Le Monde Diplomatique Violence dans le style du siècle; Meurtre de luxe à Zurich

3 septembre 2011

Article par dans Le Monde Diplomatique de Décembre 1986

VIOLENCE DANS LE STYLE DU SIÈCLE

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                                Friedrich Dürenmatt

Meurtre de luxe à Zurich

Dans plusieurs de ses romans, l’écrivain suisse Friedrich Dürrenmatt a usé du détournement du genre policier pour nous proposer des paroles sombres et grinçantes. Celle de Justice est sans doute la plus angoissante et la plus belle. Inversant les règles du genre, il nous tient en haleine jusqu’à la dernière page, alors qu’il nous a révélé, dès la première, qui était le meurtrier. Seulement ce meurtrier et son auteur défient, en apparence, toute logique.

Imaginez Zurich, son décor aseptisé, sa propreté méticuleuse et son arrière-fond paysan. Des cafés-restaurants où se rencontrent des gens bien nés, industriels, universitaires, députés. Pris dans l’imbroglio de leurs affaires, ils font belle figure en dînant ensemble et en s’affrontant au billard. Parmi eux, un député entre deux âges, docteur honoris causa , Isaak Köhler, abat un jour, sans raison, son ami le professeur d’université Winter. Il le tue froidement aux yeux de tous, s’en va tranquillement et assiste le soir à un concert, assis à côté du chef de la police.

Arrêté, il n’avoue rien et ne nie rien. Les témoins sont nombreux, le crime évident. Condamné à vingt ans de réclusion, il remercie même le tribunal et se laisse conduire, radieux, en prison où il a le sentiment de passer les plus beaux jours de sa vie. Ce qui agace, c’est que son geste est incompréhensible, qu’on ne lui trouve aucun mobile, que l’arme du crime a disparu et que sa satisfaction devant sa condamnation frise la folie ou la perversité.

Un jour, il propose pourtant à un jeune avocat sans argent, Spät, de recommencer l’enquête en supposant qu’il est innocent. Décontenancé, Spät accepte, bien que convaincu de l’absurdité de sa mission et de la culpabilité de Köhler. Mais une forte somme accompagne cette demande incongrue. L’univers qu’il découvre peu à peu ne cesse de l’écoeurer – intérêts financiers formant autant d’entrelacs, naine chauve vivant ses fantasmes sexuels par l’intermédiaire d’une prostituée qu’elle affuble de son identité. Aussi finit-il par revendre tous les résultats de son enquête à un avocat vedette sans scrupules.

Un nouveau procès innocentera Köhler parce qu’on n’a jamais retrouvé l’arme du crime, parce que les déclarations des témoins se contredisent et que les aphorismes brumeux de l’accusé ne constituaient pas des aveux formels. Un autre homme sera accusé, qui se suicidera immédiatement. Libéré, Köhler se contentera d’écraser Spät de son mépris. Celui-ci, toujours incapable de comprendre la logique et les mobiles du meurtre, sait que Köhler est coupable. Aussi se substituera-t-il à la justice en voulant le tuer et en se suicidant ensuite. Ni fou ni pervers, Köhler a agi, selon lui, par simple curiosité scientifique. Passionné de billard, il a seulement voulu voir comment une boule en frappe plusieurs autres par la bande . En attendant de réaliser son meurtre, Spät sombre dans l’alcoolisme et la débauche.

L’habileté diabolique de Dürrenmatt, c’est de transformer cette histoire invraisemblable en un scénario dramatique qui tient en haleine, car, jusqu’aux dix dernières pages, le lecteur n’y comprend strictement rien. L’ensemble du récit est d’ailleurs présenté comme un mauvais manuscrit adressé à l’auteur – Dürrenmatt lui-même – et qu’il ne lira que tardivement, après avoir rencontré l’un des protagonistes du drame. Prenant le relais de la police et de la justice, il aura à coeur de débrouiller l’énigme.

Parabole ? Sans doute. Et combien désespérée. La justice n’y apparaît que comme un jeu grotesque et malade de formalisme. La police est inefficace. L’homme n’est qu’une bête qui utilise son intelligence pour tuer. Si le meurtrier se confond avec une queue de billard, les victimes, elles, ne sont que de simples boules. Et le meurtrier ressemble à un Dieu ivre de pouvoir, alliant à une haine froide et implacable la passion du jeu. La violence est partout. C’est le style du siècle. Une violence gratuite, sadique, aussi perverse qu’incompréhensible. Ce mal, Dürrenmatt en fait un principe aussi politique que métaphysique. Lui-même s interroge : que signifie le visage d’un homme mort, affalé sur son tournedos Rossini, dans le décor feutré d’un restaurant chic de Zurich, pour un siècle qui a digéré sans vomir Auschwitz et Hiroshima ?

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

Justice (Justiz, 1985), traduit en français par Etienne Barilier, L’Age d’Homme, 1986, Friedrich DÜRRENMATT

Le Monde Diplomatique « LE VERTIGE ALLEMAND » DE Brigitte SAUZAY : Un monde où rien n’est vraiment sûr

28 août 2011

Article publié dans Le Monde Diplomatique; Janvier 1986

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« LE VERTIGE ALLEMAND » DE BRIGITTE SAUZAY

Un monde où rien n’est vraiment sûr

Enfin un livre sur la République fédérale qui n’est pas un fastidieux développement de vieux clichés (1). On échappe au « miracle économique », au consensus, à l’image d’un pays obsédé par le confort et l’argent, à l’opposition entre un Etat « fascisant » et un « terrorisme absurde », à une Allemagne toujours en proie aux « vieux démons » qu’on ne cesse d’y projeter.

Brigitte Sauzay a vécu en Allemagne, parmi les Allemands. Elle a partagé leur vie quotidienne. Et le fait qu’elle ne soit pas allemande lui permet de prendre une distance critique, d’enregistrer, comme un sismographe, les tremblements les plus ténus, les mouvements plus ou moins perceptibles qui révèlent des failles ou des fissures, à peine visibles, dans un monde que l’on présente toujours comme un monolithe. Tel est le sens qu’elle donne au mot « vertige » : c’est à la fois son tourbillon d’impressions, une certaine atmosphère qui caractérise l’Allemagne des années 80, un climat d’angoisse, allemand ou non, sur lequel il convient de réfléchir. C’est l’Allemagne de Fassbinder ou de Wenders : un monde où rien n’est vraiment sûr, où les vieilles certitudes s’estompent pour faire place aux doutes, où tout se joue sur du blanc et du gris. Un monde où les questions sont plus nombreuses que les réponses.

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                                    Wim Wenders

Pendant longtemps, l’Allemagne apparaissait comme un modèle à imiter ou à fuir. Sa paix sociale, la force de son industrie, son syndicalisme, le bon fonctionnement de sa Constitution séduisaient. Son appareil répressif, la violence de la contestation et de la réponse à cette contestation créaient un malaise. Qu’en est-il aujourd’hui ? En apparence, tout est toujours solide. Les institutions résistent aux coups de la contestation, la vie politique ne sombre pas dans les scandales qui l’éclaboussent. Au niveau de la culture, la République fédérale est assurément l’un des pays les plus créatifs d’Europe. Pourtant, on décèle dans la vie courante, dans la production artistique, un mélange de pessimisme et d’angoisse qui, en France, passe souvent inaperçu. C’est ce climat que l’auteur tente de restituer à partir d’une lecture minutieuse des journaux et d’une interrogation sur la vie outre-Rhin.

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                     Botho Strauss 

 De quoi l’Allemagne aurait-elle donc peur ? De la guerre toujours (c’est l’angoisse de 90 % des Allemands, selon les sondages), de l’appauvrissement de la terre (dans aucun autre pays les écologistes n’ont une telle audience), du trop grand pouvoir de l’Etat. Sur ce point, s’il est vrai que la Fraction armée rouge a échoué, elle a néanmoins réussi à intensifier un certain doute par rapport à l’Etat, à son pouvoir, que Nietzsche nommait déjà, non pas comme Hegel, le « divin sur la terre » , mais « le plus froid des monstres froids » . Nombre d’Allemands se méfient de la politique et des partis. Ils admirent l’efficacité de leur administration et la redoutent aussi. Fiers de leurs succès économiques, ils en connaissent aussi les limites. Ils craignent le chômage, la « croissance zéro » et une certaine tristesse de la vie de tous les jours, un certain vide qu’ont su si bien évoquer dans leurs films et leurs pièces Wim Wenders, Botho Strauss et Peter Handke.

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                        Peter Handke

L’Allemagne est un pays riche, qui jouit d’un réel bien-être, mais où l’on ne cesse de s’interroger sur son identité. L’étonnante revalorisation de la Prusse (en RFA comme en RDA), la commémoration solennelle de l’anniversaire de Luther, aujourd’hui de la révocation de l’Edit de Nantes, tout comme le retour aux années 20 dans la peinture des « nouveaux fauves » de Berlin, sont autant de symboles d’une quête douloureuse de l’identité qui dépasse la simple obsession de la présence du mur, des Pershing et de l’autre Allemagne.

Bien sûr, il y a toujours un sens du collectif, de l’ordre, de la discipline qui sont la sécularisation de l’héritage prussien. A plus d’un titre, la Constitution est un modèle d’équilibre, mais les traumatismes du passé vivent encore dans les mentalités. Le temps est révolu où l’Allemagne hitlérienne était un sujet tabou. On ne cesse d’en parler. Toute une littérature a fait de cette interrogation des aînés son leitmotiv.

La majorité des Allemands d’aujourd’hui n’étaient pas en âge de voter pour Hitler, mais ce passé, même exorcisé, projette toujours une ombre sur le présent. L’idylle avec l’Amérique s’estompe elle aussi : il y a peu de pays où la contestation à l’égard des Etats-Unis est aussi violente. Avec leurs cousins de l’Est, les Allemands se retrouvent entre eux et s’interrogent sur leur histoire et leur identité. Avec le découpage des Länder, ses cultures et ses dialectes, la RFA est un étonnant puzzle qui n’a pas d’équivalent en France.

A travers la littérature, le théâtre, le cinéma, l’Allemagne se regarde vivre, s’interroge sur son passé, son présent, son avenir et ne le trouve guère radieux. Ce pessimisme se nourrit de la crise, de l’afflux d’immigrés. Le taux de natalité est en RFA l’un des plus bas d’Europe. Les débouchés après l’université sont difficiles.

Nouveau printemps

Avec l’effritement des vieilles structures de pensée, des balises qui sécurisaient l’existence, une crise culturelle s’est ouverte. Dans ce pays prussianisé, où le collectif semblait toujours l’emporter sur l’individu, on a vu se développer sans cesse de nouveaux mouvements de protestation, un nouvel individualisme. On ne croit plus que les universités soient les « bases rouges » du changement social comme en 1968, ou que, en faisant apparaître la structure « fasciste » de l’Etat, on entraînera une prise de conscience populaire. On fait moins confiance qu’en France à la politique pour changer la vie. On essaie de vivre ici et maintenant, de vivre autrement. L’étonnant essor du féminisme, des mouvements marginaux, la foi dans les alternatives aux formes d’organisations existantes en témoignent. Des tentatives berlinoises, on n’a retenu que les aspects les plus visibles – occupation des vieux immeubles de Kreuzberg, mouvements punks, nouveau rock et graffitis apocalyptiques. En fait, quelque chose bouge, attestant d’un changement en profondeur des mentalités, des aspirations, des certitudes, même s’il est difficile de prévoir l’issue de ces tentatives.

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                  Kreuzberg

Tout cela, Brigitte Sauzay le décrit avec une finesse, une attention qu’on trouve rarement chez les sociologues. Ce portrait force l’intérêt, même si on ne partage pas plusieurs de ses conclusions. Habile à cerner les peurs et les rêves, elle se livre malheureusement à des raccourcis abrupts qui nuisent à la précision de ses analyses. Comment affirmer, par exemple, que « l’art des années 1920-1930 de Brecht à Leni von (sic) Riefenstahl, du Bauhaus à Sperr, de Métropolis aux parades de Nuremberg relève de la même esthétique » ? Les rapprochements entre l’Allemagne des années 80 et des années 20 sont bien discutables. Tout comme l’affirmation, trop simplifiée et souvent répétée, que les « Verts » puisent leurs mots d’ordre dans le même terroir de valeurs que le national-socialisme. Le verre grossissant qu’elle passe sur la vie quotidienne engendre parfois des illusions d’optique qui lui font mettre sur le même plan des phénomènes bien différents. S’il est regrettable qu’elle n’analyse pas plus en détail cette transformation de l’image de la Prusse, la « nostalgie de l’aristocratie » qu’elle croit voir laissera beaucoup d’Allemands perplexes. Enfin, en parlant d’une « Allemagne retrouvée » , ne succombe-t-elle pas un peu, elle aussi, à cette croyance qu’il en existe une « éternelle » . Comme si, à travers les fissures de la modernité, on pouvait voir resurgir celle du roi des Aulnes ?

Jean-Michel PALMIER.

Le Vertige allemand, BRIGITTE SAUZAY

(1) Brigitte Sauzay, le Vertige allemand , Olivier Orban, Paris, 1985, 261 pages.

 

 

Le Monde Diplomatique; HEINRICH BÖLL, l’écrivain du malaise

9 août 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique
Novembre 1985

HEINRICH BÖLL

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                    Heinrich Böll

L’écrivain du malaise

Assurément, toute l’oeuvre d’Heinrich Böll, la moindre nouvelle comme le moindre appel, sont inséparables de sa vie, des événements qu’il a vécus, qui l’ont blessé. Presque tous ses personnages sont catholiques comme lui. Ce bourgeois ne fut pas seulement fasciné par l’oeuvre des auteurs officiellement reconnus, comme Thomas Mann. Il nourrit un réel amour pour les marginaux, les humbles, les faibles, les sans-voix de la société moderne. Tous, comme lui-même, doivent affronter leur histoire et leur mémoire, apprendre à vivre.

Il n’oubliera jamais les affrontements dans les rues, les défilés de chemises brunes, les visions de l’Allemagne en lambeaux, l’horreur nazie. Et c’est ce qui le conduira à multiplier les avertissements, les mises en garde, à jouer, au niveau d’un peuple, d’une culture, d’une littérature, le rôle d’une conscience.

Heinrich Böll a signé de nombreuses protestations, de nombreux appels. Non qu’il s’imaginât que l’écrivain puisse jouir d’un réel pouvoir, mais lui n’aurait pu se taire. Ce fut sa fidélité à l’Allemagne, à sa tradition, à sa langue qui le poussa vers cet engagement. Rien d’étonnant si un prix Nobel – après ceux accordés à Hermann Hesse, un exilé volontaire depuis 1914 et à Nelly Sachs, qui faillit mourir dans les camps – couronna celui qui, plus que tout autre, avait redonné à la littérature allemande ses lettres de noblesse, en la rendant à nouveau populaire.

Souvent critiqué par la presse de son pays, il en était aussi l’ambassadeur : qu’il voyageât à New-York, Jérusalem, Oslo, Copenhague, Moscou ou Varsovie, il était accueilli avec le même respect. L’audience de son oeuvre romanesque est en soi un fait sociologique intéressant. Sa prose n’a pas la beauté un peu glaciale de celle d’Ernst Jünger. Il n’a pas cherché à renouer avec un certain style épique comme Günter Grass. Etranger aux recherches formelles, à l’avant-garde, il est, comme en témoignent les nombreuses traductions de ses oeuvres en français, l’un des rares auteurs allemands qui ne perdent pas beaucoup en passant d’une langue à l’autre. Ses héros ne sont pas des personnages exceptionnels. Des êtres du quotidien, des Allemands, en proie au présent, au passé, se débattant dans un malaise qui atteint leur identité, leur capacité de se projeter dans le monde qui les entoure ou d’avoir encore des rêves. Dans n’importe quel pays, à l’Est comme à l’Ouest, il est possible de s’identifier à ses personnages. Ce sentiment d’étrangeté par rapport à sa propre existence, il lui a donné une signification universelle.

Témoin des ruines, de la barbarie, dépositaire de la mémoire collective, croyant dans la moralité plus que dans la politique, il a su brosser dans toute son oeuvre une certaine crise de l’individu qui nous touche. Et même ceux que n’enthousiasma jamais son style ne pourront s’empêcher d’être sensibles à la dimension sociologique de son oeuvre, d’autant plus que ses interventions politiques, qu’on en partage ou non les visées, feront de lui, incontestablement, une sorte de porte-parole de la conscience universelle. Ce rayonnement, cette gentillesse mêlée de tristesse qui frappait tous ceux qui l’approchèrent, sont inséparables de son image. A présent que plus jamais ses prises de position, son indignation, sa moralité intransigeante ne provoqueront approbation ni haine, peut-être se penchera-t-on plus sérieusement sur son oeuvre. L’attention portée par la critique allemande à son dernier roman Femme devant un paysage fluvial , malheureusement publié sans qu’il ait eu la possibilité, la force, de le retravailler comme il le souhaitait, montre qu’il risque aussi de nourrir les reproches de ses détracteurs. Heinrich Böll, en dépit d’essais mal accueillis, n’avait pas le génie épique dramatique. C’est souvent dans les descriptions les plus simples, les récit brefs, les nouvelles, que son laconisme, sa sincérité émeuvent le plus. On y trouve un sens minutieux du détail, un réalisme poétique, un humour incisif souvent admirables. Heinrich Böll fut capable de moralité sans être moralisateur. C’est peut-être pourquoi le genre de la nouvelle lui convenait si bien. Admirateur de Dostoïevski, de Kleist, de Hebbel, il avait aussi été profondément marqué par la littérature américaine.

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Il n’eut jamais peur d’être populaire. Un poème, un récit court, un essai : c’était autant de moyens, pour lui, de se faire comprendre. En lisant ces Aventures d’une musette , on songe parfois au brave soldat Schveik de Jaroslav Hasek et même aux héros de Kafka. Mais il y a chez Böll, à côté de cette sensibilité exacerbée, de cet humour, de cet attrait pour les formes populaires, un sentiment qui se dégage de toutes ses photographies : un mélange de douceur et d’immense tristesse.

Constat de deux banqueroutes

On ne saurait donc s’étonner que Heinrich Böll demeure l’un des écrivains les plus estimés en République fédérale d’Allemagne mais aussi l’un des écrivains allemands les plus lus dans le monde entier. Cet homme simple, généreux, dont on évoque souvent la tristesse en dépit de la notoriété, fut plus que le porte-parole de la génération qui s’éveilla, en 1945, parmi les ruines. Paradoxalement pour un écrivain aussi célèbre, ce furent toujours ses prises de position politiques qui suscitèrent le plus de polémiques et de passions. Alors que ses romans étaient traduits dans toutes les langues, la critique eut toujours tendance à les négliger par rapport à son engagement politique, à ses mises en garde, qu’il s’agisse d’Adenauer, de l’Eglise catholique, de la presse à scandale ou de son vote en faveur des Verts…

Toujours admiré par son courage ou violemment pris à parti pour ce que d’autres appelaient sa naïveté, son « encouragement au terrorisme » lors de l’affaire Springer, il avait choisi assurément une position fort incommode. Si Thomas Mann fut le chantre de la bourgeoisie sur son déclin, Heinrich Böll dressa le constat moral et politique de deux banqueroutes : celle de cette même bourgeoisie allemande qui ne put que porter Hitler au pouvoir et à laquelle il ne faisait guère confiance pour engendrer une Allemagne nouvelle et la faillite du national-socialisme lui-même.

Ecrivain engagé, au sens sartrien du terme, et chrétien de gauche, il avait choisi de demeurer moins l’écrivain de la culpabilité et des ruines qu’une conscience critique toujours en éveil, le défenseur d’une certaine conception de la moralité. La réédition de ses romans et de ses conférences, appels divers, en format de poche en Allemagne, la publication à Paris d’un recueil de nouvelles (le Destin d’une tasse sans anse) , les discussions suscitées au sein de la critique allemande par son dernier roman Frauen vor Flusslandschaft montrent combien, au-delà de sa consécration par le prix Nobel en 1972, sa voix ne cesse d’interpeller.

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« Le plus difficile pour un Allemand, c’est de s’accepter en tant que tel » , affirmait-il volontiers. Ce malaise face à l’Allemagne, qui domine toute son oeuvre, il le ressentit dès sa jeunesse. Né au coeur de la Rhénanie, à Cologne, en 1917, il était issu de la bourgeoisie catholique non gagnée au nazisme. Pourtant, sans renier sa croyance, il ne ménagera pas ses critiques à l’égard de l’Eglise qui signa le concordat avec Hitler et se laissa si souvent aveugler par le pouvoir, à force de s’en approcher. La logique de ses thèmes littéraires épouse étroitement sa rencontre avec l’histoire. Comme Sartre, il se voulait un homme sur la terre, parmi les autres, partageant leurs angoisses leur révolte, leur infortune et leur amertume. Il n’a pas connu la guerre de 1914, mais il passa sa jeunesse dans l’Allemagne nazie. Un grand nombre de ses romans s’enracinent dans les paysages d’apocalypse matérielle et morale de l’année 1945, le traumatisme des bombardements et des révélations sur les atrocités des camps. Aussi, nombre de ses personnages errent-ils comme des fantômes parmi les ruines. C’est la thématique qui réunit Où étais-tu Adam ? Rentrez chez vous Bogner , Portrait de groupe avec dame.

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D’emblée, il a compris que ces ruines n’étaient pas seulement celles de Hambourg, de Dresde et de Berlin mais que chacun devrait les porter en lui, même lorsqu’elles auraient disparu. Alors que tant d’écrivains allemands s’exilèrent en 1933 parce que, comme l’écrit Klaus Mann, l’air était vicié sous le IIIe Reich et n’était plus respirable pour un intellectuel épris de liberté, celui que respirait Henrich Böll en 1945 ne lui semblait guère meilleur. Bien sûr, Hitler était mort, le système s’était effondré. Mais que restait-il de la moralité, de la liberté, du courage et de la langue ? Alors que de jeunes écrivains, réunis autour du Groupe 47 et de Hans-Werner Richter, tentaient de ressusciter la littérature de ses cendres, Heinrich Böll s’attachait à sauver sa langue. Comme tant d’hommes de sa génération, ses héros sont des étrangers dans le monde qui ne se reconnaissent plus dans leur propre existence. Pour beaucoup, il ne s’agit que de réapprendre à vivre ; pour lui, d’écrire à nouveau en allemand, de purifier une langue infestée par la bouillie sanglante du jargon nazi. Et comme Hölderlin, il considérait le langage comme le plus dangereux de tous les biens.

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Cette entreprise de moralité, il y est resté fidèle à travers toute son oeuvre, ses prises de position politiques ou religieuses. Alors que s’affirmait cette « incapacité à regretter » que dénoncera le sociologue A. Mitscherlich, il ne cessa de revenir sur le poids du passé, même quand l’expression « roman de ruines », – film de ruines – (Trummer-film) sera devenue négative et péjorative dans la langue allemande. Avec ses ombres du passé, il a regardé le présent, scruté l’avenir sans se départir de sa vigilance. Cette intransigeance l’amènera aussi bien à critiquer la CDU, la bonne conscience de la démocratie chrétienne, Konrad Adenauer, l’Eglise qu’il juge pétrifiée, que les mensonges de la presse à scandale lors de la psychose du terrorisme – thème de son beau roman l’Honneur perdu de Katharina Blum.

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 En accueillant chez lui Soljenitsyne le 13 février 1974, en prenant position sur le « terrorisme », en votant pour les Verts, il ne fera que s’aliéner des sympathies. Et beaucoup ne verront dans sa fidélité à une certaine conception de la morale individuelle ou civique qu’une immense naïveté.

Jean-Michel PALMIER.
* Maître de conférences à l’université Paris-VIII.

Le Monde Diplomatique; « LA DESTRUCTION DES JUIFS D’EUROPE », de Raul Hilberg Une implacable bureaucratie de la mort

9 août 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique
Août 1988

« LA DESTRUCTION DES JUIFS D’EUROPE », de Raul Hilberg

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                      Raul Hilberg

Une implacable bureaucratie de la mort

Raul Hilberg n’a pas simplement écrit l’étude la plus exhaustive sur le génocide ; cette Destruction des juifs d’Europe (1), qu’il mit trente-six ans à retracer, mérite de demeurer comme un monument de la mémoire collective, une description impitoyable de ce qui constitue – on l’espère – le sommet indépassable de la barbarie. Ouvrage d’historien, d’une érudition implacable, ce livre est devenu le sens de sa vie.

Le jeune juif autrichien qui gagna l’Amérique en 1940 n’a jamais oublié le traumatisme qu’il ressentit à son retour en Europe, en 1945, avec l’infanterie américaine, sa confrontation avec les archives abandonnées par les nazis, les interrogatoires de ceux qui en furent les complices et les exécutants. De cette rencontre douloureuse est né son désir de répondre à cette unique question : comment, par quels moyens, a-t-on pu exterminer au moins cinq millions cent mille personnes, et sans doute beaucoup plus, comme le dévoileront encore d’autres archives ? Comment, au vingtième siècle, dans un pays hautement civilisé, une nation a-t-elle pu vaincre tous les obstacles moraux, psychologiques, administratifs, pour mettre en place un processus d’extermination sans précédent ?

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L’originalité du livre ne tient pas seulement à son ampleur – mille cent pages, – à sa méticulosité, mais aussi à son écriture : froide comme un couperet, unissant la description de l’horreur aux organigrammes, aux statistiques. Marqué par la lecture de Behemoth (2), de Franz Neumann, l’un des ouvrages classiques sur le national socialisme, écrit par un exilé, il nous fait découvrir, derrière l’horreur insoutenable des témoignages et des images de la Shoah de Claude Lanzmann, une machine implacable, « un réseau administratif à l’échelle d’un continent » , que même Kafka n’aurait pu imaginer.

La terreur est planifiée par des fonctionnaires, ceux des camps, de l’empire de Himmler, mais aussi par les multiples bureaux qui participent à l’extermination, se transmettant sans fin des mémorandums qui envoient à la mort des millions d’êtres humains. Hilberg a tout vérifié, analysé, recopié : aussi bien les archives de Nuremberg que celles de la Gestapo, les statistiques de la déportation comme de simples télégrammes précisant l’horaire d’un train pour Auschwitz. Le drame se joue, selon lui, entre trois protagonistes : ceux qui décident de la mort et l’exécutent, la communauté juive, incapable de s’y soustraire, l’opinion mondiale, qui se tait et devient complice. Il montre comment cette entreprise de destruction répond à une logique meurtrière qui trouve son fondement dans l’idéologie nationale socialiste et qui se met en place, pas à pas. Tout commence avec le carcan de lois antisémites dans lequel on enserre et isole les juifs de la société allemande, la déportation, la concentration dans les ghettos, la construction des camps, les tueries mobiles des camions à gaz jusqu’aux camps d’extermination et aux chambres à gaz.

De l’expropriation à l’extermination

Un tel déroulement était-il prévisible ? L’auteur souligne que si, rétrospectivement, le schéma semble évident, rien n’implique que l’extermination était déjà contenue dans les mesures antisémites de 1933, pas plus que dans celles de 1938. C’est par degrés successifs que la machine est construite, avec le concours de fonctionnaires multiples, grâce à une synchronisation bureaucratique, véritable toile d’araignée qui s’abat sur une communauté juive allemande largement assimilée. Dans ce crime, chacun a sa part de responsabilité et il n’est pas une instance administrative qui ne se soit rendue coupable.

De la définition du juif comme étranger à la nation à son expropriation ; de cette expropriation à sa concentration ; de sa concentration à l’extermination, l’immense bureaucratie du Reich fit preuve d’une efficacité sanguinaire, en surmontant un à un tous les obstacles – matériels ou psychologiques – qui se présentaient. Si les faits que rapporte Hilberg sont pour la plupart connus, la description minutieuse des rouages de cette machine suscite une horreur indicible, en particulier lorsqu’il montre la collaboration entre les ministères, et surtout la coresponsabilité de l’administration civile et militaire, des entreprises utilisant des détenus, avec les bourreaux eux-mêmes. L’efficacité et l’ampleur de l’extermination auraient été impossibles sans les services zélés et perfectionnistes d’une bureaucratie largement autonome. Par là, il confirme certaines des intuitions les plus profondes de Hannah Arendt, dans son livre Eichmann a Jérusalem , sur la « banalité du mal » .

Evoquant l’attitude des communautés juives face à l’extermination, Hilberg souligne que, toute résistance semblant impossible, les autorités juives jouèrent elles-mêmes un rôle dans le processus de destruction en « devançant les désirs des Allemands » , alors qu’ils participaient à un « marché de dupes ». Sur ce point, la démonstration de Hilberg – comme celle de Hannah Arendt – éveille des réserves. Il est facile de reprocher aujourd’hui à des rabbins d’avoir accepté le rôle d’intermédiaires, de parler de « soumission » lorsqu’un père désigne à son enfant en larmes le ciel, alors que devant la fosse retentissent les détonations, ou qu’un responsable de communauté juive cache à ses coreligionnaires qu’ils vont vers la mort. On voit mal quelle alternative propose Hilberg. D’autant plus qu’il affirme que, dès 1933, « lorsque le premier fonctionnaire rédigea la première définition du « non-aryen » dans une ordonnance de l’administration, le sort du monde juif européen se trouvait scellé » .

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Il serait dommage que ce livre, par son importance unique, éclipse un certain nombre d’études, parues en même temps, qui éclairent d’autres aspects de l’histoire du génocide. L’essai de Gerald Fleming, Hitler et la solution finale (3), montre que la haine des juifs joua un rôle décisif dans la personnalité de Hitler, dès son enfance, et comment, des thèses de Mein Kampf à Auschwitz, une même logique implacable s’est déployée. Le volume de textes réunis par Paul Gauthier, sous le titre Chronique du procès Barbie (4), oeuvre de chrétiens et de juifs, rassemble les principaux articles suscités par le procès de Lyon. Déportée à Ravensbrück (5), de Margaret Buber-Neumann, évoque la vie quotidienne du camp – où elle fut internée après que Staline eut livré à Hitler des « déviationnistes » communistes internés en URSS – et sa rencontre avec Milena, l’amie et traductrice de Kafka.

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Le volume de Germaine Tillion, Ravensbrück (6), associe à ses souvenirs de déportée une enquête minutieuse sur les chambres à gaz, et fournit des extraits d’archives, souvent mal connus. Enfin , la Mémoire des oubliés (7), de Denise Baumann, laisse la parole aux enfants des déportés qui survécurent aux camps, apprirent peu à peu ce que signifia Auschwitz, et tentèrent de vivre pour témoigner. Et ne jamais oublier.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

(1) Raul Hilberg, la Destruction des Juifs d’Europe, Fayard, Paris, 1099 pages, 390 F.
(2) Traduction française, Payot, Paris, 1987.
(3) Gérald Fleming, Hitler et la solution finale, Julliard, 284 pages, 110 F.
(4) Chronique du procès de Barbie, Editions du Cerf, 504 pages, 149 F.
(5) Margaret Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück , Seuil, 324 pages, 120 F.
(6) Germaine Tillion, Ravensbrück, Le Seuil, Paris, 468 pages, 190 F.
(7) Denise Baumann, la Mémoire des oubliés, Albin Michel, Paris, 368 pages, 120 F.

Le Monde Diploatique; De Platon à Auschwitz, c’étaient des êtres humains.

8 août 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique
Juillet 1989

DE PLATON A AUSCHWITZ

C’étaient des êtres humains

Bien qu’il refuse toute comparaison avec Kafka, qu’il a d’ailleurs traduit en italien, Primo Levi excelle dans l’art de la nouvelle brève. Il n’aime guère les symboles et les allégories. Ce qu’il dit, il veut l’exprimer dans la pleine lumière. Parus dans les journaux italiens, les textes qui composent le recueil le Fabricant de miroirs sont autant de regards, tendres ou amers, qu’il jette sur le monde qui l’entoure. Pourtant, sous sa plume, le moindre fait banal confine au mystère, même s’il s’efforce sans cesse de le minimiser. Peu importe que la tache gluante qui interroge le jeune Elio sur la vie quotidienne des hommes soit ou non un extraterrestre. Son interlocuteur n’est qu’une pauvre créature qui a besoin de la clarté blafarde d’une allumette pour s’envoler. Rêvant sur le mythe de la caverne, il nous conte les amours de Platon, personnage de bande dessinée qui aperçoit comme dans un rêve l’existence d’un monde où les hommes ne sont pas que des ombres.

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Les héros de Primo Levi sont des gens simples, dont un incident bouleverse la vie. Et aussi extraordinaire que soit ce qui advient, on apprend à s’en accommoder. La petite fille dont la déformation dorsale indique la croissance d’une paire d’ailes y voit le symbole d’une liberté nouvelle. Elle s’en réjouit. Devenue oiseau, elle échappe à la tristesse de son monde. Et comme il s’agit d’une véritable épidémie, le caissier, contaminé, se fera amputer de ces ailes, qui le gênent derrière son comptoir.

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                   Primo Levi

Les plus poignantes de ces nouvelles évoquent un lieu où Primo Levi séjourna de longues années malgré lui. Une « petite ville tranquille » dont le nom polonais a été éclipsé par la transcription allemande : Auschwitz. L’écrivain a naturellement dévoré toute la littérature qui lui a été consacrée. Non pas pour comparer son expérience à celle des autres, mais pour comprendre les bourreaux, les « seigneurs du mal » . Mais il s’interroge aussi avec passion sur leurs complices, ainsi Mertens, ce jeune chimiste allemand catholique auquel il se trouva confronté, lui, le jeune chimiste italien d’origine juive. Quelle logique a poussé cet individu, ce collègue, à devenir l’aide des tortionnaires ? Après la guerre, il lui écrira mais ne recevra aucune réponse. Face à l’écrasement total de la personne humaine, il tente d’en rassembler les bribes. Il a voulu rencontrer les parents d’un autre détenu qu’il cotoya et raconte comment ces détenus, qui allaient mourir, tentaient d’inoculer le typhus aux SS en plaçant sur leurs vêtements des poux prélevés sur les cadavres.

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Une immense tristesse teintée d’ironie, avec cette étrange foi dans les petites choses : c’est le regard que Primo Levi jetait sur le monde. Depuis sa déportation, il n’a cessé de s’interroger sur ce qu’elle révèle, moins du système politique qui l’a rendue possible que de l’homme lui- même, de sa capacité d’accomplir la barbarie ou d’y survivre. Tel est l’effort désespéré que Primo Levi poursuit dans son essai les Naufragés et les Rescapés : comprendre la naissance d’un monstre, l’enfer concentrationnaire, et comment, au sein de ce système, victimes et bourreaux peuvent encore se regarder. Le scandale de la mort programmée, l’élimination systématique d’autres hommes, n’est pas pour lui un simple fait historique. C’est une question que chacun doit ressentir comme une blessure. Théodor Adorno se demandait s’il était encore possible d’écrire un poème après Auschwitz. Primo Levi se demande seulement comment un intellectuel pouvait survivre à Auschwitz. Victime parmi les autres, il est devenu leur témoin et l’analyste des bourreaux.

Au-dela du dégoût et de la haine qu’inspirent les atrocités nazies, il s’interroge sur la psychologie des victimes et des assassins. Comment affronter quotidiennement le désespoir, la honte et la peur qui ravalent l’être humain au rang d’une bête ? Quels mobiles poussent un homme à devenir kapo ? Un fonctionnaire à se muer en tortionnaire ? Peu de passages sont aussi poignants que ces réponses à tant de lettres de jeunes Allemands qui l’interrogent sur ceux qui furent ses bourreaux. Il leur confie seulement : c’étaient des êtres humains moyens, moyennement intelligents et d’une méchanceté moyenne. Ils étaient faits de la même étoffe que nous. Ils avaient notre visage.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

Le Fabricant de miroirs ;Les Naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz, PRIMO LEVI

Le Monde Diplomatique; Das französische Experiment. Linksregierung in Frankreich

8 août 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique
Mars 1986

Das französische Experiment. Linksregierung in Frankreich 1981 bis 1985

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Comme l’affirment les éditeurs de ce volume collectif, la venue au pouvoir, en France, d’un gouvernement de gauche, comptant des socialistes et des communistes, a été suivie avec la plus extrême attention par tous les milieux progressistes allemands. Intellectuels, universitaires, étudiants et militants se sentent aussi concernés par ses réussites que par ses échecs. Ne se fiant pas nécessairement aux discours des états-majors des partis, ils ont invité un certain nombre d’intellectuels socialistes et communistes français à discuter avec eux. Cette étude de l’ »expérience française » rassemble donc plusieurs analyses de politologues allemands sur l’histoire de la SFIO, la naissance du programme commun, les rapports entre les partis et les syndicats, mais aussi sur la manière dont M. François Mitterrand considère la continuité de la politique étrangère française – « domaine réservé » ou non ? – et les questions touchant la défense et la sécurité. La « table ronde » réunit Gilbert Badia, André Gisselbrecht, professeurs à l’université Paris-VIII, membres du parti communiste : Michel Culli, directeur de l’Institut culturel français à Vienne ; Jérôme Vaillant, correspondant de l’Unité et rédacteur en chef de la revue Allemagne d’aujourd’hui , tous deux membres du parti socialiste. L’ensemble des discussions frappe par la pondération, la qualité, le sens du dialogue. Si on ajoute que le volume comprend un certain nombre de documents, discours de ministres, correspondances entre leaders politiques, déclarations concernant la RFA, on aura une idée de l’excellente synthèse que constitue ce recueil pour le public germanophone. Il s’agit d’un effort remarquable pour comprendre l’historique des relations entre socialistes et communistes, les espoirs qu’elles firent naître et les déceptions aussi.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

Das französische Experiment. Linksregierung in Frankreich 1981 BIS 1985, JOHANNES M. BECKER (ED.)

Le Monde Diplomatique, Dans l’Allemagne divisée, un espion pas ordinaire

8 août 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique

DANS L’ALLEMAGNE DIVISÉE

Un espion pas ordinaire Mai 1989

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                                Martin Walser 

Wolf Zieger pourrait mener une vie des plus tranquilles. Haut fonctionnaire, il est marié avec une femme qu’il aime et se sent finalement chez lui dans cette République fédérale allemande où il s’est réfugié, après avoir giflé l’un de ses professeurs, en République démocratique. Seulement, il n’est pas un simple transfuge, il travaille comme espion pour la RDA. Sa journée finie, il branche sa radio pour écouter les messages qu’on lui transmet sur ondes courtes et s’occupe de faire parvenir à Berlin-Est des doubles de rapports confidentiels et des produits de haute technologie.

Alors, il trompe Doris avec une autre, qui lui est indifférente, mais lui fournit des documents. Individu sensible et généreux, partagé entre deux femmes, une vie familiale, sa passion pour le piano et l’espionnage, il est déchiré, à l’image de son pays. Même s’il se croit à l’abri de tout soupçon, il finit par se dénoncer et acceptera sa condamnation comme une libération. Il n’est pas certain que ses juges aient très bien saisi ses motivations, d’autant qu’il demande à ne jamais faire l’objet d’un échange.

Car Wolf n’est pas un espion comme les autres. Il n’y a dans sa trahison envers l’un des Etats allemands aucun dévouement inconditionnel à l’autre. La politique l’intéresse d’ailleurs assez peu. A sa façon, il s’efforce de rétablir un équilibre entre les deux pays, équilibre que l’histoire a rompu. Aliéné, il ne sait plus qui il est. Ou plutôt, il n’arrive pas à comprendre la nécessité, pour un Allemand, d’avoir à choisir entre deux nationalités antagonistes, alors que lui-même aspire à la paix.

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Ce déchirement, Martin Walser l’éprouve comme étant celui de sa génération. Quand on l’interroge sur sa conviction intime, il sourit tristement. Intellectuel de gauche, son roman a suscité, à l’Est comme à l’Ouest, colère, incompréhension et consternation. La division de l’Allemagne est une chose entendue. Il est indécent de revenir là-dessus. Les étrangers sont fatigués d’en entendre parler. Le mur de Berlin, on s’y habitue. La création de deux Etats allemands n’est-elle pas la conséquence du national-socialisme puis de la guerre froide ? A cela il répond que la République fédérale est un Etat démocratique qui ne représente aucun danger pour ses voisins, et que la guerre froide a pris fin. La « réunification de l’Allemagne » est un thème réactionnaire qui a correspondu à la politique d’Adenauer. Il le regrette profondément car il s’en trouve ainsi à jamais corrompu. Sa conviction est simple : Berlin et Berlin-Est ne forment qu’une seule ville et, quand il voyage à Leipzig ou Weimar, il a le sentiment d’être chez lui, comme à Stuttgart ou Francfort. Aussi se reconnaît-il dans son personnage romanesque : c’est un homme qui connaît les. deux parties de l’Allemagne et qui refuse, dans son esprit, leur séparation de fait.

Alors que la RFA, ses hommes politiques et ses médias considèrent la division comme immuable, les citoyens de RDA que Martin Walser a rencontrés au cours de ses tournées de lectures l’estiment toujours provisoire. Ce qu’il trouve inouï, c’est que cette schizophrénie soit tenue pour une situation normale et ait engendré en République fédérale un état d’asthénie.

Tragédie historique, la division de l’Allemagne doit, selon lui, se justifier. Mais par quoi, demande-t-il ? Comme Wolf, il ressent cette aliénation dans sa chair et refuse de choisir. Il respecte les deux Etats mais n’y voit qu’une abstraction politique. Alors que la presse de droite lui reprochait jadis de parler positivement d’un de ses voyages à Moscou, sans faire chorus avec l’anticommunisme, on l’accuse à présent d’être un partisan du « nationalisme » le plus dangereux. Et il sourit toujours avec la même tristesse et la même gentillesse. Il déteste tout nationalisme mais ne peut tenir pour définitives les conséquences de l’histoire. Enraciné dans la culture allemande, il croit à son unité.

Cette crise de conscience d’un intellectuel progressiste est un symptôme intéressant, comme la perplexité ou l’agacement qu’elle a soulevés parmi les intellectuels des deux Allemagnes. Lui-même voit en elle l’aboutissement de sa réflexion la plus intime, du drame vécu par sa génération, et de sa haine de tous les conformismes.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

Wolf et Doris, MARTIN WALSER

Le Monde Diplomatique, Dans la ronde nazie.

7 août 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique
Octobre 1993

DANS LA RONDE NAZIE

Une jeunesse sous le IIIe Reich

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          Ludwig Harig

Les parents de Ludwig Harig étaient de braves gens, appliqués au travail et économes. Ils avaient quitté les collines verdoyantes de leur Hunsrück pour les crassiers de la Sarre. Le hasard fit que le petit Ludwig entra à l’école en 1933. L’auteur garde peu de souvenirs de cette période, sinon celui de René, un garçon bizarrement vêtu, au prénom français, que l’école jetait dans une véritable panique. Avec ses condisciples, il prenait une joie maligne à rejeter cette brebis galeuse car, comme dit le proverbe, « Malheur à qui danse hors de la ronde » . L’excellente éducation qu’il reçut, les maximes patriotiques, l’attachement de son grand-père à l’Empire, la haine des Français, marquèrent son enfance.

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En dehors d’un oncle original qui se prétendait démocrate, sa famille était largement gagnée aux idées nouvelles. Lors du plébiscite sur le destin de la Sarre, l’enfant contempla les manifestations : des gens marchaient derrière des drapeaux, les uns en levant le bras, d’autres le poing. Il aimait voir les jeunes chanter sous leur fanion à croix gammée. Bientôt, il eut la joie de devenir tambour de la Jeunesse hitlérienne. Lorsqu’il vit le film de Hans Steinhoff, le Jeune Hitlérien Quex , avec son hymne, son océan de drapeaux qui promettaient aux enfants qui le suivaient de franchir la mort pour gagner l’éternité, il sut qu’il avait trouvé son idéal, que le drapeau communiste n’était qu’un vulgaire chiffon rouge.

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           Le jeune hitlérien Quex (Affiche du film)

Il ne fut guère surpris quand, à partir de 1938, l’insituteur insulta les élèves au nom polonais. On parlait de Danzig, de la « lumière à l’Est ». Exalté par les discours de ses maîtres, de ses chefs et du Führer, il connaissait par coeur sa biographie. Protestante, sa famille n’aimait guère les catholiques et ne réagit pas lorsque le pasteur, pour sa confirmation, évoqua l’héroïsme typiquement germanique du Christ. N’étaient-ils pas devenus des « Chrétiens-Allemands » ?

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Membres du groupe de résistance allemand « La Rose blanche » dont Sophie Scholl

Lorsque la guerre éclata, son père fut mobilisé. Triste de ne pouvoir être soldat, il se consola par sa fierté d’être devenu membre de la Jeunesse hitlérienne. Comme tout le monde, il se réjouissait des victoires de l’Allemagne, il vibrait avec son armée, confrontée à Stalingrad aux « hordes mongoles ». Rien ne put ébranler sa foi, ni l’exécution des membres de la Rose blanche de Munich, ni celles d’opposants de son village. Les juifs, c’étaient les commerçants qu’il rencontrait avec sa mère dans son enfance. Il les trouvait plutôt sympathiques. Mais en lisant les ouvrages du théoricien Hans Günther, il apprit à les reconnaître et à les haïr. Il développa, à l’école, dans des exposés enthousiastes, ces théories qui parlaient de leurs « vices » , de la forme de leur crâne, de leur « odeur si caractéristique » . Il n’éprouva aucune pitié en entendant parler du sort des malades mentaux ou de l’existence des crématoires, vers l’Est. Le Führer savait ce qu’il faisait. Ses professeurs lui avaient appris à distinguer ce qui est sain, et il brûla un ouvrage de Nietzsche, qui méprisait l’antisémitisme.

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Hans Günther, théoricien racialiste allemand.

L’Allemagne était bombardée, mais écoutant Goebbels, il rêvait de guerre totale. Incorporé au service du travail, confronté à de véritabes sadiques, il se sentit démoralisé, mais pensa que le Führer n’en était pas responsable. Jusqu’à la fin de la guerre, il resta fidèle à son brassard à croix gammée. Prisonnier de l’armée américaine, il parvint à s’échapper et réalisa qu’il n’y avait plus de Reich, plus de Führer, mais une étrange liberté. Il retrouva ses parents, ses amis « dénazifiés ». Ils ne voulaient parler de rien, car, disaient-ils, ils n’avaient rien vu et rien su. Lui, il commença à s’interroger. Il lut l’ Etat SS d’Eugen Kogon et le Silence de la mer de Vercors . Assistant d’allemand à Lyon, il découvrit la France.

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Ludwig Harig dissèque sa mémoire avec une calme horreur. Il explore les souvenirs de cet enfant qu’il fut, et dont on fit un monstre. Il n’a pas retrouvé le petit René pour lui demander pardon, mais a voulu reparcourir les lieux de cette enfance volée. Il est demeuré seul, face à la prison où était Klaus Barbie, le vieillard qui ne se souvenait plus. Lui, n’a rien oublié. Il sait qu’il ne peut demander pardon aux victimes, qu’il ne peut rien abolir. Il plaide coupable.

Cette chronique cruelle, reconstitution minutieuse du nazisme ordinaire, a quelque chose d’effrayant. Ludwig Harig, un des plus grands écrivains allemands contemporains, refuse la tentation si répandue de l’irresponsabilité. Il se reconnaît complice des bourreaux. On a beaucoup écrit sur la séduction de la jeunesse par le national-socialisme. Jamais on ne l’avait fait revivre avec cette intensité dramatique. Harig est un des rares écrivains qui osent aborder de front ce que fut l’antisémitisme ordinaire, sa violence. Il dénonce la facilité avec laquelle les idéaux nazis ont pu s’emparer des gens les plus simples. Loin de voir dans ce dernier livre de Harig – son meilleur sans doute – un témoignage de plus sur le passé, la critique allemande l’a salué comme une mise en garde pour l’avenir.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

MALHEUR A QUI DANSE HORS DE LA RONDE, de Ludwig Harig, traduit de l’allemand par Serge Niémetz, Belfond, Paris, 1993, 287 pages.

Le Monde Diplomatique, Contre la barbarie, Hugo Ball l’écorché

7 août 2011

Article paru dans le Monde Diplomatique
Juillet 1994

CONTRE LA BARBARIE

Hugo Ball l’écorché,

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                                 Hugo Ball

Dans la très belle préface qu’il a consacrée à Hugo Ball, et qui est reproduite dans l’édition de ce Journal , Hermann Hesse souligne l’oubli injuste dont il est victime, oubli qui contraste avec l’admiration qu’il suscita chez tous ceux qui l’approchèrent. Son oeuvre, largement méconnue, ne figure que dans les anthologies dadaïstes. Pourtant, il suffit de lire quelques pages d’un seul de ses écrits pour être sensible à son étrange rayonnement. Cet homme, qui regardait le monde avec les yeux d’un enfant, qui portait dans son coeur toute la tristesse de son époque, était un écorché.

Né en 1886 à Pirmasens, il grandit dans une atmosphère bourgeoise, imprégnée de foi chrétienne. Cette foi ne le quittera jamais et donnera à son oeuvre, souvent iconoclaste, une coloration singulière. Autodidacte dans sa formation – il travailla deux ans dans une peausserie -, il put ensuite entreprendre des études à Munich, écrire une thèse sur Nietzsche et se consacrer au théâtre, fasciné par Frank Wedekind. Acteur, auteur, metteur en scène, il se passionna toute sa vie pour l’art et la philosophie, s’efforçant de comprendre l’effondrement de son époque. La guerre de 1914 fit de ce jeune écrivain un pacifiste ardent. Exilé en Suisse avec sa future femme, Emmy Hennings, il travailla comme pianiste dans une troupe de musiciens ambulants, vivant dans la plus profonde misère.

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                        Emmy Hennings

Son journal, qui retrace sa vie de 1913 à 1921, n’a rien d’intime. Mais cette pudeur à dire « je », lui permet d’embrasser l’époque tout entière, d’en être le sismographe attentif. Dès 1913, il redoute l’apparition d’un conflit mondial, aspire à changer la vie, le monde, l’amour et la morale tout en rêvant devant des toiles expressionnistes et leurs paysages d’apocalypse. A Munich, il a fait la connaissance de Kandinsky et sera influencé par ses premiers écrits. A Berlin, il a lu Kropotkine, Bakounine, Merejkovski. Il se sent attiré par les thèses anarchistes et utopistes d’un Gustav Landauer. C’est toutefois le récit de son exil en Suisse qui constitue la partie la plus passionnante de son journal. Fréquentant le philosophe Ernst Bloch, l’expressionniste Ludwig Rubiner mais aussi Walter Benjamin, il se passionne pour les expériences d’avant-garde, en particulier celle des futuristes, tout en contemplant, horrifié, le bain de sang dans lequel s’enfonce l’Europe tout entière, rêvant de « se dépouiller de son moi comme d’un manteau troué » , réfléchissant sur les poèmes de Rimbaud et les Evangiles.

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        Gustav Landauer 

En février 1916, Hugo Ball prit une part active à la naissance du Cabaret Voltaire où se produiront les premiers spectacles dadaïstes. Il évoque dans les moindres détails ces soirées qui firent tant scandale, où une poignée de jeunes révoltés par la guerre comme Tristan Tzara, Marcel et Georges Janco hurlaient leur haine de toutes les sacro-saintes valeurs à un public médusé. Le cabaret se trouvait au 1 de la Spiegelgasse. Au 6, habitait Lénine. Hugo Ball est pourtant loin de partager le nihilisme de Tzara.

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                                 Tristan Tzara

Il y a en lui un idéalisme visionnaire qui le met souvent en porte à faux avec les bruyantes manifestations qu’il a contribué à créer. Son récit de l’évolution du dadaïsme, de ses relations parfois conflictuelles avec ses représentants est un portrait surprenant de toute cette intelligentsia réfugiée en Suisse et de l’atmosphère artistique qui allait marquer l’Europe au fer rouge. Rien d’étonnant à ce qu’il se soit lié avec Leonhard Frank, qui écrivit à la même époque, en voyant des mutilés de guerre, son roman L’homme est bon , cri de révolte contre la barbarie.

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            au « Cabaret Voltaire »

Hugo Ball, lui, attend une renaissance du christianisme, affirme qu’il faut lire les Pères de l’Eglise pour comprendre le cubisme, rêve d’un rapprochement de l’art et de la religion, désespéré de n’être qu’un artiste de cabaret. Et il est certain que cet homme oscilla toute sa vie entre le saltimbanque et le saint, la prière et le rire dévastateur. « Ainsi, je joue le socialisme contre l’art et l’art contre le socialisme, et après tout je ne resterai peut-être qu’un romantique » , note-t-il en mars 1917. Son livre, la Critique de l’intelligence allemande, parut le 15 février 1919, le jour même où Karl Liebknecht fut assassiné. Gustav Landauer, lui aussi, fut assassiné. Hugo Ball consacrait toute son énergie à écrire un roman fantastique sur la putréfaction. « Il y a des hommes qu’on a couverts de boue et de sang, et le pourrissement a pénétré leur âme » , note-t-il le 24 juin 1919. Partout, il ne voyait plus que la mort, se sentait ivre de dégoût et de désespoir. Croyant toujours dans le pouvoir des mots, il vécut jusqu’en 1927 dans le dénuement le plus extrême, incompris de tous. On avait brûlé sa jeunesse. Partout, il voyait s’accomplir ce que Karl Kraus avait nommé « les derniers jours de l’humanité » .

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

La fuite hors du temps. Journal 1913-1921, de Hugo Ball. Traduit de l’allemand par Sabine Wolf. Editions du Rocher, Paris, 1993, 387 pages.

Le Monde Diplomatique, Cauchemars de 1914-1918

7 août 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique
Février 1995

Cauchemars de 1914-1918

Au-delà des nationalismes

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                        Andréas LATZKO 

Ils étaient jadis des hommes. Mais la guerre est venue et ils ont laissé derrière eux, à Vienne et ailleurs, l’un une mère, une petite vieille au visage ridé, l’autre une fiancée ou une fillette aux cheveux bouclés. Aujourd’hui, ils ne savent plus très bien qui ils sont. Des paquets de chair dans des uniformes raidis par la saleté et la boue, des cadavres encore un peu vivants. Comme des oiseaux, ils sautillent sur leurs béquilles, parmi les feuilles mortes de l’automne.

Parmi eux il y a des lâches et des héros. Il y a des amis et des ennemis. Mais cet Italien, tué devant leurs tranchées, qui hurle avec ses membres déchiquetés, pousse les mêmes cris, verse les mêmes larmes que les autres soldats. Dans leurs capotes militaires en haillons, ces Autrichiens – empilés sous une bâche avec leurs visages déjà à moitié décomposés – ne sont pas différents des morts d’en face. L’attente est terrifiante et ils ne connaissent que l’angoisse et l’horreur. L’angoisse de la mort, de ce en quoi on les a transformés, l’horreur des combats, de cette apocalypse que nul n’avait voulue ou même imaginée.

Les hommes qui les ont envoyés là savaient-ils ce qu’ils faisaient ? Ont-ils déjà vu un homme gémir en serrant dans ses mains ses entrailles ? Quel sens cela a-t-il de conduire à la mort ces pauvres diables, qui crèvent de peur, et qui tournent vers celui qui les commande le regard implorant d’un chien qui sait qu’on va l’abattre ? Comment dire à un homme dont les lèvres ne laissent plus échapper qu’un gargouillis sanglant qu’il est beau de mourir pour la patrie ? Tous regardent un monde qu’ils ne reconnaissent plus. Là où s’étendait jadis un paysage, il n’y a plus qu’une surface grise et désolée. « Nulle imagination ne pouvait concevoir ce qu’avait été le champ de mort avant que la folie ne s’y jetât. » Il ne reste que la rage, impuissante, la révolte contre la barbarie.

Qui pourrait imaginer que cette main grise, cette main morte aux doigts crochus et pétrifiés fut jadis celle d’un homme ? Qu’elle avait tranquillement coupé une tranche de pain ou écrit une lettre ? Les hommes déambulent, comme hébétés, broyés par un typhon cosmique, pauvres marionnettes dont les éclats d’obus tranchent les fils un à un. Celui qui a contemplé les ultimes grimaces d’un visage aux mâchoires pendantes, aux yeux exorbités, ne pourra plus jamais les oublier.

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                               Leonhard Frank

L’auteur de ces effrayantes et magnifiques nouvelles, Andreas Latzko, naquit à Budapest en 1876 et mourut en exil à Amsterdam en 1943. Ecrivain hongrois de langue allemande, il servit comme officier dans l’armée de la monarchie austro-hongroise, sur le front italien en 1915. Ses oeuvres furent brûlées par les nazis au cours de l’autodafé du 10 mai 1933. Ce qui donne à ce livre une terrifiante actualité, c’est qu’il échappe au pacifisme exalté d’un Leonhard Frank, qui écrivit l’Homme est bon, en voyant sortir de wagons en Suisse des mutilés de guerre, certain que ce cauchemar après 1914 serait fini à jamais, à la vision classiquement humaniste d’un Erich Maria Remarque.

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                           Erich Maria Remarque 

Son style, froid comme un scalpel, fait songer souvent aux techniques de la Nouvelle Objectivité. Au-delà des nationalismes, l’auteur ne voit partout que des hommes, des mains, des visages – et surtout cet immense cortège de douleurs, de souffrances dans lequel on les ensevelit vivants. Tour à tour victimes et bourreaux, ils avaient jadis les mêmes rêves, les mêmes joies et ne sont réconciliés que dans la mort. Il n’en reste qu’une masse sanglante, à la bouche et à la joue arrachées. Devant ces atrocités, on ne sait plus si, sous l’uniforme, il y a encore une âme.

Jean-Michel PALMIER.

HOMMES EN GUERRE, d’Andreas Latzko, nouvelles traduites de l’allemand par Martina Wachendorff et Henri-Frédéric Blanc. Editions du Titanic, Eguilles, 1994, 158 pages, 80 F.

 

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