Article paru dans Le Monde Diplomatique en juin 1995
Else Lasker Schüler, la clocharde céleste.
Le Malik. une histoire d’empereur, d’Else Lasker-Schüler, traduit de l’allemand par Geneviève Capgras et Silke Hass, éditions Fourbis, Paris, 1995, 154 pages, 120 F ; du même auteur, Mon piano bleu, traduit de l’allemand par Jean-Yves Masson et Annick Yaiche, éditions Fourbis, 1995, 380 pages, 150 F.
Une étoile à Weimar
ELSE LASKER-SCHÜLER demeure l’une des figures les plus énigmati ques et les plus tragiques de la vie artistique allemande du début du siècle. Liée à la bohème des cafés de Berlin, amie des poètes et des peintres, sa vie se confond avec celle de l’avant-garde de l’époque. Deux recueils, remarquablement traduits, Le Malik, qui rassemble les lettres échevelées, tissées de rêves et d’angoisses, qu’elle adressait à ses amis, et un volume de poèmes, Mon piano bleu, permettent d’entrevoir la richesse de son oeuvre . Considérée, dès le début des années 20, comme une figure de proue de l’expressionnisme, Else Lasker-Schüler est l’auteur de drames où se mêlent une sensibilité déchirée et une dimension mystique. Ses splendides poèmes, où se confondent Berlin et Jérusalem, la rendirent célèbre. Mais sa vie, très tôt transformée en légende, est devenue emblématique de la symbiose judéo-allemande et de son destin. De cette créature de rêve, évoquée souvent comme une apparition fantomatique, l’existence se confond avec l’oeuvre. Née à Elberfeld, le 11 février 1869, au sein d’une famille juive assimilée, elle rompit avec la vie bourgeoise après l’échec de son premier mariage. Passionnée par la peinture, elle étudia à l’atelier de Simon Goldberg à Berlin, se lia avec le cercle de poètes de Peter Hille et publia Stryx, son premier recueil de poèmes. La beauté de son style, l’étrangeté de ses images surprirent. Elle partagea bientôt l’existence de Herwarth Walden, surtout connu comme éditeur de la revue expressionniste Der Sturm et fondateur de la galerie du même nom. Walden fit se rencontrer à Berlin toute l’avant-garde européenne. C’est lui qui fit venir dans la capitale Kokoschka et Chagall. La pièce d’Else Lasker-Schüler Die Wupper demeure l’un des drames les plus représentatifs de cette époque. En 1912, elle se lia avec Gottfried Benn, auteur du célèbre recueil Morgue et autres poèmes. L’année suivante, elle voyagea à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Hostile à la guerre, elle se réfugia en Suisse, fréquentant pacifistes et dadaïstes. C’est au début des années 20, avec la mise en scène de son drame par Max Reinhardt et la publication de six volumes de poèmes, qu’elle devint réellement célèbre. On exposa aussi ses dessins. Admirée, elle scandalisait par son style de vie insolite : sans domicile fixe, vivant en sous-location ou dormant sur les bancs des gares. A tous ses amis, elle donnait des surnoms mythiques. Franz Marc était le Cavalier bleu, Karl Kraus le Dalaï-Lama, Gottfried Benn Giselheer le Barbare. Elle-même se désignait comme Prince de Thèbes, Tino de Bagdad, maquillait les données réelles de sa vie. Qualifiée de « juive pornographique » par les nazis, elle émigra en Suisse, en 1933, avant de se fixer en Palestine, en 1939. Le rêve de Jérusalem s’effondra en partie contre la réalité conflictuelle qu’elle y découvrit. Elle y lira ses oeuvres mais fera aussi scandale par son peu d’attachement à la religion. Elle refusa que l’on traduisît ses poèmes en hébreu, les jugeant « assez juifs » en allemand. Son recueil Mon piano bleu parut en 1943, à trente-trois exemplaires, et son dernier drame, Ich und Ich (« Je et je »), suscita des appréciations contradictoires : apothéose d’un destin ou oeuvre d’une démente ? Else Lasker-Schüler s’éteignit le 22 janvier 1945 et fut enterrée sur le mont des Oliviers. Plus d’un demi-siècle a été nécessaire pour qu’elle retrouve sa place dans l’histoire de la littérature, dans le firmament de cette culture de Weimar dont elle fut l’une des plus étranges étoiles.
Jean-Michel Palmier.
Quelques poèmes écrits par Else Lasker Schüler
Mère
une étoile blanche chante une chanson de mort
dans la nuit de juillet
comme un carillon de mort dans la nuit de juillet
et sur le toit la main des nuages,
la main frôlante, humide
recherche ma mère.
Je sens ma vie nue,
elle s’élance hors de ma patrie,
ma vie ne fut jamais aussi nue,
aussi donnée au temps,
comme si fanée je me tenais
derrière la fin du jour
entre les immense nuits.
Seule.
