La libre démarche de Mikel Dufrenne.

18 janvier 2009

Article paru dans le journal Le Monde en 1975

mikeldufrenne.jpg

*Vers une esthétique sans entraves. Mélanges offerts à Mikel Dufrenne. Ouvrage collectif, UGE « 10-18″, 506 p.,

Ce volume d’essais offert à Mikel Dufrenne par ceux qui furent ses amis, ses étudiants et ses collègues, ne sacrifie pas seulement à une pieuse tradition universitaire. Il tente, par des voies diverses, d’éclairer une oeuvre et un style qui ont orienté de façon décisive une certaine approche de l’esthétique en France.

Depuis sa thèse consacrée à la Phénoménologie de l’expérience esthétique (1) jusqu’à ses plus récents travaux, tel Art et Politique (2) Mikel Dufrenne n’a cessé d’ explorer la structure de l’oeuvre, qu’il s’agise d’un tableau, d’un poème, d’un film ou d’une sculpture, mais aussi les différents types de discours qui s’y consacraient. Bien que les fondements de sa réflexion puissent paraître idéalistes par leur enracinement dans la phénoménologie husserlienne, Schelling et le romantisme allemand, il a su élaborer un style d’interrogation dont il faut reconnaître la simplicité et la beauté.

Dufrenne n’est pas un doctrinaire. Il se situe au-delà des écoles et des chapelles. Il emprunte à la linguistique, à la psychanalyse, à Adorno ou à Lukacs des instruments dont aucun ne saurait constituer une véritable clef. Aussi sa pensée prend elle l’aspect d’une longue errance entre les oeuvres, les paysages et les choses. Les questions qu’il pose sont multiples : elles portent aussi bien sur les rapports entre « nature » et « liberté  » que sur l’enracinement de l’art dans la vie sociale et collective. Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ? Non seulement les oeuvres des musées mais aussi une rue avec ses enseignes au néon, une manifestation, une grève, un coucher de soleil ou un paysage. Avec Husserl et Merleau-Ponty, il nous fait redécouvrir l’ »inquiétante étrangeté » des objets, de la « chair du monde », le caractère inépuisable de l’oeuvre d’art et du vécu. Les articles de ce recueil insistent sur la « générosité » d’une oeuvre dont on ne vantera jamais assez la souplesse et l’imagination. L’enseignant, le chercheur et l’éditeur – M. Dufrenne est directeur de la remarquable collection « Esthétique » qui vient d’être reprise par Christian Bourgois en « 10-18″ – se retrouvent dans ces profils multiples tracés par  ceux qui ont collaboré avec lui.

Parmi les plus intéressantes contributions, citons celles d’Olivier Revault d’Allonnes sur la « désublimation libératrice », longue réflexion sur Freud, Marcuse et Adorno; de Clémence Ramnoux, qui, avec la finesse qui caractérise tous les travaux qu’elle a consacrés à la philosophie antique, s’interroge sur les multiples signification du beau chez Platon; de René Passeron sur la poétique; de Louis Marin sur le rapport écriture-peinture; de Bernard Teyssèdre sur Mondrian; de Lyotard sur la déchristianisation; de P. Sansot sur la ville; de Lilian Brion sur la destruction du Goethenaum de Rudolph Steiner; de Lascaut, infatigable chercheur des  » monstres dans l’art », et de Roland Barthes sur le « bruissement de la langue ».

Volume hétéroclite, souvent passionnant, qui suggère la diversité de cette « esthétique sans entraves » que Mikel Dufrenne n’a cessé de développer.

JEAN-MICHEL PALMIER

(1) P.U.F., 1953
(2) « 10-18″, 1975

Mikel Louis Dufrenne (1910-1995) était un philosophe français. Spécialiste d’esthétique, il a donné une orientation phénoménologique à cette discipline. Il a dirigé la Revue d’esthétique. Il a enseigné à l’université de Poitiers à partir de 1955, et participa à la fondation de l’université de Nanterre, où il enseigna dès 1964. 

Oeuvres

  • Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, en collaboration avec Paul Ricœur, Seuil, Paris, 1947.
  • La Personnalité de base, PUF, Paris, 1953.
  • Phénoménologie de l’expérience esthétique, PUF, Paris, 1953
  • La Notion d’a priori, PUF, coll. « Épiméthée », Paris, 1959
  • Le Poétique, PUF, Paris, 1963
  • Language and Philosophy, Indiana University Press, Bloomington, 1962, Jalons, Nijhoff, La Haye, 1966
  • Esthétique et philosophie, I, Klincksieck, Paris, 1967, II, 1976 ; III, 1981.
  • Pour l’homme, Seuil, 1968
  • Art et politique, coll. 10/18, U.G.E., Paris, 1974
  • Subversion, perversion, P.U.F., 1977.
  • L’Inventaire des a priori, Bourgois, Paris, 1981
  • L’Œil et l’oreille, L’Hexagone, Montréal, 1987, repris aux éditions Jean-Michel Place, Paris.
  • Le Cap-Ferrat, livre-objet en collaboration avec le sculpteur Bauduin (hors commerce, 1994).

Le suicide antérieur; analyse d’un peintre

18 janvier 2009

Article paru dans le journal Le Monde du 29 février 1975

sout1.jpg      sout2.jpg Portraits de Louis Soutter

* Louis  Soutter ou l’écriture du désir, de Michel Thévoz. Edit. de l’Age d’homme. Diffusion Bernard Laville, 256 p.,

A l’enquête : Le suicide est-il une solution ?, Antonin Artaud répondait : « Je souffre affreusement de la vie. Il n’y a pas d’ état que je puisse atteindre. Et très certainement, je suis mort depuis longtemps, je suis déjà suicidé. On m’a suicidé, c’est à dire. Mais que penseriez-vous d’un suicide antérieur, d’un suicide qui nous ferait rebrousser chemin, mais de l’autre côté de l’existence, et non pas du côté de la mort. » Cette phrase que Michel Thévoz, spécialiste de l’art brut, place en exergue à l’étude qu’il vient de consacrer au peintre suisse Louis Soutter n’est pas un ornement littéraire.
ll suffit pour s’en convaincre de regarder seulement deux photographies du peintre. A vingt ans c’est un jeune homme timide, grave, un peu triste. A soixante-huit ans, le visage semble avoir été brûlé à la chaux vive : un rictus déforme la bouche, les joues émaciées soulignent l’os, et les yeux, invisibles et sans éclat, se devinent seulement, au fond des orbites creusées. Un visage ? non, un masque mortuaire.

L’ homme au violon

C’est à Morges, petite ville au bord du Lac Léman, que Louis Soutter naquit en 1871. Absent, rêveur, inquiet, ses camarades d’école lui trouvent déjà l’air d’une « tête de mort ». Après des études d’architecture, il choisit de devenir musicien et part à Bruxelles étudier le violon. Il y fait la connaissance de Madge Fursman, une jeune américaine qui deviendra sa femme. En 1894, Soutter revient à Lausanne pour étudier le dessin et la peinture. Puis il part pour les Etats-Unis, s’installe à Colorado-Springs, la ville natale de Madge, où allait être fondé un département des beaux-arts. Il y enseigne plusieurs années et ses cours connaissent un grand succès. Pourtant quand il rentre en Europe en décembre 1902, c’est une épave : sa femme a obtenu le divorce. Il est moralement et et physiquement ruiné, considérablement amaigri, prostré, incapable de fixer son attention.
Le typhus dont on le croit atteint, ne suffit pas à expliquer son effrayant délabrement. Placé dans une clinique psychiatrique, il arrache les mauvaises herbes et continue à peindre et à jouer du violon. Son état semble s’améliorer et bientôt à Genève, il commence une carrière musicale. Mais ses excentricités l’empêchent de s’intégrer dans un orchestre : il lui arrive, en jouant, de s’arrêter brusquement, dans un état second. Multipliant les dettes, il est mis sous tutelle, vivant dans une chambre mansardée que lui prête son frère. On le décrit comme ayant « un aspect inquiétant et une expression hallucinée « . Complètement incapable de subvenir à ses  besoins, il est placé par sa famille à l’asile de Ballaigues, où il demeura dix-neuf ans. De là, c’est en vain qu’il supplie ses parents de le laisser gagner sa vie comme musicien ou comme domestique. Lorsqu’il fait des fugues, on lui confisque son violon. Devant son acharnement, la direction de l’asile finit par céder: on le laisse partir des semaines entières, parcourant à pied les routes de montagne, son étui à violon à la main, pauvre silhouette en quête d’un gîte pour une nuit.

La main et la toile

Jusqu’en 1930, Soutter semble avoir considéré la musique comme sa vocation première. A l’asile, pourtant, il ne cesse de dessiner, au verso des lettres qu’il reçoit, sur du papier d’emballage. Il travaille pour lui-même, offrant ou vendant parfois quelques-uns de ses dessins pour se payer un café. on les accepte par charité, on les détruit ensuite. Quelques rares personnes - Giono, Le Corbusier – lui reconnaissent un étonnant génie. En 1946, Jean Dubuffet songe à lui consacrer un fascicule de l’Art brut. A l’asile, pourtant, il n’est qu’un  » fou pornographe « . Lui même s’écrie :  » l’ asile, c’est l’anti -chambre de la mort. » Il s’éteindra en 1942, presqu’aveugle, n’ayant plus que la peau sur les os.
Cette vie, ce destin, cette désintégration, à partir d’une oeuvre qui n’échappa que de justesse à la complète destruction, Michel Thévoz a tenté de les comprendre. Les éléments qui invitent à une lecture psychanalytique sont nombreux – le père absent, la carence de l’idéal du moi,. Les toiles où se rencontrent la mère, l’épouse et la mort résument à elles seules toute la dramaturgie oedipienne. Les hommes sont rares dans l’univers de Soutter, peuplé seulement de femmes maternelles ou sataniques.

Michel Thévoz examine chaque symptôme tout en critiquant l’hypothèse freudienne qui semble ne voir dans la création artistique qu’un phénomène de sublimation. La feuille de papier, l’encre, la plume furent pour Soutter un substitut du rêve ou plutôt la relance de ses impulsions trop inhibées pour se faire jour dans un simple rêve. N’intitulait-il pas lui-même un de ses dessins le Névropathe et ses fantômes? Par delà les réductions nosographiques, Thévoz cherche surtout à comprendre comment un artiste qualifié de  » malade mental  » passe du symptôme à l’expression.

Il ne reconstruit pas une « psychanalyse posthume ». Il tente de montrer comment l’inconscient détermine aussi bien le contenu que la figure, les surfaces et les lignes, comment la main qui gratte et noircit la feuille dans un mouvement saccadé est aussi celle qui satisfait le désir. A un niveau plus profond encore, Thévoz fait voir comment l’espace de la toile est le prolongement de ce corps dont la chair et le sang finissaient par devenir évanescents, laissant place au squelette. Reprenant les analyses de Freud sur le « travail du rêve », il propose une sorte de « stéréographie du cauchemar » explorant le paysage de Soutter comme un décor mouvant qu’un souffle suffirait à déchirer.

Ce travail minutieux, où la passion de l’auteur pour son sujet n’a d’égale que son érudition artistique est beaucoup plus qu’une monographie psychanalytique. Interrogeant les limites de l’ »art culturel » et de l’art brut », le corps fantasmé et l’espace pictural, Michel Thévoz illustre l’apport des sciences humaines à l’analyse artistique, dans ce qu’il a de plus rigoureux.

JEAN-MICHEL PALMIER.

soutter3.jpg         louissoutter2.jpg  Dessins de Louis Soutter

Citation au dos d’un dessin, tirée de « Louis Soutter » de Michel Thévoz:

« Oui! C’est moi, Louis Soutter, je devrais plutôt dire ‹ non moi ›, je suis interné à l’asile de Ballaigues, car je suis à jamais fou, oui ils m’ont étiqueté fou. Ils sont merveilleux ces psychiatres, c’est tellement simple avec eux, tu te demandes pendant des siècles qui tu es, tu te cherches, tu souffres, tu angoisses, tu fantasmes, et voici tout à coup la réponse: fou! »

L’expressionnisme et les arts – entretien Laure Adler-Jean-Michel Palmier / France Culture

3 janvier 2009

anitaberber.jpg  

Portrait de la chanteuse Anita Berber, par Otto Dix   

Ces pages sont la retranscription d’une interview de Jean-Michel Palmier par Laure Adler à propos de la sortie, chez Payot, en 1979, de L’Expressionnisme et les arts, premier volume : Portrait d’une génération. Elles représentent les seules archives sonores (de très mauvaise qualité) en ma possession.

Émission : « Bruits de pages », France Culture.

Pour vous, Laure Adler collaborer à « Bruits de pages » présente des nombreux avantages, vous enrichissez vos connaissances. Maintenant que vous avez lu le livre de Jean-Michel Palmier sur l’expressionnisme et les arts vous êtes incollable sur l’expressionnisme……….

Laure Adler : Presque, surtout que votre livre Jean-Michel Palmier se lit très agréablement. On peut le lire à différents niveaux, on peut prendre des chapitres, en sauter d’autres, etc. Et surtout, on découvre des personnages absolument étonnants. Il a par exemple l’histoire d’une femme, vous faites la biographie d’une femme, elle s’appelle Else, elle portait des jaquettes blanches, des pantalons en taffetas noir, elle avait aux bras, aux mains et aux oreilles des bijoux de pacotille, on la prenait dans les rues de Berlin dans les années 1920, soit pour une danseuse soit pour une prostituée asiatique. C’était une expressionniste ?

Jean-Michel Palmier : Oui, disons que dans ce livre, qui est consacré principalement pour son premier volume à la littérature et à la poésie…

Laure Adler : ….350 pages, premier volume, second volume au mois de janvier….

Jean-Michel Palmier : J’ai tenté dans ce volume, disons, de faire surgir non seulement la mythologie des thèmes mais aussi des figures. Car finalement, quand on lit une anthologie, et bien, on est confronté à des noms, suivis de dates, de la date de naissance et, en général, de la date de la mort. Et quand on prend les poètes de cette génération, souvent leurs œuvres sont même éditées en deux volumes. Le premier volume s’appelle en général « poèmes de jeunesse », le second volume « poèmes de maturité ». En général, la jeunesse correspond jusqu’à l’âge de 18 ans et les poèmes de la maturité sont ceux qu’ils ont écrits jusqu’à l’âge souvent 25 ans, maximum, avant d’être tués en 1914 à la guerre. J’ai donc voulu sortir ces figures de la poussière des bibliothèques en essayant de les faire surgir et de les replacer surtout dans l’époque et dans leur contexte et parmi toutes ces esquisses biographiques que j’ai consacré dans ce volume à différents écrivains de cette génération expressionniste, j’ai insisté sur Else Lasker -Schüler car finalement, elle est très peu connue et, en dehors de quelques poèmes traduits et parus dans des anthologies, il n’y a aucune étude la concernant. Et pourquoi Else plutôt qu’une autre ? et bien, peut-être parce qu’avec sa vie à la dérive, son sens du mystère, de l’errance, son désespoir, ses poèmes, elle était un symbole de l’époque.

