Exilés en France : Les longues vacances de Lotte H. Eisner – 2/6
» Berlin, ton danseur est la mort » (1)
Jean-Michel PALMIER – Quelles impressions gardez-vous du Berlin des années vingt ?
Lotte Eisner. - Berlin a toujours été une ville laide, mais totalement vivante. Le climat intellectuel et artistique qui y régnait alors avait quelque chose de fantastique. J’y suis née par hasard et je suis heureuse de penser que je n’y mourrai pas. Je déteste la nouvelle ville, américanisée, sans âme. Non, ce n’est vraiment plus Berlin. Si vous voulez entrevoir ce qu’il fut, il faut aller à Grünewald. Là, les villas n’ont pas changé. Mes parents habitaient près du Tiergarten. De cette maison, il ne reste même plus une pierre, et de l’a
ncienne rue une seule maison subsiste encore. L’humour berlinois lui aussi est mort. Il faut le chercher chez Tucholsky, Walter Mehring et dans les films d’Ernst Lubitsch. Assurément, j’ai beaucoup aimé Berlin dans ma jeunesse et je ne pourrais jamais l’oublier. C’était une ville de contrastes violents avec ses immenses quartiers ouvriers – Wedding, Kreuzberg, Moabit – et ses demeures bourgeoises luxueuses, son aristocratie. Même certains Juifs baptisés en faisaient partie. L’empereur encourageait ses officiers à épouser des filles de banquiers juifs, et à cette époque l’antisémitisme n’était pas officiellement encouragé. A Berlin, les Juifs se sentaient vraiment chez eux et beaucoup étaient parfaitement assimilés. Il régnait parmi eux les mêmes antagonismes sociaux. Nous, les juifs du Tiergarten, considérions les Juifs du Kurfürstendam comme des parvenus, des » nouveaux riches « . Nous ne les aimions guère, et on ne les fréquentait pas. Quand mon père allait à Grunewald, il demandait à son chauffeur de ne pas passer par le Kurfürstendam. Je me souviens de ma surprise lorsque je suis allée pour la première fois dans une maison sans tapis et sans ascenseur. C’était presque une aventure. Il me semblait naturel d’avoir deux domestiques. Notre maison avait au moins onze pièces et notre cuisine était plus grande que mon appartement aujourd’hui.
Berlin Kreutzberg
J.-M. P. - A quelle époque débuta cette effervescence artistique berlinoise ?
L. E. - Tout cela commença après la guerre de 1914. En 1920, Fritz Lang m’a dit qu’il avait été frappé par une étrange affiche. On voyait une femme nue danser avec un squelette et il y avait écrit : » Berlin, ton danseur est la mort. » Oui, on dansait avec la mort. J’avais été élevée d’une manière très sévère. On m’interdisait de fréquenter les bals masqués si célèbres à Berlin. Je n’ai pu y aller qu’après la mort de mon père. Ce fut une autre découverte. On essayait alors de vivre jusqu’à l’épuisement. Les filles étaient souvent des demi-vierges. Une chanson de l’époque disait : » Tu peux tout avoir de moi, sauf une chose… » C’était typique de ces années-là. On parle aujourd’hui d’ » années dorées « , mais la pauvreté était effroyable. On ne s’en rendait pas compte. Pendant la guerre et l’inflation, je n’ai eu ni froid ni faim. Je n’ai pas connu tout ce qu’évoque le film de Pabst La Rue sans joie, la ruine des petits épargnants, la pauvreté. Mais ce Berlin que décrit Döblin dans Berlin, Place Alexander, ce Berlin des pauvres, des chômeurs et des asiles de nuit existait bien.