Mère (2)
la bougie a brûlé toute la nuit
toute la nuit
mère, mère adorée
mon coeur brûle sous mon omoplate
toute la nuit
mère, mère adorée
Partout dans le monde je cherche une ville
qui a un ange devant la porte
je porte ses grandes ailes sur moi
mes omoplates sont brisées lourdement
et sur le front son étoile comme un sceau
mon peuple
le rocher devient pourri
d’où je sautais
et chantent mes chansons à Dieu..
soudain je m’étale hors du chemin
et je coule tout en moi
loin de tout, seule sur la pierre des plaintes
vers la mer.
Je me suis tant immergée
que mon propre sang
est fermentation.
Et toujours, toujours encore l’écho
en moi,
quand affreusement vers l’Orient
le rocher pourri,
mon peuple,
hurle vers Dieu
je sais
je sais, que je dois mourir bientôt
pourtant tous les arbres brillent
vers le baiser de Juillet si longuement espéré-
mes rêves deviennent blafards-
jamais je n’ai écrit un une fin si triste
dans les livres de mes rimes,
tu brises une fleur pour me saluer-
déjà je l’aimais en germe.
Mais je sais, que je dois mourir bientôt
mon souffle flotte au dessus du fleuve de Dieu-
je pose doucement mes pieds
sur le chemin de l’éternelle demeure
Fin du monde
il y a pleur sur le monde,
comme si le cher Dieu était mort,
et l’ ombre de plomb, elle tombe,
pesant le poids des tombeaux.
Viens, nous voulons nous cacher encore plus prés…
La vie repose dans tous les coeurs
comme en un cercueil.
Toi! Nous voulons nous embrasser profondément-
il bat une nostalgie ardente en ce monde,
pour cela nous devons mourir
Me vois-tu?
Entre terre et ciel?
Nul n’a croisé ma trace.
Mais ton visage réchauffe mon monde,
de toi pousse toute floraison.
Quand tu me dévisages, doux devient mon coeur.
Je repose sous ton sourire
et j’apprends à préparer jour et nuit,
pour me désenvoûter de toi et te faire disparaître,
toujours je joue ce seul jeu que je connaisse
oh je voudrais tant quitter ce monde!
Alors tu pleureras sur moi.
hêtres de sang répandent le feu
sur mes rêves guerriers.
Je dois être
au travers de sombres broussailles
fossés et eau.
Toujours des vagues sauvages
se brisent sur mon coeur;
ennemi intérieur.
oh je voudrais tant quitter ce monde!
mais pourtant si loin de lui,
j’erre, une lumière vacillante
autour de la tombe de Dieu.
au barbare
les nuits je repose
sur ton visage.
sur les marches de ton corps
je plante cèdres et amandiers.
infatigable je fouille ta poitrine
pour chercher la joie d’or des pharaons.
mais tes lèvres sont lourdes,
mes miracles ne les sauvent pas.
Soulève donc ton ciel de neige
depuis mon âme-
tes rêves de diamants
cisaillent mes veines.
Je suis Joseph, je porte une douce ceinture
sur ma peau multicolore.
les bruissements affolés de mes coquillages
te réjouisses
Mais ton coeur ne laisse entrer aucune mer
Oh Toi!
adieu
mais tu n’es point venu avec le soir.
J’étais assise sous le manteau d’étoiles.
… Si à ma porte l’on frappait, même si ce n’était que mon propre cœur .
Cela pend seulement à chaque montant de porte, à la tienne aussi ;
entre les lampions d’une rose de feu au milieu du brun de la guirlande.
avec mon sang je te peignais le ciel couleur mûre.
Mais tu ne vins jamais avec le soir…
Je me tenais dans mes chaussures dorées
Brouillard
nous étions assis tristes et main dans la main,
la rose jaune du soleil,
la rayonnante fiancée de Dieu,
luisait tordue hors de la terre.
Et comme son regard était d’or,
et nos yeux attendent,
questionnant comme des yeux d’enfant,
blanche déjà la nostalgie gît dans nos cheveux.
Et d’entre les bouleaux dénudés
montent sans repos des ténèbres,
des nuits ressuscitées,
qui cherchent leurs jours en pleurs.
nos mains se referment comme des roses;
toi, nous voulons nous aimer
comme des jeunes cieux
dans la couronne venant des frontières perdues.
un lourd été planera vers la terre
avec des ailes de feuillage,
et une douceur bruissante
afflue de la vie mélancolique
et que jouerons-nous ensemble…
nous nous tenons fermement enlacés
et nous nous enroulons au-dessus de la terre,
au-dessus de la terre.
petite chanson de mort
je suis si calme,
tout le sang sourd à l’intérieur.
tout autour si doux.
je ne sais plus rien.
mon coeur encore petit,
est mort doucement de douleur.
Il était bleu et pieux!
O ciel, viens!
un bruit profond-
nuit sur tout.
fuite du monde
aux frontières perdues
je veux revenir chez moi,
déjà fleurit la perte de l’automne
de mon âme,
sans doute est-il trop tard pour revenir.
O, je meurs sous vous tous!
car vous m’étouffez avec vous.
je voudrais tirer autour de moi des liens
pour clore le chaos!
vous confondant,
vous surmontant,
pour m’enfuir
vers moi.
Écoute
je vole dans les nuits
les roses de ta bouche,
afin qu’aucune femelle ne puisse y boire.
Celle qui t’enlace
me dépouille de mes frissons,
ceux que j’avais peint sur tes membres.
je suis la bordure de route
qui t’effleure,
te jette à terre.
Sens-tu ma vie autour
partout
comme un bord lointain?
quand tu viens
voulons-nous cacher le jour dans le calice de la nuit,
alors nous aspirons vers la nuit.
Nos corps sont étoiles d’or,
qui veulent s’embrasser-s’embrasser.
Sens-tu le parfum des roses ensommeillées
sur les herbes sombres-
ainsi devra être notre nuit.
Nos corps d’or veulent s’embrasser.
Toujours je sombre de nuit en nuit.
tous les cieux fleurissent denses de notre amour flamboyant.
S’embrasser veulent nos corps, s’embrasser- s’embrasser.
Toi, il est déjà nuit
nous voulons partager notre nostalgie
et regarder dans les choses dorées.
Toujours dans la rue est assis un mort
et il mendie pour une aumône.
Il fredonne mes chansons
déjà depuis tout au long d’un été devenu blême.
Nous voulons nous aimer,
par-dessus le chemin du cimetière,
enfants follement téméraires,
rois, qui ne bougent qu’avec le sceptre.
-Ne demandes rien-, j’épie
tes yeux de miel ivre.
la nuit est une rose douce,
nous voulons nous coucher dans sa corolle,
toujours plus profondément noyés,
je suis fatiguée de la mort.
si je ne trouve pas bientôt une île bleue…
Racontes-moi ses miracles!
le piano bleu
chez moi j’ai un piano bleu
mais je ne sais aucune note.
il se tient dans le noir de la porte de la cave,
depuis le jour où le monde est devenu brutal.
les étoiles jouaient jadis à quatre mains
- la femme lune chantait dans le bateau-
maintenant des rats dansent dans sa gorge.
cassé est le clavier -
je pleure pour la mort bleue.
Ah chers anges, ouvrez-moi
-j’ai tant mangé du pain amer-
les portes du paradis pendant que je vis encore,
oui même contre les interdictions.
Mal du pays
de ce pays froid
je ne connais point la langue,
et ne peut suivre ses pas.
Et les nuages qui passent,
je ne sais point les interpréter.
La nuit est une reine d’un autre lit.
Toujours je dois me souvenir des forêts du pharaon
et embrasser les images de mon étoile.
mes lèvres luisent déjà
et parle le lointain,
et je suis un livre bariolé
sur tes genoux.
Mais ton visage file
un voile de larmes.
Mes oiseaux chatoyants
sont les coraux arrachés,
dans les coins du jardin
leurs doux nids deviennent pierre.
qui va oindre mes palais morts-
ils portent la couronne de mon père,
leurs prières se noient dans le fleuve sacré
étoile d’amour
tes yeux attendent devant ma vie
comme nuits, qui se tendent vers les jours,
et le rêve lourd repose sur elles incréé.
des étoiles étranges regardent fixement vers la terre,
couleur métal avec l’errance de la nostalgie,
avec des bras brûlants qui cherchent l’amour
et dans la fraîcheur n’agrippent que de l’air.
ma chanson d’amour
comme une fontaine céleste
bruit mon sang,
toujours de toi, toujours de moi.
dansent mes rêves dénudés et en quête;
enfants somnanbules,
doucement dans les recoins obscurs.
O, tes lèvres sont du miel…
l’odeur enivrante de tes lèvres…
et d’ombelles bleues t’entourant d’argent
tu souries…toi, toi.
toujours le ruissellement qui serpente
sur ma peau
sur les épaules s’en va-
j’épie…
comme une fontaine céleste
bruit mon sang,
son sang
ce qu’il préférait c’était de cueillir mon bonheur
dernières roses de mai
et il les jetait dans le caniveau.
…son sang le harcelait.
ce qu’il préférait c’était d’attirer mon âme
rayon de soleil tremblant
dans les noirs tourments de ses nuits.
ce qu’il préférait…son sang le harcelait.
c’était de saisir mon coeur joueur
du souffle de printemps berceur
et de le pendre comme cela à un buisson d’épines.
…son sang le harcelait.
LA SULAMITE
O de ta bouche si tendre
J’ai appris les paroles de la Béatitude!
Déjà, je sens les lèvres de l’ange Gabriel
Brûlantes sur ma poitrine…
Et le nuage de la nuit boit
Mon rêve profond parmi les cèdres.
O, comme la vie me réjouit
Et je me dissous
Et mon coeur est floraison
Et je dérive dans l’Univers
Dans le Temps
Jusqu’au Toujours
Et mon âme s’enflamme dans
les couleurs solaires du ciel
de Jérusalem.
(Traduction d’Alain Suied)
Copyright © Else Lasker-Schuller / La République des Lettres, dimanche 01 septembre 1996