il a essayé d’émigrer, mais il n’a pas pu trouver de travail à l’étranger, et c’est ce qui l’a poussé à revenir en Allemagne. Certaines personnes m’ont dit qu’il avait aidé et sauvé des gens menacés, notamment des collègues juifs. Aussi le portrait qu’en trace Klaus Mann me semble-t-il très exagéré. Klaus Mann était un personnage profondément malheureux, écrasé par la personnalité de son père. Et je ne sais pas si leurs relations étaient très bonnes. Moi, de Thomas et de Heinrich Mann, c’est le second que je préfère. C’est un très grand écrivain, mais on ne s’en est pas encore rendu compte.

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L’acteur Gustaf Gründgens

La vie des acteurs en exil était de toute façon très pénible. Bien peu ont pu continuer leur carrière. Après la guerre, j’ai revu à Munich Fritz Kortner. C’était non seulement un très grand acteur de théâtre avant Hitler, mais il avait fait d’excellents films (7). Je lui ai parlé des des rôles qu’il avait interprétés et il m’a répondu :  » Moi, j’ai fait des films ? je ne m’en souviens plus. » Je ne comprenais pas. Je lui ai dit :  » Mais vous ne pouvez avoir oublié Schatten ?  » Il faisait semblant de ne pas comprendre.

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L’acteur Fritz Kortner

Il avait tellement souffert en exil qu’il ne voulait plus parler de son passé, de sa gloire d’avant Hitler. Aux Etats-Unis, pour vivre, il avait dû vendre du lait… Sa fille et sa femme travaillaient à l’usine. Je lui ai parlé de son interprétation du Dr Schön dans Lulu, de Louise Brooks, etc., mais il refusait d’en parler, affirmait avoir tout oublié. Je me souviens jadis de l’anxiété que provoquaient chez lui les critiques, lorsque nous faisions des promenades ensemble à Berlin avec Peter Lorre. Je me demande comment lui qui avait tellement souffert de l’antisémitisme a pu revenir  vivre en Allemagne, à Munich.

J.-M. P. – Avant de venir en France, aviez-vous déjà des contacts avec des écrivains français ?

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André Gide

L. E. - J’avais rencontré André Gide à Berlin en 1928 pour le Berliner Tageblat. Il y était venu à l’occasion d’un procès auquel était mêlé le futur écrivain E.E. Noth qui par la suite émigra en France puis en Amérique. Il s’agissait d’un meurtre commis par un lycéen. Il était question de jalousie, d’homosexualité. On aurait dit une pièce de Wedekind. Noth était l’un des accusés du procès. Gide était venu pour le suivre et, quand j’ai voulu l’intervewer, il m’a dit qu’il avait tellement donné d’interviews qu’en revanche il serait heureux que je lui rende un service : il voulait que je lui envoie toutes les coupures de journaux sur ce procès car il songeait à en tirer un sujet de roman. Je me suis consacrée pendant trois mois à ce travail et il m’a écrit ensuite une très gentille lettre pour me remercier. C’est assez étrange, il n’a jamais écrit ce livre, et dans ses Mémoires il ne parle pas de cet épisode.

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Le Berliner Tageblatt

J.-M. P. – Croyez-vous à l’existence de cette émigration intérieure constituée par ces écrivains, ces artistes qui n’ont pas émigré et qui furent néanmoins des opposants au nazisme ? Ou est-ce un mythe forgé après 1945 ?

L. E. - Il est exact qu’il y eut, en Allemagne, des opposants, mais bien moins qu’on ne l’affirme. Je suis d’accord avec Ernst Busch. On l’avait envoyé en camp de concentration, battu et torturé et il n’a pas pu l’oublier. Si je ne suis pas rentrée en Allemagne, c’est tout simplement parce que je ne savais pas à qui je pourrais tendre la main. Après la guerre, je n’aurais jamais pensé que je pourrais redevenir amie avec les Allemands. Les Allemands sont un peuple étrange qui ne crée quelque chose de valable que dans des périodes de crise, de mécontentement, de doute. Je considère aujourd’hui Werner Herzog et Wim Wenders comme des amis. Ils ne portent aucune responsabilité quant au passé. Ils étaient trop jeunes et ils incarnent au contraire la mauvaise conscience de l’Allemagne. Les jeunes Allemands sont devenus créateurs par culpabilité et par haine de leurs pères qui, eux, furent des nazis.

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Le médecin et poète Gottfried Benn

Ma meilleure amie m’a écrit de Davos en 1939 :  » Lotte, je suis contente de ne pas avoir d’enfants. Nous vivons avec des meurtriers et des bandits; » Mon vieux professeur d’archéologie est resté en Allemagne et son fils est devenu SS. Un ami de mon père que j’ai revu à Paris et pour lequel je travaillais clandestinement me disait qu’il était heureux de ne pas être dénoncé par son fils. Regardez Gottfried Benn : comment a-t-il pu écrire Kunst und Macht, hurler avec les loups ? Je me souviens avoir été assise au théâtre à côté de Goebbels. Je l’ai regardé et j’ai eu un sentiment de désarroi horrible, il était l’élève de Gundolf (8) qui avait dit de lui : Ce sera un génie ou un criminel.  » Il ne s’était pas trompé. Même Richard Strauss, je ne comprends pas comment il a pu rester. Et Gerhardt Hauptmann, la grande figure du naturalisme allemand, comment a-t-il pu saluer les nazis, lui qui fut jadis un auteur révolutionnaire ? Comment des intellectuels ont-ils pu soutenir un régime qui a détruit les oeuvres de Barlach en les qualifiant d’ » art dégénéré  » ?

(6) Hans Otto, célèbre acteur communiste allemand, qui fût arrêté, torturé et assassiné par la Gestapo.
(7) Fritz Kortner : célèbre acteur expressionniste qui joua notamment dans Le Montreur d’ombres d’Arthur Robinson (1922), Les Mains d’Orlac de R. Wiene (1924), Lulu de Pabst (1928).
(8) Friedrich Gundolf (de son vrai nom Gundolfinger) : célèbre professeur de littérature allemande, ami de Max Weber et de Stefan George.

Exilés en France : Les longues vacances de Lotte Eisner – 3 / 6

29 mai 2011

Exilés en France : Les longues vacances de Lotte Eisner – 3 / 6

Les intellectuels et la politique

J.-M. P. - Ces intellectuels, ces artistes que vous fréquentiez, et vous-même, étiez-vous politisés ?

L. E. - J’étais bien sûr à gauche. Certains d’entre nous étaient membres du parti communiste, moi, j’étais socialiste, bien que les nazis m’aient qualifiée de « Juive bolcheviste « . En fait, j’étais  » bolcheviste » parce que j’aimais les films russes. Tous, nous admirions Lénine. Mais les problèmes politiques étaient éclipsés pour beaucoup d’entre nous par l’effervescence artistique qui régnait à Berlin. J’allais à toutes les mises en scène de Max Reinhardt. Il y en avait au moins quatre différentes par semaine. Les trois autres jours, je rencontrais dans la cour qui séparait le Deutsches Theater des Kammerspiele tous les grands acteurs. la magie des éclairages qu’avait inventés Reinhardt nous fascinait et influença durablement le cinéma de Lang et celui de Murnau. Nous admirions Georg Grosz, Kokoschka, Meidner.
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                       Georg Grosz

On parlait d’art et de politique. Brecht ne fut jamais un communiste convaincu comme Helene Weigel. Lorsque je lui ai dit que j’étais socialiste, elle n’a pas voulu le croire.  » Tu ne peux pas être socialiste ! Tu es communiste comme moi ! » Il y avait parmi nous des communistes fanatiques, des intellectuels « prolétariens » comme Johannes Robert Becher.