J.-M. P. - L’une de vos premières rencontres, dans ces années, fut Bertolt Brecht…
L. E. - Une de mes amies fréquentait les bals masqués. Comme ils étaient assez mal famés, je n’avais pas le droit d’y aller. J’en étais réduite à faire les costumes de mes camarades. Je leur demandais de me raconter comment c’était. Un jour, mon amie m’a dit qu’elle avait rencontré un jeune poète assez fou qui était tombé amoureux d’elle et lui avait donné une pièce à lire. C’était un manuscrit qu’il avait dans sa poche et qui s’appelait Baal. Mon amie n’y comprenait rien et elle voulait seulement savoir si l’auteur était doué. J’ai pris le manuscrit et je l’ai lu toute la nuit. Le lendemain, je lui ai dit : » Ecoute, ce garçon est formidable et il deviendra le plus grand poète allemand. » Elle m’a répondu : » Alors peut-être vais-je me laisser faire la cour ! » Mais Brecht à cette époque était très innocent et leur liaison est demeurée très platonique. Il se bornait à lui écrire des lettres…
Le drammaturge B. Brecht
J.-M. P. – Brecht était-il déjà un peu connu ?
L. E. - A Munich seulement. Il chantait ses poésies dans les cabarets. A Berlin, on ne connaissait qu’un grand garçon maigre et efflanqué, qui portait une casquette et une veste de cuir. Il avait de très belles mains. Un jour, un ami m’a rendu visite accompagné d’un jeune soldat américain qui faisait une thèse sur Hegel. Nous bavardions dans un café et j’ai regardé ses mains. Elles m’ont frappée étrangement. Je lui ai demandé son nom : il s’appelait Stefan Brecht. C’était son fils. Je l’avais connu petit garçon quand j’allais chez Brecht dans la Hardenbergstrasse. Sa maison paraissait assez vide. Il n’y avait rien sur les murs. Dans une pièce toute blanche, il jouait du piano. Je l’ai souvent vu esquisser un rythme avec quelques doigts. Aucun des musiciens qui ont travaillé avec lui ne possédait ce sens du rythme. Ni Weill, ni Dessau, pas même Eisler. C’est ainsi que j’ai vu naître la musique de Mahagonny. C’est Brecht qui donnait le rythme aux chansons. Quand Weill travaillait seul, sa musique n’était pas la même. Weill d’ailleurs n’a jamais eu la générosité de Brecht. En janvier 1933, je devais faire une interview avec Brecht et Weill pour le Film Kurier. C’était déjà assez dangereux. A cette époque, quand je travaillais à la mise en page du journal avec un journaliste communiste, nous mettions à la poubelle les papiers envoyés par les sympathisants nazis. Quand le sympathisant nazi était présent, c’était plus difficile. Il fallait faire sauter les articles avant ou encore avec l’aide des typographes. C’est ainsi que notre journal, bien que détesté par les nazis, a pu continuer à paraître libre. Le lendemain de l’interview, Weill est venu me voir et m’a dit : « Ecoutez, mettez plutôt l’accent sur moi que sur Brecht. On ne l’aime pas beaucoup en haut lieu. » Je lui ai répondu : » Kurt Weill, vous êtes un étrange ami. » Et j’ai fait le papier sur Brecht. Quand j’ai connu Brecht, il n’était pas encore célèbre. On le trouvait étrange et sympathique. Il s’amusait à transformer les proverbes allemands et séduisait les filles en leur disant : » Je suis quelqu’un sur qui vous ne pouvez pas compter. » Il avait un succès extraordinaire.
La ville de Mahagonny de B. Brecht
J.-M. P. – Comment avez-vous été amenée, à cette époque, à vous intéresser au cinéma ?
L. E. - C’est une étrange histoire. Je suis née à Berlin en 1896 et j’y ai fait mes études. Ma thèse de doctorat portait sur un sujet d’histoire de l’art : » La composition de l’image dans les vases grecs. » C’était loin du cinéma, mais il s’agissait déjà d’images encadrées. Après mes études, je ne savais que faire. Mon professeur d’archéologie me disait qu’il ne m’imaginait pas travaillant dans un musée : je n’avais pas l’esprit fonctionnaire. Il m’imaginait encore moins dans une galerie : je n’avais aucun sens des affaires. Mais je savais écrire. Il trouvait même que ma thèse était écrite dans un style « expressionniste », et il m’a conseillé d’écrire sur l’art. J’ai donc commencé à écrire sur l’art, sur le théâtre, sur des romans allemands, français, anglais, italiens. Un jour, j’ai rencontré une personne qui travaillait à la rédaction du Film Kurier et elle m’a demandé pourquoi je n’écrivais pas sur le cinéma. Je répondis que je m’intéressais au théâtre, pas au cinéma. C’était trop » populaire « . Les seuls films que j’avais vus, c’étaient des » Charlot « et des » Rintintin « . Le lendemain, cet homme m’a téléphoné et m’a proposé de visiter un studio de cinéma. Je ne sais plus quel film on tournait. J’ai accepté et il m’a demandé d’écrire mes impressions sur cette visite. Le Film Kurier les a publiées sur deux pages et j’ai été engagée. J’ai demandé à continuer mes critiques de théâtre. J’y allais presque tous les soirs.