Laure Adler : Elle a participé à toutes les revues de l’expressionnisme allemand…

Jean-Michel Palmier : Oui, c’était une petite fille de rabbin dont on a beaucoup de mal à établir la date de naissance car, disons, de cinq ans en cinq ans, elle se rajeunissait et elle commence par traîner dans les rues de Berlin, écrivant ses poèmes sur les bancs des gares, dans les rues, dans les cafés, car les cafés jouent un très grand rôle à l’époque, c’est une sorte d’arche de Noé où tous se réfugient. Elle fait partie de la bohème artistique qui caractérise Berlin autour de la guerre de 14, mais elle est surtout entrée dans ce mouvement expressionniste, d’abord par sa liaison avec Herwarth Walden qui sera le fondateur et le directeur de la revue et de la galerie Der Sturm, à Berlin, et qui exposera toutes les avant-gardes européennes, ensuite comme ayant été la maîtresse de Gottfried Benn, l’auteur de « Morgue et autres poèmes » et Else, c’est cette femme étonnante qui écrit des poèmes, souvent des poèmes d’amour, des poèmes de révolte en les signant de noms tout aussi mystiques et mythiques : Tino de Bagdad, Prince de Thèbes…….

Laure Adler : Elle s’appelait elle-même « le prince de Thèbes »…..

Jean-Michel Palmier : Oui, chaque recueil de poèmes porte un nom différent et c’est une femme qui vit pauvrement, qui n’a jamais…..

Laure Adler : Qui vit dans les caves….

Jean-Michel Palmier : Elle vit dans les caves, dans les chambres d’hôtel qu’elle remplit de poupées, de jouets invraisemblables. Elle joue à fond sur ces personnages à la fois infantiles et touchants. Comme Claire Goll le raconte, en Suisse, pendant la guerre 14, elle payait les garçons de café avec des bonbons de différentes couleurs et surtout, ses poèmes avec leur mélange de mysticisme, d’amour, de révolte, de fascination et d’épouvante pour la grande ville me semblent finalement caractéristiques de ce qu’à pu être cette sensibilité expressionniste et, comme la plupart elle a connu un destin assez tragique puisque après avoir vécu pauvrement dans les années vingt, après avoir été la cible de toute la presse d’extrême droite réactionnaire, elle a du s’enfuir à Zurich lorsque les S.A. la frappaient au visage lorsqu’ils la rencontraient dans la rue. Là, elle est arrêtée pour vagabondage et finalement elle est partie en Palestine, bien qu’elle n’avait pas tellement envie de partir en Palestine. Et c’est assez intéressant de mentionner que, dans les années vingt, il y avait un journaliste hébraïque, qui avait voulu traduire justement ses poèmes en hébreu et elle avait répondu qu’ils étaient déjà assez juifs en allemand et qu’il n’était pas utile de les traduire. Donc, elle a été assez déçue lorsqu’elle a été confrontée avec la Palestine, par rapport à son image un peu mythique et un peu mystique qu’elle avait dans son testament. Elle a continué à vivre pauvrement à Jérusalem et ….

Laure Adler : Où elle a pensé pouvoir réconcilier juifs et arabes……

Jean-Michel Palmier : Oui, elle avait toutes sortes de projets insensés notamment elle voulait réconcilier juifs et arabes et encore d’une manière tout à fait étonnante car elle voulait créer une sorte de grand Luna Park car elle pensait qu’au moins les enfants juifs et arabes iraient s’amuser dans les mêmes manèges, ce serait le point de départ d’une sorte de fraternité. Elle propose aussi un poète expressionniste comme Président au Congrès juif mondial et finalement elle est morte pauvrement en lisant ses poèmes dans Jérusalem, toujours habillée comme à Berlin, très désireuse de revenir dans cette Allemagne qu’elle avait quitté par la force et obtenant finalement du rabbin qu’il lise sur sa tombe son dernier poème « Je sais que je dois bientôt mourir » à côté du Kaddisch.

Laure Adler : Alors, on n’en finirait pas de parler de toutes ces femmes, de tous ces hommes qui ont composé ce que vous nommez « l’expressionnisme allemand », c’est à dire une période très précise, vous dites 1906-1928. Il y a aussi les cabarets, les cabarets où se passait une vie non seulement de chansons mais aussi une vie littéraire très intense et vous faites là aussi le portrait complètement fascinant notamment de deux femmes qui chantaient l’une s’appelait Claire Waldoff dont vous dites qu’elle avait des cheveux rouges et une voix rocailleuse, qu’elle chantait en argot et aussi une autre femme, Anita Berber qui était dévorée par l’alcool et par la cocaïne, tout le monde se réunissant dans les cabarets.

Jean-Michel Palmier : Oui,

Laure Adler : tout le monde se réunissait dans les cabarets….

Jean-Michel Palmier : Oui, quand on parle de cabarets par exemple aujourd’hui, on a une image qui est forcément fausse. De même qu’en général l’image de l’Allemagne de Weimar. Car on voit cette Allemagne de Weimar principalement au travers de deux films: celui de Bob Fosse : « Cabarets de Berlin » et celui de Sternberg : « l’Ange Bleu » et on ne peut pas imaginer le cabaret allemand sans tout de suite entrevoir …des femmes assez grasses, des travestis, toute cette mythologie de pacotille qui pour beaucoup s’identifie avec l’Allemagne de Weimar. En fait, le cabaret est un phénomène très complexe. Le cabaret a évolué comme genre artistique, le cabaret a été fondé par un aristocrate, par Ernst Von Wolzogen avant la guerre de 1914. Mais le cabaret, et bien, le cabaret à cette époque là commence comme genre artistique; le genre de cabaret disons, néo-pathétique de Kurt Hiller, l’un des premiers à parler de l’expressionnisme dans la littérature, où de jeunes poètes qui appartiennent à cette bohème berlinoise, viennent lire leurs œuvres ensemble, et ce qui compte dans ce type de cabaret artistique, c’est avant tout le fait que des auteurs inconnus, qui publient dans des revues confidentielles, puissent lire leurs poèmes et discuter et disons que ce cabaret artistique d’avant 14 a peu de rapports avec le cabaret des années vingt, tout ce qui sera immortalisé par la mythologie. Le phénomène d’ailleurs fut très complexe car on peut dire que tous les genres artistiques ont connu finalement le cabaret. Il y aura le cabaret expressionniste de Kurt Hiller, le cabaret dadaïste qui est né en Suisse avant son retour à Berlin. Mais il y aura surtout dans les années vingt une tradition extrêmement politisée du cabaret et cela on le connaît souvent très, très peu. Car on imagine toujours le cabaret dans le style de celui qui est montré dans le film de Bob Fosse alors que l’époque était totalement différente. Le cabaret est resté jusqu’à Hitler un symbole de liberté et des artistes comme Claire Waldoff ont continué à se battre jusqu’à la fin contre les nazis par cette arme assez étrange qu’était l’humour et que les nazis n’avaient certainement pas du tout. J’ai cité Claire Waldoff car elle appartient, au même titre que d’autres figures de l’époque, à cette mythologie berlinoise. On ne sait pas très bien comment est née cette mythologie berlinoise peut-être à travers des dessinateurs comme Friedrich Zille qui ont commencé à dessiner des images des ouvriers, des chômeurs et Claire Waldoff chantait des chansons sur les travailleurs de Berlin et elle est finalement devenue un symbole de la culture populaire du Berlin qui entoure les années vingt.

Laure Adler : Alors, on n’en finirait pas de dénoncer, de raconter la vie de tous les gens que vous racontez, celle de Georg Trakl qui est peut-être l’un des plus connus de tous les expressionnistes allemands, celle aussi de Johannes Bader qui était à la tête du mouvement Dada de Berlin et dont vous dites qu’il se prenait pour le Christ et il s’est proposé à la Présidence de la république et vous dites, dans votre introduction,, vous racontez la fin de tous ces expressionnistes allemands et c’est vrai que ça fait frissonner : Kurt Adler, Engelke, Ferl, Runge, Stadler, Stramm ont été tués à la guerre, Heym s’est noyé accidentellement, Blass, Klabund sont morts tuberculeux, Einstein, Hansenclever, Kanehl, Goering, Toller, Wolfenstein, Tucholsky, Kirchner se sont suicidés, Trakl est mort dans un asile psychiatrique et je crois qu’on ne sait toujours pas s’il s’est suicidé ou s’il est mort par excès de drogues. Jacob von Hodder a été brûlé par les nazis, tous, tous sont morts…

Jean-Michel Palmier : Oui, je crois que c’est en fait toute la génération intellectuelle des années vingt qui a connu ce destin extrêmement tragique. Car cette génération est née à la politique avant 1914. Lorsque cette bohème s’affirme en révolte contre les idéaux de l’Allemagne de l’empereur Guillaume. Elle a été assassinée en 14, elle se politise dans les années vingt mais elle sera victime de toutes les répressions qui vont s’abattre contre les conseils ouvriers de Bavière, par exemple. Quelqu’un comme Ernst Toller sera interné pendant très longtemps à la suite de sa participation à la République des conseils ouvriers de Bavière. Ensuite toute cette génération sera victime d’une vague de répression. Cette Allemagne de Weimar qui finalement n’a de République que le nom. Car on a toujours une image positive de ces années-là et on oublie que finalement cet art de gauche des années vingt, cette révolte artistique s’est constituée contre cette République. Accusés de blasphème, de procès de haute trahison, ils ont été victimes souvent d’une répression extrêmement violente et l’aboutissement de tout cela, c’est finalement Hitler. Lorsque Hitler a brûlé leurs œuvres dans des autodafés à Berlin par exemple, lorsque tous ces auteurs qui ont échappé à la guerre 14, qui ont échappé aux corps francs, qui ont échappé à toutes ces manifestations d’extrême-droite dans les années vingt vont se retrouver, après l’incendie du Reichstag, sur les chemins de l’exil. Et bien là, leur destin sera tout aussi tragique. Quand ils se seront échappés de l’Allemagne hitlérienne, beaucoup se suicideront comme Ernst Toller, dans une chambre d’hôtel à New-York, ou bien se retrouveront dans des camps de concentration français ou encore finiront complètement désespérés.

Laure Adler : De Jean-Michel Palmier: l’expressionnisme et les arts – premier volume Portrait d’une génération

Le second paraîtra au mois de janvier aux éditions Payot

Extraits de Berliner Requiem, 1976 :

Else Lasker-Schüler

                              Else Lasker-Schüler est plus qu’une simple figure poétique de l’expressionnisme allamand. A elle seule, elle incarne la bohème berlinoise, le romantisme, l’idéalisme et le désespoir d’une génération décimée par la guerre et les camps de concentration. Toute sa vie cette arrière petite fille de rabbin fut un sujet de scandale : elle passait ses journées et ses nuits dans les cafés de Berlin, fréquentant les peintres et les poètes groupés autour de la revue Der Sturm, dormait sur les bancs des gares, ne cessant d’errer dans les rues. Sa vie fut un perpétuel déracinement : épouse de Herwarth Walden, maîtresse de Gottfried Benn, elle fut aussi l’amie de Trakl et de Franz Marc – « le Cavalier Bleu » -, de Karl Krauss et de Ludwig von Ficker. A l’époque où parut son premier recueil de poème Styx (1902) elle vivait seule dans une cave de Berlin qui lui était louée secrètement par un portier. Incapable de s’adapter à la réalité, haïe par la bourgeoisie, elle vivait dans les hôtels les plus pauvres, entassant dans sa chambre des poupées et des jouets. Benn et les auteurs de sa génération – Kurt Hiller  par exemple – la décrivent comme une créature excentrique. On la rencontrait dans les rues, habillée avec des tissus orientaux, couverte de bijoux de pacotille, vêtue de manière masculine. Son seul univers était les cafés de Berlin, ces fantastiques cafés où se rassemblaient les artistes, les poètes, les acteurs, dans ces grandes salles décorées, imitées des cafés viennois.

                              Sa relation avec Gottfried Benn m’a toujours étonné. Il était un jeune étudiant en médecine lorsqu’elle le rencontra, connu par le succès de scandale de son recueil Morgue. Elle avait à peu près quarante ans. Leur relation a quelque chose de triste et d’émouvant. Il était Gieselheer, le Barbare. Lorsqu’il la quitta, elle lui écrivit ces vers :

Je dérobe au cours des nuits
les roses de ta bouche
pour qu’aucune femme ne puisse s’y désaltérer

Je suis la bordure de ton chemin
Qui te frôle
s’effondre.

Benn lui répondit dans Fils, avec le poème Ici-bas pas de consolation.

Personne ne sera le bord de mon chemin
Laisse donc tes fleurs se faner
Mon chemin coule et va tout seul

Deux mains sont une coupe trop petite
Un coeur est une colline trop petite
pour y reposer.

JEAN-MICHEL PALMIER

Cabarets

Les vieux cabarets de  la Motzstrasse et de la Lutherstrasse n’existent plus. Les Nachtcafés, les établissements de mauvaise réputation, les boîtes pour travestis ont été presque tous détruits par les bombes. J’ai tenté pourtant d’en retrouver les traces. Là où jadis se trouvait l’un de ces vieux cabarets, s’élève à présent un immeuble neuf, un magasin ou un terrain vague recouvert de décombres. Il ne reste rien de cette atmosphère si particulière, des odeurs du passé et de ses rêves. J’ai recherché le Lady Windermere d’Isherwood. Le Johnnys Night Club de la Kalckereuthstrasse, L‘Eldorado de la Lutherstrasse, Chéri, Fasanenstrasse, Maly und Igel, dans la Lutherstrasse, sans parler des cabarets de la Kantstrasse parmi lesquels il y avait le célèbre Tingel-Tangel de Friedrich Holländer où chantait Marlène Dietrich. La nuit, l’endroit, pourtant situé à proximité du Kurfürstendendam, est presque désert. Un travesti à perruque blonde baptisé Gloria Fox prend l’air devant la porte, attirant à peine le regard des passants. Le portier me dévisage avec méfiance. Il ignore tout des spectacles que l’on pouvait donner dans ce cabaret pendant les années 30. Le plus souvent, c’est en interrogeant les gens du quartier que je peux localiser ces établissements et apprendre quelque chose sur leur public, leurs spectacles. Non loin de là, une plaque signale que c’est dans cette maison que Musil écrivit L’Homme sans qualités. L’Eldorado, un des plus célèbres cabarets de travestis, situé dans la Lutherstrasse s’appelle maintenant Anyway. Quant aux autres, ils ont été fermés, démolis ou détruits.

Les vieux berlinois, même quand on les aborde dans les rues, parlent avec beaucoup de complaisance de leurs souvenirs. Un peu décontenancés par l’intérêt que je porte aux moindres détails de la vie artistique du Berlin des années 30, ils sont prêts à me raconter ce qu’ils savent sur tel théâtre ou tel cabaret qui n’existe plus. Immobile, à un coin de rue, je guette ma prochaine victime : une vieille dame qui rentre chez elle et que je vais aborder quelques instants après, en lui demandant si elle se souvient de ce qu’il y avait à cet endroit, avant la guerre. Lorsque les immeubles sont neufs, je sais que je n’ai aucune chance. Les habitants de plus de soixante-dix ans – les seuls qui puissent répondre à mes questions  – ont depuis longtemps quitté le quartier. Mais lorsqu’il y a un vieil immeuble, aux murs criblés d’éclats d’obus, je guette ses habitants cherchant un coin tranquille pour les aborder.

