Qu’est-ce que la folie ?

11 mai 2008

ron.jpgRonald D. Laingdavidcooper.jpgDavid Cooper

Article paru dans le journal Le Monde, le 22 novembre 1971 

* L’EQUILIBRE MENTAL, LA FOLIE ET LA FAMILLE, de R.D Laing et A. Esterson, Maspéro, 220 p.,

traduit de l’anglais par M. Laguilhommie, 18 F 10.

* SOI ET LES AUTRES, de R.D. Laing, Gallimard, 236 p., traduit de l’anglais par G. Lambrichts, 19 F.

* NOEUDS, de R. D. Laing, Stock, 90 p., traduit de l’anglais par C. Elsen. 28 F.

* GUERIR LA VIE, de Rger Gentis, Maspéro, 110 p. 11 F. 80

Peu de mouvements, peu d’écoles, depuis la découverte de la psychanalyse, ont soulevé autant de polémiques, de passions, que l’antipsychiatrie. Considérés par certains comme des « psychiatres gauchistes » qui confondent l’approche scientifique de la maladie et la conviction sentimentale, accusés de provoquer « un naufrage de la psychiatrie », une  » navrante régression », un  » retour au charlatanisme  » (1) Ronald D. Laing et David Cooper incarnent, pour beaucoup, la possibilité d’une psychiatrie plus humaine se refusant à relayer les institutions répressives, mais qui comprenne le malade au lieu de l’ interner et de le rejeter. La publication en France de trois nouveaux ouvrages de Ronald D. Laing, l’ Equilibre mental, la Folie et la Famille, Soi et les autres, Noeuds, qui font suite à la Politique de l’expérience, le Moi divisé(2) et à un essai de David Cooper, Psychiatrie et antipsychiatrie (3) , ne manquera pas de susciter de nouvelles controverses.

En refusant de comprendre la maladie hors du réseau fantasmatique social et politique qui enserre l’individu, les antipsychiatres esquissent une critique radicale de la société moderne et de ses institutions; en refusant d’étiqueter le  » fou » et de le rejeter derrière les murs de l’asile, ils remettent en question les critères de la  » normalité « ;  en dénonçant la violence légale d’une société qui se déclare  juge et norme de tout comportement et de toute réalité, ils donnent un sens nouveau à la question dont Antonin Artaud fut le prophète : si ce n’est pas seulement l’individu, mais la vie elle- même, qu’il s’agit de « guérir » ne faut-il pas reconnaître, derrière le masque de la psychose, le visage angoissant de notre propre aliénation ?

Les multiples visages de l’aliénation

Le mouvement est né à Londres, vers 1960. Plusieurs psychiatres et psychanalystes, unis par un même refus de l’institution psychiatrique, décident de confronter leurs expériences dans le traitement des schizophrènes. Leur références ne sont pas seulement psychiatriques, mai politiques et philosophiques : ils se réclament de Freud, mais aussi de Marx, de Sartre, de Husserl, de Kierkegaard et de Heidegger.

David Cooper, médecin-chef à Londres, le premier qui tente une expérience « révolutionnaire » en milieu asilaire, regroupe de jeunes schizophrènes : le but est que  les malades sortent de leur apathie et organisent eux-mêmes leur vie. L’hostilité des infirmiers fait de cette expérience un échec. A partir de 1965, Laing et Esterson fondent la Phidadelphia Association, qui tente d’élaborer une psychiatrie non répressive. Le mouvement se politise rapidement et lorsque, en 1967, les antipsychiatres tiennent leur congrès sur la dialectique de la libération,  toutes les institutions  sociales et les multiples visages de l’aliénation moderne seront critiqués. Les figures les plus importantes de la nouvelle gauche américaine participent à ce congrès : Carmichael, Marcuse, Paul Goodmann. Au cours des discussions, on parle de Freud, mais aussi du Vietnam, du Living Theâtre, des provos.

La publication du rapport sur Kingsley Hall (Londres) suscitera les premières polémiques. Dans cet « hôpital », aucune contrainte n’est imposée aux malades, on n’ y administre aucun « tranquillisant », on se lève et on mange quand on en a envie on fait l’amour avec qui on veut. Il n’y a plus de malades mais des individus qui ont cherché refuge dans cette communauté, car la vie leur était devenue impossible. De telles innovations soulèvent non seulement l’indignation des psychiatres, mais des habitants du quartier dont les enfants lapident les murs de l’ »hôpital ».

Si de nombreux psychiatres s’accordaient sur la nécessité d’une réforme des structures asilaires, bien peu acceptaient qu’ elle ouvre sur une critique de la société  et de la « folie » elle-même. Pourtant, on ne peut comprendre l’audience  que rencontra l’antipsychiatrie sans tenir compte du faisceau de recherches dont elle était l’aboutissement : une réflexion philosophique sur le statut du  » fou » dans la culture occidentale; une critique de l’aliénation, issue du marxisme et développée par l’Ecole de Francfort (Marcuse, en particulier) et la nouvelle gauche américaine; un doute sur la valeur et la normalité des institutions, issu des recherches socio-psychanalytiques de Fornari et de Mendel ; la dénonciation de l’ oppression qu’exercent la famille, qui emprisonne, et la raison qui condamne.

En France, dans deux pamphlets, les Murs de l’Asile et Guérir la vie, Roger Gentis reprenait les thèmes de l’antipsychaitrie avec beaucoup de verve et une rare sincérité. Là encore, on retrouvait l’ombre d’Artaud.

La violence de l’institution psychiatrique commence avec le diagnostic qui fige une « expérience » en « maladie » et en « délire ». Prolongeant la violence de l’homme « normal » qui décide de ce qui est « pathologique » et « scandaleux », elle se poursuit avec l’internement qui contraint un individu à accepter le rôle qu’on a préparé pour lui : celui d’un être passif, inutile, obéissant. L’ attitude de la famille, qui opère le premier rejet, se trouve confirmée par l’asile. On fuit un père brutal et une mère possessive pour retrouver un infirmier- »flic » et un psychiatre qui « sait tout », « connaît tout », sauf les conditions réelles dans lesquelles a surgi la maladie. Aboli comme individu, le malade n’est plus qu’un objet. On trouve encore à travers les traitements actuels une volonté de « médicaliser le non – médical » selon le mot de Maud Mannoni, comme si le malade n’était qu’une machine détraquée que l’on puisse remettre en marche à l’aide de quelques substances chimiques. Aussi, les antipsychiatres, en refusant  structure asilaire, s’efforcent-ils de redonner au malade son autonomie et la possibilité d’organiser sa vie dans une communauté thérapeutique.

Les analyses sociologiques et phénoménologiques qui composent les deux volumes de Laing,  » l’Equilibre mental » et « Soi et les autres » prennent pour point de départ la schizophrénie, psychose dont l’origine est inconnue et qui sert à justifier la plupart des internements. Laing ironise sur la diversité et la variété des symptômes dont elle est censée rendre compte. Le schizophrène, remarque-t-il, est souvent un individu  « qui  agit d’une façon anormale du point de vue de ses proches et du nôtre ». On se rappelle le cas étonnant cité par Cooper d’un jeune anglais, interné comme schizophrène à la demande de sa famille et dont le comportement « anormal » et « scandaleux » se limitait à avoir : a) cassé une tasse de thé; b) claqué la porte d’entrée; c) frappé du pied, une seule fois, mais avec énergie, dans l’allée du jardin !