Rintintin, le berger Allemand
J.-M. P. – Quelles sont les oeuvres qui vous ont le plus marquée à cette époque ?
L. E. - Il y a toujours eu énormément de théâtres à Berlin. C’était la fin de l’expressionnisme. On jouait encore Toller, Wedekind, mais tout cela s’effaçait devant Brecht et Piscator. L’un des grands moments fut le triomphe de Max Reinhardt. C’était fantastique, mais la jeunesse à laquelle j’appartenais voulait voir Brecht. La première pièce que j’ai vue de lui était Dans la jungle des villes. C’est là que j’ai connu ensuite Peter Lorre, immortalisé par le rôle du meurtrier d’enfant de M. le Maudit de Fritz Lang. J’ai rencontré Erich Engel, le metteur enscène de Brecht. L’un des souvenirs les plus étonnants que je garde de ces années fut la mise en scène en 1928 au théâtre Am Schiffbauerdam de L’Opéra de Quat’sous. C’était extraordinaire. Une vraie mise en scène de Brecht et non d’Engel. Les acteurs étaient excellents. Carola Neher, la femme du poète Klabund, interprétera aussi merveilleusement le rôle de Polly Peachum dans le film de G.W. Pabst. Par la suite, elle s’est réfugiée en URSS et mourut fusillée par Staline comme « trotskyste « . Je pense souvent à elle, à ces communistes allemands qui connurent le même destin. J’ai connu aussi Klabund. Nous étions alors tous pour l’Union soviétique à cause des films russes comme Le cuirassé Potemkine. Harold Paulsen était un acteur d’opérettes et il donna à Mackie Messer un profil étonnant. Dans le film de Pabst, c’est Rudolf Forster qui l’interprète. Je l’ai revu plus tard, après la guerre. Cet homme si beau et majestueux était devenu un vieillard voûté. Je pense qu’il est mort à présent. Lotte Lenya aussi était éblouissante. Elle n’a jamais été très belle, mais on l’oubliait dès qu’elle chantait. Elle était beaucoup mieux que Valeska Gert ou Marianne Oswald. J’ai revu L’Opéra de quat’sous monté à Berlin-Est par Engel. J’ai téléphoné à Slatan Dudow qui avait réalisé avec Brecht le film communiste Kuhle Wampe et je lui ai dit : » Slatan, comment est-il possible d’avoir ainsi transformé L’Opéra de Quat’sous de Brecht ? » Il m’ a répondu : » C’est inévitable. C’était une pièce anarchiste et nous ne sommes pas des anarchistes. » Je lui ai rétorqué : » Mais on ne peut tout de même pas en faire une oeuvre petite-bourgeoise. » Quand s’est déroulé le procès que Brecht a intenté à la firme cinématographique qui avait fait le film L’Opéra de Quat’sous, j’étais chargée de rendre compte des débats. Tout Berlin s’est passionné pour ce procès. Tous les journaux en parlaient, chacun prenait position. J’étais évidemment pour Brecht. Pabst me l’a reproché plus tard. Mais Brecht avait raison. Je lui avais moi-même prêté la traduction des poèmes de François Villon de K.L. Ammer qu’il a utilisée pour la Ballade des pendus. Il a gardé très longtemps le livre, et quand il me l’a rendu il y avait dans les marges des débuts de poèmes. J’ai offert le volume à Helene Weigel pour le musée Brecht. Brecht et Pabst se sont plus tard rencontrés en exil au Lavandou, mais ils ne pouvaient s’entendre. Je crois qu’il était très difficile de travailler avec Brecht. Son Journal le montre très bien. Fritz Lang en a fait l’expérience lorsqu’ils ont travaillé au film sur l’assassinat de Heydrich Les bourreaux meurent aussi. Je ne suis pas sûre que Brecht ait bien compris ce qu’était le cinéma. Il était trop théoricien pour faire des films.