Comment oublier cette vieille femme de la Motzstrasse? Une petite femme aux cheveux gris, voûtée, promenant son chien, et qui passa plus d’une heure à arpenter la rue en parlant avec moi, sans même sentir le froid. Non seulement elle avait connu le cabaret Eldorado, mais elle était une ancienne danseuse de cabaret. Dans les années 30, elle faisait partie d’une troupe qui se produisait dans différents cabarets de Berlin. Elle me cite au hasard, L’Admiral-Palast de la Friedrichstrasse (qui existe encore à Berlin-Est non loin du théâtre du Berliner-Ensemble), La Skala, Le Wintergarten. Ce qui l’a décidée à devenir danseuse de cabaret ? Sa passion pour le théâtre. Elle a connu beaucoup d’acteurs de Reinhardt. Issue d’une famille catholique, elle quitta ses parents à dix-huit ans pour monter sur les planches. Aujourd’hui, dit-elle, n’importe quelle fille qui se montre nue sur une scène s’imagine être une danseuse. Avant la guerre, c’était différent. Elle me cite les noms de plusieurs danseuses que je ne connais pas. Elle a bien connu Anita Berber et surtout Marlène Dietrich, lorsqu’elle n’était pratiquement connue de personne. Elle a dansé avec elle dans plusieurs revues. Ce qu’elle pense des cabarets de cette époque ? Un monde qui ne revivra jamais plus comme le Berlin des années 20 et des années 30. C’ était le Berlin de la misère, de l’incertitude mais aussi du plaisir et de l’élégance. Elle parle avec admiration du public des cabarets. Peu d’ouvriers, quelques aristocrates, mais surtout des Berlinois qui étaient avides d’émotions, de plaisirs, pour oublier la situation économique. Le monde du cabaret, c’est un petit univers avec ses vedettes, ses célébrités, ses jalousies. Bien peu de danseuses et de chanteuses ont pu réaliser leurs rêves – passer dans des grands théâtres ou des cabarets très célèbres, faire du cinéma – mais toutes l’espéraient – je pense à la Sally Bowles de Good-bye to Berlin d’ Isherwood et je lui parle du livre. Elle ne l’a jamais lu mais l’histoire de Sally Bowles lui semble tout à fait plausible. A-t-elle réellement existée ? C’est possible car Berlin devait compter de nombreuses Sally Bowles. Ses rêves et ses espoirs étaient ceux de presque toutes les chanteuses de cabarets de Berlin. Lorsque je lui demande si elle a encore des photographies des spectacles auxquels elle a participé, son visage devient triste. Tous ses souvenirs ont été détruits par les bombardements et il ne lui reste rien. Ses amies de cette époque sont presque toutes mortes. Celles qui vivent encore ne sont plus que « des vieilles femmes laides » me dit-elle en souriant. Elle ne cesse de me répéter :  » Das war so schön ! Das war meine Zeit. »

Les nouveaux cabarets n’ont effectivement presque rien de commun avec les anciens. La tradition de satire politique ne trouve guère à s’exercer. Les « cabarets de gauche » sont tristes. Les boîtes de travestis le sont encore plus. Il ne reste, à quelques exceptions près comme le Kabaret des Reichs – qui présente des spectacles de satire assez violents sur l’époque hitlérienne – que des boîtes de nuit sans intérêt, des strip-teases médiocres. Seuls, les Nachtlokale et les Nachtcafés conservent un certain caractère populaire. Dans des petites salles éclairées de lumières rouges et violettes, vers quatre heures du matin, on peut y observer d’étranges clients. Gens d’un même quartier, solitaires, qui viennent se distraire, vendeuses de magasins en quête de rencontres ou de plaisirs bon marché. Ces établissements ont gardé un caractère familier, presque vulgaire avec ces femmes à moitié ivres qui dansent entre elles parfois même sur les tables, ces jeunes ouvriers qui ne cessent d’écouter les mélodies sentimentales que diffuse un vieux juke-box. Ouverts jusqu’au matin, ils sont des havres où s’engouffrent des gens à la dérive dans Berlin.

Jean-Michel PALMIER

Vendredi N°4 – L’expressionnisme et les arts

21 décembre 2008

Article publié dans le N°4 de Vendredi  du 7 au 20 décembre 1979, écrit par Gérard Mendel à propos de la sortie de de l’ouvrage : l’Expressionnisme et les arts de Jean-Michel Palmier.

51hw4th1b5lsl500aa240.jpg Bin armer Leute Kind. Bois gravé de Karl Schmidt – Rottluff (1905)

L’expressionisme et les arts s’efforce de saisir ce que fut sur le plan artistique la révolution formelle  qu’ apporta l’Expressionnisme allemand. L’auteur interroge le théâtre, la peinture, la cinéma, les arts plastiques et la poésie pour tenter de découvrir ce qu’ a signifié cette nouvelle sensibilité, comment elle s’est incarnée dans de nouvelles formes, brisant les anciennes, laissant sa marque sur tous les artistes qui l’ont rencontrée.Les essais qui composent ce volume sont consacrés à l’évolution de ces différentes formes d’art et aux mythologies qu’elles ont développées, qu’il s’agisse du mélange d’amour et de haine que tous les auteurs de l’époque ont pour Berlin, des décors de Caligari, des visions d’apocalypse et de résurrection qui traversent les gravures, les pièces de théâtre, les poèmes. Limité sans doute aux pays de culture germanique, l’Expressionnisme ne cesse de rencontrer les autres avant-gardes qu’il s’agisse du Dadaïsme, du Cubisme, du Futurisme ou de la Nouvelle Objectivité. Il est inséparable des autres mouvements artistiques qui marquent l’Europe du début du siècle, qui accompagnent et expriment son désarroi social et politique. A travers les oeuvres, leur beauté et leur violence, surgissent les figures de ceux qui les ont créées, souvent complétement inconnus en France, et qui, comme le dit Johannes Robert Becher,  » crièrent jusqu’à en mourir ». Plus qu’un monde de formes, une révolte artistique, ces sont les liens mouvants entre le surgissement d’un style et la situation sociale et politique de l’Allemagne qui sont analysés. Révolte d’une génération, d’une partie de la jeunesse allemande qui pressentit avant 1914 la venue du cataclysme et lorsqu’elle y survécut se brisa contre la réalité. De sa naissance à sa mort, ces essais tentent de cerner une sensibilité.

(Quatrième de couverture de l’ouvrage – 1 – Portrait d’une génération) -Payot .

JEAN-MICHEL PALMIER

Le monde quand il change

     A tout seigneur tout honneur ! Comment l’Art change-t-il quand la société se transforme ? Sur ce vieux problème un grand livre est né, un livre d’emblée classique sur un sujet qui, pourtant ne l’est guère. Il s’agit de l’Expressionnisme allemand qui, pour certains, et je suis de ceux-là,  est l’expression artistique la plus passionnante en Occident en notre siècle. Comparé à lui, si révolutionnaire que fut le Surréalisme en France, ce dernier apparaît pourtant, si paradoxal que cela puisse sembler à dire, très raisonnable et intellectuel : dans la tradition française, en un mot.

     Ce grand livre, comparable en importance à l’ouvrage d’Albert Beguin sur L’âme romantique et le rêve, nous le devons à Jean-Michel Palmier. Infatigable écrivain ! Dix huit mois après l’Expressionnisme comme révolte (Payot, Paris), il nous donne chez le même éditeur : L’Expressionnisme et les Arts, tout au moins le premier tome qui concerne les romanciers et les poètes. En ces deux livres, plus de 900 pages brassées et maîtrisées, torrentueuses et contrôlées par le mouvement puissant et très personnel que leur imprime l’auteur. Voilà un de ces livres rares qu’on peut ouvrir à n’importe quelle page, et où l’on est immédiatement emporté par la passion de celui qui l’a écrit et par l’intérêt du sujet.

     L’ intérêt du sujet ? Celui de l’immense courant artistique qui, en Allemagne, dans les années d’avant la Guerre Mondiale, puis sous la République de Weimar, fut l’expression de la révolte d’une génération de créateurs. Révolte contre une société où les seules valeurs sont celles de l’argent, révolte contre la bourgeoisie triomphante et la misère des grandes villes, contre la déshumanisation, contre les Apocalypses qu’on sent venir. Révolte totale et qui toucha toutes les formes d’art – poésie, théâtre, cinéma, roman – et opposa, dans un mélange paroxystique et provocateur de réalisme outrancier et de fantastique exacerbé, le sens tragique de la destinée humaine et la peinture de la dégradation que lui faisait subir la société. Art d’extrêmes contrastes, dans lequel un romantisme torturé essaya de se ressourcer au rude gothique allemand, pour s’opposer au siècle.

     On connaissait déjà les livres de Palmier sur Bela Balazs et la théorie du cinéma, sur Heidegger et ses écrits politiques, sur Marcuse et la nouvelle gauche, sur Lénine et l’art révolutionnaire, sur le poète Georg Trakl dont il a été le meilleur introducteur en France. Et combien d’autres textes encore : sur Karl Krauss, sur Lucien Goldmann….

     Mais en Jean-Michel Palmier, étrangement deux hommes coexistent : l’un apparemment tout entier présent, habite Paris, enseigne à Vincennes, dévore tout ce qui paraît, écrit dans certains journaux…Et, en même temps, et aussi intensément, un autre Palmier vit une « double vie » ailleurs – à Berlin, à une époque qu’on peut situer entre 1910 et 1925. Et ce serait par trop simple de dire que l’esprit est ici et le coeur là-bas… Dans cet étrange dédoublement, qui est le Double de qui ?

     Le grand-oeuvre que sont ces livres sur l’Expressionnisme apparaît dès lors, tentative réussie de synthèse entre ces deux hommes si différents. La culture encyclopédique, le sens de l’analyse politique, l’intelligence raisonnable et rationnelle du premier se heurte ici de plein fouet à son antagoniste – l’homme de la violence, du lyrisme, du romantisme, celui qui avait écrit ce chef d’oeuvre qu’est le Berliner Requiem, publié en 1976. d’ où aussi, que ces deux livres qui brassent, pourtant, une somme immense d’informations se lisent comme de fantastiques et terribles romans. Au point d’ailleurs, que chacune des monographies du second volume, sur Döblin, Trakl, Werfel, d’autres encore, apparaît composé comme une Nouvelle avec, pour chacune, son atmosphère particulière, son rythme propre et la progression d’une destinée qui, presque toujours, s’achèvera dans le tragique du suicide, de la folie ou de la mort à la guerre.

     Ambiguïté politique aussi de cette révolte – et Palmier le montre – qui s’opposant à tout : à l’ordre social existant, à l’Art officiel, à la Science et à la Raison asservies, s’enfonça à un point tel dans le désespoir et le nihilisme que seuls, ou presque, allaient pouvoir survivre ceux qui, pour trouver encore quelque sens à la vie, allaient se raccrocher, presque indifféremment, pourrait-on dire, tantôt au communisme (Brecht, Piscator…) tantôt au nazisme (Gottfried Benn, Nolde…)

GERARD MENDEL


 

Vendredi 5 / 5 : Les surprenants rebondissements du marxisme

21 décembre 2008

Entretien publié dans Vendredi N° 5 du 21 décembre 1979 au 4 janvier 1980

consciencemyst.jpg  L’ouvrage d’Henri Lefebvre et Norbert Guterman

L’oeuvre considérable d’Henri Lefebvre « méta-philosophe et socio-critique » comme il aime se qualifier a inspiré l’ensemble des travaux marxistes parus en France. Rappelons : Critique de la vie quotidienne(2 vol.) éditions de l’Arche (en résumé aux éditions Gallimard, collection Idées). La Somme et le reste (Balibaste). Le droit à la ville(2.vol) éditions Anthropos.De l’Etat (4. vol) Bourgois 10/18. La Révolution n’est plus ce qu’elle était avec Catherine Régulier (éditions Libres Hallier).

Vendredi : Votre livre, La conscience mystifiée,a été publié en 1936 à une époque qui correspond à la fois au succès passager du Front populaire et à la montée du fascisme. Pourquoi le republier aujourd’hui ? (1)

Henri Lefebvre: La conscience mystifiée a été d’abord un livre maudit, très mal reçu. Je me souviens par exemple que tous les exemplaires envoyés en URSS à des philosophes ou à des critiques ont été immédiatement renvoyés par la censure. Du côté du Parti communiste français, le livre a été aussi fraîchement accueilli. La mode était à l’optimisme. On croyait fermement que les démocraties allaient faire reculer le fascisme et imposer la paix au monde. On affirmait aussi que le robuste prolétaire allemand allait d’un coup d’épaule envoyer à terre la vermine hitlérienne. Norbert Guterman et moi n’étions absolument pas d’accord avec ces analyses. La conscience mystifiée est une protestation lucide contre ces illusions. Nous avons tenté d’analyser la conscience en tant qu’elle n’est pas par essence porteuse de vérité, qu’il s’agisse de la conscience individuelle ou de la conscience collective. Pour elle, vérité, illusion, erreur, mensonge sont souvent indiscernables. Ce sont les épreuves qui permettent à la conscience de distinguer illusion et réalité. Je pense que cette thèse philosophique qui commande tout l’ouvrage – la critique du sujet, la critique du logos cartésien, la critique du langage en tant qu’il ne serait que porteur de vérité – est toujours actuelle. Il n’est pas du tout sûr que la période des grandes mystifications soit terminée. Le néo-libéralisme lui aussi est une mystification, une manipulation qui n’est pas sans remporter des succès. La période de la conscience mystifiée est donc loin d’être révolue. Par ailleurs, ce livre a été écrit en 1935 et il y a une chose qui s’entrevoit parfois, mais qui n’est pas théorisée dans ce livre : l’analyse du stalinisme.

La force des images et les pièges de l’esthétisme

Vendredi : Dans l’ensemble des analyses de La conscience mystifiée, le fascisme semble tenir une grande place. Qu’a- t-il signifié exactement par rapport à la genèse du livre ?

H.L. :La théorie du parti communiste concernant le fascisme, à l’époque, était simpliste : un processus violent utilisé par le capitalisme monopolistique pour se défendre. L’analyse n’allait pas plus loin. J’avais eu l’occasion de séjourner à plusieurs reprises en Allemagne et j’avais été frappé par la situation allemande. les discours des communistes allemands étaient d’une sinistre platitude. J’ai assisté à des meetings communistes. rien de ce qu’ils disaient n’était propice à soulever l’enthousiasme. Ils débitaient pendant des heures entières des chiffres sur la planification soviétique sans se rendre compte que tout cela n’avait guère  de rapports avec la situation industrielle de l’Allemagne et la crise que tous vivaient. Leurs plus grandes audaces consistaient à dire que le communisme serait une société où le pain serait gratuit de même que les transports. Les ouvriers applaudissaient. Comme ce marxisme me semblait alors ennuyeux, monotone ! J’ai toujours détesté cette réduction du marxisme à l’économisme ou à quelques propositions prouvant l’existence du monde extérieur. Les nazis eux, s’adressaient à la fois à ce qu’il y a de plus bas mais aussi savaient développer des sentiments héroïques, nobles, disons « wagnériens » capables d’ exalter les foules. J’ai assisté à quelques unes de leurs « mises en scène ». C’était à la fois horrible et esthétiquement très spectaculaire. Je revois les 10 000 membres de la jeunesse hitlérienne, escaladant le Taunus, torches en main. C’ était impressionnant et atroce. Quand je comparais les deux styles de propagande, je sentais dans le nazisme le piège de l’esthétisme. Je pense que dès cette époque, j’ai réalisé cette idée qui a fait son chemin depuis : le spectacle n’est pas innocent. Je pense que ces voyages ont été décisifs dans la genèse du livre. En assistant à cette montée du nazisme, j’ai senti à quel point la conscience est capable d’être atteinte, corrodée, entamée par les images, les discours, les représentations, le faux et le vrai, le mensonge et le réel. J’ai compris alors que tout cela ne se distingue pas facilement. La vérité peut être monotone et la beauté suspecte. Les communistes et les marxistes allemands disaient le réel et c’était fantastiquement ennuyeux. Les nazis mentaient et séduisaient, exaltaient les masses.