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                                   Johannes Robert Becher 

Quand on revoit les scènes du film Kuhle Wampe, on comprend ce qui poussait tant de jeunes vers l’engagement politique. Les images de chômeurs à bicyclettes qui cherchent du travail, celui qui retire sa montre avant de se jeter par la fenêtre, cette misère et ce désespoir étaient bien typiques de l’époque. C’est autour du théâtre de Reinhardt que j’ai rencontré Paul Wegener, Fritz Kortner.

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 Fritz Kortner et Louise Brooks in « Die Buchse der Pandora « 

 Nous nous passionnions pour Strindberg, dont les pièces intimistes étaient montées au Kammerspiele dans une salle qui pouvait contenir au plus qutre cents personnes. J’ai fréquenté alors Lil Dagover, Werner Krauss, cet admirable acteur qui était capable de changer totalement de visage.

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                         Hélène Weigel

J.-M. P. – Mais Werner Krauss a malheureusement accepté de jouer des rôles de Juifs ignobles ou de rabbins gâteux dans Le Juif Süss de Veit Harlan.

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Werner Krauss dans le Dr Caligari

L. E. - Oui, hélas ! Je l’ai revu après la guerre. Il était très amer quand on le lui rappelait. Mais il ne fut pas le pire. Emil Jannings, le Pr. Unrat de L’Ange bleu, s’est plus gravement compromis encore, de même que Heinrich George, le contremaître de Metropolis.

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Je me souviens de Jannings qui plaisantait dans les années 1920-30 sur sa « petite tête juive « . C’était effectivement un demi-Juif. Beaucoup à l’époque n’avaient pas pas d’idées politiques très précises.

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Oedipe Roi de Sophocle mis en scène par Reinhardt Berlin 1910

Reinhardt était un démocrate comme mon père. Ses idées politiques n’avaient rien de commun avec celles de Brecht et de Piscator. Les premières pièces que celui-ci avait montées étaient extraordinaires, même si par la suite il a cédé à la routine. Je me souviens des Aventures du brave soldat Schweik, avec les caricatures de Georges Grosz.

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C’était magnifique, avec Max Pallenberg dans le rôle de Schweik. Pallenberg était le mari de Fritzie Massari. Il mourut tragiquement en avion, parce qu’il craignait de traverser l’Allemagne en chemin de fer. Sa femme s’est éteinte à Hollywood, il y a peu de temps. Le soir, après le théâtre, nous allions dans les cabarets de la Kantstrasse non loin du Kufürstendamm ou encore chez Piscator. Globalement nous étions tous assez à gauche, sauf des exceptions comme Arnold Bronnen qui avait été l’ami de Brecht. Nous avions lu le Manifeste communiste. Même Toller se disait communiste.

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J.-M. P. – Quels souvenirs gardez-vous d’Ernst Toller ?

L. E. - Celui d’un homme anxieux. Mais je n’aurais jamais pensé qu’il finirait par se suicider en exil. Je me souviens l’avoir interviewé après sa sortie de prison. Il a tenu à relire mon texte avant de le publier. Il m’a dit :  » Vous avez trop de mémoire.  » Et j’ai du supprimer certaines choses. Il était très différent de Brecht. Brecht n’avait peur de rien. Mais c’étaient surtout des intellectuels qui allaient voir ses pièces. A l’époque, nous étions tous marqués par Eisenstein et Poudovkine qui séjournaient souvent à Berlin. Les idées politiques des acteurs et des artistes étaient loin d’être claires, et il me semble faux de vouloir trouver un sens politique à tous les fims de l’époque. Tout était très confus. Vous évoquiez le cas de Werner Krauss: personne n’aurait imaginé qu’il demeurerait en Allemagne et tournerait dans le Juif Süss. Il avait joué dans des pièces de Barlach qui a été persécuté par les nazis alors qu’il était sans doute l’un des sculpteurs les plus profondément allemands de cette génération. Heinrich George n’était pas très intelligent, mais c’était un très bon acteur. Dans les années trente, il se prétendait communiste et me critiquait toujours parce que je ne l’étais pas. En 1932, il me l’a encore reproché lorsque je lui ai rendu visite. Un an plus tard, il s’est mis à genoux devant Hitler et est devenu nazi.

J.-M. P. – Et Fritz Lang ?

L. E. - Il haïssait les nazis et son dernier Mabuse les critique.

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                                        Dr Mabuse

Lang était un démocrate. Ses premiers films sur Mabuse constituent une image finalement assez réaliste du Berlin d’après-guerre. Ce monde de la corruption, de la décomposition, des tripots où les gens jouent, se droguent et s’ennuient, ces aristocrates dégénérés, cette femme au long fume-cigarette qui joue avec les ornements de sa robe, tout cela c’était vraiment Berlin.

J.-M. P. – G.W. Pabst était surnommé Pabst le Rouge et son attitude fut néanmoins ambiguë

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                                         G. W. Pabst

L. E. - Le cas de Pabst est très étrange. Pabst m’avait demandé en 19227 de venir au studio pour assister au tournage du Journal d’une fille perdue. C’est là que j’ai fait la connaissance de Louise Brooks. En arrivant, j’ai vu une très belle fille qui lisait un volume de Schopenhauer. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un truc publicitaire de Pabst. Comment une si belle fille pouvait-elle s’intéresser à Schopenhauer ? J’ai bavardé avec elle. Elle était merveilleuse. Je n’ai jamais rencontré une actrice qui alliât ainsi la beauté et l’intelligence. Après avoir travaillé avec Pabst, il lui a été impossible de s’habituer au système hollywoodien. Elle a fasciné Pabst et il a su tirer admirablement profit, par ses éclairages, de la beauté de son visage. Il avait un don pour les plans dramatiques. Lang n’en a jamais fait. Le visage de Louise Brooks ne cesse d’apparaître comme un paysage de lumières et d’ombres. Les deux films que Pabst a réalisés avec elle, Lulu et Le journal d’une fille perdue, sont ses plus beaux. Je n’aime pas tellement les autres. Seules quelques scènes sont très belles. Et je déteste ses derniers films.

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J.-M. P. – Comment expliquez-vous que Pabst soit demeuré en Allemagne et ait continué à tourner sous le IIIème Reich?