Dans la jungle des villes de B. Brecht
J.-M. P. – Pourquoi Brecht et Fritz Lang n’ont-ils jamais pu s’entendre ?
L. E. - Brecht était un homme de théâtre et pas de cinéma. Ce qu’il aimait le plus dans Kuhle Wampe, c’est quand la troupe d’Agitprop intervient à la fin du film dans le tramway. Mais c’est encore du théâtre. Je ne suis pas certaine que le manuscrit qu’il avait écrit pour le film de Lang Les bourreaux meurent aussi aurait donné un bon film. Il s’intéressait trop à l’histoire des otages, et Lang trouvait cela trop long. Leurs intentions étaient différentes et il y a eu aussi des divergences sur le choix des acteurs. Brecht voulait que Lang fasse jouer sa femme, Helene Weigel. Elle avait joué dans Metropolis de Lang le rôle d’une ouvrière révoltée. Plus tard, Lang m’a expliqué qu’il ne pouvait la prendre car les Allemands étaient joués par des émigrés antifascistes qui ne parlaient pas du tout l’anglais et les Tchèques par des Américains à l’accent impeccable. Il ne pouvait donner le rôle de la marchande de légumes à Helene Weigel car elle parlait l’anglais avec un accent allemand. A l’origine, Brecht avait conçu le rôle sans parole, comme la fille de Mère Courage, afin qu’elle puisse jouer sans problèmes, mais Lang n’ a pas accepté. Ces discussions étaient typique de la vie des émigrés.
Kuhle Wampe – Film de Brecht -Dudow
J.-M. P. – Le style qui dominait encore ces années berlinoises était l’expressionnisme…
L. E. - Oui, comme style, comme sensibilité. on ne peut comprendre ces années sans tenir compte de cette atmosphère. Comme mouvement, il avait disparu, mais son influence était encore sensible. Je me souviens d’une discussion que j’ai eue un jour avec Lang à Venise. Il devait présider une table ronde sur l’expressionnisme et me dit : « Je n’ai jamais été expressionniste, pas plus que Brecht. Que vais-je pouvoir leur raconter ? « Je lui ai dit : » Bien sûr, Fritz, tu ne l’as jamais été comme Robert Wiene (2) qui disait à Andreiev (3) de » tout construire de manière oblique « , mais comme Brecht, tu es passé par une expérience expressionniste. » Lang ne voulait rien savoir de tout cela. Je lui ai alors rappelé que j’avais lu dans un numéro du Film Kurier qu’il avait parlé de l’expressionnisme à Vienne vers 1925. Il ne pouvait le nier. Souvent, il affirmait que ce qu’on publiait sous son nom c’étaient des textes écrits par son chef de presse ou sa femme Thea von Harbou, qu’il n’avait fait que signer. Mais là c’était bien lui qui avait fait la conférence. D’ailleurs au lendemain de la guerre, il était impossible d’échapper à l’ atmosphère expressionniste. Baal porte la trace de l’expressionnisme, et certaines scènes de Mabuse le Joueur sont typiquement expressionnistes. Et le succès de Caligari était si grand qu’on voulait l’imiter.