L’ensemble des cas analysés dans l’Equilibre mental, la folie et la famille montre que l’on ne peut comprendre la maladie hors du contexte familial, social et politique qui l’éclaire. La maladie mentale est toujours une réponse à une situation sans issue, et cette absence d’issue caractérise l’aliénation moderne. Etudiant onze familles de schizophrènes, Laing et Esterson montrent que ce sont les réactions excessives de la famille qui ont poussé l’individu vers la maladie et que la famille est aussi malade que l’individu qu’on interne.

Politique et mysticisme

On connaît la violence des attaques lancées par les antipsychiatres. Laing écrit que « nous sommes tous des assassins et des prostituées à quelque culture, à quelque société, à quelque classe ou nation que nous appartenions, si normaux ou évolués que nous nous croyions« . Le malade refuse d’être enterré vivant car il a compris que « toutes nos vies sont mises en boîte du berceau à la tombe ». La maladie reflète, ainsi, et reproduit toutes les contradictions de notre monde social et politique.

Quelle que soit l’acuité de ces analyses, il est difficile d’en accepter toutes les conclusions. D’abord l’approche théorique est parfois décevante. Dans Soi et les autres, Laing se propose moins de donner une explication des troubles du schizophrène que de rendre intelligible à chacun son comportement en faisant appel à des approches poétiques et littéraires, fondées notamment sur la phénoménologie de Sartre. Les fragments de discours du schizophrène alternent avec les poèmes de Blake ou les sentences de Rilke; l’ angoisse du naufrage individuel, l’effroi qui marque  l’effondrement d’un monde intérieur, échappent au regard médical et sont confrontés à l’angoisse de Huis clos et aux Nègres de Jean Genet. Les relations fausses qui enchaînent le malade à son corps et à autrui se révèlent identiques à celles qui unissent les prostituées du Balcon à leur misère et les Séquestrés d’Altona au cauchemar historique. On voit ainsi que les médiations entre les contradictions sociales et l’inconscient individuel sont souvent simplifiées à l’extrême. Que notre société soit aliénée, qu’ elle soit malade d’agressivité, d’angoisse et de sadisme sans que nul ne songe à interner les chefs d’Etat fascistes et paranoïaques, Fornari et Marcuse l’ont bien montré. Mais faut-il,pour autant, réduire les cas de « folie » individuelle à cette aliénation sociale ?

Toute l’ambiguité de l’antipsychiatrie tient à ce qu’elle semble hésiter entre une négation radicale de la maladie (il n’y a pas de schizophrènes, dit Cooper) et une conception mystique de celle-ci ( le schizophrène est est un « poète étranger » à notre époque; sa maladie est une « expérience trancendentale », affirme Laing).

On ne peut vaincre une méfiance légitime à l’égard des développements mystiques et pseudo-philosophiques qu’on trouve un peu partout dans le ouvrages de Laing. Hölderlin, Van Gogh, Strindberg : l’accès vers un au-delà mythique.

La psychanalyse a eu elle aussi avec Jung ses tentations mystiques. Espérons que les excès de Laing ne sont que les symptômes d’adolescence d’un mouvement d’une importance capitale.

JEAN-MICHEL PALMIER

(1) Voir le Monde des 12 et 16 février 1971 et du 19 mai 1971.

(2) Stock, 1969.

(3) Le Seuil, 1970.

 » Noeuds »

Haïssant dans son délire ce qu’il aime en secret, le paranoïaque va nier grammaticalement tous les termes de la proposition « je l’aime ». Refusant le verbe, il s’écriera :  » je l’aime, non je ne l’aime pas, je le hais, parce qu’il me hait« ; refusant le sujet, il projettera son désir sur autrui : » je l’aime, non je ne l’aime pas, ce n’est pas moi qui l’aime, c’est elle qui l’aime »; refusant l’objet, il en inventera un nouveau:  » je l’aime,, non je ne l’aime pas, ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle que j’aime ».

Laing s’est sans doute souvenu de ces renversements étonnants analysés par Freud (1) en composant cesNoeuds de relation d’amour, de haine, de fantasme et de rêve qui constituent l’expérience d’autrui et qu’il nous laisse à méditer, dans le vertige et l’angoisse qu’ils suscitent. Rencontrer autrui, c’est frôler la solitude d’un inconscient. Quelle que soit la relation, celle des amants, celle de la mère à l’enfant, du psychiatre au malade, nul n’échappe à cette solitude. A travers une série de renversements, de fuites, de court-circuits, le « je » fait l’expérience de l’autre dans une aliénation réciproque. Mon désir me fait entrer dans le cercle du désir de l’autre, et je ne sais plus si désirer, c’est vouloir être désiré, me sentir désiré, ou désirer que l’autre se sente désiré.

Qui gagne ? qui perd ? Personne, car finalement ce jeu triste, souvent cruel, s’est joué sans nous. Je reste seul, tout comme l’autre qui ne m’a pas connu, et qui ne peut pourtant exister sans moi. En le quittant, je perds mon image et la sienne m’obsède à l’infini. Si je me retourne vers lui, il me pétrifie, si je reste auprès de lui, il me tue. On songe au Saint Genet, de Sartre, à Mon coeur mis à nu de Baudelaire devant les sourires tristes qui ponctuent chacun de ces noeuds. J.-M. P.

Cercle vicieux

Cela Blesse Jack

de penser

que Jill pense qu’il la blesse

en étant blessé

de penser

quelle pense qu’il la blesse

en la faisant se sentir coupable

de le blesser

en pensant (elle)

qu’il la blesse

en étant blessé (lui)

de penser

qu’elle pense qu’il la blesse

par ce fait que

da capo sine fine.

« La politique de la folie »; classes sociales et sytème asilaire

4 mai 2008

pinel.jpg  Dr Philippe Pinel

 Article paru dans Le Monde

* La politique de la folie.

Stock. 218 pages, 20 F.

Peinture au vitriol du système asilaire, la Politique de la folie, de Bernard Cuau et Denise Zigante, n’est pas un livre sur l’anti-psychiatrie, bien qu’elle se situe dans le prolongement des travaux de Laing et de Cooper. Les auteurs ne proposent aucune nouvelle « théorie » de la schizophrénie, ou de son rapport au capitalisme, et n’ont aucune conception « philosophique » de la maladie mentale.

Leur objectif est plus simple, plus profond : lever un coin du rideau, du linceul, dont on a enveloppé le malade, qu’il s’agisse de la psychiatrie officielle ou de la philosophie, et montrer la misère sordide qui se cache derrière lui. Pour la première fois peut-être on découvre ce que signifie l’irruption de la maladie mentale dans une famille pauvre, l’entrée à l’asile et la vie quotidienne de celui que l’on interne. Des faits, des statistiques, des textes de lois sont là pour détruire tout bavardage humanitaire et tout romantisme.

 » selon que vous serez puissant ou misérable… » 

Un beau jour le comportement d’un homme ou d’une femme devient bizarre, le sens de ses paroles n’est plus très clair. Il paraît prostré, se coupe de son entourage et, surtout ne peut plus travailler. Alors on s’interroge et on s’inquiète. Du « qu’est-ce qu’il a? », on passe peu à peu au : « il faudrait qu’il se soigne ». Bientôt, un incident, une peur et on appelle la police. C’est l’entrée dans « la machine psychiatrique ». Si le malade est seul, la voie policière est la plus directe. S’il a une famille, on songe à consulter un spécialiste. L’ennui c’est qu’il ne se déplace pas et que le malade a peur du dispensaire et de l’hôpital. Le recours au psychiatre, au psychanalyste, à la clinique privée, est réservé aux gens aisés. N’est-il pas étonnant de trouver quatre vingt dix huit  psychiatres dans le XVIème arrondissement et un seul dans le XXème ?