L. E. - Si Pabst avait eu plus de succès, il ne serait peut-être pas retourné en Allemagne. Ce fut par faiblesse. Il a cru aux promesses de Hitler. En 1946, Langlois m’a demandé d’aller le voir à Vienne. Je n’en avais aucune envie, mais c’était pour la Cinémathèque. Dès que Pabst m’a vue, il m’a dit :  » Ma chère Lotte Eisner… » Je lui ai dit :  » G.W., je ne viens pas comme une vieille amie mais comme envoyée de la Cinémathèque française« . Il m’ a demandé ce que je lui reprochais et m’ dit : « J’ai été blanchi par les Américains et par les Russes. » J’ai répondu :  » Ca fait beaucoup !  » Pabst a ajouté : « Posez-moi toutes les questions que vous voudrez, je vais chercher ma sacoche.  » Il est revenu avec un énorme sac et m’a dit : « Alors, qu’est-ce qu’on me reproche ?  » Je lui ai demandé pourquoi il était resté à Berlin en 1933. « Très simple : mon beau-père était malade, voilà le faire-part de sa mort « . J’ai dit :  » Bien. Mais pourquoi étiez-vous à Vienne quand la guerre a éclaté ? – Très simple : mon père était malade; voilà les dates ! « Je lui ai demandé pourquoi il n’avait pas quitté l’Allemagne comme les autres.  » J’ai voulu partir en Amérique, m’a-t-il répondu. Voilà les tickets des cabines que j’avais louées pour moi, ma femme et mon fils Michael. Mais j’ai soulevé une valise trop lourde et j’ai attrapé une hernie. Voici les factures de la clinique et du chirurgien pour mon opération. Après, je n’ai pu partir et je suis resté en Allemagne. »

Je l’ai regardé longuement et je lui ai répondu :  » Vous savez, j’ai trop fréquenté Brecht et Lang, et ils aimaient trop les romans policiers pour ne pas m’avoir appris que c’est toujours celui qui a le meilleur alibi, qui est le coupable. » Je me suis réconciliée par la suite, avec lui, mais cela a été difficile. Son attitude politique s’explique sans doute par son caractère. Il était très souple, aimable, mais aussi influençable. Les films qu’il a tournés à l’époque de Hitler, Komödianten et Paracelsus, sont ambigus. Mais le Pabst qui tourna les deux films avec Louise Brooks et l’Opéra de quat’sous, ce Pabst-là rest inoubliable.

Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER.

Exilés en France : Les longues vacances de Lotte H. Eisner – 2/6

20 mai 2011

Exilés en France : Les longues vacances de Lotte H. Eisner – 2/6

  » Berlin, ton danseur est la mort   » (1)

Jean-Michel PALMIER – Quelles impressions gardez-vous du Berlin des années vingt ?

Lotte Eisner. - Berlin a toujours été une ville laide, mais totalement vivante. Le climat intellectuel et artistique qui y régnait alors avait quelque chose de fantastique. J’y suis née par hasard et je suis heureuse de penser que je n’y mourrai pas. Je déteste la nouvelle ville, américanisée, sans âme. Non, ce n’est vraiment plus Berlin. Si vous voulez entrevoir ce qu’il fut, il faut aller à Grünewald. Là, les villas n’ont pas changé. Mes parents habitaient près du Tiergarten. De cette maison, il ne reste même plus une pierre, et de l’a
ncienne rue une seule maison subsiste encore. L’humour berlinois lui aussi est mort. Il faut le chercher chez Tucholsky, Walter Mehring et dans les films d’Ernst Lubitsch. Assurément, j’ai beaucoup aimé Berlin dans ma jeunesse et je ne pourrais jamais l’oublier. C’était une ville de contrastes violents avec ses immenses quartiers ouvriers – Wedding, Kreuzberg, Moabit – et ses demeures bourgeoises luxueuses, son aristocratie. Même certains Juifs baptisés en faisaient partie. L’empereur encourageait ses officiers à épouser des filles de banquiers juifs, et à cette époque l’antisémitisme n’était pas officiellement encouragé. A Berlin, les Juifs se sentaient vraiment chez eux et beaucoup étaient parfaitement assimilés. Il régnait parmi eux les mêmes antagonismes sociaux. Nous, les juifs du Tiergarten, considérions les Juifs du Kurfürstendam comme des parvenus, des  » nouveaux riches « . Nous ne les aimions guère, et on ne les fréquentait pas. Quand mon père allait à Grunewald, il demandait à son chauffeur de ne pas passer par le Kurfürstendam. Je me souviens de ma surprise lorsque je suis allée pour la première fois dans une maison sans tapis et sans ascenseur. C’était presque une aventure. Il me semblait naturel d’avoir deux domestiques. Notre maison avait au moins onze pièces et notre cuisine était plus grande que mon appartement aujourd’hui.

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                                                 Berlin Kreutzberg

J.-M. P. - A quelle époque débuta cette effervescence artistique berlinoise ?

L. E. - Tout cela commença après la guerre de 1914. En 1920, Fritz Lang m’a dit qu’il avait été frappé par une étrange affiche. On voyait une femme nue danser avec un squelette et il y avait écrit :  » Berlin, ton danseur est la mort.  » Oui, on dansait avec la mort. J’avais été élevée d’une manière très sévère. On m’interdisait de fréquenter les bals masqués si célèbres à Berlin. Je n’ai pu y aller qu’après la mort de mon père. Ce fut une autre découverte. On essayait alors de vivre jusqu’à l’épuisement. Les filles étaient souvent des demi-vierges. Une chanson de l’époque disait :  » Tu peux tout avoir de moi, sauf une chose… » C’était typique de ces années-là. On parle aujourd’hui d’ » années dorées « , mais la pauvreté était effroyable. On ne s’en rendait pas compte. Pendant la guerre et l’inflation, je n’ai eu ni froid ni faim. Je n’ai pas connu tout ce qu’évoque le film de Pabst La Rue sans joie, la ruine des petits épargnants, la pauvreté. Mais ce Berlin que décrit Döblin dans Berlin, Place Alexander, ce Berlin des pauvres, des chômeurs et des asiles de nuit existait bien.

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J.-M. P. - L’une de vos premières rencontres, dans ces années, fut Bertolt Brecht…

L. E. - Une de mes amies fréquentait les bals masqués. Comme ils étaient assez mal famés, je n’avais pas le droit d’y aller. J’en étais réduite à faire les costumes de mes camarades. Je leur demandais de me raconter comment c’était. Un jour, mon amie m’a dit qu’elle avait rencontré un jeune poète assez fou qui était tombé amoureux d’elle et lui avait donné une pièce à lire. C’était un manuscrit qu’il avait dans sa poche et qui s’appelait Baal. Mon amie n’y comprenait rien et elle voulait seulement savoir si l’auteur était doué. J’ai pris le manuscrit et je l’ai lu toute la nuit. Le lendemain, je lui ai dit :  » Ecoute, ce garçon est formidable et il deviendra le plus grand poète allemand.  » Elle m’a répondu :  » Alors peut-être vais-je me laisser faire la cour !  » Mais Brecht à cette époque était très innocent et leur liaison est demeurée très platonique. Il se bornait à lui écrire des lettres…

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Le drammaturge B. Brecht

J.-M. P. – Brecht était-il déjà un peu connu ?