Ce qui est dommage c’est qu’aujourd’hui on qualifie d’ « expressionniste » absolument n’importe quel film, surtout s’il est allemand. Il y a eu, en vérité, très peu de films réellement expressionnistes, même si l’influence expressionniste a marqué tous les arts en Allemagne. Il en va de même pour Max Reinhardt que l’on cite souvent, en France, parmi les metteurs en scène expressionnistes. C’est une grave erreur. Reinhardt n’a jamais été un représentant de l’expressionnisme; il a seulement, avec son extraordinaire sensibilité, compris que le naturalisme avait vécu, qu’il ne correspondait plus à l’époque d’après 1914, qu’il était urgent de développer un nouveau style. Reinhardt avait lu les pièces des jeunes auteurs expressionnistes, celles de R. Sorge, de G. Kaiser, de F. von Unruh, et il a compris qu’elles exprimaient la révolte de la jeunesse, mais cette révolte, il ne l’a jamais partagée. J’ai écrit de nombreux articles pour essayer d’expliquer ces différences, mais certains lecteurs de mon Ecran démoniaque en ont tiré des synthèses rapides et ils se sont mis à qualifier d’expressionniste tout le cinéma allemand, de Caligari à l’Ange bleu !
Fritz Lang me taquinait souvent à ce sujet. « Tu en as fait de belles, me disait-il, avec ton livre ! A présent, grâce à toi, tout le monde me qualifie d’expressionniste ! »
J.-M. P. – Quels films considérez-vous comme réellement expressionnistes ?
L. E. - Les films qui sont réellement expressionnistes sont ceux qui ont été tournés en studio, dans des décors peints par des artistes expressionnistes, comme certains peintres proches du groupe Der Sturm, fondé par Herwarth Walden. Il ya bien sûr le Cabinet du docteur Caligari. Cette architecture de cauchemar, ces lignes brisées, obliques, ces escaliers qu’aucune créature humaine ne semble pouvoir emprunter, tout comme ce gothique tordu, ces perspectives en diagonale évoquent naturellemnt les toiles expressionnistes. De l’aube à minuit, de Karl-Heinz Martin, tiré de la pièce de Georg Kaiser, est aussi un film expressionniste. Ce film était considéré comme perdu et, l’ayant vu mentionné par l’historien du cinéma de cette époque, Rudolf Krutz (4), j’en ai retrouvé une copie à la cinémathèque de Tokyo ! L’esthétique de ce film est étonnante. Partant du texte de Kaiser qui évoque l’histoire d’un pauvre caissier de banque, obsédé par la médiocrité de sa vie, qui découvre dans le parfum d’une cliente de nouveaux horizons, vole l’argent de sa caisse et tente en une journée de transformer son existence, Karl-Heinz Martin a réalisé une oeuvre admirable. Les visages des acteurs, leurs vêtements, les décors sont réhaussés de taches, de hachures blanches et noires. Tout le décor est peint. Les maisons, le chemin qui serpente à travers la neige ont quelque chose d’effrayant. Le Montreur d’ombres d’A. Robinson, avec le visage grimaçant de Fritz Kortner, ce jeu de miroirs, de silhouettes, de reflets, d’ombres, d’illusions, est aussi expressionniste. Le film de Paul Leni Le Cabinet des figures de cire, avec ses épisodes inventés par l’étudiant qui doit écrire l’histoire de chaque mannequin de cire, est profondément marqué également par cette sensibilité. D’autres films ont quelque chose d’expressionniste, mais ne le sont pas vraiment. D’ailleurs, dans ses Mémoires, l’acteur Werner Krauss ne parle pas de cinéma expressionniste, mais de « caligarisme » avec décors expressionnistes. Il affirme que ce fut l’atmosphère angoissante, créée par ces décors, qui l’avait incité à jouer de manière aussi étrange et saccadée.
Emil Jannings, acteur du » Caligarisme «
J.-M. P. – L’influence expressionniste était-elle encore très forte à Berlin dans votre jeunesse ?
