Else Lasker Schüler, la tragique: Une étoile à Weimar

22 octobre 2008

Article paru dans Le Monde Diplomatique en juin 1995 

laskerschuler1.jpgElse Lasker Schüler, la clocharde céleste.

Le Malik. une histoire d’empereur, d’Else Lasker-Schüler, traduit de l’allemand par Geneviève Capgras et Silke Hass, éditions Fourbis, Paris, 1995, 154 pages, 120 F ; du même auteur, Mon piano bleu, traduit de l’allemand par Jean-Yves Masson et Annick Yaiche, éditions Fourbis, 1995, 380 pages, 150 F.

Une étoile à Weimar

ELSE LASKER-SCHÜLER demeure l’une des figures les plus énigmati ques et les plus tragiques de la vie artistique allemande du début du siècle. Liée à la bohème des cafés de Berlin, amie des poètes et des peintres, sa vie se confond avec celle de l’avant-garde de l’époque. Deux recueils, remarquablement traduits, Le Malik, qui rassemble les lettres échevelées, tissées de rêves et d’angoisses, qu’elle adressait à ses amis, et un volume de poèmes, Mon piano bleu, permettent d’entrevoir la richesse de son oeuvre . Considérée, dès le début des années 20, comme une figure de proue de l’expressionnisme, Else Lasker-Schüler est l’auteur de drames où se mêlent une sensibilité déchirée et une dimension mystique. Ses splendides poèmes, où se confondent Berlin et Jérusalem, la rendirent célèbre. Mais sa vie, très tôt transformée en légende, est devenue emblématique de la symbiose judéo-allemande et de son destin. De cette créature de rêve, évoquée souvent comme une apparition fantomatique, l’existence se confond avec l’oeuvre. Née à Elberfeld, le 11 février 1869, au sein d’une famille juive assimilée, elle rompit avec la vie bourgeoise après l’échec de son premier mariage. Passionnée par la peinture, elle étudia à l’atelier de Simon Goldberg à Berlin, se lia avec le cercle de poètes de Peter Hille et publia Stryx, son premier recueil de poèmes. La beauté de son style, l’étrangeté de ses images surprirent. Elle partagea bientôt l’existence de Herwarth Walden, surtout connu comme éditeur de la revue expressionniste Der Sturm et fondateur de la galerie du même nom. Walden fit se rencontrer à Berlin toute l’avant-garde européenne. C’est lui qui fit venir dans la capitale Kokoschka et Chagall. La pièce d’Else Lasker-Schüler Die Wupper demeure l’un des drames les plus représentatifs de cette époque. En 1912, elle se lia avec Gottfried Benn, auteur du célèbre recueil Morgue et autres poèmes. L’année suivante, elle voyagea à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Hostile à la guerre, elle se réfugia en Suisse, fréquentant pacifistes et dadaïstes. C’est au début des années 20, avec la mise en scène de son drame par Max Reinhardt et la publication de six volumes de poèmes, qu’elle devint réellement célèbre. On exposa aussi ses dessins. Admirée, elle scandalisait par son style de vie insolite : sans domicile fixe, vivant en sous-location ou dormant sur les bancs des gares. A tous ses amis, elle donnait des surnoms mythiques. Franz Marc était le Cavalier bleu, Karl Kraus le Dalaï-Lama, Gottfried Benn Giselheer le Barbare. Elle-même se désignait comme Prince de Thèbes, Tino de Bagdad, maquillait les données réelles de sa vie. Qualifiée de « juive pornographique » par les nazis, elle émigra en Suisse, en 1933, avant de se fixer en Palestine, en 1939. Le rêve de Jérusalem s’effondra en partie contre la réalité conflictuelle qu’elle y découvrit. Elle y lira ses oeuvres mais fera aussi scandale par son peu d’attachement à la religion. Elle refusa que l’on traduisît ses poèmes en hébreu, les jugeant « assez juifs » en allemand. Son recueil Mon piano bleu parut en 1943, à trente-trois exemplaires, et son dernier drame, Ich und Ich (« Je et je »), suscita des appréciations contradictoires : apothéose d’un destin ou oeuvre d’une démente ? Else Lasker-Schüler s’éteignit le 22 janvier 1945 et fut enterrée sur le mont des Oliviers. Plus d’un demi-siècle a été nécessaire pour qu’elle retrouve sa place dans l’histoire de la littérature, dans le firmament de cette culture de Weimar dont elle fut l’une des plus étranges étoiles.

Jean-Michel Palmier.

Else Lasker Schüler, la tragique: Une étoile à Weimar dans SOCIETE Quelques poèmes écrits par Else Lasker Schüler

Mère

une étoile blanche chante une chanson de mort
dans la nuit de juillet
comme un carillon de mort dans la nuit de juillet
et sur le toit la main des nuages,
la main frôlante, humide
recherche ma mère.

Je sens ma vie nue,
elle s’élance hors de ma patrie,
ma vie ne fut jamais aussi nue,
aussi donnée au temps,
comme si fanée je me tenais
derrière la fin du jour
entre les immense nuits.

Seule.

laskerschulerautoportrait dans SOCIETE


Mère (2)

la bougie a brûlé toute la nuit
toute la nuit
mère, mère adorée
mon coeur brûle sous mon omoplate
toute la nuit
mère, mère adorée


Partout dans le monde je cherche une ville
qui a un ange devant la porte
je porte ses grandes ailes sur moi
mes omoplates sont brisées lourdement
et sur le front son étoile comme un sceau


mon peuple

le rocher devient pourri
d’où je sautais
et chantent mes chansons à Dieu..
soudain je m’étale hors du chemin
et je coule tout en moi
loin de tout, seule sur la pierre des plaintes
vers la mer.

Je me suis tant immergée
que mon propre sang
est fermentation.

Et toujours, toujours encore l’écho
en moi,
quand affreusement vers l’Orient
le rocher pourri,
mon peuple,
hurle vers Dieu


je sais

je sais, que je dois mourir bientôt
pourtant tous les arbres brillent
vers le baiser de Juillet si longuement espéré-
mes rêves deviennent blafards-
jamais je n’ai écrit un une fin si triste
dans les livres de mes rimes,
tu brises une fleur pour me saluer-
déjà je l’aimais en germe.

Mais je sais, que je dois mourir bientôt
mon souffle flotte au dessus du fleuve de Dieu-
je pose doucement mes pieds
sur le chemin de l’éternelle demeure


Fin du monde

il y a pleur sur le monde,
comme si le cher Dieu était mort,
et l’ ombre de plomb, elle tombe,
pesant le poids des tombeaux.

Viens, nous voulons nous cacher encore plus prés…
La vie repose dans tous les coeurs
comme en un cercueil.

Toi! Nous voulons nous embrasser profondément-
il bat une nostalgie ardente en ce monde,
pour cela nous devons mourir


Me vois-tu?

Entre terre et ciel?
Nul n’a croisé ma trace.
Mais ton visage réchauffe mon monde,
de toi pousse toute floraison.

Quand tu me dévisages, doux devient mon coeur.
Je repose sous ton sourire
et j’apprends à préparer jour et nuit,
pour me désenvoûter de toi et te faire disparaître,
toujours je joue ce seul jeu que je connaisse


oh je voudrais tant quitter ce monde!

Alors tu pleureras sur moi.
hêtres de sang répandent le feu
sur mes rêves guerriers.

Je dois être
au travers de sombres broussailles
fossés et eau.

Toujours des vagues sauvages
se brisent sur mon coeur;
ennemi intérieur.

oh je voudrais tant quitter ce monde!
mais pourtant si loin de lui,
j’erre, une lumière vacillante

autour de la tombe de Dieu.


au barbare

les nuits je repose
sur ton visage.

sur les marches de ton corps
je plante cèdres et amandiers.

infatigable je fouille ta poitrine
pour chercher la joie d’or des pharaons.

mais tes lèvres sont lourdes,
mes miracles ne les sauvent pas.

Soulève donc ton ciel de neige
depuis mon âme-

tes rêves de diamants
cisaillent mes veines.

Je suis Joseph, je porte une douce ceinture
sur ma peau multicolore.

les bruissements affolés de mes coquillages
te réjouisses

Mais ton coeur ne laisse entrer aucune mer
Oh Toi!     


adieu

mais tu n’es point venu avec le soir.
J’étais assise sous le manteau d’étoiles.

… Si à ma porte l’on frappait, même si ce n’était que mon propre cœur .
Cela pend seulement à chaque montant de porte, à la tienne aussi ;
entre les lampions d’une rose de feu au milieu du brun de la guirlande.
avec mon sang je te peignais le ciel couleur mûre.

Mais tu ne vins jamais avec le soir…

Je me tenais dans mes chaussures dorées


Brouillard

nous étions assis tristes et main dans la main,
la rose jaune du soleil,
la rayonnante fiancée de Dieu,
luisait tordue hors de la terre.
Et comme son regard était d’or,
et nos yeux attendent,
questionnant comme des yeux d’enfant,
blanche déjà la nostalgie gît dans nos cheveux.

Et d’entre les bouleaux dénudés
montent sans repos des ténèbres,
des nuits ressuscitées,
qui cherchent leurs jours en pleurs.
nos mains se referment comme des roses;
toi, nous voulons nous aimer
comme des jeunes cieux
dans la couronne venant des frontières perdues.
un lourd été planera vers la terre
avec des ailes de feuillage,
et une douceur bruissante
afflue de la vie mélancolique
et que jouerons-nous ensemble…
nous nous tenons fermement enlacés
et nous nous enroulons au-dessus de la terre,
au-dessus de la terre.


petite chanson de mort

je suis si calme,
tout le sang sourd à l’intérieur.

tout autour si doux.
je ne sais plus rien.

mon coeur encore petit,
est mort doucement de douleur.

Il était bleu et pieux!
O ciel, viens!

un bruit profond-
nuit sur tout.


fuite du monde

aux frontières perdues
je veux revenir chez moi,
déjà fleurit la perte de l’automne
de mon âme,
sans doute est-il trop tard pour revenir.
O, je meurs sous vous tous!
car vous m’étouffez avec vous.
je voudrais tirer autour de moi des liens
pour clore le chaos!
vous confondant,
vous surmontant,
pour m’enfuir
vers moi.


Écoute

je vole dans les nuits
les roses de ta bouche,
afin qu’aucune femelle ne puisse y boire.

Celle qui t’enlace
me dépouille de mes frissons,
ceux que j’avais peint sur tes membres.
je suis la bordure de route
qui t’effleure,
te jette à terre.

Sens-tu ma vie autour
partout
comme un bord lointain?


quand tu viens

voulons-nous cacher le jour dans le calice de la nuit,
alors nous aspirons vers la nuit.
Nos corps sont étoiles d’or,
qui veulent s’embrasser-s’embrasser.

Sens-tu le parfum des roses ensommeillées
sur les herbes sombres-
ainsi devra être notre nuit.
Nos corps d’or veulent s’embrasser.
Toujours je sombre de nuit en nuit.
tous les cieux fleurissent denses de notre amour flamboyant.

S’embrasser veulent nos corps, s’embrasser- s’embrasser.


Toi, il est déjà nuit

nous voulons partager notre nostalgie
et regarder dans les choses dorées.
Toujours dans la rue est assis un mort
et il mendie pour une aumône.
Il fredonne mes chansons
déjà depuis tout au long d’un été devenu blême.
Nous voulons nous aimer,
par-dessus le chemin du cimetière,
enfants follement téméraires,
rois, qui ne bougent qu’avec le sceptre.

-Ne demandes rien-, j’épie
tes yeux de miel ivre.
la nuit est une rose douce,
nous voulons nous coucher dans sa corolle,
toujours plus profondément noyés,
je suis fatiguée de la mort.
si je ne trouve pas bientôt une île bleue…

Racontes-moi ses miracles!


le piano bleu

chez moi j’ai un piano bleu
mais je ne sais aucune note.
il se tient dans le noir de la porte de la cave,
depuis le jour où le monde est devenu brutal.
les étoiles jouaient jadis à quatre mains
- la femme lune chantait dans le bateau-
maintenant des rats dansent dans sa gorge.

cassé est le clavier -
je pleure pour la mort bleue.
Ah chers anges, ouvrez-moi
-j’ai tant mangé du pain amer-
les portes du paradis pendant que je vis encore,
oui même contre les interdictions.


Mal du pays

de ce pays froid
je ne connais point la langue,
et ne peut suivre ses pas.
Et les nuages qui passent,
je ne sais point les interpréter.

La nuit est une reine d’un autre lit.
Toujours je dois me souvenir des forêts du pharaon
et embrasser les images de mon étoile.
mes lèvres luisent déjà
et parle le lointain,
et je suis un livre bariolé
sur tes genoux.

Mais ton visage file
un voile de larmes.
Mes oiseaux chatoyants
sont les coraux arrachés,
dans les coins du jardin
leurs doux nids deviennent pierre.
qui va oindre mes palais morts-
ils portent la couronne de mon père,
leurs prières se noient dans le fleuve sacré


étoile d’amour

tes yeux attendent devant ma vie
comme nuits, qui se tendent vers les jours,
et le rêve lourd repose sur elles incréé.
des étoiles étranges regardent fixement vers la terre,
couleur métal avec l’errance de la nostalgie,
avec des bras brûlants qui cherchent l’amour
et dans la fraîcheur n’agrippent que de l’air.


ma chanson d’amour

comme une fontaine céleste
bruit mon sang,
toujours de toi, toujours de moi.
dansent mes rêves dénudés et en quête;
enfants somnanbules,
doucement dans les recoins obscurs.

O, tes lèvres sont du miel…
l’odeur enivrante de tes lèvres…
et d’ombelles bleues t’entourant d’argent
tu souries…toi, toi.
toujours le ruissellement qui serpente
sur ma peau
sur les épaules s’en va-
j’épie…
comme une fontaine céleste

bruit mon sang,


son sang

ce qu’il préférait c’était de cueillir mon bonheur
dernières roses de mai
et il les jetait dans le caniveau.
…son sang le harcelait.
ce qu’il préférait c’était d’attirer mon âme
rayon de soleil tremblant
dans les noirs tourments de ses nuits.
ce qu’il préférait…son sang le harcelait.
c’était de saisir mon coeur joueur
du souffle de printemps berceur
et de le pendre comme cela à un buisson d’épines.

…son sang le harcelait.


LA SULAMITE

O de ta bouche si tendre
J’ai appris les paroles de la Béatitude!
Déjà, je sens les lèvres de l’ange Gabriel
Brûlantes sur ma poitrine…
Et le nuage de la nuit boit
Mon rêve profond parmi les cèdres.
O, comme la vie me réjouit
Et je me dissous
Et mon coeur est floraison
Et je dérive dans l’Univers
Dans le Temps
Jusqu’au Toujours
Et mon âme s’enflamme dans
les couleurs solaires du ciel
de Jérusalem.
(Traduction d’Alain Suied)

Copyright © Else Lasker-Schuller / La République des Lettres, dimanche 01 septembre 1996


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Henri Lefebvre : La Somme et le Reste.

19 octobre 2008

Article publié dans le journal Le Monde 

 596e23.jpg la Somme et le Reste

 * La Somme et le Reste;  Editions Belibaste; 435 pages, 36 F.

Roman politique, critique du dogmatisme stalinien et oeuvre de transition, la Somme et le Reste, écrite fin 1958, est un des ouvrages les plus denses d’ Henri Lefebvre. En mélangeant tous les styles – récits, poèmes, analyses historiques et politiques, esquisses littéraires – Henri Lefebvre retraçait son itinéraire philosophique et sociologique avec une sincérité qui lui valut de nombreuses critiques et des attaques mémorables. En relisant aujourd’hui, dans cette nouvelle édition abrégée, la Somme et le Reste, on est surpris d’y découvrir tant de clairvoyance et d’actualité. Témoin et acteur de toutes les batailles théoriques de son temps, Henri Lefebvre est un des premiers sociologues français, sinon le premier, à oser écrire « JE », à unir la trame de sa vie et sa réflexion politique. Et cela, il le fait avec avec beaucoup de verve et d’intelligence, d’ironie et de sensibilité.
                                                                                                                  J-M P.

Un essai d’Henri Lefebvre; Hegel, Marx, Nietzsche et la modernité

19 octobre 2008

Article paru dans le journal Le Monde

henrilefebvre.gif Henri Lefebvre

* Hegel, Marx, Nietzsche ou le royaume des ombres, de Henri Lefebvre, Casterman, 224 p.; 36 F.  

      « La beauté du surhumain m’est apparue comme une ombre » – c’est sur cette parole énigmatique de Zarathoustra que s’ouvre le nouveau livre d’Henri Lefebvre. Livre passionnant, dont l’itinéraire sinueux, tourmenté, fait de lumière et d’ombre, veut nous faire découvrir le visage défiguré de la civilisation moderne, la trahison des rêves et l’oppression acceptée du vécu. En nous invitant à une nouvelle lecture, philosophique, politique, sociologique, de Hegel, Marx et Nietzsche, Henri Lefebvre tente aussi de découvrir le fondement de toute son oeuvre : ni philosophe ni sociologue, il se veut le défenseur d’un nouveau style de pensée critique.

        Plus de trente cinq ans après son premier essai sur Nietzsche, il s’efforce de nous montrer l’évidence qui guide tous ses travaux : il y a, même pour un marxiste, beaucoup à apprendre de la philosophie, lorsque celle-ci ne se borne pas à un simple exercice universitaire ou à la célébration de sa propre mort, quand elle descend parmi les hommes et les choses pour poser les questions quotidiennes de l’existence, avec le sérieux tragique que prennent de telles questions lorsqu’elles concernent une vie, ni « heureuse » ni « malheureuse » une vie toute ordinaire qui s’en va à la dérive.

         » le monde moderne est hégélien, le monde moderne est marxiste, le monde moderne est nietzschéen. » Cette affirmation paradoxale de Lefebvre, inaugure sa longue errance parmi les systèmes philosophiques et les paysages de la modernité; L’hégélianisme n’est pas mort, c’est le sol sur lequel nous vivons, travaillons et mourront. C’est le monde de l’Etat-nation, de la société civile policée, de la division du travail. Le marxisme, ce n’est pas seulement une doctrine, une science, c’est la présence constante du capital, de l’ aliénation, de l’oppression, de la lutte des classes, qui déferle dans les rues. Quant à Nietzsche,  c’est celui qui nous enseigne moins l’Eternel Retour que la révolte du corps meurtri, des désirs et de l’imaginaire bafoués, truqués, monnayés. Il y a de la joie sauvage dans la destruction des interdits et des dogmes, quelque chose de dionysiaque. La lutte contre les idéologies, les arrières-mondes, pour une vie qui voulait connaître dans l’instant sa plénitude et son éternité est aussi un programme politique. Au -delà de Nietzsche, Lefebvre entrevoit Vailland, Artaud, Bataille comme autant de signes vers un ailleurs qui reste à conquérir.

 L’Etat et le bonheur

        Aussi les trois « dossiers » proposés ne se veulent-ils pas une contribution à l’ histoire de la philosophie. Souvent, ce sont Hegel et Nietzsche qui permettent de comprendre Lefebvre. L’historien se sentira agressé par ces analyses étranges, ces raccourcis abrupts qui ouvrent les linceuls des philosophes pour les faire surgir comme des interlocuteurs quotidiens. Au moment où la philosophie voit son droit à l’existence remis en question, où son inutilité est déclarée scandaleuse, Lefebvre nous montre que ces attaques elles-mêmes font partie de son histoire et de son destin.

        Hegel n’a pas succombé aux coups des jeunes hégéliens, il est assassiné chaque fois que l’Etat se transforme en instrument d’oppression. Il est présent, invisible, dans chaque débat sur le pouvoir. Le développement des sciences humaines, l’avènement des technocrates, l’optimisme rationnel, résultent de l’éclatement du système hégélien. Si Lefebvre n’a aucune pitié à l’égard de ceux qui affirment que Marx est mort ou dépassé, il ne pardonne pas non plus à ceux qui ont confisqué à leur profit la dialectique et déclarent réaliser le règne du rationnel dans des institutions répressives..  Nul, selon lui n’a le droit de se proclamer le seul héritier de Marx. Le marxisme est beaucoup trop important pour cela. Par delà tout dogmatisme, il montre que la révolution qui s’impose toujours, c’est la révolution contre l’Etat.

         Si Hegel a vu en lui  » le divin sur la terre », Lefebvre, comme Nietzsche, le nomme « le plus froid des monstres ». Les prophéties du solitaire Sils-Maria, nous les avons réalisées ; on aménage le désert, on accepte de ne plus avoir de rêves, sauf ceux qu’on nous propose, et le souffle d’un nouveau monde, d’une autre sensibilité s’étiole. Le « dernier homme » dit Nietzsche, est celui qui vivra le plus longtemps.. Il cligne des yeux et dit :  » Nous avons inventé le bonheur. »

        Des cendres de la philosophie occidentale, Lefebvre veut faire jaillir des flammes, montrant que ces pensées au fond nous ne les avons pas comprises. On étudie aujourd’hui Nietzsche comme on lit Breton et Rimbaud : sans que le caractère subversif de leurs paroles, de leurs images nous assaille encore… A  soixante dix ans, Lefebvre est le plus jeune de  nos philosophes. Qu’il parle de la Grèce, de Goethe, de l’Etat, du capital, c’est toujours pour y déceler une certaine conception de la vie, des rapports à autrui. A ceux qui lui réclament des réponses, il dit seulement :  » Le royaume des ombres, mythiquement, de la poésie homérique à la Divine Comédie, possédait entrée et sortie, parcours guidé et puissances médiatrices. Il avait des portes, celles d’une ville souterraine, dominée par la Cité terrestre et la Cité de Dieu. Aujourd’hui, où sont les portes du royaume des ombres? où est la sortie ? »

JEAN-MICHEL PALMIER 

Henri Lefebvre, ou l’insolence du philosophe.

19 octobre 2008

Article paru dans le journal Le Monde du 3 octobre 1976 

Henri Lefebvre, ou l'insolence du philosophe. dans SOCIETE 24382275 Henri Lefevre

* Le temps des méprises, d’Henri Lefebvre, Stock, 252 pages, 35 F.

 » Je puis dire que mes meilleures oeuvres, je les ai parlées plutôt qu’écrites. J’ai improvisé des récits, des poèmes pour des femmes que je désirais ou que j’aimais. » Ce ton de confidence mi-ironique, mi-enjoué, nous le retrouvons tout au long de ce volume d’entretiens. Lefebvre est l’un des rares sociologues qui osent dire « je » même dans ses ouvrages les plus théoriques. Ici, il prend au contraire une distance par rapport à sa vie pour la comprendre et la regarder comme quelque chose qui lui échappe peu à peu. Parfois il semble sourire en se remémorant un souvenir d’enfance ou le nom d’une femme qu’il a aimée, mais il glisse. La « chaude expérience du vécu », il ne nous la livre qu’à travers son expérience intellectuelle, celle qu’il a mené tantôt avec les poètes, tantôt avec les militants, avec ce goût du rêve et de l’aventure qui ne l’a jamais quitté.
« Le stalinisme fut la grande affaire de ma vie » affirme-t-il. Lorsqu’il raconte ses démêlés avec le parti communiste, il retrouve le ton d’un écolier frondeur. Il y a adhéré en 1928, enthousiasmé par la révolution qui devait détruire le monde bourgeois et changer la vie. L’ URSS, c’était alors, pour lui, Octobre, Essénine le Voyou qu’il rencontra avec Isadora Duncan, les constructivistes et les futuristes, Khlebnikov et Maïakovski. Son amitié avec Politzer fut un grand moment de sa vie; un moment malheureux aussi, car celui-ci sombra dans le dogmatisme et méprisa ses premiers essais dans lesquels il voyait des symptômes de la pensée fasciste. L’ ironie voulut que ce fût Maurice Thorez le défenseur de Lefebvre contre Politzer lui-même. Aujourd’hui encore, il n’en parle pas sans une certaine tristesse. Si Lefebvre ne cache guère son antipathie pour Nizan, il ne renie rien de son passé de militant, n’a que mépris pour l’anti-communisme.
Sa rupture avec le parti, ce fut un rêve déçu, un ami que l’on quitte, car il a trahi l’idéal auquel on croyait. A presque soixante quinze ans, le philosophe raconte avec la même émotion comment on contraignît Rajk à avouer qu’il était membre de la police fasciste : par la fenêtre, il apercevait sa femme et ses enfants que l’on tenait en joue. La déstalinisation, ce fut une occasion manquée.
Lorsqu’il rompt avec le parti, Lefebvre déclare que c’était sur des positions de gauche. Il n’aime pas qu’on le confonde avec Roger Garaudy.
Du CNRS à l’enseignement, c’est la rencontre avec les étudiants. Ceux de Strasbourg tout d’abord, puis de Nanterre. Mai 1968 lui semble moins un phénomène français que l’aboutissement d’un grand mouvement de critique internationale qui découvrait d’autres formes de lutte, d’autres possibilités de vie. Le quotidien devenait de plus en plus triste et oppressant. Les premiers textes situationnistes théorisaient cette misère. Ses démêlés avec Debord et Vaneigem? « il faut les voir comme une histoire d’amour qui n’a pas bien fini. » A Nanterre, il fait découvrir à ses auditeurs que la critique politique du quotidien est une arme révolutionnaire et il sera l’un des premiers à parler de Reich, de Marcuse, à les faire découvrir.
A présent, il n’a rien perdu de sa passion et avoue prendre plaisir à inventorier, avec Norbert Gutermann, le contenu des poubelles de New-York…On l’admire, on le hait. Face aux critiques,  il se montre ironique. Des regrets, il en a de nombreux. Certains hommes ont traversé sa vie comme des ombres et il souhaiterait les avoir mieux connus. Ainsi Sartre, avec lequel il n’eut que des malentendus, qu’il a combattu en l’admirant, parce qu’il lui demandait trop. S’il est féroce à l’égard de Raymond Aron, Lévy-Strauss, Lacan (1), par contre Deleuze, Guattari, Lyotard, le font sourire : de vieilles idées auxquelles on tente de donner des vêtements neufs.
Il leur reproche de ne pas comprendre ce qui l’a toujours passionné : le vécu, le subjectif, qui dévorent tout. Souvent, au sein de l’analyse la plus conceptuelle, il ouvre une parenthèse pour raconter un souvenir, une anecdote, et la referme vingt pages plus loin. Sans doute, peut-on déceler les structures et les thèmes de son oeuvre – la lutte contre le fascisme, l’investigation du quotidien, la modernité, l’étude de l’espace de la ville – mais où placer les pièces de théâtre, les esquisses littéraires que Lefebvre a écrites sans jamais les publier? En lisant ces entretiens, on découvre qu’elles expriment, plus originellement peut-être que ses écrits théoriques, la trame de sa vie, les contradictions qu’il n’a jamais pu résoudre.
Un chaos d’images, de désirs et de rêves: c’est le résumé de toute vie, et de la sienne. Beaucoup lui reproche son manque de cohérence. Il avoue que Hegel et Staline l’ont dégoûté à jamais des systèmes. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il accorde autant d’importance aux filles dont il était amoureux, étant étudiant, qu’aux cours de Blondel. La suprême insolence du philosophe : ne rien prendre au sérieux, sinon la vie elle-même.

JEAN-MICHEL PALMIER

(1) On retrouvera ces attaques et critiques dans cinq essais extraits de Au-delà du structuralisme, paru en 1971 chez Anthropos, qui viennent d’être réédités au format de poche sous le titre l’idéologie structuraliste (coll. »Points », Seuil, 256 pages, 11,40 F)

« Sexe et caractère » Le délire d’un jeune juif viennois

18 octobre 2008

Article paru dans le journal Le Monde 

weiningerm26c65819469f00985e652ae2ae00c6e8.jpg  Otto  Weininger

    * SEXE ET CARACTÈRE, d’Otto Weininger, traduit de l’allemand par Daniel Rénaud. Préface de Roland Jaccard. Ed. L’Age d’Homme, 291 p.; 45 F.

        Lorsqu’il se suicida, à l’aube du 4 octobre 1903, à l’âge de 23 ans, bien peu connaissaient Otto Weininger. Ce jeune juif viennois venait pourtant de publier un livre Sexe et caractère dont la postérité allait être surprenante. Ce texte hyper-moral, anti-féministe et anti-sémite devint, quelques mois après la mort de Weininger, un des ouvrages les plus controversés dans tous les pays de langue allemande : constamment réédité tout au long des années 20, il fut traduit dans le monde entier sauf en France.

        Karl Krauss, Ludwig Wittgenstein et Freud lui-même se passionnèrent pour ce livre étrange. Aujourd’hui, le délire de Weininger, pour tragique et dérisoire qu’il soit, ne cesse de nous interpeller. Dans sa conception puritaine et névrotique de la sexualité, nous retrouvons les fantasmes les plus profonds de notre inconscient, et les plus tenaces de nos préjugés dans cette construction théorique qui fait appel à la philosophie et à la biologie, pour tenter de justifier des angoisses infantiles.

La haine de la sexualité

        Dans la vienne du début du siècle, fascinée par la splendeur de son déclin et qui cherche dans les cafés l’idée qui sauvera l’Empire, Weininger fait figure d’iconoclaste. Cette « Joyeuse Apocalypse », il l’a traversée comme un somnambule. Assurément, il n’a rien d’un viennois même s’il est né dans la capitale autrichienne. Passionné par Beethoven et Wagner, il déteste la légèreté de ses contemporains, se réclame de Kant et de Nietzsche, et se convertira au protestantisme. Cette conversion traduira ses convictions les plus profondes : un rigorisme éthique quasi luthérien, un idéalisme forcené, une haine du corps qu’il ne trouve ni dans le judaïsme ni dans le catholicisme, cela le fait apparaître comme une sorte de  « prussien » égaré dans la Vienne romantique. Le personnage déconcerte. Son visage sérieux, taciturne, reflète son angoisse.

        Le génie de Weininger consiste à faire tenir dans la synthèse de thèmes empruntés à Nietzsche, à Schopenhauer, à Kant, à Platon et à Wagner, ses angoisses les plus profondes à l’égard de la sexualité. Derrière les masques et les oripeaux philosophiques dont il pare ses tourments, se dissimulent quelques idées très simples qu’il développe avec une logique implacable: la sexualité n’est belle que spirituelle, sa réalité est immorale et répugnante; seul l’homme est capable d’échapper au désir purement physique, seul il est pur et moral; la structure psychologique de l’homme et de la femme s’enracine dans ce rapport à la sexualité.

        Retrouvant la dureté et la stupidité de tant de propos de Nietzsche sur la femme, il voit, comme lui, dans l’ »émancipation » de celle-ci, une des causes de l’enlaidissement de l’Europe et l’annonce du naufrage prochain de l’humanité. La femme qui s’émancipe vraiment ne peut être selon lui qu’une amazone, car elle cherche alors à libérer en elle-même l’élément masculin. Le génie est d’essence masculine et l’on ne saurait concevoir la moindre égalité entre les sexes. Mieux encore, « le plus grand, le seul ennemi de l’émancipation de la femme est la femme », c’est à dire sa propre sexualité. Ce n’est qu’en renonçant à sa sensualité, à son désir, qu’elle pourrait accéder à une véritable libération. Qu’il analyse la conscience, la mémoire, l’intelligence, l’éthique, l’ esthétique ou la logique, qu’il parle de la virginité, du coït ou du mariage, Weininger ne trouve pas de termes assez durs pour stigmatiser l’attachement de la femme à son propre corps, à son sexe, et à tout ce qu’elle en attend comme source de jouissance. Ce plaisir, selon lui, ne peut être que coupable. L’homme et la femme existent seulement, dans sa vision du monde, comme des principes abstraits, des ombres platoniciennes ou des catégories kantiennes. L’amour tel que le conçoit Weininger n’est même pas l’Eros platonicien, encore trop charnel; c’est l’amour de Jésus pour Marie-Madeleine, qui s’édifie par la négation du corps. La femme n’arrive pas à vaincre l’attraction charnelle. »On n’a encore jamais osé dire ouvertement où était le servage de la femme; or il est dans la puissance souveraine qu’exerce sur elle le phallus. » Sensuelle, la femme n’a pas d’existence. Weininger n’accepte de la reconnaître que frigide et castrée. Si elle ne renonce pas à son corps, elle n’entrera jamais dans le royaume de Dieu et de l’intelligible. Prophète d’une chasteté impitoyable, il avance des thèses encore plus inquiétantes lorsqu’il aborde les problèmes sociaux et politiques.

L’antisémitisme

        Son angoisse de la castration le conduit non seulement à l’antiféminisme mais aussi à l’antisémitisme. Il rapproche la femme du Chinois et du Juif : il n’hésite pas à affirmer qu’il existe des races viriles et des races femelles. S’il méprise si fortement le Juif, c’est qu’il le trouve trop proche de la femme : trop sensuel, trop attaché aux biens de ce monde. Comme la femme, le Juif est amoral. On reconnaît chez Weininger, à l’état d’ébauche, les thèmes que développera Goebbels.

        Si Sexe et caractère n’était qu’un ouvrage antisémite parmi d’autres, il ne mériterait guère de retenir l’attention. Mais ce livre nous fournit une illustration éclatante de l’angoisse de castration. La haine de la sexualité, le mépris de la femme et du Juif s’enracinent dans cette angoisse. L’idéologie de Weininger s’ancre dans les fantasmes les plus archaïques de l’inconscient. Son délire ne nous est pas radicalement étranger. Il sous-tend la plupart des préjugés antiféministes et antisémites. Mieux encore, lorsque Weininger parle de la supériorité de l’homme sur la femme, de leurs différences psychologiques, on croit retrouver parfois sous une forme grossière, certaines thèses freudiennes violemment prises à parie aujourd’hui.

JEAN-MICHEL PALMIER

histoire de l’art et marxisme

18 octobre 2008

 Nicos Hadjinicolaou : Histoire de l’art et marxisme, Maspéro, 220 p. 30 F.

 Article paru dans Politique Hebdo du 1er novembre 1973

   jcallotm5673.jpg Jacques Callot kandinskyimages.jpg W. Kandinsky 

        Le projet de Nicolas Hadjinicolaou est si vaste qu’on ne saurait lui en vouloir si, en terminant son ouvrage Histoire de l’art et marxisme, on garde l’impression que nombre des questions qu’il pose demeurent sans réponse ou que celles qu’il donne ne sont guère satisfaisantes. Il s’agit ni plus ni moins d’analyser ce qu’est l’histoire de l’art dans son développement historique, à quel type d’idéologie elle correspond, comment sa méthode, ses présupposés véhiculent sans cesse les clichés idéologiques de la classe dominante. Mais cet examen critique des méthodes de l’histoire de l’art n’a de sens que si  on redéfinit son objet : quel est l’objet que l’on désigne communément par ce mot « art » et dont cette science est censée écrire l’histoire.
        Il est nécessaire tout d’abord de montrer la fausseté des conceptions bourgeoises de l’histoire de l’art, conceptions qui constituent autant d’obstacles à une approche marxiste véritable. Et c’est ce que fait bien Hadjinicolaou. Le premier obstacle est bien sûr l’histoire de l’art comme histoire des artistes. Cette conception prend trois formes traditionnelles : l’explication psychologique (l’art est un produit de l’âme humaine et chaque oeuvre d’art est l’expression d’un psychisme), l’explication psychanalytique (qui, comme le montrent les analyses de Freud sur Léonard de Vinci ou le Moïse de Michel-Ange, nous renseignent toujours sur la psychologie de l’artiste, du spectateur, mais aucunement sur l’oeuvre elle-même) et enfin l’explication par le milieu: comprendre l’oeuvre d’art c’est comprendre le milieu social de l’artiste et expliquer sa création par les influences qu’il a subies. C’est la thèse d’Hippolyte Taine, mais sûrement pas celle de Lucien Goldmann comme le prétend Hadjinicolaou en méconnaissant totalement le sens de l’étude que Goldmann consacra à la peinture de Chagall. Prendre le « créateur » comme point de départ de l’histoire de l’art conduit inévitablement à un style d’approche totalement faux : la monographie ou le « beau livre d’art ».
        Le second obstacle, c’est la conception de l’histoire de l’art comme histoire des civilisations. On substitue aux notions psychologiques, des notions vaguement sociologiques telles « culture », « société ». L’histoire de l’art se résorbe dans l’histoire des civilisations, de l’ »esprit humain » ou de l’histoire des sociétés. C’est l’approche de Panofsky, mais déjà de Burckardt et aussi de Francastel.
        Le troisième enfin, c’est l’histoire de l’art conçue comme histoire des oeuvres d’art. On limitera alors l’histoire de l’art à l’histoire des formes (Wölfflin), à l’histoire des structures (Riegl), à l’addition des analyses d’oeuvres d’art particulières. Ces trois conceptions sont évidemment caractéristiques de l’idéologie bourgeoise qui sur-valorise l’individu par rapport au monde historique, nie que ce monde historique soit divisé en classes ou nie tout rapport de l’oeuvre avec ce contexte historique en prônant la théorie de l’art pour l’art.
        Mais abordant l’analyse prétendue marxiste, on rencontre les mêmes problèmes. Le point de départ est tout aussi faussé par le marxisme vulgaire que par l’idéologie bourgeoise : trop souvent on confond l’art militant, indispensable pour la lutte idéologique présente et la nécessité de se confronter à l’art du passé. Enfin, le réalisme, prôné comme art officiel aboutit à une série d’absurdités dont plusieurs pays socialistes ne sont pas encore sortis.
        Sur le plan théorique, ce malaise et cette confusion ne cessent de paralyser toute recherche véritable : l’analyse de l’art du passé se réfère aux conceptions du parti : on refuse l’art passé comme bourgeois ou on tourne en dérision tout ce qui est « moderne » comme résultant de l’influence pernicieuse du capitalisme. De Jdanov à Khrouchtchev, une anthologie des prises de position des représentants les plus éminents du parti communiste a de quoi effrayer. Si Jdanov combat le formalisme sans parvenir à le définir, hydre de Lerne sans cesse renaissante, à travers Eisenstein, les lambeaux du futurisme, la peinture et la musique, Krouchtchev, lorsqu’il compare la peinture abstraite à ce que réaliserait un âne avec sa queue, témoigne de la même sensibilité esthétique et de la même intelligence. Les travaux de Plekhanov sur l’art et la vie sociale, si intéressants qu’ils soient, sont loin d’être rigoureux et s’avèrent même parfois dangereux : il suffit pour s’en convaincre de comparer les écrits de Lénine sur Tolstoï à ceux de Plekhanov. Alors que ceux de Lénine sont un modèle de prudence, de finesse et de nuances, Plekhanov enterre allègrement, tout comme Trotsky, Tolstoï avec le monde social qui l’a produit, méconnaissant la signification critique et révolutionnaire de son oeuvre. Si l’on prend les travaux les plus récents, il faut bien reconnaître qu’ils sont tout aussi peu satisfaisants. Lukacs considère que l’art et le littérature bourgeoise sont un produit de la décadence capitaliste et prône le bon vieux réalisme (de Tolstoï à Thomas Mann en passant par Soljenitsyne) et méprise Joyce, Kafka, Faulkner et Proust. Il ne s’est jamais intéressé profondément aux autres arts que la littérature. Fischer n’est guère plus rigoureux, malgré son louable souci de lutter contre le dogmatisme.
        Quant à Garaudy, s’il a le mérite d’avoir su montrer l’absurdité du culte du réalisme à tout prix et de la conception de l’art non-socialiste comme « décadent », ses écrits théoriques sont l’envers des vieilles erreurs. S’il exalte Saint John Perse et kafka, il recherche en eux leur »contenu humain » et en vient à séparer dangereusement l’art des autres superstructures idéologiques.
        Après cette remise en question excellente des conceptions traditionnelles, Hadjinicolaou propose sa propre conception : définir l’artiste comme un producteur d’images, mais aussi l’oeuvre d’art comme une idéologie imagée. Il appuie cette thèse sur une brillante analyse des gravures de Jacques Callot : les Petites Misères et les Misères et Malheurs de la guerre, parues en 1632 et 1633, soulignant comme Engels le faisait déjà pour Balzac, la contradiction entre l’idéologie imagée de l’oeuvre et son idéologie personnelle. Niant qu’il existe un style propre à l’artiste qui lui soit personnel, il voit dans cette conception le dernier refuge de l’histoire de l’art bourgeois et et montre, à partir d’une série d’analyses beaucoup trop simplifiées des portraits exécutés par David et Rembrandt, qu’ils sont caractérisés par des styles absolument opposés. La conception idéologique qui émane de telle ou telle oeuvre de David n’est pas la même qu’il s’agisse du Sacre ou de la Mort de Marat.
        En définissant ce que devrait être une histoire marxiste de l’art comme science de l’histoire des idéologies imagées, il aboutit à un canevas d’analyse qui définit une méthode si simple et si évidente, que l’on se demande comment aucun historien marxiste de l’art n’y avait encore songé.
        Seulement il reste à l’appliquer et là, il est à craindre que l’auteur rencontre des difficultés beaucoup plus graves que celles qu’il prétend résoudre. Définir l’art comme une production d’images n’est pas entièrement satisfaisant car si, en plus, on refuse le concept de style, on se demande à partir de quels critères, il est possible de comprendre pourquoi tel peintre est considéré comme important et tel autre comme un épigone sans génie. Pourquoi tel artiste est-il considéré comme représentatif de son époque plutôt que tel autre ? Le schéma proposé par Hadjinicolaou est si rudimentaire qu’il méconnaît totalement la complexité des médiations qui unissent l’oeuvre d’art aux autres productions idéologiques et à l’univers social.
        Ainsi, serait-il intéressant de savoir comment l’auteur s’y prend pour déceler du premier coup d’oeil la « mise en relief du rapport entre l’oeuvre et la conjoncture idéologique de son temps » lorsqu’il s’agit par exemple de Kandinsky. Comment il passe – étape suivante de la démarche qu’il propose – à l’ »explication de l’idéologie imagée de l’oeuvre » et enfin à la structure de l’ »idéologie imagée d’une classe »
        Lorsqu’il écrivit le Dieu caché, cette analyse magistrale des Pensées de Pascal et des pièces de Racine, en quelque cinq cents pages et après dix ans de recherches, Lucien Goldmann n’estimait avoir apporté que quelques éclaircissements et aucunement une explicationdu rapport de Pascal et Racine à leur monde. C’est un exemple de modestie à méditer.

Jean-Michel Palmier 

 

Marxisme et psychologie

28 septembre 2008

bcea1marxismeetthoriedelapersonnalit.jpgMARXISME ET THÉORIE DE LA PERSONNALITÉ, de Lucien Sève. Postface à la troisième édition. Éditions sociales, 72p.; 10F.

Peu d’ouvrages récents ont suscité autant de discussions théoriques en France, et surtout en Allemagne et dans les pays socialistes, que Marxisme et théorie de la personnalité, paru en 1968. La clarté de l’exposé, l’ ampleur des vues, l’analyse rigoureuse à laquelle se livrait l’auteur, à partir des textes fondamentaux du marxisme sur les relations qui existent entre l’individu et les rapports sociaux, montraient qu’aucune science de l’homme ne pouvait méconnaître l’importance du matérialisme historique. Depuis les premières ébauches de G. Politzer, aucune contribution aussi importante n’avait été apportée à la confrontation du marxisme et de la psychologie.

Un « antihumanisme »?

La publication, en volume séparé, de la postface à la troisième édition montre l’intérêt de toutes les discussions et mises au point que ce livre a suscitées. Lucien Sève ne se contentait pas , en effet, de critiquer les théories de Janet, de Lewin ou de Freud. Il prenait position sur l’ensemble des questions soulevées par l’anthropologie, envisagée du point de vue marxiste. Après une importante discussion avec Adam Schaff, philosophe marxiste polonais, qui, au nom de l’ »humanisme philosophique » voulait substituer à la thèse fondatrice du « matérialisme historique »  : «  l’essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux« , une définition feuerbachienne, Lucien Sève répond aujourd’hui à l’ »antihumanisme théorique » et plus précisément à l’amalgame qu’effectue Louis Althusser dans sa Réponse à John Lewis entre l’ »humanisme scientifique » qu’il défend et l’ »humanisme idéaliste » que représente Roger Garaudy ou encore Sartre. A partir de l’autocritique  de L. Althusser, de sa reconnaissance du rôle que jouent des catégories philosophiques  comme celle d’aliénation et de négation de la négation dans le « marxisme mûr« , Lucien Sève montre les perspectives qu’elles ouvrent, en particulier la remise en cause radicale de la réduction du marxisme à un «  antihumanisme théorique« . Non seulement la critique que Lucien Sève fait des positions d’Althusser dans le domaine philosophique  est l’une des plus claires et des plus pertinentes, mais on trouve aussi abordés, à propos d’objections formulées par des marxistes d’Allemagne démocratique où d’autres pays, les problèmes fondamentaux que pose toute articulation du marxisme et de la psychologie. Par delà un livre et un auteur, c’est un secteur important de la recherche en sciences humaines qui est ainsi exploré.

JEAN-MICHEL PALMIER

 

Marx et ses héritiers : Lucien Sève : « Un des terrains de la lutte des classes »

28 septembre 2008

Entretien publié dans Le Monde du 24 janvier 1975, propos recueillis par Jean -Michel Palmier

editionssociales.jpg      editionssociales1.jpg Ouvrages édités par les Editions Sociales

Lucien Sève, directeur des Editions sociales, membre du comité central du parti communiste a bien voulu faire le point, au cours d’un entretien, sur les recherches marxistes, menées actuellement dans les organisations du parti.

. Le travail théorique des Editions sociales est surtout connu par la publication des oeuvres de Marx et Engels et la préparation d’une édition complète. Pourriez-vous préciser l’importance des recherches accomplies à partir de ces textes et de ce grand travail d’édition ?

- Je voudrais souligner avant de répondre que ce travail d’édition et ces recherches ne constituent que l’un des aspects de l’activité des Editions sociales. Tout aussi important à nos yeux est le travail politique, l’intervention dans l’actualité.
Cela dit, l’édition de Marx et Engels représente en effet une part importante de notre activité. Avec les très importantes publications en cours, les Editions sociales disposeront dans leur catalogue d’à peu près tous les grands textes de genèse comme de maturité du marxisme. Ce travail nécessite évidemment des équipes hautement qualifiées fonctionnant en collectif, unissant les efforts de germanistes, d’économistes, d’historiens, de philosophes. La simple réédition d’un texte de Marx exige une telle collaboration, car, en dehors de réimpressions courantes, chaque réédition est pour nous l’occasion de retravailler la traduction comme l’appareil de notes et d’index. A travers cette activité collective mûrissent les conditions matérielles et humaines d’une compréhension de plus en plus juste de ce que ces oeuvres ont à nous dire.

Les grands théoriciens

Nous sommes en train d’organiser le même travail sur Lénine, dont nous avons maintenant l’oeuvre complète. Mais sans nous limiter à ces trois fondateurs du marxisme-léninisme, nous nous occupons de tous les grands dirigeants et théoriciens du mouvement ouvrier international : nous avons publié Plekhanov, Dimitrov, Rosa Luxemburg, Lukacs, nous travaillons sur Mehring, Clara Zetkin – et ces jours-ci sort des presses un Gramsci de 750 pages. Il ne s’agit pas seulement là de faire connaître des « classiques » mais de donner accès sous toutes ses formes à la démarche vivante du marxisme, plus que jamais nécessaire à la compréhension du monde contemporain.

. Quels sont les principaux domaines dans lesquels s’effectue aujourd’hui cette recherche marxiste au sein du parti ?

- Je crois qu’aujourd’hui elle enveloppe presque tous les domaines et je ne citerai que quelques exemples. L’économie politique d’abord, qui, loin de relever d’une rubrique  spécialisée, est pour nous une discipline fondamentale, approfondie et mise en oeuvre comme telle par les économistes communistes. Il y a d’ailleurs interaction entre une publication comme celle des Théories sur la plus-value de Marx et cette recherche menée en économie: l’oeuvre de Marx aide à déchiffrer la crise actuelle, dont l’analyse à son tour aide à atteindre la rigueur dans l’appréhension de cette oeuvre. En même temps à partir de l’acquis de la recherche, nous nous préoccupons vivement de « rendre l’économie politique populaire ».
L’ampleur de la recherche est tout aussi visible en histoire, comme en témoignent notamment les débats recueillis dans Aujourd’hui l’histoire. Le travail des historiens communistes se développe à un tel point notamment dans le cadre de l’institut Maurice Thorez, que nous avons décidé la création d’une collection d’histoire qui ne se limitera ni au mouvement ouvrier ni à l’époque contemporaine.
En philosophie, les initiatives du Centre d’études et de recherches marxistes (CERM), en particulier, ont donné naissance à plusieurs importants ouvrages collectifs. Ce n’est pas un hasard si la question qui donne lieu au plus grand nombre de travaux est celle des rapports entre la philosophie marxiste et les sciences : tous les observateurs attentifs savent que quelque chose est en train de « bouger » dans nombre de sciences. Un peu partout est en train de craquer le cadre de l’idéologie bourgeoise positiviste et formaliste, des percées théoriques se font en direction de la dialectique matérialiste. Des livres comme Dialectique de la nature d’Engels , et matérialisme et empiriocriticisme, de Lénine, qui jadis avaient fait parfois l’objet de lectures restrictives, apparaissent beaucoup comme ayant encore à nous instruire dans le sens d’une démarche critique. Ici aussi le marxisme apparaît comme pleinement de notre temps.
On pourrait donner l’exemple de l’esthétique : de manière là encore collective, et en même temps dans la diversité des recherches individuelles, une réflexion collective des communistes sur l’art est en plein développement.

. Vous insistez beaucoup sur l’importance du caractère collectif de ce travail. Que signifie exactement ce « travail collectif » dans la recherche théorique?

-D’abord, que nombre de nos livres sont l’aboutissement d’un travail poursuivi par un collectif, comme le CERM ou l’institut Maurice Thorez, ou celui qui élabore une revue comme   Economie et Politique ou La Nouvelle Critique. Mais collectif ne signifie pas travail des seuls communistes : de plus en plus souvent nous publions des travaux auxquels ont collaboré des non-communistes. Ils  nous apportent et nous leur apportons. Dans la crise que connaît aujourd’hui la société bourgeoise et son idéologie, le marxisme, conception du monde exempte d’ uni-latéralité, apparaît de plus en plus comme la base théorique capable de supporter le savoir dans toutes ses dimensions. C’est pourquoi notre démarche d’éditeur n’est aucunement écartelée entre un dogmatisme et un éclectisme.

Un arbre et des branches

La diversité très réelle des oeuvres que nous publions est, si vous voulez, celle d’un arbre dont les branches se développent dans toutes les directions sans cesser de se rattacher à un même tronc. Encore cette image est-elle un peu sommaire, car, de même que les Editions sociales, chacun des collectifs que j’ai évoqués est lui même autonome et responsable de sa démarche, de son travail théorique, de ses manifestations publiques. Mais l’expérience montre que, globalement, les résultats de toutes ces recherches s’insèrent sans difficulté dans notre politique de collections, dans la mesure où existe entre tous une communauté d’analyse politique et de souci théorique.

. Vous accordez une grande importance aux débats, aux confrontations avec des chercheurs communistes ou non, mais aussi avec le public. Quel rôle donnez-vous à ces débats ?

- La conception des communistes en matière d’édition a  été souvent exprimée, mais peut-être n’est-elle pas toujours comprise. Nous sommes pour une France où soient bien plus réelles qu’aujourd’hui la diversité et la liberté d’édition. Lorsque Georges Marchais a exprimé cette idée, en disant notamment que Soljenitsyne y serait publié s’il trouvai un éditeur, certains ont feint d’y voir une inquiétante restriction. C’est tout le contraire : pour nous, il ne saurait y avoir d’édition « obligatoire », imposée par l’Etat ou la toute-puissance de l’argent. Ce qu’il doit y avoir, c’est une véritable diversité d’éditeurs pleinement responsables de leur politique éditoriale.
Cela dit, dans le champ aujourd’hui bien contraint de l’édition française, nous occupons une place clairement exprimée. Le livre est un des terrains essentiels de la lutte idéologique des classes, et, dans cette lutte nous intervenons en tant que maison d’édition communiste. Mais c’est justement à ce titre que nous avons une conception ouverte de notre travail. Notre politique n’est pas celle d’une secte, et le marxisme n’est pas un dogme, s’il n’est pas non plus une auberge espagnole. Dans le domaine de la recherche, plus qu’en tout autre, la confrontation, le débat sont nécessaires précisément pour l’élaboration de thèses justes. Le débat avec le public est alors le prolongement naturel du livre et de son « travail », et répond à une attente visiblement croissante.

Propos recueillis par JEAN-MICHEL PALMIER.

 

 

 

 

Marcuse : Entre Karl Marx et Sigmund Freud. Entretien avec Jean-Michel Palmier

28 septembre 2008

Article paru dans Le Monde du 8 mars 1967 – propos recueillis par François Bott

       656790surmarcuse.jpg     Ouvrage de Jean-Michel Palmier sur Herbert Marcuse

834543370mwreich.jpg Ouvrage de Jean-Michel Palmier sur Wilhelm Reich

 

 

t Quelle a été la carrière de Marcuse? Il est né à Berlin, je crois, il a vécu en 1919, la révolte des spartakistes.

Oui, d’abord partisan et militant de la social-démocratie, il en est parti quand Rosa Luxemburg a été assassinée par la police du ministre social-démocrate Noske – ensuite il n’a adhéré à aucun parti politique. Il a toujours voulu garder sa liberté. L’exemple du marxiste hongrois Lukacs lui a redonné raison.  Lukacs, en effet , n’a cessé d’être attaqué, sinon persécuté, par l’orthodoxie soviétique.
Marcuse, né en 1898, dans une très ancienne famille juive, quittera sa ville pour l’université de Fribourg, où Heidegger enseignait. C’est sous la direction de Heidegger que Marcuse va préparer sa thèse de doctorat sur le problème de l’historicité chez Hegel. Cette thèse porte l’empreinte de Heidegger dans les questions qu’elle pose.
Des rapports très étroits se sont établis entre Heidegger et Marcuse. Rapports qui durent encore, puisque Heidegger, souvent interrogé aujourd’hui sur Marcuse, s’intéresse beaucoup aux travaux de son ancien élève. 

t Marcuse a quitté l’ Allemagne au moment de la montée du nazisme?

Oui, comme juif, Marcuse risquait sa vie en Allemagne. Il a quitté son pays vers 1933.
Il va séjourner un moment à Paris, puis, en 1934, il émigre aux Etats-Unis. D’abord lecteur en sociologie à l’ Institut de recherches sociologiques de l’Université Columbia, il va travailler, de 1952 à 1954, au centre de recherches de l’université Harvard, accomplissant une carrière universitaire classique et très brillante.  On a dit en France que Marcuse était un obscur philosophe germano-américain. Mais on l’a toujours apprécié en Amérique et il a fallu la révolte des universités pour que son statut soit compromis: on ne voulait pas, en effet, lui renouveler son contrat. C’est sous la pression des étudiants et enseignants que Marcuse a été réintégré à l’ université de San-Diego.

t Quelles influences a subi Marcuse ?

Tout d’abord, celle de Heidegger. Heidegger est sans doute le premier penseur qui ait pris au sérieux la question de la technique. Il ne considère pas la technique comme un chapitre de l’histoire des sciences, mais comme une réalité historico-mondiale qui relève de la métaphysique. Pour lui, la technique marque  » l’achèvement de la métaphysique occidentale ».
De même, chez Marcuse, la technique tient une place importante: elle a modelé la face du monde et la vie secrète de chaque individu. Un autre penseur a influencé profondément Marcuse, c’est Reich, ce psychanalyste qui est mort anonyme, dans un pénitencier américain. Reich, qui a connu Freud à Vienne, a tenté, le premier, de concilier la pensée de Marx et celle de Freud. Il a vécu dans la pratique même de la psychanalyse une expérience unique. Les autres psychanalystes, à Berlin, Vienne, Londres avaient une clientèle riche. Reich, le premier,  a travaillé dans un milieu pauvre. Et il a acquis la certitude que la psychanalyse n’était pas une simple thérapeutique mais qu’elle recelait une exigence révolutionnaire. . Il a pensé qu’il fallait changer le monde, la société, pour que s’effacent les névroses. Il a mis l’accent sur le côté social de la psychanalyse, que Freud avait abordé à la fin de sa vie, notamment dans  » Pourquoi la guerre? » et  » Malaise dans la civilisation ».

t  Marcuse, comme Reich, a fait une synthèse de la pensée marxiste et de la pensée freudienne.

Marcuse est un des rares philosophes qui aient acquis une connaissance aussi profonde des théories freudiennes. Je ne dirai pas qu’il a fait une synthèse, je dirai qu’il a tenté une rencontre, un dialogue, entre Marx et Freud, entre l’homme du travail et l’homme du désir.

 t  Marcuse a fait une critique du marxisme orthodoxe tel qu’il est pratiqué dans les pays de l’Est et aussi par les partis communistes occidentaux.

Oui, l’essai de Marcuse  » le Marxisme soviétique » a été publié à New-York  en 1958. Ce livre, évidemment a été condamné par les « orthodoxes » qui tiennent Marcuse pour un traître. Que Roger Garaudy soit hostile à un marxisme aussi critique et aussi ouvert que celui de Marcuse n’a rien d’étonnant. Mais Garaudy est-il le représentant du « marxisme du vingtième siècle »?
Lorsque Marcuse a participé à un colloque sur Marx à Paris, « la Pravda » l’a comparé à une star de cinéma…Il est attaqué de la même façon par les Soviétiques et les Américains…

t    C’est qu’il fait à la société soviétique et à la sociétè américaine le même procès.

Marcuse montre dans son essai « le Marxisme soviétique » comment des sociétés aussi différentes que la société russe et la société américaine présentent aujourd’hui un même visage tyrannique, répressif. Il a montré aussi que le prolétariat peut s’habituer à son malheur réel dans un faux bonheur. Quand le niveau de vie s’accroît en Europe ou aux Etats-Unis, il se crée dans la classe ouvrière une fausse conscience heureuse, qui efface l’exigence révolutionnaire.

A l’ Est comme à l’ Ouest

t    Comment définissez-vous la répression qui sévit dans les pays de l’Est et dans les pays capitalistes occidentaux ?

Cette répression, telle que Marcuse la définit, est une répression masquée, le plus souvent. Les hommes ont le sentiment d’être libres, mais ils sont de plus en plus aliénés. Ainsi, toute la publicité, en Amérique et en Europe, repose sur la sexualité, donnant le sentiment d’un grand libertinage; en fait la vie sexuelle des individus s’appauvrit de plus en plus.

 t  La sexualité est réprimée parce que nous vivons dans une société fondée sur le rendement, le travail, le profit…

Dans les sociétés industrielles, le principe de rendement s’identifie au principe de réalité : il domine la vie de chacun, mobilise toutes ses forces. Analysant des horaires d’ouvriers américains, Marcuse montre que leur vie personnelle est réduite à presque rien. Ils gagnent de l’argent et ils sont persuadés qu’ils sont libres, sans voir qu’ils sont brisés par l’univers dans lequel ils ont trouvé un faux bonheur. Le rendement et la domination du monde (nous vivons dans des économies de guerre) sont devenues les seules valeurs de nos sociétés. C’est absurde : avec le développement de la technique et de l’industrie, il serait possible d’assurer la vie de nos sociétés, sans forcer tous les individus à un labeur acharné.

 t    Nos sociétés sont « unidimensionnelles » parce que la dimension négative, la négation, est supprimée en chaque individu…

Les sociétés industrielles « apprivoisent », neutralisent en les nommant les contestations esthétiques, même les plus violentes; ainsi celle de la « beat generation », aux Etats-Unis : Ginsberg, Corso, Ferlighetti, Burroughs, Kauman, Kerouac, qui ont exprimé un refus total du mode de vie américain. Mais la puissance de l’idéologie dominante les a étouffés.

  t    Pour Reich et pour Marcuse, l’idéologie de la société capitaliste est inscrite dans le »sur-moi » de chaque individu.

Oui, Reich a montré que la famille est comme l’usine idéologique de la répression.
Nous vivons dans une société « close » et « totalitaire », où toutes les forces des individus sont asservies au principe du rendement. L’originalité de Marcuse c’est qu’il remet en question non seulement un système politique mais un style de vie, une civilisation.

 t      Marcuse distingue la répression et la sur-répression, la sur-répression étant l’emprise de la société moderne sur les individus en même temps « castrés » dans la vie sexuelle et aliénés dans la vie sociale, ayant perdu sur eux-mêmes tout pouvoir réel, ne reconnaissant pas leur visage dans le monde anonyme qu’ils habitent. Marcuse espère qu’un jour sera abolie cette sur-répression. Mais toute répression peut-elle être supprimée?

Pour Freud, la civilisation naît avec la prohibition de l’inceste. A chaque fois, une interdiction décide de l’avenir. C’est une répression nécessaire. Et Marcuse n’a jamais dit le contraire. Il constate seulement que la sur-répression dans les sociétés industrielles avancées est devenue superflue et barbare.
Jadis, elle s’expliquait par la rareté. Aujourd’hui, rien ne la justifie.

  t   Cette répression nécessaire concerne l’instinct de mort, l’agressivité?

Freud a identifié les pulsions de l’ Eros à la vie et il a montré que la pulsion thanatos fixait non seulement la mort mais le retour à l’inorganique. Et il suppose qu’elle exprime un regret du pouvoir pour l’inorganique. Le sens même du développement de l’homme serait ce retour vers l’inorganique. De là les forces meurtrières, l’agressivité qui habitent chaque vivant.
Il semble aussi que cette pulsion de mort soit liée au malheur. On veut fuir la souffrance de la vie pour retrouver le calme de l’inorganique.
Freud a montré que l’agressivité tournée vers le moi engendre un sentiment de culpabilité et l’angoisse, et il constate que l’angoisse et la culpabilité s’accroîssent avec la répression.

  t    Libérer l’homme du sentiment du péché…

Oui, Marcuse ne pense pas qu’une culture non répressive pourrait supprimer l’agressivité. Mais l’abolition de la sur-répression, la naissance d’une société heureuse, atténueraient cette agressivité et diminueraient ainsi l’angoisse et le sentiment de culpabilité qui caractérisent la foule solitaire, selon David Riesman, le sociologue américain dont l’oeuvre éclaire celle de Marcuse.

 t   Selon Marcuse, quels sont les moyens de changer cette société? Comment définit-il une pratique révolutionnaire?

Trop souvent on a simplifié la thèse de Marcuse. Le prolétariat serait devenu incapable, selon lui, d’entreprendre une révolution dans un pays industriel avancé, et seules des minorités pourraient le faire. Ce n’est pas vrai. Marcuse a noté seulement que ces minorités pourraient susciter un éveil révolutionnaire dans le prolétariat. Toutefois les partis communistes soviétiques et occidentaux qui régressent vers la social-démocratie, le révisionisme, n’incarnent plus aux yeux de Marcuse une conscience révolutionnaire authentique. Ils sont contestés à leur tour par une gauche plus radicale qui leur adresse les mêmes reproches que ceux de Marx à la social-démocratie allemande. Le marxisme soviétique est contesté par le communisme chinois comme par le socialisme cubain. De même , en Tchécoslovaquie, des marxistes poursuivent d’importantes recherches sur une autre forme de socialisme.
L’idéologie totalitaire est si puissante en Occident comme à l’Est et les partis communistes « orthodoxes » si intégrés que seuls des éléments marginaux portent encore l’exigence révolutionnaire. C’est la thèse qu’a reprise Daniel Cohn-Bendit dans son essai sur le gauchisme.
Aux Etats-Unis, ce sont les « sans espoir » qui maintiennent l’espoir révolutionnaire. Les Noirs de Harlem qui mettent le feu à leurs maisons, dans les ghettos, et les étudiants non encore intégrés dans une société qu’ils refusent. Mais Marcuse n’a pas prétendu que les Noirs et les étudiants feraient « seuls » la révolution.

t     Mais de quels besoins peut-elle naître dans les pays occidentaux ? Le besoin du bonheur, le besoin du pouvoir.
Pendant le mois de mai on lisait sur les murs de Paris: « Est prolétaire l’homme qui n’a aucun pouvoir sur sa vie. » C’est de Marx. Je crois que toutes les révolutions, même celles des pays pauvres, naissent du besoin de pouvoir. En mai, beaucoup de gens (petits-bourgeois, étudiants, ouvriers) ont découverts soudain qu’ils pouvaient ‘faire la politique » et la faire dans la vie quotidienne.

Cela évoque la Commune. Un des livres qui ont le plus marqué les étudiants, c’est l’ouvrage d’Henri Lefèbvre sur la Commune de Paris. Il y a montré la toute-puissance de la spontanéité populaire.
Je pense à un autre slogan qui peut résumer aussi la révolte de mai : « l’imagination prend le pouvoir. » C’est un slogan dans l’esprit de Marcuse.
Dans « Eros et Civilisation » il montre que seule la poésie, l’imagination dans la société industrielle, incarnent encore un refus total.  Ce n’est pas un hasard si les étudiants ont voulu en mai, comme les surréalistes, unir la phrase de Marx « transformer le monde » et la phrase de Rimbaud : »Changer la vie ». Marcuse n’est pas pris au sérieux par les universitaires. Il a fallu que les étudiants se mettent à lire ses livres, à les commenter entre eux, à en vivre la vérité pour que Marcuse devienne brusquement une figure inquiétante.

 

 

 

Quand le cinéma annonce l’histoire : Du docteur Caligari à Hitler

21 septembre 2008

Article paru dans Le Monde du 9 août 1973

    28612.jpg      Robert Wiene     resize.jpg   De Caligari à Hitler       caligari.jpg        caligari2.jpg 

* DE CALIGARI A HITLER traduit de l’anglais par Claude B. Levenson. L’Age d’Homme, 409 p., 45 F

Voici enfin traduit, presque trente ans après sa parution, l’admirable ouvrage que Siegfried Kracauer consacra au cinéma allemand de l’entre-deux guerres. Critique cinématographique de la « Frankfurter Zeitung » de 1920 à 1933, nul n’était mieux qualifié que Kracauer pour écrire cette histoire du cinéma qui se confond avec celle de l’ Allemagne  et de ses plus violentes convulsions. Le cinéma n’est pas un art innocent, et ce que tente de découvrir Kracauer à travers tant de films qui aujourd’hui encore nous fascinent, qu’ il s’agisse du « Golem », de « Nosferatu », du « Maudit », de « l’Opéra de quat’sous », de « Lulu » ou de l’ Ange bleu », c’est l’histoire politique et sociale de l’Allemagne préhitlhérienne. Le cinéma expressionniste et réaliste ne fut pas seulement un miroir de l’évolution sociale, mais un exutoire à l’angoisse et la traduction des désirs, des fantasmes et des rêves collectifs. Au terme de cette étude, on ne sait plus si ce sont les nazis qui sont sortis du monstrueux « Cabinet des figures de cire » ou s’ils ont seulement donné vie aux monstres que le cinéma avait déjà produits, et qui demeurent tapis dans l’ inconscient de chacun.
Du Golem à Caligari
A partir de 1913, l’ Europe et l’Amérique découvrent avec surprise le cinéma allemand. Non seulement les réalisateurs ont acquis une maîtrise éblouissante de la caméra – dont témoigne « Le Dernier des Hommes » de Murnau -, mais ils ont introduit un climat psychologique fait de clair-obscur, de paysages insolites, de réel sordide et d’irréel inquiétant, qui donne à tous ces films leur caractère.  » l’ Étudiant de Prague », « le Golem », « Homunculus », en reprenant de vieux mythes, présentaient une première série de figures démoniaques et envoûtantes, poussées au crime par la frustration, qui étaient autant de sombres pressentiments. A travers le suicide de « l’ Étudiant de Prague », ses cauchemars et ses rêves, c’était l’Allemagne qui s’interrogeait sur elle-même en une longue et douloureuse introspection. La guerre avait engendré la misère et l’humiliation, la révolution assassinée dans la sang des spartakistes laissait un profond traumatisme. Partout régnait le chômage et le désordre. Aussi le cinéma est-il appelé à  jouer un grand rôle. Il attire les soldats démobilisés et tous ceux qui veulent oublier ce qu’ ils ont vécu.
La procession des tyrans
On s’amuse en regardant des films pornographiques et les productions pseudo-historiques de Lubitsch, où culminent le mépris des masses, le cynisme et la sentimentalité mélodramatique. Mais d’ autres films ne tardent pas à susciter l’ étonnement. Ainsi ce « Cabinet du docteur Caligari », premier des grands films expressionnistes, qui inaugure ce long monologue peuplé de fantasmes que sera le cinéma allemand. Dans son scénario initial, il s’agissait de montrer le caractère criminel de l’autorité à travers le directeur d’un asile qui s’avérait être un meurtrier. Le film qu’en tire R. Wiene ramène, au contraire, cette accusation au délire de l’un des malades internés. Transformation significative et inquiétante, mais l’architecture du film, uniquement composée de lignes obliques, à l’image du délire et du rêve, est d’une étonnante beauté, digne des gravures de Kubin, de Prague, cette ville où les murs et les ombres se traduisent spontanément en poèmes et en cauchemars.
Caligari, bien avant Mabuse, est par certains aspects une préfiguration de Hitler. Le psychiatre criminel qui agit par hypnose est la première d’une suite de figures qui semblent montrer aux allemands qu’il n’existe qu’ un choix : le chaos ou la tyrannie. En 1922, « Nosferatu », le vampire aux longues mains effilées, incarnation du malheur et de la haine, n’est vaincu que grâce à l’ amour d’une jeune fille qui se sacrifie pour la communauté. « Mabuse le joueur » (1922) est un monstre moderne qui évolue dans le décor des maisons de jeu de l’aristocratie décadente. Possédé par le démon du crime, il est traqué par une police étrangement organisée en gang, comme dans « M. le Maudit » où elle est concurrencée dans ses méthodes par la pègre. Avec « le Cabinet des figures de cire » (1924), Ivan le Terrible et Jack l’Eventreur font leur entrée dans cet étrange guignol sanglant. A côté de  ce monde démoniaque, un personnage tout aussi inquiétant fait son apparition : le Destin. Tandis que le « Déclin de l’ Occident » d’ Oswald Spengler connaît en Allemagne un succès foudroyant, Fritz Lang nous montre dans « Les trois lumières » – ce film qui tient à la fois de la légende et du compte de fée, – le Destin lui-même sous les traits poétiques de cette Mort fatiguée. C’est le destin qui soutient la tyrannie et nul ne peut y échapper. Cette union du destin et du crime se retrouve dans les « Niebelungen » qui unissent les thèmes wagnériens et le Moyen-Age germanique, à travers la mort de Siegfried et l’effroyable vengeance de Kriemhild. Les hommes, privés de liberté ne sont plus que des jouets. L’anarchie est le plus terrible de tous les maux, et seule la force peut la vaincre.
La rue, elle aussi, devient un thème poétique dans des films comme « la Tragédie de la rue », « Asphalte ». L’Allemagne connaît une stabilisation relative et si  la rue est encore le lieu de  la misère, c’est aussi là que les vestiges du romantisme et des valeurs morales se sont réfugiés, parmi les mendiants et leurs orgues de barbarie. C’est dans la rue que naissent et meurent les révoltes. Il y a dans ses paysages une étrange beauté, une chaleur même, celle des pauvres. Mais tout finit par rentrer dans l’ordre.
Le Berlin de « l’ Opéra de quat’sous »
Pourtant une nouvelle tendance se dessine : après le monde des hallucinations à travers lesquelles on conjure sa propre angoisse, il y a la vie, celle de tous les jours, où chacun travaille et meurt. Pabst est le représentant le plus brillant de cette  » nouvelle objectivité ». Après  » la Rue sans joie », tourné en 1925,  » Un amour de Jeanne Ney », qui en est la prolongation, il se trouve à la tête d’une nouvelle école qui nous montre la paupérisation des classes moyennes en Autriche et en Allemagne et l’effondrement de leurs rêves. Les restaurants illuminés contrastent avec les taudis. Bientôt la situation se détériore
. En 1932, à Berlin, les colporteurs, les mendiants, les affamés, remplissent les rues. Les chômeurs se tournent vers Hitler. Dans les rues défilent les S.A. C’est l’univers du Berlin de Döblin avec sa « Place Alexander » où l’on reconnaît à travers ces visages faméliques, désespérés, Franz Biberkopf, le héro de Döblin qui tente en vain de rester honnête, attiré par les nazis et les communistes, incapable de s’orienter dans une histoire qu’il ne comprend plus.
Deux films admirables trahissent cette crise et ce pessimisme : « M. Le Maudit », de Fritz Lang et « L’ange bleu », de Sternberg. Pour mettre fin aux recherches policières qui menacent leurs affaires, les voleurs et les criminels décident d’arrêter un sadique qui égorge les petites filles. Le meurtrier n’a rien d’effrayant : gras, efféminé, il vole des pommes aux étalages et hante les rues, poursuivi par les mendiants. La pègre est plus sympathique que l’inefficace police bourgeoise. Elle est plus humaine aussi. « l’Ange bleu », avec l’admirable interprétation de Marlène Dietrich,  illustre l’effondrement des valeurs bourgeoises à travers ce professeur qui ruine sa carrière pour tomber amoureux d’une chanteuse de cabaret. L’ humiliation qu’elle fait subir au ridicule professeur Rath et la beauté de Marlène bouleversent l’Allemagne.
Contre ce pessimisme, certains tentent de réagir en développant une critique sociale. C’est encore Pabst qui illustre ce courant en montrant l’absurdité et la cruauté de la guerre (« Quatre de l’infanterie »), en exaltant la solidarité ouvrière (« La tragédie de la mine »). Mais ces films, admirables, qui soulignent la nécessité d’une union entre tous les prolétaires, passent dans les quartiers ouvriers de Berlin, dans des salles vides. « Ventres glacés » de Brecht, le seul film d’inspiration communiste, ne réussit pas non plus à animer ce prolétariat déçu qui se tourne vers Hitler. Dans les rues, les mendiants sont devenus plus nombreux. Ils crèvent les écrans, surgissent brusquement, hagards et tristes, dans ce monde fascinant que Pabst met en scène à partir de la pièce de Brecht « l’ Opéra de quat’sous ». La révolte s’efface. Il ne reste que la soumission, la terreur quotidienne, que vont faire régner les nazis. Et c’est Goebbels qui réalise « le Testament du Dr Mabuse » au moment où il interdit le film de Fritz Lang.
La méthode de Kracauer est parfois peu rigoureuse. En voulant traduire dans le psychologique ce qui est social et économique, il simplifie souvent les médiations entre le collectif et l’individuel. Ce qu’il importe de décrire, ce n’est pas une « âme collective », mais cette idéologie complexe des classes moyennes qui vont porter Hitler au pouvoir et dont tous ces films retracent l’histoire. Les travaux de Goldmann fourniraient assurément une méthode d’approche beaucoup plus sérieuse à ce problème. Mais, malgré ces réserves, il faut bien reconnaître que cette fresque – de Caligari à Hitler – est fascinante par sa beauté, son érudition, l’éclairage brutal qu’elle projette sur telle ou telle image. Elle nous montre qu’il est impossible de dissocier les structures esthétiques des structures mentales, sociales et politiques. Tous ces films expressionnistes et réalistes, témoins de la crise qui ravageait l’Allemagne, annonçaient quelque chose de terrifiant, une sorte d’écho de la parole de Rimbaud :  » Voici le temps des assassins. » Mais on le découvrit trop tard : l’imaginaire était devenu réel.

JEAN-MICHEL PALMIER.

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