L. E. - A Munich seulement. Il chantait ses poésies dans les cabarets. A Berlin, on ne connaissait qu’un grand garçon maigre et efflanqué, qui portait une casquette et une veste de cuir. Il avait de très belles mains. Un jour, un ami m’a rendu visite accompagné d’un jeune soldat américain qui faisait une thèse sur Hegel. Nous bavardions dans un café et j’ai regardé ses mains. Elles m’ont frappée étrangement. Je lui ai demandé son nom : il s’appelait Stefan Brecht. C’était son fils. Je l’avais connu petit garçon quand j’allais chez Brecht dans la Hardenbergstrasse. Sa maison paraissait assez vide. Il n’y avait rien sur les murs. Dans une pièce toute blanche, il jouait du piano. Je l’ai souvent vu esquisser un rythme avec quelques doigts. Aucun des musiciens qui ont travaillé avec lui ne possédait ce sens du rythme. Ni Weill, ni Dessau, pas même Eisler. C’est ainsi que j’ai vu naître la musique de Mahagonny. C’est Brecht qui donnait le rythme aux chansons. Quand Weill travaillait seul, sa musique n’était pas la même. Weill d’ailleurs n’a jamais eu la générosité de Brecht. En janvier 1933, je devais faire une interview avec Brecht et Weill pour le Film Kurier. C’était déjà assez dangereux. A cette époque, quand je travaillais à la mise en page du journal avec un journaliste communiste, nous mettions à la poubelle les papiers envoyés par les sympathisants nazis. Quand le sympathisant nazi était présent, c’était plus difficile. Il fallait faire sauter les articles avant ou encore avec l’aide des typographes. C’est ainsi que notre journal, bien que détesté par les nazis, a pu continuer à paraître libre. Le lendemain de l’interview, Weill est venu me voir et m’a dit : «  Ecoutez, mettez plutôt l’accent sur moi que sur Brecht. On ne l’aime pas beaucoup en haut lieu. » Je lui ai répondu :  » Kurt Weill, vous êtes un étrange ami.  » Et j’ai fait le papier sur Brecht. Quand j’ai connu Brecht, il n’était pas encore célèbre. On le trouvait étrange et sympathique. Il s’amusait à transformer les proverbes allemands et séduisait les filles en leur disant :  » Je suis quelqu’un sur qui vous ne pouvez pas compter.  » Il avait un succès extraordinaire.

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                            La ville de Mahagonny de B. Brecht

J.-M. P. – Comment avez-vous été amenée, à cette époque, à vous intéresser au cinéma ?

L. E. - C’est une étrange histoire. Je suis née à Berlin en 1896 et j’y ai fait mes études. Ma thèse de doctorat portait sur un sujet d’histoire de l’art :  » La composition de l’image dans les vases grecs.  » C’était loin du cinéma, mais il s’agissait déjà d’images encadrées. Après mes études, je ne savais que faire. Mon professeur d’archéologie me disait qu’il ne m’imaginait pas travaillant dans un musée : je n’avais pas l’esprit fonctionnaire. Il m’imaginait encore moins dans une galerie : je n’avais aucun sens des affaires. Mais je savais écrire. Il trouvait même que ma thèse était écrite dans un style « expressionniste », et il m’a conseillé d’écrire sur l’art. J’ai donc commencé à écrire sur l’art, sur le théâtre, sur des romans allemands, français, anglais, italiens. Un jour, j’ai rencontré une personne qui travaillait à la rédaction du Film Kurier et elle m’a demandé pourquoi je n’écrivais pas sur le cinéma. Je répondis que je m’intéressais au théâtre, pas au cinéma. C’était trop  » populaire « . Les seuls films que j’avais vus, c’étaient des  » Charlot «  et des  » Rintintin « . Le lendemain, cet homme m’a téléphoné et m’a proposé de visiter un studio de cinéma. Je ne sais plus quel film on tournait. J’ai accepté et il m’a demandé d’écrire mes impressions sur cette visite. Le Film Kurier les a publiées sur deux pages et j’ai été engagée. J’ai demandé à continuer mes critiques de théâtre. J’y allais presque tous les soirs.

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                        Rintintin, le berger Allemand

J.-M. P. – Quelles sont les oeuvres qui vous ont le plus marquée à cette époque ?

L. E. - Il y a toujours eu énormément de théâtres à Berlin. C’était la fin de l’expressionnisme. On jouait encore Toller, Wedekind, mais tout cela s’effaçait devant Brecht et Piscator. L’un des grands moments fut le triomphe de Max Reinhardt. C’était fantastique, mais la jeunesse à laquelle j’appartenais voulait voir Brecht. La première pièce que j’ai vue de lui était Dans la jungle des villes. C’est là que j’ai connu ensuite Peter Lorre, immortalisé par le rôle du meurtrier d’enfant de M. le Maudit de Fritz Lang. J’ai rencontré Erich Engel, le metteur enscène de Brecht. L’un des souvenirs les plus étonnants que je garde de ces années fut la mise en scène en 1928 au théâtre Am Schiffbauerdam de L’Opéra de Quat’sous. C’était extraordinaire. Une vraie mise en scène de Brecht et non d’Engel. Les acteurs étaient excellents. Carola Neher, la femme du poète Klabund, interprétera aussi merveilleusement le rôle de Polly Peachum dans le film de G.W. Pabst. Par la suite, elle s’est réfugiée en URSS et mourut fusillée par Staline comme « trotskyste « . Je pense souvent à elle, à ces communistes allemands qui connurent le même destin. J’ai connu aussi Klabund. Nous étions alors tous pour l’Union soviétique  à cause des films russes comme Le cuirassé Potemkine. Harold Paulsen était un acteur d’opérettes et il donna à Mackie Messer un profil étonnant. Dans le film de Pabst, c’est Rudolf Forster qui l’interprète. Je l’ai revu plus tard, après la guerre. Cet homme si beau et majestueux était devenu un vieillard voûté. Je pense qu’il est mort à présent. Lotte Lenya aussi était éblouissante. Elle n’a jamais été très belle, mais on l’oubliait dès qu’elle chantait. Elle était beaucoup mieux que Valeska Gert ou Marianne Oswald. J’ai revu L’Opéra de quat’sous monté à Berlin-Est par Engel. J’ai téléphoné à Slatan Dudow qui avait réalisé avec Brecht le film communiste Kuhle Wampe et je lui ai dit :  » Slatan, comment est-il possible d’avoir ainsi transformé L’Opéra de Quat’sous de Brecht ?  » Il m’ a répondu :  » C’est inévitable. C’était une pièce anarchiste et nous ne sommes pas des anarchistes.  » Je lui ai rétorqué :  » Mais on ne peut tout de même pas en faire une oeuvre petite-bourgeoise.  » Quand s’est déroulé le procès que Brecht a intenté à la firme cinématographique qui avait fait le film L’Opéra de Quat’sous, j’étais chargée de rendre compte des débats. Tout Berlin s’est passionné pour ce procès. Tous les journaux en parlaient, chacun prenait position. J’étais évidemment pour Brecht. Pabst me l’a reproché plus tard. Mais Brecht avait raison. Je lui avais moi-même prêté la traduction des poèmes de François Villon de K.L. Ammer qu’il a utilisée pour la Ballade des pendus. Il a gardé très longtemps le livre, et quand il me l’a rendu il y avait dans les marges des débuts de poèmes. J’ai offert le volume à Helene Weigel pour le musée Brecht. Brecht et Pabst se sont plus tard rencontrés en exil au Lavandou, mais ils ne pouvaient s’entendre. Je crois qu’il était très difficile de travailler avec Brecht. Son Journal le montre très bien. Fritz Lang en a fait l’expérience lorsqu’ils ont travaillé au film sur l’assassinat de Heydrich Les bourreaux meurent aussi. Je ne suis pas sûre que Brecht ait bien compris ce qu’était le cinéma. Il était trop théoricien pour faire des films.