L. E. - Le mouvement était né vers 1906 dans la peinture, avec la rencontre à Dresde de jeunes étudiants tels Heckel, Schmidt-Rottluff, Müller, Kirchner. Il a survécu plus longtemps dans les arts graphiques que dans la sculpture et la peinture. L’une des formes les plus remarquables que développa l’expressionnisme fut la gravure sur bois. Les couleurs des toiles étaient extrêmement violentes, en particulier celles du groupe Die Brücke, lorsque, plus tard, j’en ai revu certaines exposées à Hambourg, je me suis dit : » Mon Dieu, c’était cela l’expressionnisme ! Comment ai-je pu trouver belles ces toiles ? » Mais à l’époque, nous vivions dans cette atmosphère. Elle nous était familière, et il était impossible de s’y soustraire. Il en allait de même des mises en scène de Max Reinhardt. Fritz Lang m’a souvent dit qu’il n’avait jamais été marqué par Reinhardt, ni vu aucune de ses mises en scène. Mais c’est faux. Je l’ai aperçu moi-même au théâtre de Reinhardt, et le style d’éclairage inventé par Reinhardt se retrouve dans son film Les Trois Lumières et dans le Golem de P. Wegener.
Le succès de Caligari fut si grand qu’on essaya de produire de nombreux films marqués par le même climat. R. Wiene lui-même a tenté, avec Les Mains d’Orlac, de prolonger ce style. Je crois néanmoins que Wiene a été beaucoup surestimé comme metteur en scène. Ses autres films – et ils sont nombreux ! – ne présentent qu’un intérêt très limité.
J.-M. P. – Pourtant, Max Reinhardt n’a guère laissé de traces par ses propres films, tels que La Nuit vénitienne…
L. E. – Oui, vous avez raison, et c’est assez surprenant. Reinhardt a marqué le cinéma par son style d’éclairage, cette architecture d’ombres et de lumières. Il est vrai qu’avant lui il y avait eu Gordon Craig, qui répétait à qui voulait l’entendre : » Ce petit Max m’a tout volé ! » Il a aussi marqué le cinéma par les acteurs qu’il a formés. La plupart des grands acteurs de l’époque – Werner Krauss, Paul Wegener, Conrad Veidt, Emil Jannings – ont travaillé avec lui. Murnau comme Lang ont été marqués par son influence. On ne peut voir l’épisode des Trois Lumières de Fritz Lang qui se déroule à l’époque de la Renaissance sans songer à Reinhardt, mais les influences qu’ils ont reçues étaient très diverses. Lang par exemple a été aussi marqué par l’écrivain populaire, auteur de romans sur les Indiens, Karl May. D’ailleurs, nous avions tous lu Karl May dans notre enfance et j’avoue que son héros, Winnetou, fut mon premier amour. Lorsque eut lieu le célèbre procès intenté à Karl May à qui l’on reprochait à la fois de corrompre la jeunesse et d’avoir menti, de n’avoir jamais voyagé à travers l’Asie et l’Amérique, mon père me confisqua ses livres. J’étais bouleversée.
Je crois que Murnau a aussi hérité de Reinhardt ce merveilleux clair-obscur.
J.-M. P. – Qu’est-ce qui vous semble le plus caractéristique de l’expressionnisme au niveau du jeu de l’acteur ?
L. E. - Toutes les pièces expressionnistes étaient d’une violence extrême. Elles comportaient des monologues exaltés, et les points d’exclamation y étaient très nombreux. L’acteur devait rendre par ses gestes, son corps, cette dimension de pathétisme outré. Aussi son jeu est-il toujours excessif. On a l’impression que le personnage a des gestes saccadés, qu’il se déplace latéralement. C’est ainsi que se meuvent le docteur Caligari mais aussi le somnambule Cesare. Dans Escalier de service, Fritz Kortner interprète le rôle d’un facteur dans un style tout à fait expressionniste. Souvenez-vous de ses gestes, de ses doigts crispés lorsque la jeune femme le quitte pour rejoindre son fiancé. Mais dans Caligari les serviteurs qui se lancent à la poursuite du somnanbule joué par Conrad Veidt se cramponnent sans avoir ce caractère expressionniste. Le caissier de De l’aube à minuit (Ernst Deutsch) joue par contre dans un style expressionniste. Souvent, c’était le décor qui déterminait ce jeu des acteurs. Robert Wiene, le réalisateur de Caligari, ne savait pas grand-chose de l’expressionnisme. Ses éclairages sont impressionnistes, et les acteurs qui jouent dans Raskolnikov viennent du théâtre de Moscou. Il n’en a pas moins poursuivi l’expérience de Caligari avec Genuine. L’un des personnages les plus intéressants de cette génération fut le scènariste Carl Mayer, à qui l’on doit à la fois une large part de ce style expressionniste au cinéma et aussi l’antipode de ce style : les films de Kammerspiele. Lupu Pick disait de ces films qu’ils incarnaient « une gifle naturaliste administrée aux snobs expressionnistes « .