La lutte de classe traverse aussi le cabinet du psychiatre. Un patient appartenant à la classe privilégiée a plus de chances d’entrer en psychothérapie, et le psychiatre sera plus tenté de prononcer le diagnostic de psychose. Comment le psychiatre pourrait-il interpréter le geste d’un travailleur immigré qui  menacé son logeur avec un couteau parce qu’il lui réclamait encore de l’argent autrement que comme une « bouffée délirante » ou un symptôme psychotique ?

Quant à l’ouvrier, il est évident que le recours à la psychanalyse lui est impossible. Aussi, la seule réalité, face à la maladie c’est la peur. Juges et victimes vont se trouver emportés par la logique du système. Ne pouvant avoir recours à la psychothérapie, à la clinique privée, il ne reste que l’asile.

Trois voies sont possibles : l’entrée libre, le placement volontaire et le placement d’office. Bernard Cuau et Denise Zigante montrent qu’il s’agit, en fait, de simples illusions. Dès que l’individu arrive à l’hôpital, il perd toute liberté et toute autonomie, et ne pourra que très difficilement recouvrer sa liberté. On grave sur le dos de l’homme une loi qu’il ne peut voir : le diagnostic.

Des faits ? Ils sont, hélas! nombreux et il est probable qu’ils sont tous vrais. Pinel libérant les enchaînés de Bicêtre est devenu l’image d’Epinal. Mais les conditions d’existence à l’asile sont toujours désastreuses : vieillards ligotés deux par deux, enfants nus et recroquevillés sur le carrelage, femmes enchaînées à des bancs, attaches de cuir sous les draps, qui tiennent les poignets et chevilles, ou camisole chimique demeurent des procédés psychiatriques sinon thérapeutiques. Mais l’horreur vraie n’est pas dans l’accumulation de détails honteux et sordides mais dans la solitude, l’abandon, le désespoir total du malade. Aussi, la Politique de la folies’inscrit-elle à l’encontre de tant de travaux récents sur la schizophrénie, qui font de Marx et de Freud les derniers gadgets à la mode et oublient ce que signifie l’existence du malade mental interné, – et sa lente progression vers la mort.

Cette critique politique de la vie quotidienne du malade, des lois qui régissent son statut, de la répartition des hôpitaux psychiatriques en France, cette description du caractère sordide de l’existence asilaire, du problème économique de la maladie mentale, est exemplaire. Elle prolonge la critique que Reich ébauchait à Vienne, dans la banlieue rouge, lorsqu’il constatait que dans les classes laborieuses la maladie mentale est encore plus effrayante. Car « elle prend l’aspect de la tragédie grotesque qu’elle est réellement ».

JEAN-MICHEL PALMIER

Une remarquable incompréhension Par le Dr Escoffier-Lambiotte (en réponse à l’article ci-desus)

          La psychiatrie reste encore une « pathologie de l’invisible » et les progrès en plein essor des travaux, entre tous difficiles, concernant la chimie du cerveau commencent seulement à en éclairer certains aspects.
          L’expression particulière du « fait psychiatrique », l’anxiété présente à des degrés divers au fond de chaque individu, font que tous les Français se considèrent comme « experts » en psychologie ou en psychopathologie, au même titre  que les commères ou les diafoirus du passé pour l’ensemble des maladies.
         Les conquêtes scientifiques de ce demi-siècle ont peu à peu arraché au champ de l’ésotérisme et de la subjectivité la quasi-totalité de la pathologie…
          Le charlatanisme, l’incompétence et l’incompréhension se trouvent ainsi et peu à peu confinés aux derniers secteurs d’ombre qu’elle peut encore offrir. Tel est le cas de la neuro-psychiatrie, où l’imbrication évidente du « terrain » et de l’ »environnement » complique encore des données placées en outre et sur le plan historique dans un contexte politico-social singulier.
          Le pamphlet que Bernard Cuau et Denise Zigante conscrent à « la folie » est un modèle de cette »remarquable incompréhension du public« , que stigmatisaient, il y a quelques jours, les participants d’un débat organisé sur le thème général de la responsabilité psychiatrique.
          La confusion l’y dispute à l’ignorance, à l’art du maniement des données, de l’interprétation tendancieuse ou de l’extrapolation injustifiée.
          Les hôpitaux psychiatriques, dont beaucoup ont fort heureusement été ouverts et modernisés, y apparaissent toujours comme des culs-de-basse-fosse, où « les malades sont enchaînés à même le sol « …, enfermés de force par une répression proprement policière. D’ailleurs, ces malades n’en sont pas …puisque ce ne sont pas eux qui ont des problèmes, mais le groupe dans lequel ils vivent : le « malade  » est en effet, « celui qui a perdu la clé politique de ses contradictions « . Puisque la « psychiatrie est politique », la première thérapie pour ceux qui sont à l’asile, « c’est de ne pas les rendre prisonniers d’un savoir, de ne pas les enfermer dans le discours de la science (…)  ». Et il faut, bien sûr, « tout tenter pour retirer le privilège de l’intervention aux psychiatres bourgeois « .
          Ce sont donc  » des ouvriers et des paysans qui n’ont reçu aucune formation psychiatrique  » qui « écouteront  » les « fous  » et les soigneront. Leur « position de classe  » leur permet, c’est bien clair, « de comprendre certains mécanismes psychogènes  » qui échappent absolument au psychiatre.
          Que l’enfermement silencieux qui scellait les malades au dix-neuvième siècle dans leur vie d’aliéné n’ait été qu’un trop long scandale, c’est vrai. Mais le drame de la psychiatrie moderne n’est plus dans ce rappel historique : il réside aujourd’hui dans le choix des attitudes et des prescriptions, nées précisément de pouvoirs et de possibilités thérapeutiques nouveaux encore insuffisants, mais, dans nombre de cas, remarquablement efficaces. C’est un sel simple, le lithium, et non un discours politique qui a mis fin à l’interminable martyr des psychoses périodiques. Combien suivaient, depuis dix ou quinze ans, des traitements psychanalytiques inopérants…
          Le vrai scandale, ce n’est pas le « psychiatrocentrisme  » naïvement dénoncé par « La Politique de la folie « , mais, à l’opposé, l’insuffisance radicale et inquiétante des moyens dont dispose la France, tant pour la recherche que pour la thérapeutique dans un secteur qui représente à l’heure actuelle, et à lui seul, le quart de toutes les mises en invalidité.
          Le plus mauvais service que l’on puisse rendre à la cause psychiatrique est de l’éloigner encore du support objectif qui devient peu à peu le sien
pour en faire un discours – mieux, un argument – politico-philosophico-social, – où les vrais problèmes ne sont nulle autre part compris ou abordés, faute d’information.
          Bernard Cuau et Denise Zigante sont, hélàs ! tombés dans ce piège, et s’il est souvent vrai que  » les fous, dont les paroles restent toujours sans écho et les questions sans réponses, ne savent en général rien de leur maladie, pas même son nom … », ce n’est certes pas leur pamphlet qui leur apprendra quoi que ce soit.