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                                              Dans la jungle des villes de B. Brecht

J.-M. P. – Pourquoi Brecht et Fritz Lang n’ont-ils jamais pu s’entendre ?

L. E. - Brecht était un homme de théâtre et pas de cinéma. Ce qu’il aimait le plus dans Kuhle Wampe, c’est quand la troupe d’Agitprop intervient à la fin du film dans le tramway. Mais c’est encore du théâtre. Je ne suis pas certaine que le manuscrit qu’il avait écrit pour le film de Lang Les bourreaux meurent aussi aurait donné un bon film. Il s’intéressait trop à l’histoire des otages, et Lang trouvait cela trop long. Leurs intentions étaient différentes et il y a eu aussi des divergences sur le choix des acteurs. Brecht voulait que Lang fasse jouer sa femme, Helene Weigel. Elle avait joué dans Metropolis de Lang le rôle d’une ouvrière révoltée. Plus tard, Lang m’a expliqué qu’il ne pouvait la prendre car les Allemands étaient joués par des émigrés antifascistes qui ne parlaient pas du tout l’anglais et les Tchèques par des Américains à l’accent impeccable. Il ne pouvait donner le rôle de la marchande de légumes à Helene Weigel car elle parlait l’anglais avec un accent allemand. A l’origine, Brecht avait conçu le rôle sans parole, comme la fille de Mère Courage, afin qu’elle puisse jouer sans problèmes, mais Lang n’ a pas accepté. Ces discussions étaient typique de la vie des émigrés.

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                       Kuhle Wampe – Film de Brecht -Dudow

J.-M. P. – Le style qui dominait encore ces années berlinoises était l’expressionnisme…

L. E. - Oui, comme style, comme sensibilité. on ne peut comprendre ces années sans tenir compte de cette atmosphère. Comme mouvement, il avait disparu, mais son influence était encore sensible. Je me souviens d’une discussion que j’ai eue un jour avec Lang à Venise. Il devait présider une table ronde sur l’expressionnisme et me dit : « Je n’ai jamais été expressionniste, pas plus que Brecht. Que vais-je pouvoir leur raconter ? « Je lui ai dit :  » Bien sûr, Fritz, tu ne l’as jamais été comme Robert Wiene (2) qui disait à Andreiev (3) de  » tout construire de manière oblique « , mais comme Brecht, tu es passé par une expérience expressionniste. » Lang ne voulait rien savoir de tout cela. Je lui ai alors rappelé que j’avais lu dans un numéro du Film Kurier qu’il avait parlé de l’expressionnisme à Vienne vers 1925. Il ne pouvait le nier. Souvent, il affirmait que ce qu’on publiait sous son nom c’étaient des textes écrits par son chef de presse ou sa femme Thea von Harbou, qu’il n’avait fait que signer. Mais là c’était bien lui qui avait fait la conférence. D’ailleurs au lendemain de la guerre, il était impossible d’échapper à l’ atmosphère expressionniste. Baal porte la trace de l’expressionnisme, et certaines scènes de Mabuse le Joueur sont typiquement expressionnistes. Et le succès de Caligari était si grand qu’on voulait l’imiter.

Ce qui est dommage c’est qu’aujourd’hui on qualifie d’ « expressionniste  » absolument n’importe quel film, surtout s’il est allemand. Il y a eu, en vérité, très peu de films réellement expressionnistes, même si l’influence expressionniste a marqué tous les arts en Allemagne. Il en va de même pour Max Reinhardt que l’on cite souvent, en France, parmi les metteurs en scène expressionnistes. C’est une grave erreur. Reinhardt n’a jamais été un représentant de l’expressionnisme; il a seulement, avec son extraordinaire sensibilité, compris que le naturalisme avait vécu, qu’il ne correspondait plus à l’époque d’après 1914, qu’il était urgent de développer un nouveau style. Reinhardt avait lu les pièces des jeunes auteurs expressionnistes, celles de R. Sorge, de G. Kaiser, de F. von Unruh, et il a compris qu’elles exprimaient la révolte de la jeunesse, mais cette révolte, il ne l’a jamais partagée. J’ai écrit de nombreux articles pour essayer d’expliquer ces différences, mais certains lecteurs de mon Ecran démoniaque en ont tiré des synthèses rapides et ils se sont mis à qualifier d’expressionniste tout le cinéma allemand, de Caligari à l’Ange bleu !

Fritz Lang me taquinait souvent à ce sujet. « Tu en as fait de belles, me disait-il, avec ton livre ! A présent, grâce à toi, tout le monde me qualifie d’expressionniste ! »

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J.-M. P. – Quels films considérez-vous comme réellement expressionnistes ?

L. E. - Les films qui sont réellement expressionnistes sont ceux qui ont été tournés en studio, dans des décors peints par des artistes expressionnistes, comme certains peintres proches du groupe Der Sturm, fondé par Herwarth Walden. Il ya bien sûr le Cabinet du docteur Caligari. Cette architecture de cauchemar, ces lignes brisées, obliques, ces escaliers qu’aucune créature humaine ne semble pouvoir emprunter, tout comme ce gothique tordu, ces perspectives en diagonale évoquent naturellemnt les toiles expressionnistes. De l’aube à minuit, de Karl-Heinz Martin, tiré de la pièce de Georg Kaiser, est aussi un film expressionniste. Ce film était considéré comme perdu et, l’ayant vu mentionné par l’historien du cinéma de cette époque, Rudolf Krutz (4), j’en ai retrouvé une copie à la cinémathèque de Tokyo ! L’esthétique de ce film est étonnante. Partant du texte de Kaiser qui évoque l’histoire d’un pauvre caissier de banque, obsédé par la médiocrité de sa vie, qui découvre dans le parfum d’une cliente de nouveaux horizons, vole l’argent de sa caisse et tente en une journée de transformer son existence, Karl-Heinz Martin a réalisé une oeuvre admirable. Les visages des acteurs, leurs vêtements, les décors sont réhaussés de taches, de hachures blanches et noires. Tout le décor est peint. Les maisons, le chemin qui serpente à travers la neige ont quelque chose d’effrayant. Le Montreur d’ombres d’A. Robinson, avec le  visage grimaçant de Fritz Kortner, ce jeu de miroirs, de silhouettes, de reflets, d’ombres, d’illusions, est aussi expressionniste. Le film de Paul Leni Le Cabinet des figures de cire, avec ses épisodes inventés par l’étudiant qui doit écrire l’histoire de chaque mannequin de cire, est profondément marqué également par cette sensibilité. D’autres films ont quelque chose d’expressionniste, mais ne le sont pas vraiment. D’ailleurs, dans ses Mémoires, l’acteur Werner Krauss ne parle pas de cinéma expressionniste, mais de « caligarisme  » avec décors expressionnistes. Il affirme que ce fut l’atmosphère angoissante, créée par ces décors, qui l’avait incité à jouer de manière aussi étrange et saccadée.

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                   Emil Jannings, acteur du  » Caligarisme « 

J.-M. P. – L’influence expressionniste était-elle encore très forte à Berlin dans votre jeunesse ?