C’est vrai que le caligarisme devint une mode, comme cette déformation systématique des décors apportée par l’expressionnisme.
J.-M. P. – Le mot » expressionnisme » apparaît même dans le premier Mabuse de Lang…
L. E. - Oui. C’est d’ailleurs très intéressant. On demande à Mabuse ce qu’il pense de l’expressionnisme. Il répond que c’est un jeu, sans importance, mais que la vie aussi est un jeu sans importance. Par certains côtés, les films de Lang sur Mabuse sont des portraits d’une époque. Ce monde des tripots, des cabarets, de la corruption, de la décadence constituait l’image d’un certain Berlin. L’expressionnisme connut une grande vogue après 1914, car il s’inscrivait aussi dans cette atmosphère.
J.-M. P. – Ce climat psychologique est-il seulement liè aux années vingt ?
L. E. - Je pense qu’il existe chez les Allemands une sorte de prédisposition pour ce climat d’étrangeté et d’angoisse. Il s’est amplifié après la guerre de 1914-1918, après la débâcle, l’inflation, le chômage. Mais les Allemands ont toujours eu ce penchant pour l’angoisse. Il y a un lien évident par exemple entre le romantisme et l’expressionnisme, ne serait-ce qu’au niveau des thèmes. Le cinéma expressionniste semble prolonger le » romantisme noir « . Des films comme Nosferatu le vampire, L’Etudiant de Prague, renouent avec la sensibilité de Chamiso, d’Hoffmann. On trouve déjà chez les romantiques cette obsession du double, du reflet, du miroir, de l’ombre, et ces images d’arbres torturés. Ce n’est donc pas un hasard si les personnages de ces films – comme L’Etudiant de Prague – sont vêtus de costumes romantiques. Il en va de même pour ce climat d’irrationnel, de morbidité qui s’est incarné dans les années trente chez un écrivain comme Hanns-Heinz Ewers.
J.-M. P. – Ewers a réalisé de remarquables scénarios de films (La Mandragore, L’Etudiant de Prage, etc.). Il s’est aussi rallié à Hitler et s’apparente par sa mystique du sang, de la race à la » littérature sang et sol « …
L. E. – Absolument. Mais il y avait chez les nazis ce même côté morbide, fantastique, démoniaque. Je n’ai pas connu Ewers, mais il avait donné à ma mère un étrange ex-libris : un serpent avec des gouttes de sang qui formaient son nom.
J.-M. P. – Ewers était lié avec le » mage « -hypnotiseur Hanussen qui lui-même fréquenta Hitler…
L. E. - C’est toujours ce côté démoniaque du nazisme qui explique ces rencontres. J’ai bien connu Hanussen, mais il ne m’aimait pas. il prétendait que je coupais son fluide. Le plus étrange, c’est que Hanussen était d’origine juive. Par la suite, les nazis s’en sont débarrassés. Il était très célèbre à Berlin.
Le mage Hanussen
J.-M. P. – Dans son livre De Caligari à Hitler, Siegfried Kracauer laisse entendre qu’une analyse sociologique pertinente de tout ce cinéma allemand aurait peut-être permis d’entrevoir ce qui allait survenir en Allemagne. Quen pensez-vous ?