Dr Escoffier-Lambotte

Correspondance

«  La Politique de la folie « 

A la suite des articles de Jean-Michel Palmier et du docteur Escoffier-Lambiotte sur le livre de Bernard Cuau et Denise Zigante :  » La politique de la folie » (« Le Monde des livres » du 15 mars 1974), nous avons reçu de M. Charles Fry (paris), une lettre dont nous extrayons les passages suivants :
C’est en tant que « soigné », ou ex-soigné, comme on voudra, que, pour une fois, je veux que l’on m’accorde la parole. (…)
Je peux dire (mais me croira-t-on ?) que le livre en question fait partie des deux ou trois livres rencontrés après mon séjour en asile et dont je me suis dit qu’ils m’auraient justement évité ce séjour, si j’avais eu cette chance de les lires avant. Parce que ces deux ou trois livres aussi m’ont expliqué, une bonne fois pour toutes, pourquoi j’y suis allé.
Comme me l’explique Bernard Cuau, je suis devenu fou un jour parce que j’avais perdu la clé politique de mes contradictions. J’étais jeune à l’époque, j’étais mystifié encore par l’idéologie bourgeoise, excusable.
A l’asile, j’ai vu des infirmiers « corriger » physiquement des malades. Les malades, je les ai vus avant, devant la peur de l’électrochoc ou bien complètement abrutis, sans réflexes parce que bourrés de médicaments.
Après ce genre d’expérience en tout cas, qui demeure la mienne, qu’on appelle tout cela psychose ou schizophrénie me paraît depuis cette période-là (de mon internement) sans grand intérêt. Ce qui m’intéresse, par contre, c’est que d’autres, au moment où j’écris, continuent, sans aucun recours, à subir ce genre de traitement. De quoi sont-ils victimes en fin de compte? De quoi le fus-je moi-même, sinon du capitalisme? (…)
Les anti-psychiatres m’expliquent (familialisme) que je suis allé à l’asile par erreur, parce que toute ma famille bourgeoise était atteinte, qu’en l’occurrence, j’ai servi de bouc-émissaire, qu’on va donc s’occuper de nous tous en même temps, hors de l’asile, à la maison. Alors, moi je veux bien. Mais pourquoi ma famille seulement ? Pourquoi pas mon patron aussi ? qui finit par me rendre dingue en me parlant toute la journée de ses nouvelles voitures alors que je n’ai jamais eu les moyens de me payer un vélomoteur ? Pourquoi pas la société capitaliste, répressive, médico-policière en son entier, dans laquelle la famille, qui porte certes sa part de responsabilité, n’est qu’un simple relais parmi d’autres : la télé, l’école bourgeoise, la publicité, les études de marché, la pornographie, forme subtile et bourgeoise de la répression sexuelle, etc? La société schizophrène. (…)

D’autre part, le Dr Romain Liberman, neuro-psychiatre (Dijon), nous a adressé la lettre suivante :

Les commentaires dédiés à l’ouvrage de Bernard Cuau et Denise Zigante en disent long sur l’étendue du fossé qui sépare les psychiatres de tous les horizons des non-psychiatres, médecins y compris, dans leur analyse respective du fait psychiatrique.
Jean-Michel Palmier utilise le discours philosophique pour traiter d’un sujet dont la dimension médicale lui échappe totalement. Je n’en veux comme preuve que cette affirmation selon laquelle le psychiatre ne pourrait interpréter « le geste d’un travailleur immigré qui a menacé son logeur avec un couteau parce qu’il lui réclamait encore de l’argent autrement que comme « une bouffée délirante » ou un symptôme psychotique. »
Le diagnostic psychiatrique c’est quand même autre chose
, n’en déplaise à J-M Palmier, qui projette dans ses interrogations les fantasmes communs à tous les non-psychiatres concernés peu ou prou par la folie.
De son côté, Claudine Escoffier-Lambiotte n’hésite pas à utiliser le discours scientifique pour occulter complètement et définitivement la dimension philosophico-historique de la maladie mentale et du fait psychiatrique. Je n’ en veux pour preuve que son affirmation très contestable selon laquelle « c’est un simple sel, le lithium, et non un discours politique, qui a mis fin à l’interminable martyr des psychoses périodiques. Combien suivaient depuis dix ou quinze ans des traitements psychanalytiques, inopérants... ». Les trois points de suspension donnant la mesure des griefs de mon excellent confrère à l’égard de la psychanalyse en particulier et des théories psychogénétiques en général.
Les écrits antérieurs souvent contradictoires de l’un et de l’autre ne font que confirmer leur fâcheuse tendance, commune cette fois-ci, à prendre la partie pour le tout au mépris de la vérité scientifique.
Il faut rendre à César ce qui est à César et laisser aux psychiatres le soin d’analyser le fait psychiatrique de l’intérieur, car leur formation spécifique, même imparfaite, voire paradoxale, les porte tout naturellement à mieux entreprendre cette démarche. Si des non-psychiatres s’autorisent à commenter des ouvrages psychiatriques sur le plan littéraire, socio-politique ou autre, c’est leur affaire, mais qu’ils évitent alors d’y introduire des déductions partiales et fallacieuses qui, de toute façon, se situent hors de leur champ, à moins de commencer par le commencement et de se former à la psychiatrie ! Le champ de la psychiatrie dépasse le champ de la médecine, mais ne saurait lui être étranger.

 [NDLR – Nous tenons à faire remarquer que notre collaborateur J-M Palmier ne faisait que reprendre dans son comte-rendu un exemple cité dans « la Politique de la folie », ouvrage que notre correspondant prend moins en considération pour les faits qu’ il dénonce que pour le débat qu’il a suscité.]

L’ethnocide à travers les Amériques

4 mai 2008

200110.jpg     Jean Malaurie   

robertjaulin.jpg  Robert Jaulin

Article paru dans Le Monde du 24 novembre 1972 

* Le livre blanc de l’ethnocide en Amérique, Fayard, 431 p., 45 F.

* De l’ethnocide  Coll. »10-18″, 447 pages, 10 F

Après la Paix blanche (1), ce livre fascinant qui montrait à travers l’étude des indiens Motilones de la frontière du Vénézuela et de la Colombie qu’il existait des formes de massacre plus subtiles que le génocide, telle la pratique de l’ethnocide,  ce néologisme désignant les ravages commis dans les cultures indigènes par la prétention de notre civilisation à être universelle – Robert Jaulin – nous propose deux volumes de documents et d’analyses à verser au procès qu’avec d’autres ethnologues il invente à l’Occident.

La lecture de ces neuf cents pages laisse une impression accablante. Partout la rencontre avec la culture blanche s’est traduite par un bain  de sang, la misère, les maladies, l’acculturation et la mort. Par delà le rappel de l’extermination pure et simple menée contre les peuplades indiennes, il y a la description d’une pratique d’autant plus sournoise qu’elle se veut innocente, qui consiste à nier l’altérité, la spécificité des autres cultures, à les anéantir en voulant les intégrer et les « civiliser ». Cette mort si généreusement répandue nous prive de quelque chose d’indéfinissable, qui transparaît à chaque page de ces volumes lorsqu’ils évoquent les cultures indiennes : un certain sentiment de la vie, du rapport avec les autres, avec le monde que nous avons bafoué et que nous ne retrouverons jamais plus.

De l’Alaska à la Terre de feu

Historiens, juristes, géographes, ethnologues sont unanimes à reconnaître que la rencontre des Blancs avec les indiens des Amériques fut une longue suite d’assassinats, de vols et de déportations. Lorsqu’elles n’étaient pas physiquement anéanties, les populations indiennes se voyaient contraintes d’adopter les valeurs, les coutumes des Blancs, ce qui signifiait à plus ou moins brève échéance, leur mort ou leur auto-destruction. La moindre perturbation de leur équilibre écologique était mortelle. Shirley Keith retrace les grandes étapes de la colonisation américaine – la charrue et le fusil – et montre comment, avec l’appui du gouvernement américain, s’est perpétré l’assassinat de l’Indien. Jean Malaurie trace le même tableau sinistre pour les peuples autochtones du Grand Nord. Disloqués, brisés, des Esquimaux se trouvent réduits à la misère (ils avaient atteint parfois un haut niveau de rendement grâce à la pêche et à la chasse) par suite d’une série de mesures stupides qui, sous prétexte de les « civiliser », détruit leur habitat et leurs coutumes. La colonisation de l’Amérique du Sud fut aussi sanglante que celle de l’Amérique du Nord. Même cruauté, même cupidité, même incompréhension dans l’approche de ces cultures indigènes. Parfois, comme au Mexique, le problème indien s’identifia au problème agraire : on a massacré avec les Indiens tous les paysans qui refusaient de donner leurs terres et Octavio Paz résume admirablement ce mouvement de la colonisation lorsqu’il écrit que « l’on sacrifiait la réalité aux mots et l’on abandonnait les hommes de chair et de sang à la voracité des plus forts ». Le Pérou et la Bolivie connurent la même histoire sanglante qui se perpétue de nos jours encore avec le massacre presque légal des Indiens d’Amazonie : tout se passe comme si ces peuples qui avaient édifié des cultures étonnantes étaient frappés de mort dès qu’ils entraient en contact avec la civilisation blanche, comme une momie que l’on exposerait au soleil.

Personne n’est innocent

La richesse de ces deux volumes, c’est qu’ils nous montrent non seulement comment s’est effectué ce massacre des Indiens d’Amérique et de leurs cultures, mais aussi comment s’est constitué  corrélativement la bonne conscience occidentale. Il ya aurait une histoire de la différence anthropologique et culturelle à écrire comme celle de l’ Histoire de la folie, de Michel Foucault, pour comprendre comment la culture occidentale, certaine de sa supériorité, n’ a cessé de nier la différence. Personne n’est innocent. Ecrivains, philosophes, missionnaires, tous ont pris part à ce  massacre. Les mythes du bon et du mauvais sauvage, de Robinson et de Vendredi sont autant de préméditations de l’ethnocide, tout comme l’action des missionnaires, incapables de thématiser leurs observations, de compredre la structure sociale des peuples qu’ils voulaient « évangéliser ».

Il est certes impossible de réparer ce désastre. Peut-être est-il temps encore de l’arrêter en ne se joignant pas à tous ceux qui considèrent la mort des cultures indiennes comme un phénomène irréversible.

Vers une redécouvertes des Amériques ?

« On n’a jamais découvert l’Amérique, on l’a niée » affirme Roger Renaud. Il est temps de reconsidérer à travers le rapport de l’histoire à l’ethnocide ce que nous avons nous même perdu en détruisant ces cultures. Le mythe de l’Indien qui resurgit dans la littérature américaine, la glorification des lambeaux de culture indienne par la jeunesse du power flower en sont autant de symboles. On éprouve un étrange sentiment en lisant, par exemple, la Proclamation dite d’Alcatraz, adressée au gouvernement américain par des représentants des différentes tribus indiennes, qui occupèrent en 1969 l’ilôt rocheux et improductif d’Alcatraz, réclamant le droit de s’y établir afin d’y créer un musée indo-américain, une école indienne, un centre d’écologie et un centre spirituel qui montreraient aux Américains la beauté de tout ce qu’ils avaient tué. Chez ces peuples, qui s’éteignent dans la maladie, le chant et les danses, il y a la réponse à certanes de nos questions. Non seulement l’Indien paisible et persécuté, demeure aujourd’hui l’un des plus grands symboles de la liberté, mais la rencontre des Blancs et des Indiens des Amériques aurait pu être une source d’enrichissement profond. En niant l’Indien, on a nié un certain sentiment du monde et de la vie, étrange et fascinant, qui, depuis l’enfance et  dans nos rêves les plus profonds, ne cesse de nous hanter.

JEAN-MICHEL PALMIER

Le coeur glacé de l’Europe

3 mai 2008

jeanduvignaud.jpg Jean Duvignaud

Article paru le lundi 26 novembre 1973 dans le Nouvel Observateur.

Dans nos villes étouffantes, tous les dieux sont morts et nous avons perdu le sens du délire, de la création et de la fête. Dans deux livres d’une insolite beauté, Jean Duvignaud s’efforce de faire revivre ce monde irrémédiablement perdu.

FETES ET CIVILISATIONS par Jean Duvignaud Weber., 190 p., 55 F

LE LANGAGE PERDU par Jean Duvignaud, PUF., 228 p., 40 F.

Comment parler de fête sans la tuer.  » Fêtes et Civilisations » n’est ni une simple étude sociologique de la fête ni une monographie ethnologique. C’est un gigantesque kaléïdoscope qui confronte notre existence occidentale à celle des autres peuples, qui olige chacun à s’arrêter quelques instants pour regarder l’Indienne échévelée des faubourgs de La Paz danser dans la rue, seule, tandis qu’une noce qui pourrait être celle des  »Petits Bourgeois » de Brecht  s’engouffre, sans un regard pour elle, dans une maison basse. Que signiife la fête, pour nous, aujourd’hui ? A-t-elle encore un sens ? Où la découvrr dans la tristesse de nos bals de banlieues et nos spectacles pétrifiés ?

Il y a quelque chose de mort, de glacé, de pourri dans le coeur de l’Européen. Il a non seulement perdu un certain sens de la communauté, du rêve , du délire, de la création et de la destruction, mais il ne peut même plus regarder ces « sociétés primitives » que comme « touriste » ou « ethnologue ». Son espace devient clos , il étouffe dans ses villes sans connaître l’espace magique de l’ Indien, qui unit dans une même structure de déséquilibre l’organisation du village et les peintures faciales. Cet espace magique, il le piétine sans même le voir. dans ces rites fascinants, de la mort et de la vie, il n’a vu que superstitions absurdes et barbarie.

Ausi, Jean Duvignaud s’efforce-t-il de faire renaître, de la juxtaposition de photographies, admirablemet choisies, et de commentaires, ce monde que nous avons irrémédiablement perdu. Il nous conduit dans les favelas du Brésil, dans les rues de La Paz, confrontant une foule bariolée qui envahit les rues aux kermesses du moyen-Age immortalisées par les tableux de Bruegel. Partout, même dans la misère la plus sordide, il redécouvre cette puissance de la fête, du jeu, de la transgression, de la libératon du corps que tant de jeunes d’aujourd’hui, dans le décor des H.L.M. et des gratte-ciel, s’efforcent désespérément de retrouver, de Woodstock à Gimmie Shelter.

A travers toutes ces images, c’est un dialogue entre la mort, la vie et le rêve qu’il fait renaître. Il existe des fêtes effrayantes et même sanglantes, mais toutes, mêmes les plus cruelles, sont encore des hymnes à la vie. Beaucoup ont disparu et ne sont plus que des légendes redécouvertes par les fêtes chrétiennes, et il faut en chercher la trace dans les montagnes « car les bergers conservent plus longtemps que les autres des sons ailleurs perdus ».

Un paganisme de pacotille

Rechercher ce sens de la fête, c’est explorer ses symboles, ses multiples dimensions, qu’il s’agisse du masque, celui de la tragédie grecque, celui de l’Africain, ou de la danse, et montrer pourquoi, si l’ Occident est le pays où tous les dieux sont morts, ils ont entraîné aussi les fêtes dans leur sillage. Elles ne connaîtront plus comme résurrection mythique, qu’un paganisme de pacotille comme celui de la Saint-Jean nazie de Munich. Car, dans cette longue procession de symboles et d’images, la politique n’est pas absente : elle s’inscrit au coeur de la Révolution française, de la Commune comme de Mai 68.

C’est pourquoi Jean Duvignaud propose une nouvelle définition de l’essence de la fête: elle n’est pas « une constante de la civilisation« , elle est imprévisible et ne connaît aucune loi. Triste ou joyeuse, privée ou publique, elle est présente dans l’érotisme du couple comme la célébration du culte du maïs par les Indiens pueblos. Elle n’illustre pas la culture mais la menace et la conteste. Refoulée, elle surgit encore plus violente pour affirmer envers et contre tout le pouvoir absolu de la subversion. Car la fête ne postule même pas la survie du groupe et de la société. Si les lendemains de carnaval ont un goût de cendre et de sang, c’est que la fête est un tête-à-tête avec la mort.

C’est dans un tout autre univers que nous conduit  » le Langage perdu ». Le livre s’ouvre sur un récit d’une étonnante tristesse.  Jean Duvignaud analyse les impressions qui l’ont assailli lors de son retour à Chébika, petit village du Maghreb où il commença, il y a dix ans, l’enquête qui devait donner naissance au film de Bertucelli, « Remparts d’argile  » (tourné enAlgérie). Rien n’a changé en apparence, les maisons sont toujours adossées à la falaise, les homes en djellaba blanc et bleu poursuivent leur travaux. La pauvreté est toujours aussi sordide, face au désert, et dans les ruelles on rencotre les mêmes hommes, plus émaciés et plus usés par le temps. Quant aux vieux, ils reposent dans le sable et les pierres du cimetière, ramenés à cette pourriture, dont Marx dit qu’elle est le fait premier de la culture et de la nature.

Non, le village n’a pas changé et c’est ce qui donne cette impression de dérisoire : la modernisation que l’on a voulu implanter, sans ménager une tansition avec les anciennes structures, s’est soldée par un échec. Et c’est à partir de cette confrontation entre les souvenirs et le présent de Chébika que Duvignaud ébauche une longue réflexion sur l’ anthropologie :  » Ce que nous a appris l’expérience de Chébika, c’est que l’enquêteur occidental loyal avec lui même n’est qu’un reflet de la réalité qu’il interroge. »

Une logique trop sécurisante

Cette réflexion, Duvignaud va la poursuivre en évoquant tous ceux qui ont fondé cette anthropologie et qui nous ont appris, chacun à sa manière, à reconnaître les différences : Morgan, Lévy-Bruhl, Frobenius, Malinowski et Lévi-Strauss. Morgan écrit au moment où un certain capitaine Cody, plus connu sous le nom de Buffalo Bill, entreprend le masssacre des bisons pour nourrir les ouvriers qui construisent la ligne de chemin de fer Atlantique-Pacifique, et où se cristallise dans toute l’Europe, grâce à son cirque, la légende du Far West.

C’est l’agonie de la civilisation indienne qui s’accomplit au moment où Morgan tente de comprendre ce monde qui vient de s’effondrer et étudie les relations de parenté des Iroquois. Lévy-Bruhl, qui renia à la fin de sa vie certaines de ses conceptions les plus célèbres, est peut -être le premier philosophe à découvrir la différence et le relativisme en prenant conscience de la multiplicité des types et des genres sociaux.

Assurément le laboratoire de ses premiers travaux ne fut pas le terrain mais le cabinet de réflexion, la bibliothèque de la Sorbonne. C’est par l’introspection et la confrontation des documents que Lévy-Bruhl, comme Freud, met en question la sécurité et la routine de la pensée. S’il ne reconnaît pas les droits de la pensée sauvage, il prend conscience de son statut original en tant que « pensée primitive » et par là il détruit une trop sécurisante logique.

Redevenir enfant

Frobenius est à la fois un anthropologue et un préhistorien. Il découvre dans la terre une réalité immobilisée par la mort et part à la recherche de ses vestiges vivants. Son livre  » Destin des civilisations » est l’acte de foi d’un homme qui effectue, sur la civilisation, le même travail que Freud sur le rêve : découvrir, dans ce qui git caché, le secret du devenir d’un ensemble collectif. Débordant la philosophie et l’histoire, il confronte ses théories aux vestiges du passé comme aux peuples méconnus, développe le musée et l’enquête sur le terrain pour élaborer une véritable morphologie des cultures.

Malinowski est le contemporain de Joseph Conrad, l’écrivain -navigateur. On n’a retenu de ses travux que les polémiques ambigües avec Freud et la théorie de l’universalité du complexe d’Oedipe.Mais ilest avant tout le premier ethnologue à pénétrer vraiment dans la trame de la vie collective qu’il étudie. Comme l’écrit Duvignaud, Malinowski cache derrière les théories abstraites de la fin de sa vie  » son immense amertume d’avoir su qu’il existe quelque part un monde où l’homme peut vivre sur un autre système économique, sexuel ou esthétique, sans cesser d’être un homme. »

Est-il besoin de présenter Lévi-Strauss? Son oeuvre s’est si bien insérée dans la culture que l’on ne perçoit plus son inquiétante étrangeté. L’extrême cohérence des derniers livres fait oublier l’expérience de « Tristes Tropiques », celle d’un intellectuel parisien, gibier de camps de concentration, qui s’en allait vers les Indiens, fasciné par ces mondes qui, lentement, succombaient à la civilisation industrielle, désespéré de n’en pouvoir saisir que des bribes, trop heureux qu’elles existent encore. Le paradoxe, c’est que parti d’Europe pour trouver un monde différent, il y retrouve, comme le remarque Duvignaud,  » les principes d’une logique universelle qui supprime la différence. »

Il est impossible de résumer en quelques lignes la richesse des analyses que propose Duvignaud dans cette tentative pour ressaisir ce « Langage perdu », celui des groupes humains réduits au silence. A chaque page il nous rappelle que si la métaphysique consiste à répondre aux questions des enfants (Groethuysen), l’anthroplogue, s’il veut aborder des cultures et des sociétés différentes, doit lui-même accepter de redevenir un enfant, de mourir à sa propre culture pour renaître de nouveau.

JEAN-MICHEL PALMIER

Gérard Mendel, Christian Vogt : Le Manifeste éducatif. Contestation et socialisme

2 mai 2008

290930.jpg Le Manifeste Educatif

 Article publié dans le Monde du 25 janvier 1974

Payot; 307 pages, 12,20 F

Le Manifeste éducatif de Gérard Mendel et Christian Vogt donne l’exemple de ce que peut être une « psychanalyse militante » lorsqu’elle s’attaque aux problèmes sociaux et politiques. L’éducation est ici un terrain propice à l’application des  principes et des méthodes de la socio-psychanalyse élaborés par Gérard Mendel.  Celui-ci dégage les multiples implications de l’idéologie autoritaire, fondant ses analyses aussi bien sur Marx que sur Reich et Freud. Christian Vogt présente de son côté  une excellente étude critique de l’éducation en France : il confronte les principes théoriques de la socio-psychanalyse avec les projets les plus récents de réforme de l’éducation.   J-M P 

L’ oeuvre de Bruno Bettelheim : des enfants évadés de la vie

30 avril 2008

        Bruno Bettelheim                 Bruno Bettelheim

Article paru dans Le Monde des livres en 1972

* Evadés de la vie. Le traitement des troubles affectifs chez l’enfant, 

traduit de l’américain par Françoise Chazelas, Fleurus, 638 pages, 58 F

* Dialogues avec les mères, traduit de l’américain par Théo Carlier. Laffont, 307 pages, 27 F

* La folie des autres, par Geneviève Jurgensen. Laffont, 319 pages, 32 F

Inconnue, l’oeuvre de Bettelheim ne l’est certainement plus depuis la publication, en 1969, de la Forteresse vide (1) cette magistrale étude de l’univers des enfants psychotiques. Les Blessures symboliques (2), investigation qui nous conduit aux limites de la psychanalyse et de l’ethnologie, les Enfants du rêve (3), analyse des méthodes d’éducation dans un kibboutz, L’amour ne suffit pas(4), mise en question des méthodes d’éducation occidentales, ont suscité aussi de nombreux commentaires. L’étrangeté de l’oeuvre de Bettelheim est à l’image de son auteur : né en 1903 à Vienne, il étudia l’histoire de l’art et de la philosophie avant de devenir élève de Freud. Il fut déporté en 1938 à Dachau et à Buchenwald.

Deux ouvrages de Bettelheim récemment traduits en français, Evadés de la vie et Dialogues avec les mères, auxquels s’ajoute une étude de Geneviève Jurgensen, la Folie des autres, récit de sa rencontre avec Bettelheim et de l’expérience vécue à son école orthogénique en tant qu’éducatrice, permettent d’approfondir la connaissance d’une oeuvre qui apparaît déjà comme l’une des plus importantes de la psychiatrie contemporaine.

La maison de verre

Bettelheim a rappelé très souvent, notamment dans le Coeur conscient(5), comment il a élaboré le concept de « situation extrême ». Observant ses camarades des camps de concentration, il constate que le psychisme des déportés répondait à l’environnement terrifiant par des réactions psychotiques, à tel point qu’ils finissent par s’identifier à la volonté des SS. De cette expérience, il tire une méthode thérapeutique qu’il ne cessera d’approfondir : un environnement extrêmement favorable peut permettre de renverser le processus psychotique.

Nommé à la fin de l’année 1944, principal de l’école orthogénique Sonia- Sankhman de l’université de Chicago, il y introduit les théories psychanalytiques et les transformations structurelles nécessaires. Rien n’est laissé au hasard, comme le montre la première partie des Evadés de la vie. L’ école n’est pas un asile, tout au plus un refuge destiné à permettre à l’enfant psychotique de réinvestir le monde qu’il a quitté. C’est à la fois un microcosme et une mini société, avec son code moral, ses lois, ses valeurs et ses références qui souvent nous déconcertent. Sur ce point,  le livre de Geneviève Jurgensen est riche d’informations. Cette jeune orthophoniste française, passionnée par la lecture de la Forteresse vide, décide de devenir coûte que coûte éducatrice auprès de Bettelheim. Elle y parvient, après avoir été son étudiante, et décrit l’expérience fascinante que fut pour elle son entrée dans l’école. Dans cet univers clos, peuplé d’enfants, de fantasmes, de cris et de rêves,  chaque silence, chaque geste, chaque parole est lourd de sens. Educateurs et malades vivent dans une étroite communauté. Chaque enfant doit rester au moins trois ou quatre années pour que le traitement soit efficace. Il peut tout exprimer, ses terreurs, ses angoisses, ses désirs d’agression, car la thérapie repose sur la sincérité affective, la confiance, l’apprentissage de la réciprocité.

Quatre cas

La Forteresse vide, avec le récit bouleversant du cas Joey, l’enfant-machine, nous proposait une synthèse des méthodes thérapeutiques de Bettelheim et de ses écrits théoriques.

La publication des Evadés de la vie comble des lacunes essentielles. Ces quatre thérapies d’enfants psychotiques se veulent au monde de la psychose ce que sont les Cinq psychanalysesde Freud à celui de la névrose. John, Mary, Paul et Harry, les quatre enfants analysés, sont très différents.  Harry est un délinquant, John souffre de troubles psychosomatiques, Paul est un psychotique atteint d’ »hospitalisme » et Mary est une jeune schizophrène.

Pourtant, de nombreuses analogies se retrouvent dans leurs histoires. Ils sont issus de familles perturbées et ont été abandonnés très jeunes aux soins des institutions. Leur comportement est souvent violent et agressif. lorsque Bettelheim les reçoit, ces sont effectivement des « évadés de la vie ». Paul n’a connu que l’orphelinat. Sa mère, angoissée et culpabilisée, le terrorise de ses fantasmes. Même lorsqu’il est soigné, elle craint qu’on utilise son enfant pour une vivisection. Mary vole dans les magasins et blesse gravement les autres enfants. John, enfant chétif, reflète l’angoisse de ses parents et exprime par des vomissements son refus du monde extérieur. Quant à Harry, il multiplie les fugues et les effractions, mendiant dans les rues ou essayant d’enflammer les cheveux de sa petite soeur.

Le premier travail de la psychothérapie consiste à sécuriser les enfants et à comprendre leurs angoisses et leurs frustrations. Il s’agit d’établir un contact avec l’autre, avec le réel qui permettra à la personnalité de se restructurer. Un jouet, des aliments, un chien, un ballon, y suffisent parfois. C’est par la relation affective qui lie l’enfant à son éducatrice qu’une évolution sera possible. De ces enfants condamnés à l’asile, Bettelheim a fait progressivement  des êtres responsables, capables de dépasser les frustrations qu’ils ont subies pour conquérir cette vie qu’on leur avait volée, ou à laquelle ils avaient renoncé. Car elle n’était qu’un décor de terreur et d’angoisses.

Les questions de Socrate

Pourtant Bettelheim nous renseigne peu sur les mécanismes de la psychose de l’enfant et sur son origine possible. Une confrontation avec les travaux de Mélanie Klein s’impose souvent. Si les cas analysés sont des guérisons par restructuration de la personnalité, on ignore presque tout des mécanismes de cette restructuration. Bettelheim ne propose pas une théorie complète des phénomènes qu’il  analyse. Les frustrations infantiles, la relation à la mère, sont seulement mentionnées comme essentielles à la compréhension des psychoses infantiles. Dans ses cours comme dans ses livres, Bettelheim semble avoir fait sienne la maïeutique de Socrate. Il ne répond pas aux questions dont il ignore les réponses, mais il en pose de nouvelles, en espérant que celles-ci permettront aux autres de poser les vraies questions. On comprend l’ étonnement de ses étudiants de Chicago lorsque, s’attendant à écouter un cours magistral sur la  psychologie du nouveau-né, Bettelheim leur demande seulement ce que, à leur avis, ressent la mère lorsqu’un bébé pleure et lorsqu’il ne pleure plus. Lui même avoue tout ignorer de cette question qu’il juge capitale. Telle est aussi la démarche qui guide les Dialogues avec les mères. On connaît la boutade de Freud à des parents lui demandant des conseils pour éduquer  leurs enfants :  » Comme vous voudrez, de toute façon ce sera mal. » Bettelheim reprend en quelque sorte cette maxime. On chercherait en vain dans ces dialogues des conseils et des prescriptions. C’est une admirable leçon de modestie que donne Bettelheim à ceux qui l’interrogent. Loin de vouloir encourager les mères à lire les classiques     de la psychologie de l’enfant et de l’éducation, il leur conseille une attention constante à tous les menus faits qui, à chaque instant, sans même que l’on s’en doute, marquent la vie d’un enfant et décident de son destin: « chaque incident isolé peut très bien ne pas avoir de répercussion particulièrement importante, mais il est étonnant de constater à quel point l’ensemble de ces petites expériences finit par rendre une vie heureuse ou malheureuse. Et tout cela se passe sans que rien de vraiment très grave, en bien ou en mal, se soit jamais produit. »

JEAN-MCHEL PALMIER.

(1) Gallimard, 1969

(2) Gallimard, 1971

(3) Laffont

(4) Fleurus, 1971

(5) Laffont,

Ernst BLOCH et « le manteau magique de Faust »

27 avril 2008

Ernst Bloch Ernst Bloch

Coupure d’article publié dans Le Monde en 1972

* »La Philosophie de la Renaissance »,  traduit de l’allemand par Pierre Kamnitzer; Petite Bibliothèque Payot, 183 pages, 10,15 F

On ne regrettera jamais assez que les oeuvres principales d’Ernst Bolch - l’Esprit de l’Utopie  (1), Principe espérance, l’Héritage de ce temps - n’aient pas encore été traduites en français. Son livre sur Thomas Münzer, théologien de la révolution (2), portrait fascinant du réformateur ennemi de Luther, et Traces (3), fragment de prose poètique entre le rêve  et la réalité, ne donnent qu’une image incomplète de l’oeuvre monumentale de ce penseur qui, à l’âge de quatre-vingt-dix ans continue d’exercer une influence profonde sur la jeunesse allemande. Aussi faut-il souligner l’intérêt de cette traduction des cours que donne Bloc sur la Philosophie de le Renaissance. On y retrouve la constellation des grands thèmes qui jalonnent son oeuvre.

Profondément lié au courant expressionniste, Bloch n’a cessé d’affirmer la puissance révolutionnaire du rêve, de la révolte romantique, de l’utopie. L’oeuvre de ce marxiste hétérodoxe, de cet athée mystique, est une variation presque musicale sur les mêmes thèmes. Cette Philosophie de la Renaissancen’est pas un chapitre d’histoire de la philosophie. Si Bloch étudie les grands courants théoriques qui ont marqué la Renaissance, c’est pour y trouver, comme Nietzsche chez les Pré-socratiques, de « grandes individualités », des « possibilités  de vie ».

S’ il accorde une grande importance aux bouleversements économiques et  techniques – développement du capitalisme, ascension de la bourgeoisie, progrès  de la science, glorification  du travail – il voit surtout, dans la Renaissance, une ardeur , un sentiment d’immensité et d’infini, inconnus auparavant.

Les philosophes sont pour lui des conquistadores qui brisent les vieilles idoles, créent des valeurs nouvelles. Giordano Bruno porte sur ses épaules « le manteau magique de Faust », Campanella est le poète de la finitude et du néant. Lorsque Bloch veut montrer ce qui sépare la Renaissance allemande de la Renaissance italienne, il ne peut s’empêcher d’ opposer des paysages : le ciel de la Méditerranée et les forêts humides et pluvieuses couvertes de nuages.

JEAN-MICHEL PALMIER. 

(1) à paraître chez Gallimard.

(2) Julliard, 1964.

(3) Gallimard, 1968.

Une éthique pour un temps de détresse-les interrogations de Kostas Axelos

27 avril 2008

Kostas Axelos Kostas Axelos

Coupure du Monde du 12 avril 72 à propos de la sortie de l’ouvrage de Kostas Axelos aux Editions de Minuit collection « Arguments », 117 pages, 15 fr : *POUR UNE ETHIQUE PROBLEMATIQUE

La pensée de Kostas Axelos n’est pas seulement la recherche des articulations multiples qui s’ imposent aujourd’hui, au sein de la modernité, entre les grandes oeuvres philosophiques passées – Héraclite, Hegel, Nietzsche et Heiddeger, – le marxisme et la psychanalyse, mais la tentative de les unir en une interrogation tourbillonnante. Héraclite et la philosophie, Marx penseur de la technique, Vers la pensée planétaire, Arguments d’une recherche, le jeu du Monde (1) constituent les étapes de ce questionnement qui s’enrichit aujourd’hui de cet essai: Pour une éthique problématique, réflexion d’une rare lucidité sur le problème de l’éthique dans son rapport avec la détresse moderne.

D’ emblée,  Axelos brise toutes les images, héritées de la tradition latine, chrétienne et kantienne qui ne voient dans l’éthique qu’ un système de règles morales rapportées à l’action. Loin de se confondre avec la morale, l’ éthique désigne le lieu où s’accomplissent et meurent toutes les grandes décisions de l’existence. Héraclite en donnait la dimension, lorsque, dans son dénuement extrême, à des étrangers qui le comtemplaient se chauffant près d’un four à pain, il s’écriait :  » là aussi se tiennent les dieux! ». L’éthique s’enracine dans toutes les grandes puissances originelles de la vie et du monde, le jeu de la terre, la magie, la poésie, la philosophie et la science. Elle s’affirme aujourd’hui comme la constatation désespérée que la vraie vie est absente et que rien ne semble annoncer l’aube d’un nouveau monde.

L’ homme sans étoile

La réflexion d’Axelos, pessimiste et radicale laisse peu de choses intactes. Si la perspective d’un salut n’a cessé d’obséder la pensée traditionnelle,  du christianisme au marxisme : Savoir absolu hégélien, surhomme de Nietzsche, communisme intégral ou dévoilement de l’Etre pour Heidegger, peut-être est-il temps, aujourd’hui, de reconnaître qu’aucune réponse définitive, religieuse, métaphysique ou politique – n’ a été donnée et qu’elle est même impossible. Les idéaux se sont révélés être des masques vides n’ouvrant que sur l’ennui, la pourriture et la mort. Du Christ à l’Antéchrist, de Marx à Heidegger, des rêves utopistes au gauchisme spontané, on n’entrevoit aucune remise en question fondamentale capable d’assumer cette détresse moderne. Aussi la question d’Axelos se claque-t-elle sur celle d’ Hölderlin :  » A quoi bon une éthique en temps de détresse? » Que peut-on en exiger ?

L’ avenir rique fort d’être celui du « dernier homme », de « l’homme unidimensionnel », de l’ennui et de l’ abêtissement généralisé. La médiocrité et l’ insignifiance menacent de s’imposer comme lois. Non seulement l’homme n’enfantera plus d’étoile, mais on voit mal à quoi pourrait servir un nouvel idéal, dans cet univers de béton, de bonheur illusoire et d’auto-satisfaction.

Axelos ne voit aucun salut dans la révolte. Qui se révolte et au nom de quoi?Il n’en voit pas non plus dans la philosophie, qui a sombré depuis longtemps dans la sécheresse universitaire. peut-être au sein de cette détresse est-il seulement temps d’apprendre à jouer – non seulement le jeu de chaque vie, mais du monde tout entier, de retrouver l’innocence de l’enfant Héraclite.

Ce pessimisme sans esthétisme et sans complaisance rappelle souvent celui de Walter Benjamin, mais d’un Benjamin qui aurait remplacé par le jeu l’image de la violence apocalyptique. Rendre problématique l’éthique, ce n’est ni la nier ni la remplacer par une nouvelle, tout aussi illusoire, c’est l’ouvrir aux possibilités qui demeurent encore cachées: celles du jeu, du jeu de la vie et de la mort, de la joie et de détresse, de la destruction et de la création, de la tristesse et des rêves qui s’inscrivent dans la chair du monde. « Tout prête à rire, mais personne nerit. Peut-être parce que tout le monde est ridicule. »

Excès de pessimisme ou lucidité ? C’est au lecteur de conclure. Mais ce livre violent, chaleureux, agressif ne saurait laisser indifférent : il est profond et il est neuf. Il ne s’achève ni dans la résignation, ni dans le pathos mais dans une sorte de sérénité – aussi grecque qu’Axelos: « Parler, penser, travailler, lutter, aimer, mourir – adonnez-vous à tout cela, sans fanatisme aveugle, sans tiède cécité – en jouant. »

Jean-Michel Palmier

(1) Tous ces ouvrages ont été publiés dans la collection « Arguments » aux éditions de Minuit.

 

 

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