Le marxisme déjà dépassé en 1930 ?

Vendredi : Il est difficile d’imaginer – du moins pour ma génération, celle qui est née après la guerre – ce qu’était alors la pensée marxiste en France.

H.L. : Je pense que la réflexion marxiste à cette époque, vers 1936, avait été tuée dans l’oeuf avec l’affaire de la Revue Marxiste. Les représentants de la IIIéme Internationale avait trouvé le moyen de s’abattre sur les intellectuels, de les disperser, sauf ceux qui étaient prêts à entrer dans l’appareil. Parmi ceux-là il y avait Paul Nizan et George Politzer. Entre 1928 et 1930, il y avait eu une tentative de réflexion autonome, indépendante du parti bien que la plupart des rédacteurs aient été membres du parti. Cet effort a été stoppé net. Or ce qui est caractéristique du marxisme, c’est qu’il semble à certaines périodes moribond, engourdi. Dès 1930 déjà, le théoricien belge De Man lançait l’expression « la mort du marxisme« ; il le disait dépassé. Mais au moment où on le croit mort, le marxisme connaît de surprenants rebondissements. A l’époque, on voyait dans le marxisme un mélange d’économie et de théorie de la planification. A partir du plan quinquennal et de l’apologie de l’Union Soviètique, on réduisait le marxisme à l’économisme et au productivisme. C’est à ce moment là que nous avons tiré de ses cendres la notion d’aliénation.

Vendredi : A l’ époque, personne d’autre ne parlait d’aliénation ?

H.L. : Personne. C’est pourquoi La conscience mystifiéefut si violemment critiquée et c’est aussi pourquoi le livre fait date. C’est plus tard que Kojève et Hyppolite ont commencé à faire leurs cours sur Hegel et à en parler. Ce qui était important dans notre démarche, à cette époque, consistait à arracher la notion d’aliènation hégélienne à la spéculation pour en faire une manière d’envisager le concret, la pratique sociale. Ce qui a gêné aussi dans ce livre, c’est qu’il était aussi question d’aliénation politique. Les « Politiques » ont flairé quelque chose qui les menaçait. Alors ils l’ont traité d’ »élucubration« .

Vendredi : Comment avez-vous abordé le marxisme ?

H.L. :C’était encore bien avant. L’ année décisive fut 1925. Alors que la IIIème Internationale parlait d’une stabilisation relative du capitalisme, beaucoup d’intellectuels ont été attirés par le marxisme et le communisme. La révolution d’Octobre a finalement peu marqué les intellectuels français. Mais en 1925, c’est la guerre coloniale au Maroc et je crois que c’est à partir de là que nous avons pris conscience de ce qu’était l’impérialisme. Ensuite, il y a la lecture de la philosophie, en particulier Hegel.

Hegel, Nietzsche, Kant et les autres

Vendredi : A l’époque vous deviez être très peu d’intellectuels à lire Hegel ?

H.L. :C’est vrai. En fait, ce fut André Breton qui me fit lire Hegel. Il s’agissait je crois de La Logique. Norbert Guterman a eu un trajet encore plus curieux. Il avait été enrôlé dans l’armée polonaise qui a fait reculer l’Armée Rouge devant Varsovie. Et c’est à ce moment là qu’il a pris conscience… de la révolution d’Octobre ! Quand il est arrivé en France , il était déjà très critique à l’égard du capitalisme. En réalité je crois que ma lecture de la philosophie, l’intérêt que je prenais à » la tromperie des choses  » m’orientait de toutes façons vers le marxisme. Le doute dans la réalité, cela se trouve chez Marx, mais aussi chez Nietzsche et Hegel et même chez Kant. L’ouvrage que j’ai publié sur les « représentations » est finalement la poursuite de ces questions, celles que j’ai posées dans la conscience mystifiée.

Vendredi : Au moment où vous élaboriez ces thèses, quel était votre rapport à la philosophie française, par exemple Bergson et le bergsonisme ?

H.L. :Nous étions contre. Politzer a écrit un pamphlet contre Bergson. J’étais d’accord avec lui. Nous étions très insolents avec Bergson chaque fois que nous le pouvions. Avant 1925 -26, nous cherchions un peu partout des éléments qui pouvaient satisfaire nos aspirations. C’était une période de fermentation, comme pour les surréalistes. Nous sommes sortis de cette crise en adhérant au marxisme, après une période de pessimisme.

Vendredi : Est-ce que cette crise tragique n’a pas existé chez la plupart des philosophes qui ont ensuite adhéré au marxisme ? On la retrouve chez Lukacs dans l’ »Ame et les Formes« , la « Théorie du Roman« , dans les premiers écrits d’Ernst Bloch ?

H.L. :Oui, mais ce moment tragique, ce refus de l’idéologie bourgeoise apparut plus tôt chez Bloch et Lukacs, ce fut avant ou autour de 1914. En France, le retard était considérable. La grande crise de l’Europe a commencé avant 1914. Elle est apparue à Vienne dès 1910, puis en Allemagne. En France, cette crise dramatique et féconde, nous l’avons connue vers 1925.

Vendredi : Dans La conscience mystifiée mais aussi dans vos autres livres, vous parlez avec le même enthousiasme de Nietzsche et du jeune Marx, de Zarathoustra et des Manuscrits de 1844. Comment, à cette époque, avez-vous compris Nietzsche ?

H.L. :J’ai lu Nietzsche à l’âge de 15 ans. En fait, j’étais autant fasciné par Zarathoustra que par l’Éthique de Spinoza. En écrivant La conscience mystifiée, il est certain que nous avons été marqué de manière obscure par la critique de la modernité de Nietzsche. mais, à cette époque, Hegel et Marx l’emportaient dans l’analyse sur Nietzsche. Ce qui me passionnait chez Nietzsche, c’était la critique de la modernité. Mais je refusais son idée de la décadence. Aujourd’hui, on ne peut éviter de se demander si une société ne connaît pas elle aussi des phénomènes de décomposition ou de recomposition. A l’époque, nous faisions entièrement confiance à la classe ouvrière. Cette confiance s’est aujourd’hui quelque peu estompée.

Vendredi: Dans la réédition de votre livre, vous dîtes qu’à l’époque vous preniez Staline plutôt pour un bouffon que pour un criminel. Avez-vous songé dès cette époque à appliquer aussi votre critique au socialisme ?

H.L. :Oui, nous savions confusément que ce qui se passait en Russie ne correspondait pas à ce que l’on souhaitait. Mais le stalinisme en tant que tel était en pleine formation. Il ne régnait pas encore. Et nous n’avions pas les moyens de nous informer. Les grands procès n’avaient pas encore commencé. Les trotskystes en parlaient, mais à l’époque on les soupçonnait de tout aggraver. En fait ce que disait la presse bourgeoise et les trotskystes était encore loin de la réalité. Il manque donc à notre livre une critique du stalinisme, pourtant elle y est implicite. Si la conscience peut être réellement atteinte en profondeur, il faut aussi se méfier de ce qui se prétend  » socialisme« .

Vendredi : Les lignes théoriques de vos analyses recoupent d’autres problématiques. La notion de « conscience mystifiée« , de « réification » fait songer à Histoire et conscience de classede Lukacs, l’inconscient à Freud, la mauvaise foi à Sartre.

H.L. :La notion de totalité nous venait de Hegel. J’ai découvert les écrits de Lukacs à New-York. En France, les communistes avaient fait le silence sur ses travaux. Mais Guterman et moi étions très anti-lukacsiens. Il nous semblait impossible de prendre la totalité historique comme critère de vérité pour la conscience prolétarienne. Cet historicisme nous semblait faux. L’histoire est riche en mystifications et en duperies. Lukacs croit en une totalité du réel et du vrai se découvrant à la conscience de la classe. Il oublie que rien ne peut échapper à la mystification, même pas la conscience de classe. Le concept en tant que tel peut être entraîné vers l’illusion. Ce qui importe, c’est l’épreuve. Il n’y a pas de critère conceptuel ou conscient du vrai.

Vendredi : Vous insistez pourtant sur la réification, le fétichisme de la marchandise en termes presque lukacsiens.

H.L. :En fait, c’était indépendant. Nous avons trouvé cela chez le jeune Marx, comme Lukacs. Mais cette théorie du fétichisme de la marchandise nous venait directement de la vision du monde américain. Contrairement à ce que disait le parti communiste alors, il y avait un considérable développement des forces productives aux Etats-Unis, mais ce monde était truqué, tricheur. C’était pour moi une découverte extraordinaire et douloureuse. Lukacs prend la réification comme quelque chose de neutre et de mort. Pour nous, elle nous apparaissait comme complexe, riche d’éléments cachés.

L’inconscient freudien, une conscience fétichisée

Vendredi : Et les analyses de Sartre sur la mauvaise foi?

H.L. :Elles recoupent ce que nous disions alors. Mais Sartre a développé cette idée quinze ans ou vingt ans plus tard. Toutefois, l’importance que Sartre donne, dans l’Etre et le Néant, au regard dans la constitution de l’ » être -pour – autrui  » me semble très exagérée. Le regard n’est ni porteur de conscience ni de vérité. Pourquoi ce privilège au regard et non au langage ? Il est trop cartésien.

Vendredi : Et l’inconscient freudien ?

H.L. :Cela ne me semble pas très décisif. On a traité ces énormes entités comme des choses. La théorie de la conscience mystifiée pénètre l’inconscient et analyse les moyens par lesquels la conscience échappe à elle-même. Chez Freud, l’inconscient est presque une substance. L’inconscient est pour nous un un produit perpétuel et perpétuellement transformé de la conscience elle-même. L’inconscient freudien est encore une conscience fétichisée qui ignore ses contenus, ses fonctionnements. Freud néglige le social et la pratique sociale. L’étape suivante de cette recherche, ce sera le livre sur La critique de la vie quotidienne. Marx n’a pas cessé d’être un philosophe. Mais il a intégré à sa pensée, le non-philosophique., le quotidien, et surtout celui des travailleurs. Mais cette idée de la nécessité d’une critique de la vie quotidienne ne s’est vraiment affirmée pour moi qu’avec la libération, avec la consolidation du capitalisme.

Vendredi : Votre livre est relativement optimiste par rapport au marxisme, à son développement, à ses possibilités de critique radicale. La préface de la réédition est plus pessimiste… .

H.L. : Oui, car nous croyions qu’à travers ces convulsions naîtrait quelque  chose de nouveau. Aujourd’hui, ces grandes espérances ont été déçues. Du côté du socialisme on est tombé bas, et du capitalisme encore plus. Les épreuves historiques sont plus longues à traverser que nous ne le pensions à cette époque là.

Vendredi : Aujourd’hui, à la crise du capitalisme toujours actuelle, s’ajoute la déception à l’égard du « socialisme existant » et le doute dans le marxisme lui-même que l’on dit « en crise« .

H.L. : Oui, mais en 1930 on disait la même chose. Les rebondissements de la pensée marxiste sont toujours imprévus. Comment nier par exemple l’ apport du marxisme, ces dernières années, à la critique de l’Etat et du socialisme lui-même ? Il ne faut pas confondre critique du socialisme et crise du marxisme. Je crois que le marxisme est en train de s’attacher à l’analyse de nouveaux thèmes : l’autogestion, la réhabilitation du corps (déjà présente chez Marx en 1844), le fonctionnement de l’Etat (capitaliste et socialiste). C’est le marxisme qui empêche la philosophie et ce qui reste de pensée critique de se disperser dans toutes les directions incohérentes. Ce qui est nouveau par rapport aux années 30 ou 40, c’est qu’il y a maintenant une critique gauchiste du marxisme. Mais cette critique se disperse aussi dans toutes les directions.

Pour comprendre le monde, on ne peut se passer de Marx

Vendredi : Pourriez-vous donner un exemple de ce qui, aujourd’hui, vous semble pouvoir n’être accompli qu’à partir de l’analyse marxiste ?

H.L. : La critique du mondial. Comment l’analyser sans Marx ? Il ne s’agit pas de répéter Marx mais de le prolonger. Ce que Heidegger écrit sur « le monde qui se modifie » ou encore ce qu’écrit Axelos sur le planétaire ne suffit pas. Tout cela éclaire assez peu sur notre vie. La critique ne peut se passer aujourd’hui du marxisme, sinon tout savoir se réduira à l’informationnel. Vous devez, si vous voulez comprendre le monde où vous vivez, utiliser le concept d’ »idéologie » au sens de Marx. Toutes les nouvelles tentatives de changer la société ne peuvent se comprendre qu’à partir de Marx, qu’il s’agisse de l’autogestion, du corps, de l’espace, de l’Etat. Si on parle d’une « crise de la civilisation« , on est aussi amené à utiliser le concept de « société civile« . Ce qui fait problème, ce n’est pas ce qu’on peut élaborer à partir de Marx, mais ce qu’on pourrait analyser sans lui.

Vendredi : Selon vous, qu’est-ce qui demeure l’acquis fondamental de l’apport de Marx ?

H.L. :Je suis en train d’écrire un livre de 400 pages rien que sur cette question ! Comment y répondre en une phrase ? Je pense que ce qui demeure de fondamental chez Marx, c’est l’analyse du devenir. L’ idée qu’il y a un devenir, que ce devenir entraîne tout et qu’il faut disposer d’un certain nombre d’instruments pour analyser ce devenir car il n’y a pas d’invariables. La logique ne suffit pas. C’est le chemin qui va de Héraclite à Hegel et à Marx. Le monde est un perpétuel devenir et nous devons agir dans et sur ce devenir, en même temps que l’analyse et nous-même en font partie. Voilà la grande idée qui guide toute l’analyse de Marx.

Le rôle essentiel de l’espace

Vendredi: De tout ce que Marx n’a pu analyser comme objet ou comme thème, qu’est-ce qu’il vous semble le plus urgent de comprendre et d’analyser à partir du marxisme ?

H.L. :Je pense que Marx examine les rapports sociaux sans leur support : l’espace. Marx a écarté dans une partie de son oeuvre toute référence au problème de la terre, au problème paysan. cela a eu des conséquences très graves. On insiste toujours sur le capitalisme et la classe ouvrière. Mais le peu de textes que Marx a écrit sur ces problèmes furent pourtant décisifs. C’est grâce à eux que Lénine puis Mao Tsé Toung ont pu commencer à analyser des sociétés dans lesquelles la terre, les paysans, l’aristocratie terrienne jouent un rôle décisif. J’ai essayé dans mes analyses sur « la production de l’espace » de montrer à quel point l’espace est fondamental pour comprendre « le mondial ». Jadis l’espace était très limité : un village, une région, une nation. A présent se constitue un espace mondial à travers l’affrontement des stratégies. Il me semble qu’il est urgent de le comprendre, à partir du marxisme. J’y ajouterai le problème du rapport entre cet espace et ce devenir temporel lui-même devenu mondial. Chez Marx, le capital reste déterritorialisé, sauf dans le cadre de l’Angleterre. Il faut le rattacher au sol, à la terre, au monde où nous vivons.

Vendredi : Ni sociologue vraiment, ni philosophe non plus : vous définiriez vous vous-même comme  » marxiste » ?

H.L. :Je ne suis ni marxologue, ni marxien. Marxiste ? Oui mais pas pour répéter Marx sinon le marxisme est stérile et se réduit à l’ exégèse et à la scolastique. Il faut penser à partir de Marx, le compléter, l’ebrichir, le transformer. Marx a reproché aux philosophes de penser le monde, de l’interpréter sans le transformer, mais à présent, le marxisme aussi est devenu une scolastique lui-même. Il faut le transformer lui-même. Par ailleurs, le marxisme ignore certaines catégories : le tragique, le jeu. Il y a sans doute autre chose à faire que le marxisme n’a fait. Il faut l’intégrer et aller vers d’autres directions. Mais ni sans Marx, ni  contre lui bien sûr.

Propos recueillis par Jean – Michel PALMIER

Vendredi 4/5 : A propos de Lacan; un semeur d’irrespect.

14 décembre 2008

Article publié dans Vendredi N° 3, du 23 novembre 1979 

lacan11.jpg Jacques Lacan en séminaire

    Au-delà du mythe,

      Robert Musil affirmait qu’il y avait des choses contre lesquelles on ne pouvait pas lutter, pas même les critiquer car elles n’avaient ni commencement ni fin. Avec Lacan, la doctrine et l’homme semblent si intimement liès que l’on ne sait pas toujours ce que vise l’attaque. Aussi, ce qu’il y a souvent d’agaçant et de décevant dans tant de polémiques, c’est qu’on n’en aperçoit ni l’objet ni l’enjeu. Le réduire à son apparence ? Le Salvador Dali de la psychanalyse ? Un prestidigitateur qui jette à son public du sable qu’il prend pour de l’or, s’exprimant en phrases et en aphorismes .. Est-il possible de séparer Lacan du « lacanisme », une théorie de tout ce qui l’a encombrée et peu à peu recouverte ?

Curieusement, il me répondit et m’invita même à lui rendre visite

     Je m’interroge sur ce qu’il a pu signifier pour nous, c’est à dire la génération d’étudiants qui, en 1966-68, fréquentions la Sorbonne ou la Faculté de Nanterre. A cette époque, malheureusement ou heureusement, ses Écrits n’étaient pas encore réunis. C’est alors que l’idée bizarre me vint de lui écrire pour lui demander où le trouver. Curieusement il me répondit et m’invita même à lui rendre visite. L’accueil ne correspond guère à la visite imaginaire qu’évoque François George. C’était un homme chaleureux, ironique, intéressé de savoir ce qu’on enseignait à Nnaterre, ce que nous lisions. On parla même de Heidegger dont l’oeuvre, ignorée par les programmes universitaires, l’intéressait vivement. Au bout d’une heure, je pris congé et le remerciais pour cet article qu’il m’offrit en tiré à part avec une dédicace amicale. Il eut même la générosité de m’adresser d’autres textes aussi introuvables. Par la suite, nous échangeâmes quelques lettres et il m’invita à son séminaire, m’offrant même de rencontrer d’autres étudiants – des « Normaliens » qui s’intéressaient à ses travaux.
     Ce séminaire me laissa une impression de déception durable. Ce n’était pas lui qui était en cause, mais son public. Comment pouvait-on copier aussi servilement un style, des tics verbaux? C’était pourtant Lacan qui parlait dans son étude sur le Stade du Miroir des remarques de Cailloix sur le mimétisme du criquet !
Par la suite, le phénomène devint un véritable fait social, un mythe. Pourtant, comment nier qu’il nous ait, alors, apporté quelque chose? Les Mots et les Choses de Foucault n’étaient pas encore paru. On ne parlait guère de structuralisme, mais on discutait de l’Anthropologie Structuralede Lévi-Strauss, de Jakobson, de Freud. A une époque où les sciences humaines semblaient prendre le relais de l’influence de Sartre, il se situait à un carrefour de problématiques qui nous intéressaient tous. Critiquer Lacan ? Sans doute. Mais n’est-ce pas un peu grâce à lui que l’on peut aujourd’hui lire Freud dans des traductions plus rigoureuses et hors des falsifications du néo-freudisme ?
     A une époque où l’on s’interrogeait sur le symbolique et son fonctionnement, sur le statut de la psychanalyse ou simplement la valeur du modèle linguistique, il ne cessait d’enrichir ses réflexions par son apport. D’une grande culture, il était capable de réaliser aussi une écoute de l’inconscient sans doute à peu près unique. Enfin, sa personnalité à elle seule était étonnante.
     Dix ans plus tard que reste-t-il de tout cela ? Tout se passe comme si le mythe l’avait englouti, absorbé, comme si la richesse de ce qu’il voulait apporter avait disparu sous les querelles passionnelles de chapelles psychanalytiques, à peu près incompréhensibles pour les non-initiés. L’ouverture de recherche semble avoir fait place au dogmatisme et à la répétition monotone d’incantations par des disciples plus ou moins doués. Adulé, idolâtré ou haï, Lacan a accepté ce que l’on a fait de lui. Assurément il en porte la responsabilité. Cet homme ironique, qui semblait souvent ne rien prendre au sérieux, même pas lui-même, en a-t-il au moins ri? En écoutant ses disciples psalmodier que l’inconscient est structuré comme un langage ou « est le discours de l’autre », lisant ses Écrits, dévorant le moindre de ses textes comme s’il contenait une révélation, avait-il au moins l’éclat de rire intérieur que ne devait pas pouvoir éviter Mao Tsé Toung en voyant les foules brandir son petit livre rouge ? Que reste-t-il de solide derrière le phénomène social? Il est difficile de répondre. Comment ce « retour à Freud », cette volonté de revenir aux textes, d’insister sur le rôle de la parole et du langage ont-ils pu conduire à ces télescopages entre la psychanalyse, les mathématiques, la physique, vers tant de développements qui laissent perplexes quant à leur moindre signification ?

Aujourd’hui, n’importe qui peut dire que le roi est nu

     Aujourd’hui, Lacan ne fait plus partie de ces figures intellectuelles que nul n’aurait osé bousculer. N’importe qui peut dire que le roi est nu. La vague structuraliste s’est retirée. Mais la crue d’ouvrages psychanalytiques continue de s’amplifier, tenant lieu de pensée. Dans une vie intellectuelle dont il faut bien reconnaître la superficialité, il est intéressant de noter que le « lacanisme » fut le signe avant-coureur ou le premier symptôme de ce goût des modes qui depuis n’a cessé de se développer.
     Lacan accepta que son enseignement se transforme en mode plus ou moins superficielle. Qu’il y ait eu dans sa tentative plus de potentialités que ce qui s’en est réalisé est probable. Aussi face à ce gaspillage d’intelligence, ce gâchis théorique, on ne peut que ressentir une certaine tristesse.

JEAN-MICHEL PALMIER

Jean-Michel Palmier fut, avec René Lourau, le directeur de la collection « Psychothèque » publiée aux Éditions Universitaires.

 lacan.jpg Jacques Lacan

On trouvera ci-dessous la quatrième de couverture du Numéro 1 de cette collection,  écrit par Jean-Michel Palmier et consacré à LACAN, le Symbolique et l’Imaginaire. (Cette seconde édition a été achevée d’imprimer  le 15 novembre 1970 )

Jacques Lacan appartient à cette génération de psychanalystes qui, après Freud, n’ont cessé d’approfondir ses théories comme le firent Jones, Abraham, ou Mélanie Klein. Nul plus que lui n’a tenu à redéfinir m’essence de la psychanalyse contre toutes les falsifications dont elle a été l’objet, et à défendre la vérité. La difficulté extrême de ses  Écrits, l’audience surprenante qu’a rencontrée son oeuvre auprès d’un public toujours plus vaste ont donné naissance à de nombreux contre-sens et polémiques qui, loin d’ éclairer la profondeur de son apport l’ont souvent défiguré. Le présent essai est la première tentative de préciser l’apport de Lacan à la théorie analytique; il articule autour de cette coupure essentielle du Symbolique et de l’ Imaginaire dont l’analyse de Freud « l’homme aux loups » fut sans doute la reconnaissance décisive et l’acte de fondation. L’ oeuvre de Lacan s’inscrit   aussi comme l’une des plus originales parmi les recherches contemporaines sur le langage par la dimension essentielle qu’elle donne à la parole comme lieu de la vérité analytique.  J-M. PALMIER

Vendredi 3 / 5 Herbert Marcuse : Le grand refus (suite)

14 décembre 2008

 Article publié dans Vendredi N° 2, du 9 au 22 novembre 1979.

 cybermarcuse.jpg

 Marcuse, connais pas !

     Lorsqu’en mai 1968, la presse associa à la gigantesque révolte qui enflammait la jeunesse, le nom d’Herbert Marcuse, ce nom était pour la plupart celui d’un inconnu. Même si la réplique de Daniel Cohn-Bendit: Marcuse, qui est-ce ? n’est qu’une provocation, elle trahit bien l’étrangeté de cette rencontre entre un universitaire septuagénaire, rapidement nommé philosophe de la contestation et  des contestataires qui ne l’avaient jamais lu. Ses deux livres traduits en français, Marxisme soviétique et Eros et Civilisation faisaient certes l’objet de discussions dans des groupes restreints, mais il était loin de rencontrer l’audience de ses écrits ultérieurs, l’Homme Unidimensionnel notamment, traduit en français peu de temps après mai 1968, et dans lequel on allait chercher avec avidité l’explication de cette violence soudaine.
     Lorsque le leader du S.D.S. allemand, Rudi Dutschke faillit être assassiné, un académicien français affirmait que le chef de l’extrême gauche allemande se réclamait d’un obscur philosophe germano américain; on citait seulement avec étonnement certaines phrases de son essai Critique de la tolérance pure : Comme on tapera sur eux, ils connaissent le risque et s’ils sont prêts à le prendre sur eux, aucun tiers et surtout aucun intellectuel n’a le droit de leur prêcher l’abstention.

Un philosophe de la contestation

     En quelques années les écrits de Marcuse, en particulier Eros et Civilisation et l’Homme Unidimensionnel constituèrent les armes théoriques d’ une grande partie des étudiants et de la nouvelle gauche. Accusé par les marxistes orthodoxes de ne pas croire dans la conscience révolutionnaire du prolétariat, accusé par les freudiens d’avoir révisé Freud comme il avait révisé  Marx, menacé de mort par l’extrême-droite américaine comme communiste, contesté par les contestataires comme philosophe de la contestation, l’oeuvre de Marcuse allait quitter le panthéon universitaire pour devenir un slogan politique dans lequel se reconnaîtra tout un courant d’idées et toute une génération. Alors que les dirigeants syndicaux discutaient de contrat de progrès, alors que les différents groupes gauchistes créaient, chacun, un nouveau parti révolutionnaire de la classe ouvrière, se réclamant de Trotski, Lénine, Mao ou du Che, Marcuse développait une critique  radicale de toutes les formes d’oppression quotidienne, affirmait la nécessité d’aller du socialisme scientifique vers le socialisme utopique, d’unir l’art, l’imaginaire, nos désirs et nos rêves, de croire dans le pouvoir subversif de ceux qui refusaient de pactiser avec un monde où l’on confond bien-être et oppression, liberté et barbarie, confort et gaspillage. A tous ces jeunes qui allait découvrir dans ses écrits la thématisation de leurs espoirs et de leurs refus, Marcuse donnait des raisons de vivre et de mourir, c’est à dire de lutter. Aussi, la phrase de Walter Benjamin qui termine l’Homme Unidimensionnel: « C’est par ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné » n’est pas un vain mot : c’est le leit-motiv de toute son oeuvre.
     L’itinéraire théorique de Marcuse est l’un des plus étonnants de toute la pensée philosophique contemporaine. Né en 1889 à Berlin au sein d’une vieille famille juive attachée aux traditions allemandes, sa conscience politique s’éveille avec l’écrasement de la Révolution allemande, alors qu’il est membre du conseil des soldats. Ulcéré par la trahison de la social-démocratie, il ne cessera de la haïr toute sa vie. Pourtant, loin d’adhérer au parti communiste, c’est à Fribourg, auprès de Husserl et Heidegger, principales figures du courant phénoménologique, qu’il poursuit ses études. Il soutiendra même sa thèse consacrée au problème de l’historicité chez Hegel, avec Heidegger lui-même.

La pensée radicale

     Si ce premier ouvrage semble s’inscrire dans le sillage du courant phénoménologique et des questions heideggériennes, d’autres écrits de Marcuse laissent prévoir une orientation différente. Dans les articles qu’il publie dans la revue Die Gesellschaft, Marcuse est à la recherche d’une philosophie concrète capable de développer une critique de l’existence aliénée par le capitalisme. Même s’il tente d’unir des influences aussi contradictoires que celles de Marx, Hegel, Kierkegaard, Heidegger et Lukacs, on trouve l’une des grandes idées qui détermineront son oeuvre : Désormais toute pensée radicale qui ne témoigne pas d’une conscience de la fausseté radicale des conditions de vie régnantes est une pensée en défaut. Car faire abstraction de ces conditions omniprésentes n’est pas seulement immoral: c’est faux.

     La rencontre avec Adorno et Horkheimer, la création de l’Institut de Recherches Sociales qui devait donner naissance à l’école de Francfort allaient permettre à Marcuse de développer cette théorie critique de la société qu’il nomme la pensée négative et à laquelle toute son oeuvre s’identifie. La montée du fascisme le contraignit à l’exil aux Etats – Unis et c’est au Russian Institute de l’Université de Columbia, à Harvard, à l’Université Brandeis de Boston, puis à l’université californienne de San Diego qu’il poursuit ses recherches. Ses premiers livres Raison et Révolution, Marxisme Soviétique sont l’illustration, de cette pensée négative appliquée à deux domaines particuliers de la sphère idéologique : la lutte contre l’héritage de Hegel dans l’Allemagne fasciste et la pseudo-rationalité de la construction soviétique du socialisme.
     Si ses ouvrages lui assurent une renommée mondiale, Eros et Civilisation fut la première oeuvre qui révéla toute l’originalité de sa problématique. Proposant une nouvelle lecture des textes de Freud sur la culture, Marcuse montre que loin de constituer des doléances communément admises, ces textes formulent une critique radicale du malheur de l’individu dans la société moderne et mettent en question les fondements même de cette civilisation. Si le processus civilisateur est identique au processus répressif, le chemin de la civilisation ne peut être que celui de la névrose et du malheur. Il est nécessaire de refouler les pulsions sexuelles et agressives., de les sublimer dans le travail et les intérêts sociaux. Les résultats de cette soumission des pulsions sont partout présents: ils ont permis la domination de toute la terre.

Eros et Ananké

     Pourtant Marcuse refuse le pessimisme de Freud. Le conflit fondamental de l’Eros et de l’Ananké (le Manque) qui contraint l’homme à refouler sa libido et à renoncer à ses exigences de libération n’est pas éternel. Il est possible aujourd’hui de diminuer considérablement la sphère des répressions, de libérer l’existence de l’individu si l’on reconnaît que l’on a confondu principe de réalité et principe de rendement, répression nécessaire et sur-répression inutile.
     Se fondant sur l’évolution de la société moderne, les possibilités de la technologie, mais aussi sur la philosophie, l’esthétique et la psychanalyse, il montrait qu’aujourd’hui, la réconciliation d’Eros et de la Mort, de Narcisse, Orphée et Prométhée, les figures de la sublimation, de la jouissance et du travail était concevable. Généreuse et romantique utopie ? sans doute. Mais beaucoup de jeunes allaient trouver dans ce livre la justification théorique de leur aspiration à une autre vie, à des relations qualitativement différentes, à la lutte contre les différentes formes d’oppression.

     L’Homme Unidimensionnel, publié quelques années plus tard, prolongeait ces analyses en proposant une étude des principales tendances du capitalisme moderne et des transformations de la vie quotidienne qu’il implique. Décrivant avec un pessimisme fondamental les multiples encerclements, oppressions et répressions dont est victime l’individu dans la société industrielle, Marcuse soulignait la capacité jamais atteinte par aucune société – avant la société américaine – d’intégrer les oppositions traditionnelles à ses fondements comme à son idéologie, qu’il s’agisse des syndicats, des partis, du mouvement ouvrier, de l’inconscient ou de la sexualité tout en créant sans cesse l’illusion de fausses  libérations.
     Marcuse analysait la transformation perpétuelle de l’agressivité et du sadisme en productivité, montrant que le langage quotidien est devenu lui-même tellement oppressif qu’il empêche l’expression des vrais désirs et des images authentiques de la liberté. L’individu ne peut que s’identifier aux faux désirs que lui offrent le système par les mass media et ne prend même plus conscience de son aliénation. Doutant de la capacité d’initiative révolutionnaire du prolétariat, Marcuse semblait mettre son espoir dans les minorités, – Noirs, pauvres, étudiants et marginaux – incapables de déclencher une révolution, mais animés de cette conscience radicale et révolutionnaire capable de déceler le caractère foncièrement perverti des formes de vie.

Entre Marx et Freud

     Les derniers ouvrages de Marcuse, Vers la libération, Contre- révolution et révolte, sans démentir le pessimisme de l’Homme Unidimensionnel, montraient l’importance des nouveaux facteurs qui apparaissaient parmi les jeunes : révolte esthétique, éthique et érotique contre le système et ses valeurs fétiches, développement d’une nouvelle sensibilité et de nouveaux désirs, inconciliables avec le système, qui exigeait sa critique implacable.
     Suivant l’évolution des courants de la nouvelle gauche, Marcuse en soulignait l’apport et les faiblesses et surtout la capacité de la société américaine de devenir une société contre-révolutionnaire mobilisée perpétuellement contre tout adversaire intérieur et extérieur, grâce à une économie de guerre et de surproduction, qui permet d’élever à la fois le niveau de vie en intensifiant la répression.
     Combattues par les marxistes orthodoxes et les psychanalystes, qui lui reprochent d’avoir révisé Marx et Freud pour élaborer une théorie idéaliste et romantique peu rigoureuse à partir de leurs analyses, ces thèses de Marcuse n’ont cessé d’éveiller discussions et polémiques. Sans doute, comme les autres théoriciens de l’école de Francfort, Marcuse n’a – t – il jamais prétendu que ses analyses devaient donner une réponse politique immédiate aux questions qu’il pose. Le rôle de la théorie critique n’est pas de fournir une solution pratique mais d’aller le plus loin possible dans la recherche de cette solution. Sans doute Marcuse n’a – t-il jamais expliqué comment il envisageait une concrétisation possible de son Grand Refus – refus esthétique d’un monde fondé sur le travail et l’oppression dans Eros et Civilisation, refus de pactiser avec la barbarie dans l’Homme Unidimensionnel. L’ évolution des éléments qui constituèrent la nouvelle Gauche américaine montre bien les difficultés d’unir ces éléments radicaux dans lesquels Marcuse voit les seuls porteurs d’une conscience révolutionnaire.
     Le marxisme est pour lui, non un système, mais une méthode d’analyse qui doit sans cesse être confronté aux faits et à d’autres disciplines. Par-delà tout souci d’orthodoxie, Marcuse a tenté sur la base du marxisme d’analyser l’évolution et la réorganisation du capitalisme moderne et les brèches qui subsistaient dans son opacité, par lesquelles il était possible encore de l’ébranler. Loin d’identifier le socialisme à un système politique existant, il affirme volontiers qu’il n’a aucun sens s’il ne correspond pas à une existence différente, à des besoins et des désirs qualitativement nouveaux et que l’ébauche de ces besoins qui seraient ceux d’une société socialiste authentique, on les trouve dans la solidarité avec  les luttes du Tiers-Monde et du Viet-Nam, dans la révolte des jeunes qui se marginalisent et tentent de vivre leurs rêves et de rêver leur vie.
     A quatre vingts ans, Marcuse avait gardé en lui un étrange romantisme. Il n’a cessé de croire dans la puissance de l’imaginaire, du rêve, de l’art et de la poésie pour lutter contre l’oppression et construire ce monde pacifié d’où seraient bannis à jamais la cruauté, la souffrance et la barbarie. La lutte politique et théorique s’identifie pour lui à une lutte contre toutes les formes d’oppression et de répression et à l’invention de formes de vies nouvelles. L’ enthousiasme qu’ont éveillé ses écrits parmi tant de jeunes est inexplicable sans ce fond de romantisme révolutionnaire que cet universitaire allemand, émigré aux Etats-Unis, n’a cessé de laisser vivre en lui. S’il a suivi avec autant de passion les oppositions grandissantes des jeunes au système, c’est qu’il voyait dans leur protestation, en particulier, aux Etats-Unis l’ébauche des aspirations nouvelles qui pour lui devaient s’identifier avec ce monde radicalement différent qu’il n’a cessé d’imaginer. Ceux qui l’ont approché – étudiants ou universitaires – notamment lors de son enseignement à l’Université de Paris VIII (Vincennes) en mai 1974 ont été frappé par son enthousiasme, sa générosité, sa simplicité.
     Il fut non seulement un théoricien d’une envergure exceptionnelle, le dernier grand représentant de l’Ecole de Francfort, mais aussi un homme dont on ne soulignera jamais assez l’honnêteté et la générosité. Par ses écrits et son enseignement, il a contribué, en solitaire, à défendre la faculté la plus menacée de disparition de notre civilisation: le pouvoir critique du rêve et de l’imagination.

JEAN-MICHEL PALMIER

 

Bibliographie d’Herbert  Marcuse

marcuse2.jpg

Herbert Marcuse (Berlin, 1898 – Starnberg, près de Munich, Allemagne, 1979). Après des études de philosophie à Fribourg-en-Brisgau où Heidegger dirige sa thèse de doctorat, publiée sous le titre L’Ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, il collabore à l’Institut pour la recherche en sciences sociale fondé par Horkheimer et Adorno à Francfort. En 1934, il émigre aux États-Unis, où il enseigne successivement à Columbia, à Harvard, à Boston et à l’université de San Diego.
Bibliographie (extrait) :
* Eros et civilisation. Contribution à Freud (Minuit, 1963 ; Le Seuil, « Points » n°22, 1971).
* Le Marxisme soviétique (Gallimard, « Idées » n°129, 1967).
* L’Homme unidimensionnel. Étude sur l’idéologie de la société industrielle (Minuit, 1968 ; Le Seuil, « Points » n°4, 1970).
* La Fin de l’utopie (Le Seuil, 1968).
* Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale (Minuit, 1968).
* Philosophie et révolution (Denoël-Gonthier, « Bibliothèque Médiations », 1969).
* Critique de la tolérance (John Didier, 1969).
* Vers la libération. Au-delà de l’homme unidimensionnel (Minuit, 1969 ; Denoël-Gonthier, « Bibliothèque Médiations » n°71, 1970).
* Culture et société (Minuit, 1970).
* Pour une théorie critique de la société (Denoël-Gonthier, « Bibliothèque Médiations », 1971).
* L’Ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité (Minuit, 1972 ; Gallimard, « Tel » n°193, 1991).
* Contre-révolution et révolte (Le Seuil, 1973).
* Actuels. Échecs de la nouvelle gauche (Galilée, 1976).
* Berliner requiem (Galilée, 1976).
* La Dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste (Le Seuil, 1979

 

 

 

Vendredi 2/5 – Herbert Marcuse : Le grand refus – La dimension esthétique

7 décembre 2008

Article paru dans Vendredi N° 2 du 9 au 22 novembre 1979

marc1.gif Herbert Marcuse

 

     C’est au cours d’un voyage en Europe où il venait défendre le théoricien marxiste d’Allemagne Démocratique, emprisonné pour espionnage, Rudolph Baro, que Marcuse est mort cet été. Avec lui a disparu, sans aucun doute, le dernier grand représentant de toute une tradition marxiste, qui passe par G. Lukacs, Ernst Bloch, Théodor Adorno, Max Horkheimer. Pourtant ces pages ne sont pas un hommage. Il n’en a pas besoin. Si son oeuvre demeure vivante, si sa  problématique ne cesse de nous interpeller, c’est parce qu’il a posé, depuis un demi-siècle, certaines des questions les plus fondamentales.  Non seulement le rapport de la philosophie au marxisme et à la politique, la critique du socialisme soviétique, l’articulation du marxisme et de la psychanalyse – mais surtout le projet d’une théorie critique de la société et de la vie, la volonté de faire du rêve et de l’imagination, du malheur ressenti par chacun, de son aliénation, la propédeutique à une réflexion philosophique et politique.
     Marcuse ne s’est guère aventuré dans la positivité. Dans un monde saturé  de réponses, il n’a posé que des questions. Il ne nous a laissé aucune théorie nouvelle qui promette l’élaboration d’un parti révolutionnaire, la construction d’un socialisme satisfaisant, la prise du pouvoir ou même un moyen sûr de transformer la société. Ceci agaçait beaucoup. Il a fait se rencontrer Marx et Freud, mais aussi Hegel et Marx, la réflexion philosophique et politique, la poésie, l’art et la révolution. Fidèle à l’esprit de l’école de Francfort, il a voulu élaborer une théorie critique de la société qui enveloppe aussi bien le socialisme que le capitalisme, l’aliénation économique que l’aliénation intellectuelle, montrant que la seule définition que nous pouvons donner de ce que nous voulons, c’est de prendre conscience que de ce que nous rêvons comme vie, comme société, comme culture est la négation de celles qui existent autour de nous.
     Un marxisme, s’interroge Lénine dans Que faire ? a-t-il le droit de rêver ? Marcuse a répondu par l’affirmative. Son oeuvre, animée par cette pensée négative qui lui paraissait seule radicale nous semble avoir esquissé la base de toute réflexion marxiste réelle sur la société, par la multiplicité de ses dimensions. Il a redonné à la philosophie un sens révolutionnaire – celle d’un chemin vers la libération -, d’une critique fondamentale du monde, du développement d’une nouvelle sensibilité. Il a montré aussi que le marxisme, loin d’être un corpus sclérosé, demeurait la plus grande interprétation de la société. S’il a entrepris ce dialogue avec la psychanalyse, c’est parce que l’homme est un être de désir encore plus que de travail. Son absence de dogmatisme, sa générosité, son idéalisme étaient révolutionnaires. il suffit d’ouvrir un de ses livres, de relire quelques pages d‘Eros et Civilisation, ou de l’Homme Unidimensionnel pour mesurer l’importance de cette réflexion, sa richesse, et à quel point elle nous concerne. Son souci de confronter la théorie à la réalité, de chercher dans le réel les signes de ce qui peut l’ébranler, de donner aux images de la libération, du rêve, aux espoirs comme aux échecs, un sens s’identifiant avec le projet même de toute réflexion marxiste contemporaine digne de ce nom.

JMP

LA DIMENSION ESTHÉTIQUE

     Les références de Marcuse sont étonnement diverses. Avant tout, le marxisme et la psychanalyse. L’importance qu’il accorde à Freud dans cette approche de la sphère de l’ esthétique qu’il rapporte à la sexualité et la sublimation l’éloigne de Théodor Adorno. Pourtant, ce sont assurément Adorno, Benjamin et d’une manière plus générale l’école de Francfort à laquelle il a appartenu qui sont ses interlocuteurs constants. Souvent aussi hégélien que Lukacs et partageant la même culture classique, Marcuse se garde bien de rejeter l’art moderne et essaye au contraire de comprendre en termes hégéliens la culture du capitalisme et ce qui peut la détruire. On ne pouvait que souhaiter qu’il systématise ses intuitions, et, sans proposer une théorie esthétique, qu’il essaye de préciser la fonction qu’il n’a cessé de reconnaître à l’art dans le processus de libération. Pourtant, son dernier essai, La Dimension Esthétique n’ apporte aucune réponse. Il s’agit au contraire de nouvelles questions, mais posées cette fois-ci à une certaine conception de l’ »esthétique marxiste« .

Marx, Balzac et Sue

     Assurément, le terme employé par Marcuse d’ »esthétique marxiste » est embarrassant car il est lourd d’ambiguïtés. Marx et Engels n’ont jamais forgé d’esthétique, pas même de théorie esthétique. Il est aberrant de chercher dans leurs écrits une théorie de l’art. Ce que dit Marx sur l’art grec est faux et parfois dangereux. Les Grecs n’ont pas été une enfance de l’humanité encore moins une enfance normale. A partir des lettres échangées entre Marx et Engels ou avec Mina Kautsky, les débats sur le drame de Lassale Franz von Sickingen, les allusions à Balzac, à Eugène Sue, aux superstructures, à l’idéologie, on ne peut bâtir une esthétique. Ils ont lu des romans, discuté de l’art et de la littérature au sein de leur combat idéologique et rien d’autre.
     S’imaginer que l’on puisse déduire du marxisme une esthétique est une aberration qui fait régresser à la fois l’esthétique au rang d’un chapitre de système et le marxisme à un corpus figé. Il est remarquable que ce qu’à l’époque stalinienne on tente d’élaborer comme esthétique marxiste se  résume en fait à la somme de tout ce que Marx a condamné. Il en va de même pour les successeurs. La théorie de l’art comme miroir de la vie sociale de Plekhanov est lourde d’ambiguïtés. Les articles de Lénine sur Tolstoi, ses prises de position sur des questions littéraires au sein de la lutte qu’il a mené, n’ont jamais été dirigées en vue de l’élaboration d’une théorie esthétique et lui-même a toujours recommandé de ne pas prendre ses goûts pour des dogmes.
     Chercher du côté de Trotsky une plus grande liberté de jugement est un leurre. En matière d’art et de littérature, il fut dogmatique. Qu’ elle soit finalement classique, bourgeoise ou marxiste l’esthétique semble dangereuse quand elle prétend légiférer, dire ce qu’est le beau et ce qu’il faut créer. Les artistes ont eu autant de mal à se débarasser des dogmes stérilisants du réalisme socialiste et de ses séquelles que des dogmes de Winkelmann sur le classicisme. L’art est ce qui échappe à tout dogme, la création, ce qu’on ne peut jamais légiférer sinon, comme le remarque fort justement Brecht, un poème ressemble à un poème comme un oeuf ressemble à un oeuf.
     Marcuse se démarque donc de toutes les théorisations élaborées à partir de Marx et d’Engels sur l’esthétique quand elles proposent une théorie de ce que doit être l’art. Il souligne les principales erreurs commises à partir de ce qu’ils ont véritablement écrit. Contre le système, il défend le fragmentaire, l’incertain contre la certitude et on reconnaît ici la parenté avec Benjamin et Adorno. Mais il ne se limite pas non plus à réfuter les principales erreurs de cette prétendue esthétique marxiste : il essaye de revenir vers la racine même de la problématique : le rapport entre l’art et la révolution, l’art et la libération, l’art et la lutte des classes et l’idéologie.
Ce qui est commun à toute la tradition de l’analyse marxiste de l’art, c’est le rapport établi entre les productions artistiques et l’idéologie. On interroge l’oeuvre, qu’il s’agisse d’une toile ou d’un roman, comme un document, une expression idéologique qui nous dévoile une vision du monde (Goldmann), une prise de position, un aspect de la lutte des classes. Ceci est vrai pour la littérature moderne ou classique. Quand on relit par exemple les essais de Lukacs sur Balzac, Zola ou Goethe, il s’agit toujours d’interroger à travers une oeuvre, un univers idéologique, le rapport de l’écrivain à la classe ouvrière, au capitalisme. Or, affirme Marcuse, l’art possède plus d’autonomie que de telles analyses ne laissent supposer. Il n’est pas une superstructure au même titre que les autres, ni un simple reflet ni un miroir.
     Sans doute existe-t-il un lien intrinsèque entre l’art et la société. Francastel l’a suffisamment montré, même lorsqu’il s’agit de l’architecture médiévale. Mais le rapport entre la création artistique et la sphère économique ou idéologique est plus complexe, plus difficile à établir. Quel est le sens idéologique d’une toile de Chagall, de Kandinski, de Klee ou de Picasso? L’émotion que l’on ressent, le plaisir que l’on éprouve à voir un tableau, à lire un poème, sont-ils liés seulement à cette sphère idéologique. ? Comment réhabiliter cette notion de plaisir esthétique, au sein même de cette conception marxiste de l’art ?

Schiller, Rimbaud et Brecht

     Marcuse répond que non seulement l’art jouit d’une autonomie par rapport à la société, qu’il s’oppose à elle en même temps qu’il la transcende. On regrettera sans doute que les exemples qu’il prend soient à peu près toujours empruntés à la littérature du XVIII et du XIX ème siècle et qu’il parle si peu des arts plastiques – domaine où sa démonstration serait encore plus pertinente – et de l’art moderne. Analysant les différents sens du mot révolutionnaire appliqués à l’art, il montre qu’il ne saurait être qualifié comme tel simplement parce qu’il exprime la lutte du prolétariat, ou parce qu’il brise les formes antérieures. S’il y a un  rapport entre l’art et la révolution, c’est un rapport intrinsèque, en tant que l’art témoigne contre la réalité établie et dessine l’image extérieure de la libération. C’est là le lien qui unit les romans de Gunther Grass aux Affinités électives de Goethe, aux poèmes de Maïakowski ou de Rimbaud.
     Aussi, Marcuse, contournant le vieux débat des années 21-30 sur le réalisme et le formalisme s’achemine vers une autre définition de la forme artistique. L’art est révolutionnaire non seulement dans son contenu idéologique progressiste, mais par sa forme même, par sa dimension esthétique. Il retrouve aussi les idées de Schiller et s’inscrit contre une certaine tradition, quand il affirme que les poèmes de Rimbaud ou de Baudelaire sont peut-être plus révolutionnaires que les  pièces didactiques de Brecht. Retour vers la subjectivité ? Sans doute. Mais pour lui la subjectivité libératrice se constitue dans l’histoire intérieure des individus – leur propre histoire, qui n’est pas identique à leur existence sociale. On ne saurait comprendre cette subjectivité simplement en termes de luttes de classes. Le suicide Maïakowski est un acte affectif, personnel et ne se réduit pas au politique. Marcuse refuse cette dévalorisation de la subjectivité qui sous-tend une certaine conception marxiste de l’art. Il s’intéresse au contraire au pouvoir de subversion intrinséquement lié à la création artistique, au monde formé par l’art, négation du monde donné, à l’expérience qui en est issue.
     Sans doute a-t-il parfois tort de pousser trop loin sa thèse. Ainsi, lorsqu’il affirme que la forme esthétique éloigne l’art de l’actualité de la lutte des classes, de l’actualité pure et simple, on serait tenté de lui opposer l’exemple de Maïakowski, ou que la fonction critique de l’art, sa contribution à la lutte pour la libération, réside dans la forme esthétique, de lui demander si c’est seulement la forme esthétique qui explique la contribution à la lutte pour la libération que l’on trouve chez Balzac, ou chez des écrivains russes comme Tolstoï, Tourgueniev, Gogol et Gorki. Mais le caractère parfois paradoxal de sa thèse s’explique par sa volonté de réhabiliter la forme esthétique contre la seule analyse idéologique.
     Les chapitres les plus intéressants de l’ouvrage sont assurément ceux où il essaye de revenir à Marx et où il dialogue avec Adorno, mais aussi où il essaye de faire surgir le potentiel révolutionnaire de tant d’oeuvres négligées par l’ analyse marxiste, qu’il s’agisse du théâtre de Strindberg ou de Lulu de Wedekind. Souvent, il décentre l’analyse autour d’un personnage : ainsi dans la Mère Courage de Brecht, il nous désigne cette fille estropiée sonnant l’alarme pour prévenir la ville du danger, assassinée par les soldats comme étant le symbole de notre propre lutte. On regrette seulement que l’essai ne soit pas plus développé, souvent allusif, que le lecteur doive sans cesse reconstituer la démarche théorique de Marcuse, deviner ce à quoi il se référe. C’est le programme d’un vaste ouvrage sur l’esthétique que la mort l’a empêché d’écrire.
     Pourtant, comment ne pas être sensible à cette revalorisation de la subjectivité ? A cette critique salutaire de tant de fausses théorisations, à cette redécouverte de ce que l’expérience esthétique a de révolutionnaire, d’ incompréhensible. Assurément, comme il l’affirme à propos d’une chanson de Dylan, si les amants se séparent, ce n’est pas toujours à cause de la lutte des classes. Pourtant l’oeuvre d’art ne cesse de protester contre un monde malheureux. Elle propose d’autres images à travers lesquelles se fait jour une expérience qui  nous arrache au donné, à l’immédiat. Esthétique de l’Eros, du plaisir, de la beauté que Marcuse évoquait déjà dans Eros et Civilisation à travers le poème de Baudelaire L’invitation au voyage:

Là tout n’est qu’ordre et beauté
Luxe calme et volupté

J.M.P.

Marcuse, Herbert

Berlin, 1898 – Starnberg, 29 juillet 1979Biographie
Philosophe américain d’origine allemande. Devenu l’élève du philosophe Martin Heidegger, Herbert Marcuse soutient, en 1932, sa thèse de doctorat: l’Ontologie de Hegel et le fondement d’une théorie de l’historicité, où se trouvent déjà les thèmes qu’on retrouvera dans chacun de ses ouvrages.

Après avoir milité dans la social-démocratie allemande et fondé, avec Adorno et Horkheimer, l’Institut für Sozialforschung de Francfort-sur le-Main, il quitte l’Allemagne en 1934 après l’avènement du nazisme, et émigre aux Etats-Unis. A partir de 1954, philosophe et sociologue, il enseigne à l’université de Boston, dans le Massachusetts, puis à celle de San Diego, en Californie.
Son oeuvre
Son œuvre, diversifiée, peu systématisée, reflète la triple influence de Hegel, de Marx et de Freud. A partir de l’existentialisme de Heidegger, Marcuse pose le problème de l’«inauthentique» aussi bien dans la vie quotidienne de l’homme moderne qu’au niveau de la société globale, définie comme aliénante, du fait de son caractère répressif.  

Raison et Révolution
Ouvrage écrit en 1941, Raison et Révolution, se présente comme une mise en question théorique du fascisme, alors à son apogée. Le problème d’une redéfinition de la culture s’y trouve posé d’une part, et d’autre part celui de l’intellectuel en tant que producteur de cette culture. L’ouvrage expose de façon approfondie une histoire des idées qui se veut une défense et un exemple de la pensée critique ou plus exactement d’un mode de production d’idées, celles qui aboutissent à la pensée dialectique.  

Eros et Civilisation
A partir des écrits dans lesquels Freud (citons notamment Malaise dans la civilisation) s’interroge sur les relations de l’individu à sa propre société, Marcuse offre une analyse critique des concepts freudiens. La thèse de Freud, selon laquelle la libre satisfaction des besoins instinctuels de l’homme, c’est-à-dire son bonheur, est incompatible avec la société civilisée, est fondamentalement remise en cause.  

Ainsi dans Eros et Civilisation (1955) Marcuse définit, à un niveau non pas thérapeutique mais théorique, les implications philosophiques et sociologiques des relations sociales; il élabore un modèle d’analyse de la société contemporaine. Eloignée de perspectives totalement abstraites, cette théorie débouche, contrairement au concept freudien, sur une pratique sociale vivante, une «utopie» réalisable, après la transformation nécessaire des institutions sociales. Partant de l’analyse freudienne de la «répression», Marcuse en fait «non seulement le secret de l’individu, mais encore celui de la civilisation». Cet aspect de sa pensée présente une parenté très nette avec celle de Wilhelm Reich. Marcuse définit une rationalité de la satisfaction de l’individu dans une société qui ne réprimerait plus totalement la vie instinctuelle.  

L’Homme unidimensionnel
L’Homme unidimensionnel (1964) démasque la technique et la science telles qu’elles sont prises (notamment aux Etats-Unis) dans l’engrenage d’une croissance illimitée qui annihile les hommes et leur esprit critique, au lieu de permettre, par leur haut niveau, la libération des travailleurs par rapport à leurs instruments de production. La société capitaliste aliène tout autant les travailleurs en manipulant leur conscience par l’intermédiaire de l’éducation et des mass media. Après la disparition de l’esprit critique, la société n’est plus qu’un espace clos «unidimensionnel». Tous les ordres de discours deviennent l’expression d’une seule idéologie: celle qui justifie la société actuelle.

Relire Heine

6 décembre 2008

Article paru dans les Nouvelles Littéraires N° 2690 du 7 au 14 juin 1979

 diapohenrichheine.jpg Heinrich HEINE

 Relire HEINE

Expliquer l’Allemagne aux Français, c’était le projet d’Heinrich Heine. Il demeure d’actualité.

HEINRICH HEINE appartient aux rares auteurs classiques qui n’ont pas perdu leur force corrosive. Le refus du Sénat de l’université de Düsseldorf, en mars 1972, de donner à l’université le nom de l’auteur d’Allemagne, un conte d’hiver suffirait à le prouver. La réédition de son livre De l’ Allemagne (les Presses d’aujourd’hui), invite à une relecture et parfois à d’amères considérations.

Réunis en 1855 par Heine lui-même, et publiés par l’éditeur Michel Lévy, en deux volumes, les dix textes qui composaient initialement l’œuvre ont fait place dans cette nouvelle édition à trois principaux consacrés à l’histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, à l’Ecole romantique et aux Aveux de l’auteur lui-même. Le titre du volume choisi par Heine était ironique : il répondait à l’ouvrage du même nom, écrit par Mme de Staël, véritable dithyrambe que Heine met en pièces. Après avoir été une adoratrice de Napoléon puis une opposante non moins passionnelle, Mme de Staël, qui recevait dans son salon de la rue du Bac tous les romantiques allemands de passage à Paris, finit par s’exiler outre-Rhin pour échapper aux tracasseries de la police française. Cette germanophile enthousiaste, accompagnée d’un frère Schlegel, que Heine nomme méchamment son mamluk, partit à la conquête des célébrités allemandes, qui durent battre en retraite devant ses questions. Dans l’Allemagne elle ne voit comme le remarque Heine,  » qu’un nébuleux pays d’esprits où des hommes sans corps et tout vertu se promènent sur des champs de neige, ne s’entretenant que de morale et de métaphysique« . Elle ignore, comme le souligne Heine,  » nos maisons de correction, nos bouges de prostitution, nos casernes« . A cette idolâtrie d’ une certaine vision de la France, Heine ne répond évidemment pas par une idolâtrie de la France ou de la vie parisienne. Tout ce qu’il dit sur notre culture, la vie quotidienne, les mœurs des français est enjoué, ironique, jamais bêtement laudatif. En écrivant les textes qui composent son livre, il voulait « exprimer l’Allemagne aux Français« , estimant que l’ignorance dans laquelle ceux-ci tenaient la culture allemande était funeste en temps de guerre et que nos fausses images de l’Allemagne l’étaient encore plus, en temps de paix. Il écrivait cela en 1855. On pourrait l’écrire en 1979. Qui douterait de la nécessité d’une psychanalyse de l’ensemble des représentations qui s’attachent à l’Allemagne? La multiplicité des ouvrages et des articles sur l’Allemagne, la diversité des questions qui sont posées à propos d’un événement politique, d’un film, de la parution d’un livre montrent à quel point le projet de Heine est toujours à reprendre. Et l’édition même de ce livre, que signifie-t-elle? La page de couverture reproduit un texte de 1835, dans lequel Heine évoque la venue du « danger allemand », l’apocalypse qui en surgira, auprès de laquelle la Révolution française ne sera qu’une « innocente idylle ». Il songeait alors aux conséquences néfastes du futur impérialisme allemand. L’aboutissement est derrière nous. Même les visions de Thor brandissant son marteau sur les cathédrales gothiques, même ce déchaînement de violence et de sang qu’il prédit, tout cela s’est réalisé. Au-delà même de ses visions. On peut faire de ce livre une lecture bornée et nationaliste, citer les textes où il encourage les Français à na pas désarmer face à l’Allemagne. C’est manquer la profondeur de son projet. C’est ne pas voir qu’ à son époque, déjà, l’Allemagne était un miroir, et qu’aujourd’hui, elle incarne encore nos inquiétudes par son poids dans l’Europe, par la limitation de certaines libertés fondamentales qui s’y affirme.

Révolution dans les idées

Tout cela est vrai, doit être dit, mais en reprenant la démarche de Heine, c’est-à-dire celle de la lucidité. Assez d’articles qui ne cessent de s’en prendre à « l’Allemagne en proie à ses vieux démons »! Assez de réponses faciles qu’illustrait récemment la couverture d’un magazine français: Je ne suis pas celle que vous croyez. »! Heine raconte plaisamment qu’une jeune Parisienne rencontrée non loin du Panthéon lui demanda, après qu’il lui eut dit qu’il était allemand, de lui envoyer …une peau d’ours, trahissant par là l’étrange image qu’elle avait de l’Allemagne. Sommes-nous débarrassés des vieilles légendes? L’Allemagne, qui séduit tant les Français, n’est-elle pas toujours celle qui fait peur? Sommes-nous libérés des ogres et des kobolds? Le malheur, c’est que l’on n’a guère renoncé à « diaboliser » l’Allemagne, qu’on y admire ce qu’il y a de moins remarquable, qu’on ignore ce qu’il y a en elle de passionnant, d’infiniment riche et qu’on renonce à critiquer lucidement ce qui doit être critiqué : une certaine conception antidémocratique qui peut toujours trouver des zélateurs hors d’Allemagne.

La réponse de Heine est remarquable. Voulant faire connaître l’Allemagne, il trace un chemin à travers sa culture, son sang. Il évoque ce que fut le rôle du protestantisme, le génie de Luther et le fantastique élan intellectuel que la Réforme a permis. Il montre que la révolution que les Français ont réalisée dans les faits, les Allemands n’ont fait que la transposer dans le domaine des idées pures. Il rappelle ce que signifièrent Kant, Fichte, Schelling, et Hegel, qu’il déteste. Il montre à quel point ils incarnèrent une liberté intellectuelle, une grandeur, et l’évocation de leurs systèmes, de leurs démarches montre qu’on ne peut réduire une tradition philosophique à quelques poupées de foire, en les baptisant des « maîtres-penseurs ». Il décrit la naissance d’une certaine conception de l’abstraction, de l’intériorité. Il en dévoile le génie, la faiblesse, les dangers quand cette abstraction, fût-elle celle de Kant et de Fichte, se traduit dans les faits par le glaive. Son attaque contre le romantisme, qu’il nuancera par la suite, montre qu’il a parfaitement compris la grandeur d’une époque littéraire, mais aussi la réaction qu’elle pouvait entretenir et les clichés qu’elle risquerait un jour d’engendrer.

Relire Heine, c’est saluer sa lucidité, son courage, son intelligence. Même dans ses visions les plus pessimistes, la réalité l’a dépassé. C’est aussi comprendre son esprit. Un étonnant mélange de générosité, de persiflage et de tendresse, un scepticisme courageux, une volonté farouche d’instaurer un dialogue loin des clichés positifs ou négatifs, un parti pris de la réalité contre le mythe. S’il dévoile les faiblesses de l’Allemagne, c’est pour que l’on se garde de les imiter. S’il attaque l’enthousiasme de certains Français pour la culture allemande, c’est parce qu’il veut nous montrer son envers, une société hiérarchisée et autoritaire, une nostalgie pour des mythes réactionnaires. Et tout cela, avec la volonté de faire naître entre les deux pays, les deux cultures, un courant de sympathie. Juif converti au protestantisme, « Prussien libéré » vivant à Paris, dont Nietzsche et Marx saluèrent le génie, Heine est un maître dans l’art de montrer les grandeurs et les faiblesses, de détruire les fausses images, dont nous avons encore tout à apprendre. Aujourd’hui plus que jamais. Pour que l’Allemagne soit autre chose qu’une légende monstrueuse, un miroir de nos angoisses, de nos rancœurs, un objet factice d’admiration, un modèle négatif, un conte d’hiver…

JEAN-MICHEL PALMIER

Opinions françaises et allemandes sur Heine


« Ici en France, aussitôt mon arrivée à Paris, on a traduit mon nom allemand de Heinrich en celui d’Henri… Jamais non plus ils (les Français) ont su prononcer convenablement le nom de Henri Heine et pour la plus part je m’appelle M. Enri Enn; beaucoup réunissent les deux mots en un seul et disent Enrienne, quelques uns m’appellent M. Un rien. »

Relire Heine dans SOCIETE 1125798,property=imageData,v=1(Mémoires, traduction de Jean Bourdeau 1884)Heine, le caméléon. On ne peut le classer dans aucune époque littéraire : Heine, le défenseur des Lumières, ou bien Heine le romantique, qui écrit sur l’amour, les rêves, la nostalgie. Il est né au carrefour des XVIIIe et XIXe siècles, deux périodes complètement différentes sur le plan des idées et de la société. Heine fut contemporain et témoin d’une double révolution : la bourgeoisie se libérant du joug féodal, et la révolution industrielle. Il assista aux progrès techniques comme à la détresse sociale qui s’en suivit.Son époque a fait de lui ce qu’il a été : un lyrique à la légèreté stylistique, un journaliste critique, polémique, satirique. Etant l’un des premiers écrivains de métier, il tenta de vivre de ses écrits sans compromettre ses idéaux artistiques, un numéro d’équilibriste qu’il sut maîtriser.En outre, il oscilla entre la France et l’Allemagne, ce qui lui fit dire : « Mon mariage avec notre chère Dame Germanie, cette blonde se prélassant sur sa peau d’ours, ne fut jamais un mariage heureux, » ce qui le mena à Paris, « la Jérusalem de la liberté. »






Heinrich en Allemagne, Henri en France, autant admiré que craint : Heine.1121678,property=imageData,v=1 dans SOCIETE :Un Voltaire pittoresque et sentimental, un sceptique du XVIIIe siècle, argenté par les doux rayons bleus du clair de lune allemand.
Gérard de Nerval (1848)
C’est le plus charmant des mauvais esprit.
Eugène Lerminier (1852)

M. Henri Heine, un poète français qui a la bizarre manie de vouloir se faire passer pour Allemand.
In der Zeitschrift Charivari (1854)
Métis unique et merveilleux de l’esprit français et de la rêverie allemande.
Paul de Saint-Victor (1854)
M. Henri Heine est un génie éminemment tendre, nuancé des plus ravissantes et (dans le sens religieux) des plus divines mélancolies, chez qui le sourire et même le rire trempent dans les larmes et les larmes se rosent de sang …
Jules Barbey d’Aurévilly (1855)
Jamais nature ne fut composée d’éléments plus divers que celle de Henri Heine; il était à la fois gai et triste, sceptique et croyant, tendre et cruel, sentimental et persifleur, classique et romantique, Allemand et Français, délicat et cynique, enthousiaste et plein de sang-froid; tout, excepté ennuyeux.
Théophile Gautier (1856)

….que notre pauvre France n’a que fort peu de poètes, et qu’elle n’en a pas un seul à opposer à Henri Heine … Il n’est pas un seul des fragments d’Henri Heine que vous citez qui ne soit infiniment supérieur à toutes les bergerades ou berquinades que vous admirez.
Charles Baudelaire (1865)
1121670,property=imageData,v=1« Les responsables politiques gagneraient beaucoup à s’inspirer de Heine. Il s’est évertué à jeter des ponts entre les Hommes, les cultures et les pays. »
Richard Von Weizsäcker (1984-1994 Président de la RFA) 1996
« Il reste toujours simple, et seul ce qui est simple à comprendre est agréable à entendre. C’est un Hegel sous la forme d’un refrain populaire. »
Peter Hacks (dramaturge, lyrique, conteur et essayiste allemand) 1985

« Parce que ses observations ne se faisaient pas dans un carcan idéologique mais par les verres d’un télescope, plus distant et plus précis, il demeure aujourd’hui encore l’un des juges les plus avisés des événements politiques de son époque. »
Hannah Arendt (philosophe, essayiste et chercheuse juive d’origine allemande) 1948
« Il est le précurseur de l’Homme moderne. »
Heinrich Mann, (écrivain allemand) 1929
« Ces messieurs oublieraient-ils complètement que Heine est un poète dont seul Goethe est au même niveau ? »
Otto Von Bismarck (Fondateur et premier chancelier du deuxième Reich allemand) 1890
« Quel talent ! Et quel garnement ! »
Theodor Mommsen (historien allemand) 1888
« Il possédait cette divine méchanceté sans laquelle je ne saurais imaginer la perfection. Et comme il maîtrisait l’allemand ! On dira un jour que Heine et moi auront été de loin les premiers artistes de la langue allemande. »
Friedrich Nietzsche (philosophe et philologue classique allemand) 1888
« Le plus remarquable de tous les poètes allemands actuels. »
Friedrich Engels (Homme politique et philosophe) 1844

Vendredi N° 1/5- Quand l’empire des signes s’affiche

6 décembre 2008

Vendredi, N° 1, du 28 octobre au 8 novembre 1979, 9F.
Idées-Art-Lettres.Spectacles : paraît tous les 15 jours.

 utamaroukiyoe.jpg Ukiyo-e d’Utamaro        umini12.jpg Affiche de lutteur Sumo

      Du 31 octobre au 13 janvier prochains, Le Musée de l’Affiche (18, rue de Paradis, Paris 75010) exposera 150 oeuvres japonaises anciennes et modernes. Groupées en trois sections, ces affiches réalisées entre le XVIIe et  le XXe siècle, proposent non seulement une rétrospective éblouissante de styles, mais avant tout, à travers des images de la vie quotidienne, les métamorphoses d’une sensibilité.


      Des compositions Nishiki-e aux gravures sur bois polychromes Ukiyo-e, en passant par les somptueuses affiches présentant la liste des lutteurs de Sumo, on voit s’épanouir, qu’il s’agisse d’une simple publicité ou d’une affiche de théâtre, une étonnante richesse de graphisme où la couleur et la calligraphie sont étroitement associées. Du pinceau de bambou et de l’encre de Chine aux procédés les plus modernes d’imprimerie, le style s’est profondément modifié au contact avec l’Occident. Il s’ouvre à l’Europe en même temps que triomphe en Allemagne le renouveau de la sculpture sur bois. Les affiches réalisées par les graphistes japonais contemporains – Shigeo, Fukuda, Zazumasa Nogai, Tadanori Yokoh – nous permettent de suivre l’aboutissement de ces recherches graphiques depuis le début du siècle.

      Les longues processions des lutteurs de Sumo (1859), affiches polychromes aux couleurs délicates n’ont guère de rapport avec la photographie de 1979 qui montre les deux colosses de chair agrippés l’un à l’autre. Pourtant les gestes des bras, la crispation du corps demeurent identiques, aussi insolites. La maison aux cloisons de papier, la quincaillerie du début du siècle ont fait place aux immeubles modernes et à tous les symboles de la modernité. Pourtant les mêmes symboles surgissent encore avec la nostalgie des kimonos, le cou poudré de la geisha ou ce simple bouquet de fleurs qui orne le coin d’une affiche – il paraît qu’à Tokyo certains journaux annoncent à leurs lecteurs où l’on peut voir les premiers cerisiers en fleurs.

      Évolution lente ou brutale ? Qui pourrait le dire en voyant ces affiches. Qu’a pu signifier en 1922 l’apparition de cette réclame pour le porto Akademia montrant cette femme au lourd chignon en forme de casque qui tient délicatement entre ses doigts un verre de porto devant son buste dénudé qui surgit à peine de l’ombre? Première affiche de nu japonais. Soit. Mais comment fut-elle reçue? Que signifie ce corps dévoilé par la photographie mais présent jusqu’à l’obsession dans la gravure traditionnelle ? Que dire de ce visage de poupée de porcelaine qui surgit d’un rideau déchiré, marionnette aux yeux fixes, aux sourcils rasés, rehaussés d’un trait noir, au chignon relevé et à la bouche à peine esquissée – la Japonaise des estampes et des vieilles gravures ? Comparez ce fin visage de poupée avec les agrandissements de bouches écarlates qui vantent les produits Parco. La langue déborde légèrement des lèvres, sen- -suelles et provocantes, léchant le rouge comme par gourmandise. Regardez encore une fois l’affiche du porto Akadémia. La femme n’est pas très belle. Mais regardez ses yeux. A quoi pense-t-elle ?

     Culture traditionnelle, éclatée au contact de l’occident, mais qui n’a cessé comme en témoigne toute son histoire, de se ré-approprier ce qu’ elle empruntait, de le transmuer, qu’il s’agisse de l’écriture chinoise ou des images hollywoodiennes. Visions étranges qui nous étonnent toujours, sans cesse en mouvement. Monde l’Ukiyo-e – littéralement images d’un monde flottant- avec la beauté de la lune et de la neige, l’enchantement des forêts et des montagnes, mais aussi cet érotisme violent qui fit cacher aux japonais eux-mêmes leurs gravures, de peur de nous choquer. Il faut relire Edmond de Goncourt pour comprendre ce que ressentit l’occidental devant les corps d’Utamaro.

     Les affiches crèvent l’histoire et l’espace. Elles meurent dans les rues, déchirées en lambeaux. Images de la ville et du rêve, rencontre des arts traditionnels et de la publicité moderne, de l’encre de Chine et de la typographie la plus avant-gardiste, elles sont là, étalant une ou plusieurs sensibilités qu’elles nous invitent à déchiffrer.

Jean-Michel PALMIER*

Vendredi (Editorial du premier Numéro)

L’aube nous est à nouveau confisquée : c’est désormais l’heure où l’on extrade. Le plein midi nous est confisqué; l’heure où l’on assassine. L’argent et le béton occupent notre espace, celui où l’on se promène et celui où l’on pense.Chaque nouvel abus de pouvoir rogne un peu plus les acquis des travailleurs, les enferme dans les conséquences d’une crise qui est d’abord celle d’un système.
La gauche impuissante s’auto-détruit : le PCF se mure dans un ghetto qu’il se construit lui même, pierre à pierre, comme aux pires moments de la guerre froide; le PS, bloqué dans ses contradictions et ses querelles d’hommes, s’épuise à définir même en mots un projet de société.
Et alors? Un constat d’échec ne doit pas être une lamentation. Oui, l » « nouvelle droite, servie par la presse Hersant, a beau jeu de délimiter le champ réflexif et de prendre des initiatives idéologiques auxquelles la Gauche s’essouffle à répondre. Mais voilà : il existe toute une partie de la petite bourgeoisie intellectuelle, étudiants, jeunes, enseignants, travailleurs sociaux qui, si elle n’a plus de modèle et peu de certitudes, consacre encore toute son énergie à résister, à refuser les formes imposées des rapports sociaux : autoritarisme, hiérarchie, délégation de pouvoirs, parcellisation du travail, silence enfin. Une parole de raison est peut-être encore possible, qui doit tenir bon contre la propagande réactionnaire, et ne pas céder à la trop facile tentation d’évacuer les idéologies de la Gauche.
Car pour nous le marxisme est encore et plus que jamais un instrument de travail. Tout reste à faire avec le marxisme, au delà de ses réductions économicistes. Tout reste à faire dans l’analyse de la production culturelle, là où la parole n’est pas encore complétement muselée.
Il ne faut plus que la réflexion se coince, s’embourbe dans des catégories trop usées. Au bout du compte il y a l’invention, et la somme des inventions c’est ce qui fait la culture. Tout travail culturel véritable est un refus du vide, un besoin de savoir et de comprendre. Par exemple, les expériences de laboratoire que pratique le « cinéma différent », les recherches théâtrales et musicales aux Etats-Unis nous concernent directement, dans la mesure où s’y dessinent de nouvelles formes, de nouveaux langages, susceptibles de modifier profondément non seulement les arts eux-mêmes, mais notre rapport à l’espace, aux objets, à nous mêmes.
 Et maintenant, alors que le terrorisme psychiatrique s’isntalle chez nous comme dans les pays de l’Est, à visage découvert, comment ne pas s’informer toujours plus des progrès de la psychanalyse et des voies que doit ou peut prendre la réconciliation de l’individu et du milieu social ?
Et puis il y a le plaisir, et c’est encore un droit à conquérir. Que les idées circulent ne doit pas empêcher l’accord souvent mystérieux des sensibilités. Il n’est pas impossible que la distance analytique s’harmonise avec l’affirmation d’un goût, le récit d’une rencontre, l’envie de raconter des folies.
S’engager, pour nous, c’est aussi accepter le risque de l’impondérable, c’est publier ce qui nous parvient, c’est demander à des peintres de faire nos couvertures, c’est jouer de l’inspiration aussi bien que du savoir.
En état d’urgence, il n’y a rien à perdre. Nous voulons que Vendredi soit tout sauf un lieu de censure. C’est sans doute parce que nous sommes au crépuscule que nous avons envie d’inventer, au delà de l’obscurantisme dans lequel on essaye  de nous plonger, quelque chose qui ressemble au point du jour.

Vendredi

*Jean-Michel PALMIER était membre de la rédaction de Vendredi à la rubrique « Sciences humaines et société ».

 

1...2021222324...26