L. E. - Le mouvement était né vers 1906 dans la peinture, avec la rencontre à Dresde de jeunes étudiants tels Heckel, Schmidt-Rottluff, Müller, Kirchner. Il a survécu plus longtemps dans les arts graphiques que dans la sculpture et la peinture. L’une des formes les plus remarquables que développa l’expressionnisme fut la gravure sur bois. Les couleurs des toiles étaient extrêmement violentes, en particulier celles du groupe Die Brücke, lorsque, plus tard, j’en ai revu certaines exposées à Hambourg, je me suis dit :  » Mon Dieu, c’était cela l’expressionnisme ! Comment ai-je pu trouver belles ces toiles ?  » Mais à l’époque, nous vivions dans cette atmosphère. Elle nous était familière, et il était impossible de s’y soustraire. Il en allait de même des mises en scène de Max Reinhardt. Fritz Lang m’a souvent dit qu’il n’avait jamais été marqué par Reinhardt, ni vu aucune de ses mises en scène. Mais c’est faux. Je l’ai aperçu moi-même au théâtre de Reinhardt, et le style d’éclairage inventé par Reinhardt se retrouve dans son film Les Trois Lumières et dans le Golem de P. Wegener.

Le succès de Caligari fut si grand qu’on essaya de produire de nombreux films marqués par le même climat. R. Wiene lui-même a tenté, avec Les Mains d’Orlac, de prolonger ce style. Je crois néanmoins que Wiene a été beaucoup surestimé comme metteur en scène. Ses autres films – et ils sont nombreux ! – ne présentent qu’un intérêt très limité.

J.-M. P. – Pourtant, Max Reinhardt n’a guère laissé de traces par ses propres films, tels que La Nuit vénitienne…

L. E. – Oui, vous avez raison, et c’est assez surprenant. Reinhardt a marqué le cinéma par son style d’éclairage, cette architecture d’ombres et de lumières. Il est vrai qu’avant lui il y avait eu Gordon  Craig, qui répétait à qui voulait l’entendre :  » Ce petit Max m’a tout volé !  » Il a aussi marqué le cinéma par les acteurs qu’il a formés. La plupart des grands acteurs de l’époque – Werner Krauss, Paul Wegener, Conrad Veidt, Emil Jannings – ont travaillé avec lui. Murnau comme Lang ont été marqués par son influence. On ne peut voir l’épisode des Trois Lumières de Fritz Lang qui se déroule à l’époque de la Renaissance sans songer à Reinhardt, mais les influences qu’ils ont reçues étaient très diverses. Lang par exemple a été aussi marqué par l’écrivain populaire, auteur de romans sur les Indiens, Karl May. D’ailleurs, nous avions tous lu Karl May dans notre enfance et j’avoue que son héros, Winnetou, fut mon premier amour. Lorsque eut lieu le célèbre procès intenté à Karl May à qui l’on reprochait à la fois de corrompre la jeunesse et d’avoir menti, de n’avoir jamais voyagé à travers l’Asie et l’Amérique, mon père me confisqua ses livres. J’étais bouleversée.

Je crois que Murnau a aussi hérité de Reinhardt ce merveilleux clair-obscur.

J.-M. P. – Qu’est-ce qui vous semble le plus caractéristique de l’expressionnisme au niveau du jeu de l’acteur ?

L. E. - Toutes les pièces expressionnistes étaient d’une violence extrême. Elles comportaient des monologues exaltés, et les points d’exclamation y étaient très nombreux. L’acteur devait rendre par ses gestes, son corps, cette dimension de pathétisme outré. Aussi son jeu est-il toujours excessif. On a l’impression que le personnage a des gestes saccadés, qu’il se déplace latéralement. C’est ainsi que se meuvent le docteur Caligari mais aussi le somnambule Cesare. Dans Escalier de service, Fritz Kortner interprète le rôle d’un facteur dans un style tout à fait expressionniste. Souvenez-vous de ses gestes, de ses doigts crispés lorsque la jeune femme le quitte pour rejoindre son fiancé. Mais dans Caligari les serviteurs  qui se lancent à la poursuite du somnanbule joué par Conrad Veidt se cramponnent sans avoir ce caractère expressionniste. Le caissier de De l’aube à minuit (Ernst Deutsch) joue par contre dans un style expressionniste. Souvent, c’était le décor qui déterminait ce jeu des acteurs. Robert Wiene, le réalisateur de Caligari, ne savait pas grand-chose de l’expressionnisme. Ses éclairages sont impressionnistes, et les acteurs qui jouent dans Raskolnikov viennent du théâtre de Moscou. Il n’en a pas moins poursuivi l’expérience de Caligari avec Genuine. L’un des personnages les plus intéressants de cette génération fut le scènariste Carl Mayer, à qui l’on doit à la fois une large part de ce style expressionniste au cinéma et aussi l’antipode de ce style : les films de Kammerspiele. Lupu Pick disait de ces films qu’ils incarnaient « une gifle naturaliste administrée aux snobs expressionnistes « .

C’est vrai que le caligarisme devint une mode, comme cette déformation systématique des décors apportée par l’expressionnisme.

J.-M. P. – Le mot  » expressionnisme  » apparaît même dans le premier Mabuse de Lang

L. E. - Oui. C’est d’ailleurs très intéressant. On demande à Mabuse ce qu’il pense de l’expressionnisme. Il répond que c’est un jeu, sans importance, mais que la vie aussi est un jeu sans importance. Par certains côtés, les films de Lang sur Mabuse sont des portraits d’une époque. Ce monde des tripots, des cabarets, de la corruption, de la décadence constituait l’image d’un certain Berlin. L’expressionnisme connut une grande vogue après 1914, car il s’inscrivait aussi dans cette atmosphère.

J.-M. P. – Ce climat psychologique est-il seulement liè aux années vingt ?

L. E. - Je pense qu’il existe chez les Allemands une sorte de prédisposition pour ce climat d’étrangeté et d’angoisse. Il s’est amplifié après la guerre de 1914-1918, après la débâcle, l’inflation, le chômage. Mais les Allemands ont toujours eu ce penchant pour l’angoisse. Il y a un lien évident par exemple entre le romantisme et l’expressionnisme, ne serait-ce qu’au niveau des thèmes. Le cinéma expressionniste semble prolonger le  » romantisme noir « . Des films comme Nosferatu le vampire, L’Etudiant de Prague, renouent avec la sensibilité de Chamiso, d’Hoffmann. On trouve déjà chez les romantiques cette obsession du double, du reflet, du miroir, de l’ombre, et ces images d’arbres torturés. Ce n’est donc pas un hasard si les personnages de ces films – comme L’Etudiant de Prague – sont vêtus de costumes romantiques. Il en va de même pour ce climat d’irrationnel, de morbidité qui s’est incarné dans les années trente chez un écrivain comme Hanns-Heinz Ewers.

J.-M. P. – Ewers a réalisé de remarquables scénarios de films (La Mandragore, L’Etudiant de Prage, etc.). Il s’est aussi rallié à Hitler et s’apparente par sa mystique du sang, de la race à la  » littérature sang et sol « …

L. E. – Absolument. Mais il y avait chez les nazis ce même côté morbide, fantastique, démoniaque. Je n’ai pas connu Ewers, mais il avait donné à ma mère un étrange ex-libris : un serpent avec des gouttes de sang qui formaient son nom.

J.-M. P. – Ewers était lié avec le  » mage « -hypnotiseur Hanussen qui lui-même fréquenta Hitler…

L. E. - C’est toujours ce côté démoniaque du nazisme qui explique ces rencontres. J’ai bien connu Hanussen, mais il ne m’aimait pas. il prétendait que je coupais son fluide. Le plus étrange, c’est que Hanussen était d’origine juive. Par la suite, les nazis s’en sont débarrassés. Il était très célèbre à Berlin.

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                        Le mage Hanussen

J.-M. P. – Dans son livre De Caligari à Hitler, Siegfried Kracauer laisse entendre qu’une analyse sociologique pertinente de tout ce cinéma allemand aurait peut-être permis d’entrevoir ce qui allait survenir en Allemagne. Quen pensez-vous ?

L. E. - Il est facile d’écrire cela après 1933. Mais c’est une illusion. Il y avait des films réactionnaires dont le contenu était évident, mais il est faux de croire qu’en voyant Nosferatu le vampire, Caligari ou Mabuse on pouvait déjà percevoir ce que serait le nazisme. Personne à cette époque n’était tenté de trouver un contenu politique à ces films. J’ai rencontré Kracauer à la Cinémathèque avec Langlois après la guerre. Il ne regardait pas les films, il prenait des notes ! On m’a parfois reproché de trop m’interesser à la forme plastique du film, mais Kracauer, lui, ne s’intéressait qu’au contenu. J’étais disciple de l’historien de l’art Wölfflin. Kracauer a tendance à vouloir tout expliquer par un schéma d’interprétation unique. Le souvenir le plus drôle que je garde de Kracauer, c’est celui d’une rencontre avec Lang. J’étais assise à Rome, via Veneto, avec Fritz Lang. Kracauer passa dans la rue et vint me saluer. Il avait écrit des choses si méchantes sur Lang que je craignais qu’une dispute n’éclatât entre eux. Après qu’il nous eut quittés, Lang m’a demandé qui était cet homme :  » C’était Kracauer, tu ne l’as donc pas reconnu ? » lui ai-je dit. Et le lendemain Kracauer m’a téléphoné pour savoir qui était l’homme assis à mes côtés…

J.-M. P. – Comment avez-vous connu Fritz Lang ?

L. E. - Lors de la première d’une pièce à Berlin, Die Zwei Kravatten (5), je l’ai recontré, lui, et Thea von Harbou, sa femme. Je pense toutefois l’avoir déjà vu avant. Il m’avait envoyé la Mercedes noire de la UFA pour que j’aille assister à l’incendie de l’usine dans le tournage du Testament du docteur Mabuse. Il y a d’ailleurs d’étranges coïncidences liées à ce souvenir. Je me suis retrouvé après la guerre chez le décorateur de Lang qui avait travaillé à M. le Maudit et à Mabuse, Emil Hasler. Le soir, il m’a raccompagnée en taxi et le chauffeur lui a dit :  » Bonsoir, M. Hasler !  » Hasler lui a demandé comment il le connaissait : c’était l’ancien chauffeur de la UFA, celui qui conduisait la Mercedes noire. Il se souvenait aussi avoir jadis emmené une jeune fille, en pleine nuit, pour aller voir brûler l’usine. Cette jeune fille, c’était moi.

J.-M. P. - Thea von Harbou était-elle une sympathisante nazie ?

L. E. -  On a souvent reproché à Thea von Harbou d’avoir influencé Lang de manière néfaste par sa sensibilité, par exemple dans Metropolis. Mais il n’aimait pas qu’on l’accable. Je l’ai revue après la guerre. Langlois m’avait envoyée la voir pour essayer d’obtenir des scripts de Lang pour la Cinémathèque. Je n’étais pas retournée à Berlin depuis 1933 et cela m’angoissait, même pour une simple visite. Je n’avais pas envie  de serrer la main à des Allemands. Cela me rappelle ce que m’a dit Ernst Busch à Paris lorsque nous nous rencontrâmes après la guerre dans un ascenseur du théâtre Sarah-Bernhardt alors que j’allais voir Helene Weigel. Les nazis l’avaient torturé et il avait la moitié du visage paralysé. J’allais lui serrer la main mais il m’a demandé :  » Depui quand êtes-vous à Paris ?  » J’ai répondu :  » Depuis 1933, évidemment.  » Alors, m’a-t-il dit :  » Je peux vous serrer la main.  » Il posait cette question à tous les Allemands qu’il rencontrait. J’étais  comme lui, je n’avais pas envie de retourner en Allemagne. C’est vraiment pour faire plaisir à Langlois que j’ai accepté. J’ai téléphpné à Thea von Harbou et nous nous sommes fixé rendez-vous. Je ne savais comment la recnnaître: elle avait dû changer, en vingt ans. Elle m’a dit qu’elle porterait une robe sur laquelle étaient brodés les emblèmes des provinces allemandes perdues. Je l’ai tout de suite reconnue, bien qu’elle ait pas mal grossi. Je lui ai dit méchamment :  » Ah, Madame von Harbou, vous avez perdu tant de provinces ?  » Mais elle n’a pas compris. Elle m’a seulement dit qu’elle était toujours nazie. Il fallait un certain courage, car plus personne ne veut avoir été nazi. Dans l’émigration, nouis savions qui était réellement hostile aux nazis et il y en  avait très peu, parmi ceux qui étaient demeurés en Allemagne.

Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER 

Exilés en France : Les longues vacances de Lotte H. Eisner – 1/6

7 mai 2011

 Exilés en France : Les longues vacances de Lotte H. Eisner – 1/6

Exilés en France, Souvenirs d’antifascistes allemands émigrés (1933-1945) est un ouvrage collectif publié chez Maspéro dans la collection Actes et mémoire du peuple, en 1982, sous la responsabilité de Gilbert Badia avec le concours du Centre national des lettres et du Centre de recherches de l’université de Paris VIII. 

Dans « Les longues vacances de Lotte H. Eisner« , Jean-Michel PALMIER rapporte les propos qu’il a recueilli auprès de Lotte H. Eisner entre 1975 et 1981.

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    Lotte H.Eisner et le cinéaste Werner Herzog
 

En novembre 1974, le cinéaste allemand Werner Herzog, apprenant que Lotte Eisner, gravement malade, était en danger de mort, fit le voeu de venir de Munich à Paris à pied, dans la neige, afin qu’elle guérisse. Il entreprit ce voyage comme un enfant cherche à conjurer le sort, pour que cette voix intemporelle qui récite, dans son film Kaspar Hauser, le poème de Verlaine ne s’éteigne pas. La publication de son « carnet de route », Sur le chemin des glaces (Hachette, 1979), allait brusquement jeter un flot de lumière sur Lotte Eisner. Les hommages se multiplièrent – hommage de la cinémathèque qui lui dédiait un cycle de films des années vingt, hommage de l’institut Goethe…Elle vivait à Paris depuis un demi-siècle. Aux Etats-Unis, au Japon, en Italie comme en Allemagne ou en Angleterre, ses livres, ses articles sur le cinéma faisaient depuis longtemps autorité. Aussi, cette reconnaissance tardive et publique n’ajoutait-elle rien à son histoire.

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Peu de vies, autant que la sienne, furent aussi étroitement liées à l’histoire du cinéma : celui des années 1920-1930, cette magie d’éclairages et d’ombres, de rêves et d’angoisses qui constitua, au sein d’une époque de troubles, d’affrontements, un certain miroir de l’Allemagne. Formée par l’archéologie et l’histoire de l’art, elle choisit de devenir critique de théâtre, puis de cinéma. Ses articles du Film Kurier furent très tôt l’une des chroniques de la vie berlinoise les plus lues. Passionnée autant par le théâtre que le cinéma, elle fit la connaissance des acteurs, des metteurs en scène, des réalisateurs qui fréquentaient les studios de l’ U.F.A., les théâtres de Max Reinhardt, les cabarets et les cafés du Kurfürstendam et devint leur amie. Cette amitié pour certains ne s’achèvera qu’avec la mort. Erwin Piscator, Kurt Weill, Lotte Lenya, Valeska Gert, Carola Neher, Louise Brooks, Bertolt Brecht, Fritz Lang, Fritz Kortner, Ernst Busch, G.W. Pabst – ces  noms appartiennent à sa vie. Elle fut une des premières à lire le manuscrit de Baal que Bertolt Brecht, jeune homme efflanqué, traînait avec lui dans les bals masqués de Berlin. Elle fut aussi l’une des premières à reconnaître en lui l’un des plus grands poètes allemands. L’affection de Bertolt Brecht pour celle qu’il appelait familièrement « Eisnerin » ne se démentira jamais. C’est encore Lotte Eisner qui salua à travers Werner Herzog et Wim Wenders la renaissance du cinéma allemand et qui tint à en convaincre son vieil ami Fritz Lang, toujours sceptique. Née dans une famille de la haute bourgeoisie juive berlinoise en 1896, elle rompit avec cette éducation bourgeoise pour rallier les colonies d’artistes et se mêler à la vie littéraire. Socialiste, pacifiste, ennemie des nazis, elle ne tarda pas à s’attirer leur haine. Ils l’avaient assurée que, lorsque les têtes rouleraient, la sienne tomberait aussi.

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              Revue Film-Kurier -1920-

Comme Brecht, comme Fritz lang, ses deux meilleurs amis, elle prit le chemin de l’exil. Sa passion pour le cinéma la conduira d’abord à collaborer avec Henri Langlois au sauvetage des films muets et à devenir conservatrice en chef de la Cinémathèque, ensuite à élaborer une oeuvre théorique, une véritable esthétique du cinéma allemand. On ne saurait assez souligner tout ce que non seulement la critique cinématographique, mais la sensibilité artistique française doivent à son livre L’Ecran démoniaque, dont la version (presque) définitive parut en 1965 chez Eric Losfeld. Renouant avec certaines intuitions de Rudolf Kurtz, auteur de la célèbre étude Expressionismus und Film (Berlin, 1926), elle proposait à la fois une redécouverte du cinéma allemand de l’entre-deux-guerres et son approche esthétique et théorique. De la genèse des premiers films expressionnistes - Caligari, De l’Aube à Minuit, Le Cabinet des figures de cire, Le Montreur d’ombres -  au portrait de la sensibilité allemande des années vingt, elle essayait de saisir ce côté  » démoniaque  » déjà présent dans le romantisme allemand et qui, de mysticisme en images apocalyptiques, s’achemina vers l’expressionnisme littéraire. Avec sa sensibilité d’historienne de l’art, de témoin de ce temps, de lectrice de W.Worringer, elle nous proposait des analyses surprenantes de ce monde d’ombres, de miroirs, de monstres, d’escaliers et de rues, d’arrière-cours, qui fit la beauté inoubliable de tant de films expressionnistes ou réalistes. C’est grâce à elle qu’on découvrait Lang et Murnau, le réalisme de Pabst, l’intimisme du Kammerspielfilm et la dette que tant de metteurs en scène des années 1920-1930 avaient contractée à l’égard de ce magicien de la lumière que fut Max Reinhardt.

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La parution de ce livre fut un événement. André Breton lui-même écrivait alors à Lotte Eisner : » L’Expressionnisme ? J’enrage à penser que cela a été si bien occulté dans ce pays. Autrement l’évolution de l’art eût été différente et je crois qu’à la pointe de cet art même, entre l’Allemagne et la France, un courant de grande compréhension qui a manqué totalement eût passé. »

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                                 Max Reinhardt

Cette magistrale étude allait être suivie de deux autres, non moins importantes, consacrées à F.W. Murnau et Fritz Lang. Désormais, Lotte Eisner deviendra à elle seule le porte-parole de ce cinéma allemand anéanti par Hitler. Elle parcourra le monde entier pour présenter ces films, rédigera les articles, les présentations qui firent redécouvrir ce continent oublié. Combien de fanatiques de la petite salle de la Cinémathèque de Chaillot qui regardaient médusés, devant des fauteuils souvent vides, la projection tardive du Cabinet des figures de cire de Léni, de Rail de Lupu Pick ou Variétés d’A. Dupont lui doivent cette rencontre ? Qui, à cette époque, parlait d’expressionnisme allemand, de Lang, de Reinhardt, de Murnau ou de Pabst ?

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              Bertolt Brecht

Je ne peux songer sans une certaine émotion au premier jour où je vins frapper à sa porte. Elle me reçut dans son appartement modeste de Neuilly, parmi ses souvenirs, ses livres, les angelots baroques qui décorent les murs et un tableau peint par Louise Brooks. Sa mémoire s’identifie à l’histoire culturelle d’une époque et la précision de ses souvenirs sur la vie artistique berlinoise semble défier le temps. C’est à travers elle que j’ai appris à mieux connaître Brecht, Peter Lorre, Fritz Lang ou Louise Brooks. Je ne doute pas que tous ceux qui viennent du monde entier pour s’entretenir avec Lotte Eisner de la République de Weimar ou du cinéma allemand aient ressenti ce mélange de tendresse et d’affection. Werner Herzog a traversé l’Allemagne en plein hiver pour qu’elle guérisse. Moins fous et moins romantiques que lui, comme nous aurions été heureux néanmoins d’obtenir le privilège de lui cirer ses parquets, d’aller faire ses courses ou de l’emmener en promenade. Mais la seule marque de confiance qu’elle accorde aux intimes, c’est de leur laisser aller chercher le thé à la cuisine !

A chaque visite, je redoutais de la trouver veillie et fatiguée, mais son enthousiasme était toujours le même. L’âge pas plus que Hitler ou l’exil ne sont parvenus à le vaincre. Lorsqu’elle se réfugia à Paris en 1933 pour échapper à  la Gestapo, son beau-frère l’accueillit à la gare par ces mots :  » Alors, Lotte, tu viens en vacances ? – Ce seront sans doute de très longues vacances « , lui répondit-elle.

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      L’acteur Peter Lorre dans M. le Maudit

Elle sourit en évoquant sa première rencontre avec Brecht, les promenades avec Peter Lorre, l’acteur de M. le Maudit. Si son visage s’emplit de tristesse, c’est qu’elle réalise brusquement que, dans le cercle d’amis de jadis, les morts sont devenus les plus nombreux et qu’elle reste seule pour témoigner de leurs espoirs et de leurs rêves. Pourtant, elle continue d’en parler comme d’interlocuteurs à la fois proches et lointains.

Assurément, comme le dit le vieux Fritz Lang dans Le Mépris  de Godard,  » la mort n’est pas une conclusion ».

Jean-Michel PALMIER.

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