L. E. - Il est facile d’écrire cela après 1933. Mais c’est une illusion. Il y avait des films réactionnaires dont le contenu était évident, mais il est faux de croire qu’en voyant Nosferatu le vampire, Caligari ou Mabuse on pouvait déjà percevoir ce que serait le nazisme. Personne à cette époque n’était tenté de trouver un contenu politique à ces films. J’ai rencontré Kracauer à la Cinémathèque avec Langlois après la guerre. Il ne regardait pas les films, il prenait des notes ! On m’a parfois reproché de trop m’interesser à la forme plastique du film, mais Kracauer, lui, ne s’intéressait qu’au contenu. J’étais disciple de l’historien de l’art Wölfflin. Kracauer a tendance à vouloir tout expliquer par un schéma d’interprétation unique. Le souvenir le plus drôle que je garde de Kracauer, c’est celui d’une rencontre avec Lang. J’étais assise à Rome, via Veneto, avec Fritz Lang. Kracauer passa dans la rue et vint me saluer. Il avait écrit des choses si méchantes sur Lang que je craignais qu’une dispute n’éclatât entre eux. Après qu’il nous eut quittés, Lang m’a demandé qui était cet homme : » C’était Kracauer, tu ne l’as donc pas reconnu ? » lui ai-je dit. Et le lendemain Kracauer m’a téléphoné pour savoir qui était l’homme assis à mes côtés…
J.-M. P. – Comment avez-vous connu Fritz Lang ?
L. E. - Lors de la première d’une pièce à Berlin, Die Zwei Kravatten (5), je l’ai recontré, lui, et Thea von Harbou, sa femme. Je pense toutefois l’avoir déjà vu avant. Il m’avait envoyé la Mercedes noire de la UFA pour que j’aille assister à l’incendie de l’usine dans le tournage du Testament du docteur Mabuse. Il y a d’ailleurs d’étranges coïncidences liées à ce souvenir. Je me suis retrouvé après la guerre chez le décorateur de Lang qui avait travaillé à M. le Maudit et à Mabuse, Emil Hasler. Le soir, il m’a raccompagnée en taxi et le chauffeur lui a dit : » Bonsoir, M. Hasler ! » Hasler lui a demandé comment il le connaissait : c’était l’ancien chauffeur de la UFA, celui qui conduisait la Mercedes noire. Il se souvenait aussi avoir jadis emmené une jeune fille, en pleine nuit, pour aller voir brûler l’usine. Cette jeune fille, c’était moi.
J.-M. P. - Thea von Harbou était-elle une sympathisante nazie ?
L. E. - On a souvent reproché à Thea von Harbou d’avoir influencé Lang de manière néfaste par sa sensibilité, par exemple dans Metropolis. Mais il n’aimait pas qu’on l’accable. Je l’ai revue après la guerre. Langlois m’avait envoyée la voir pour essayer d’obtenir des scripts de Lang pour la Cinémathèque. Je n’étais pas retournée à Berlin depuis 1933 et cela m’angoissait, même pour une simple visite. Je n’avais pas envie de serrer la main à des Allemands. Cela me rappelle ce que m’a dit Ernst Busch à Paris lorsque nous nous rencontrâmes après la guerre dans un ascenseur du théâtre Sarah-Bernhardt alors que j’allais voir Helene Weigel. Les nazis l’avaient torturé et il avait la moitié du visage paralysé. J’allais lui serrer la main mais il m’a demandé : » Depui quand êtes-vous à Paris ? » J’ai répondu : » Depuis 1933, évidemment. » Alors, m’a-t-il dit : » Je peux vous serrer la main. » Il posait cette question à tous les Allemands qu’il rencontrait. J’étais comme lui, je n’avais pas envie de retourner en Allemagne. C’est vraiment pour faire plaisir à Langlois que j’ai accepté. J’ai téléphpné à Thea von Harbou et nous nous sommes fixé rendez-vous. Je ne savais comment la recnnaître: elle avait dû changer, en vingt ans. Elle m’a dit qu’elle porterait une robe sur laquelle étaient brodés les emblèmes des provinces allemandes perdues. Je l’ai tout de suite reconnue, bien qu’elle ait pas mal grossi. Je lui ai dit méchamment : » Ah, Madame von Harbou, vous avez perdu tant de provinces ? » Mais elle n’a pas compris. Elle m’a seulement dit qu’elle était toujours nazie. Il fallait un certain courage, car plus personne ne veut avoir été nazi. Dans l’émigration, nouis savions qui était réellement hostile aux nazis et il y en avait très peu, parmi ceux qui étaient demeurés en Allemagne.
Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER