Les poètes d’Octobre

21 mars 2009

 Article publié dans Politique Hebdo, date indéterminée

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 Alexandre BloK      Serge Essénine  Wladimir Maïakovski

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      Tania Balachova

          En russe  » Vetcherinka » – c’est ainsi que s’intitule le spectacle que Tania Balachova présente actuellement au Théâtre Lucernaire - veut dire « petite soirée ». Soirées où l’on se réunit autour du feu, où certains chantent, d’autres récitent des poèmes ou jouent du piano. Pourtant ce spectacle n’est pas un récital de poèmes : c’est une tentative pour évoquer, à travers des images, des bruits, des lumières, des voix, des êtres vivants, des vers, la fantastique épopée de la poésie russe qui chante les Dix jours qui ébranlèrent le monde. Et cette dramatisation de poèmes soviétiques est sans doute l’un des spectacles les plus émouvants que l’on puisse voir actuellement à Paris.

          La Révolution d’Octobre donne aussitôt, un élan gigantesque à toute la poésie. Dans les cours des usines, dans les rues, chez soi, on récite des vers, ouvriers, paysans et soldats se pressent avec autant d’ardeur aux meetings politiques qu’aux meetings poétiques. Il font la queue devant les théâtres, ces théâtres où ils ne sont encore jamais allés et dont ils découvrent soudain le faste; ils écoutent les poètes, ceux qui ne font que la propagande, mais aussi les autres, les futuristes Maïakovski, Essénine, Pasternak, Blok.

          C’est tout cela que Tania Balachova et ses anciens élèves tentent de nous faire revivre.

          Partout, c’est l’immense révolte contre la misère et l’humiliation qui secoue la Russie. Les paysans, héros traditionnels de la littérature russe, sont remplacés par les vagabonds de Gorki, le monde des bas-fonds et des ports.

          Cette détresse et cette misère nous sont présentés à travers un récit étonnant de Gorki, Strasti-Mordasti. dans une flaque de boue, ivre morte, une femme, une prostituée remarquablement interprétée par Vera Gregh. Un jeune homme la relève et la raccompagne chez elle. Elle vit dans une chambre sordide, une cave, où un grabats lui sert à accueillir ses hôtes de passage, ses clients. A côté, dans une caisse qui sert de lit, un enfant infirme qui s’invente un monde fantastique en enfermant dans des boîtes des cafards, des punaises, qui symbolisent les gens qu’il aperçoit par la fenêtre ou dans la  cour : les fonctionnaires, le propriétaire, les autres hommes. Lorsque le jeune homme les voit, lorsqu’il comprend l’étendue de leur misère, il revient et une étrange amitié se crée entre lui et l’enfant. En les quittant, il a envie de hurler, de frapper, de se prosterner devant cette femme sans nez, laide, repoussante, comme il le ferait devant un dieu.

          Puis c’est Essénine, Essénine le Voyou, le dernier poète paysan, qui fait éclater la scène. Il a étudié à l’école de son village, et dès l’école, il rêve de devenir poète, le plus grand poète de la Russie. Dès qu’éclate la Révolution, il comprend, comme Maïakovski – qui pendant longtemps ne l’aime pas – que c’est sa révolution. On le rencontre dans les cafés, les bouges de Moscou, ivre et rarement heureux. Il chante sa  campagne, sa campagne ravagée par la pauvreté et la misère nouvelle du capitalisme. Il parle à sa mère, lui demande de ne pas le  guetter sur la route, de ne pas s’inquiéter en entendant parler de ses beuveries et de ses rixes.

          Il promet de revenir, un jour, au printemps. Mais il ne reviendra pas. Le fils de paysan qui arrive à la ville va succomber à ses maléfices. Il regrette la campagne où il est né, mais chaque nuit, il boit. cette ivresse le ronge. Scandales et orgies se succèdent. Le parti bolchévik ferme les yeux sur ses propos lorsqu’il est ivre et ne se souvient que de ses poèmes. A partir de 1925, Essénine n’est plus qu’une épave humaine. Il n’a plus de voix. Bientôt commenceront les hallucinations et le délire de persécution. Il n’est plus eulement le Voyou.

Nous ne sommes ici que de passage.
Vois le cuivre sur les arbres pleure
Mais je crois en ta fragile image
Fleur de vie, qui t’épanouis, et meurs.

          C’est un grand enfant obsédé par la mort et qui, à plusieurs reprises, tente de se suicider. Une nuit de décembre 1925, il s’ouvre les veines et se pend, écrivant avec son sang un dernier poème :  » Au revoir l’ami »

Je te quitte, adieu, ami fidèle,
Ami, que je porte dans mon coeur
La séparation n’est pas cruelle
Qui promet une rencontre, ailleurs
Evitons les mains, le mot suprême.
Sans chagrin, sans froncer les sourcils
Quoi, mourir n’est pas un vrai problème
Vivre – hélas – n’est pas nouveau aussi.

          Ces dernières paroles, Maïakovski les mettra en exergue au poème qu’il lui dédie, lui qui le comprit si tard et l’aima tant.

 » Vous êtes passé dans l’autre monde, comme on dit.Dans le vide…
Vous piquez vers les étoiles,
Plus question de brasseries,
D’avance ou de crédit.
C’est fini,
Lucidité totale.
Non, Essénine.
Ne croyez pas que je plaisante,
Dans ma gorge,
le chagrin
est comme un sac. »

          Maïakovski. Ce nom à lui seul résume le formidable élan poétique des années qui suivent la Révolution.

          Lénine ne l’aimait pas tellement et trouvait ses vers peu compréhensifs. Trotsky le comparait volontiers à un voyou anarchisant et déplorait son culte du moi petit-bourgeois. Pourtant ses poèmes ne cessent de faire rêver. Il chante la Révolution, Lénine, les Soviets, la vie nouvelle qui s’ouvre devant eux. Ainsi, ce long et célèbre poème, Guerre et paix, chante le formidable bouleversement de la vie qui s’accomplit sous ses yeux. Il épie dans l’avenir les signes des printemps qui viennent. Dans la pauvreté et la misère, il rêve du communisme :  » Je sais la force des mots, la force des mots-tocsins, il faut DÉSEMBOURBER L’AVENIR.


L’avenir
Ne viendra pas tout seul,
Si nous
Ne prenons pas des mesures.
Attrape-le par les ouïes, komsomol !
Attrape-le par la queue, pionnier !
…Le Communisme
Ne réside pas seulement
Dans la terre
Dans la sueur des usines
Mais aussi chez soi,
La famille
Les moeurs
… Comme une pelisse
Le temps aussi
Se mange
Des mites quotidiennes.
Le vêtement
De nos jours poussiéreux.
A toi de le secouer, Komsomol.

          Le spectacle se termine sur l’évocation d’Alexandre Blok. Lui n’était pas futuriste. Il était symboliste, chrétien. Pourtant, il a compris immédiatement le sens du bouleversement qui ravageait la Russie. Il chante la Russie en guerre:

Vous êtes des millions – nous sommes
des nuées et des nuées…
Essayez donc de nous combattre
Oui, nous sommes des Scythes, barbares de l’Asie
Aux yeux avides, aux yeux brisés, des pâtres…
Pour la première fois, vieux Monde, arrête-toi !
Au banquet fraternel de travail et de vie
Au festin d’amitié pour la dernière fois.
Mon luth barbare te convie.

          Mais aucun poème de Blok n’est plus beau que Les Douze. Le vent et la neige tourbillonnent sur Moscou. Partout des banderoles. Les gens regardent et ne comprennent pas encore. Aux carrefours, les bourgeois remontent leurs cols. Le pope, le marchand, la petite dame en karakul ont peur. Les prostituées appellent leurs clients. Pourtant, dans la neige et le froid, douze hommes s’avancent. Ils se sont enrôlés dans l’armée rouge pour y verser leur sang en défendant les Soviet. Ils s’en vont, seuls, avec le regard de haine des bourgeois qui les suit.

          Des bribes de poèmes ne peuvent pas rendre l’atmosphère extraordinaire de cette Vetcherinka. Le suicide d’Essénine, ces poèmes que Maïakovski et les futuristes placardent dans les rues comme des proclamations militaires. Gorki qui regarde les bas-fonds, les cris des soldats, c’est tout cela la poésie de la Révolution d’Octobre dont il est si rare d’écouter les échos si vibrants et si beaux.

Jean-Michel PALMIER

Au Lucernaire : Balachova, Cok, Picaud, Day, Alba, Gregh, Romanoff et Arestrup dans un spectacle présenté par T. Balachova :
« Vetcherinka ».
*
les poèmes récités au Lucernaire le sont à partir de l’excellente adaptation de Gabriel Arout (4 poètes de la Révolution.Ed de Minuit).

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Extrait  de Lénine, l’art et la révolution, les « dix jours qui ébranlèrent le monde », pages 247 à 257. Jean-Michel PALMIER – Payot 1975

« Les douze » d’Alexandre Blok

« D’un immeuble à l’autre
Sur un câble flotte
Une banderole
Géante :
« Pleins pouvoirs à la constituante! »
Cette banderole
Affole
Une vieille
Qui pleure et se lamente :
« Voyez cette étoffe qui flotte !
Peut on se permettre
De perdre tant de drap
Pour rien ?
Ca en ferait-y des culottes
Pour nos petits-gars
Qui n’ont rien à se mettre ! »
La vieille comme une poule
Butte au tas de neige
Passe avec effort…
« Oh, Sainte Marie qui nous protège,
Oh, ces bolcheviks veulent ma mort ! »
Et toujours le vent cinglant,
Bise folle, Gel et Froid.
Au carrefour, le bourgeois
S’engonce dans son col.
Tiens et qui est celui-là,
Les cheveux flottants,
Qui marmonne entre ses dents :
« Traître !
Fichue, la Russie ! »
Sûrement un homme de lettres,
Un poète…

« …. Octobre, prit la plupart des écrivains et des intellectuels au dépourvu. Même ceux qui espéraient la révolution n’étaient nullement prêts à l’accepter. La révolution qu’ils attendaient était spirituelle, mystique. A peine déclenchée, ils en refusaient les « excès », c’est à dire la réalité. Octobre, cela signifiait l’apparition du prolétariat comme force révolutionnaire et les écrivains qui avaient exalté ses souffrances prenaient peur devant sa révolte si longtemps réprimée…. le peuple était entrain de prendre le pouvoir et de bouleverser la vieille Russie. La Révolution était là, dans les usines et dans les rues, parmi les ouvriers et les soldats en armes. C’est alors que beaucoup prirent peur devant cette violence qu’ils ne pouvaient plus contrôler. Ils adjurèrent leurs convictions et passèrent du côté de la réaction. L’enthousiasme qui avait suivi la chute de la monarchie n’avait été chez beaucoup d’intellectuels qu’un feu de paille. Très vite la réaction relevait la tête. ….Rares étaient ceux qui étaient prêts à accepter la révolution et toutes ses conséquences. Très vite, l’intelligentsia allait se scinder en plusieurs fractions caractérisées par autant d’attitudes à l’égard de la Révolution, fractions dont les limites étaient assez mouvantes car plusieurs écrivains qui choisirent l’exil revinrent ensuite en Russie, tel Alexis Tolstoï; d’autres qui avaient choisi de servir la Révolution se tournèrent par la suite contre elle. L’ évolution politique de la plupart de ces écrivains fut un phénomène long et souvent contradictoire. On chercherait en vain à montrer que telle ou telle tendance esthétique ou littéraire correspondait mieux à telle ou telle prise de position politique : un grand nombre d’écrivains réalistes, dont les oeuvres, écrites avant la Révolution, avaient décrit la misère russe dans ses aspects les plus sombres (Bounine, Andreïev) se rangeront du côté de la contre-révolution, alors que les Symbolistes (BloK, Brioussov), les futuristes (Maïakovski) s’en feront les défenseurs, eux dont l’art semblait le moins « social ». Gorki lui-même, l’auteur du Chant du Faucon, fut loin de s’y rallier immédiatement. Plutôt que de décrire les hésitations, les revirements de l’intelligentsia russe, il est préférable de comprendre tout d’abord ce qui l’a éloignée d’abord de la révolution, alors que beaucoup semblaient idéologiquement proches du prolétariat…. »

Jean-Michel PALMIER

 

 

 

 

 

Rita Renoir : Les voyeurs attrapés par la queue.

15 mars 2009

Critique de spectacle, parue dans Politique Hebdo, rubrique  » Civilisation », date indéterminée

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Rita Renoir

          Elle est belle, sauvagement belle, et il est difficile d’échapper ne serait-ce qu’un instant à la fascination de son corps, de ses gestes, de ses cris. Lorsqu’elle apparaît dans la lumière des projecteurs, sur cette scène à peine éclairée du Théâtre Plaisance, à moitié nue, effrayée, agressive, séductrice, le rêve ne fait que commencer. Dans un silence absolu, elle parle avec une voix de Lolita gouailleuse, de pauvre petite paumée, elle raconte – la pièce s’intitule Et moi qui dirai tout- elle raconte d’une voix vulgaire et affectée une suite d’anecdotes sordides et tristes dont on comprend mal le sens. Qui est-elle ? on ne le saura jamais. Une fille comme les autres, un peu plus malheureuse, un peu plus perdue qui a fait l’amour à New York pour de l’argent et qui depuis se dégoûte, qui était battue et violée par son père, qui a assisté à d’étranges parties dans la haute société avec des gens crucifiés, une fille qui pleurait. Tout cela est banal, presque banal. Parfois, elle abandonne son air de fillette lascive et impudique et se met à danser, à tenter d’exprimer par son corps, la beauté de ses gestes et sa vois – a quelque chose de bouleversant. Chacun se sent pris d’un étrange malaise, mais le malaise va devenir insupportable.

          N’ayant pu créer d’échange avec le public, elle le regarde et le pétrifie. En quelques minutes le contre-spectacle commence : c’est le spectateur qui va se transformer en objet lorsqu’elle ébauche dans la salle un étrange dialogue. Devant elle, une majorité d’hommes, des Messieurs d’un certain âge et d’un certain physique qui ont payé très cher pour avoir la première place, des touristes, des provinciaux qui, de passage dans la capitale, veulent « faire la fête », des étudiants, des gauchistes au dernier rang – les moins chers. Comme une louve, elle s’approche d’eux et les questionne :  » Pourquoi vous avez loué les premières places ? Qu’est-ce que vous vouliez voir ?  »  » Votre femme, où est-elle ? elle garde les enfants ? Vous trouvez ça normal ? », » Vous êtes pour la liberté sexuelle ? »  » Vous voudriez faire l’amour avec moi ? ».

Le viol impossible

          Tout y passe : les soirées lyonnaises, les rapports bourgeois, le couple, la famille, l’homosexualité, l’aliénation de la femme. Ces questions qu’elle pose de sa voix puérile, créent peu à peu un climat d’angoisse et de malaise parfois insoutenable. Les rapports sont inversés : c’est elle qui regarde ceux qui étaient venus pour la dévorer. Tous ces hommes, qui quelques instants auparavant fixaient sans vergogne la moindre parcelle de son corps, avec l’impudeur que confère une place chèrement acquise, deviennent des enfants timides et bredouillants lorsqu’elle enjambe, toujours à moitié nue, les fauteuils et vient leur caresser la joue en minaudant les questions les plus indiscrètes. Souvent un dialogue s’engage avec les spectateurs. Hésitants, détournant presque les yeux, de son corps nu qui les frôle, ils acceptent de parler d’eux-mêmes, de leurs soucis, de monter sur la scène pour mimer avec elle une histoire, un rêve d’enfant qu’ils n’ont pu réaliser et qui les possède toujours dans les matins tristes, les nuits sans rêves, de leurs existences fanées. Elle leur propose de monter sur la scène, de s’aimer entre eux. Personne ne se lève, ou s’ils viennent, c’est comme des somnambules, pour reconstruire leurs rêves. Parfois le spectacle tourne à la violence. Lorsque j’ai assisté pour la première fois au spectacle – un samedi soir – j’ai eu la chance d’assister à un incident pau banal.

          Deux hommes, apparamment fourvoyés dans ce thâtre de la rive gauche, attirés par le seul nom de Rita Renoir et le mythe qu’elle véhicule, par la violence de son corps, voulurent passer aux actes. Si certains viennent la voir pour retrouver les fantômes d’Artaud ou de Bataille, eux, étaient venus là comme à Pigalle. Ils montèrent sur la scène, l’attrapèrent, tentèrent de la dénuder et de montrer son sexe au public. Ils voulaient la violer sur la scène afin de voir si elle était partisane de la liberté sexuelle. Eux, en tout cas, comme ils l’affirmaient, n’en était pas partisans. La salle suivait avec un sentiment d’angoisse croissant le déroulement dramatique de l’imprévu. Bientôt les deux hommes entièrement nus, affrontaient le regard des spectateurs avec insolence et mépris.

Imbécillité rigide

          Ce qui est fantastique, c’est que la salle a réagi : aucun homme n’accepta cette identification agressive et sadique qu’on lui proposait, aucun ne voulait se reconnaître dans cet archétype du mâle viril à cheveux courts et qui affiche son mépris de la femme – « qui n’est faite que pour ça ». Des derniers rangs jaillirent les premières injures : « Fascistes », « Salauds ». Des hommes tels que les décrit Kate Millett ? Peut-être, mais sans aucun doute des gens ayant la parfaite mentalité fasciste décrite par Reich, pour qui la fille n’est qu’un objet à posséder, à violer. Indifférents aux injures, ils continuaient à défier la salle et on a pu craindre ( ou espérer) pendant quelques instants une bagarre entre la salle et les deux hommes, qui continuaient à affirmer leur désir de « faire cela », avec elle, sur la scène. Rita Renoir, d’abord décontenancée, réagit admirablement : avec une ironie et une insolence étonnantes, elle leur fit remarquer qu’ils seraient bien en peine de la violer, n’ayant de rigidité que leur imbécillité, leur structure caractérielle aurait dit Reich.

          L’entre-acte ne dissipa pas le malaise. des petits groupes se forment. on ne se connaît pas mais on se sourit.  On a envie de se parler, de commenter le spectacle, de dire ce qu’il éveille en chacun, car on comprend qu’à travers ces réactions, ces sourires, ces regards, il y a quelque chose d’important qui se produit, que c’est toute une conception de la vie qui est en jeu. Les deux héros, rhabillés, restent à l’écart, dans la rue, ne se mêlent pas aux spectateurs. Provocateurs ?

La pénitente

          La seconde partie du spectacle est encore plus fascinante. Sur un fonds de musique sacrée, dans la pénombre, elle apparaît vêtue d’une longue cape noire qu’elle ne gardera pas longtemps. Habillée comme une pénitente du moyen-âge, elle va nous faire voir, à travers son corps, ses cris, ses yeux tour à tour effrayés, exorbités, séducteurs, ses râles et son sexe, le Diable. Il n’y a aucune parole, aucun texte, seulement des  ricanements, des sanglots, des soupirs, des râles. Elle se contorsionne, lutte contre des ennemis invisibles – les Démons _ qui la violent, qu’elle appelle, qu’elle repousse, auprès desquels ceux de Ken Russel ne sont que d’aimables plaisantins. Elle est nue, les jambes écartées, béantes, face au public médusé qui assiste au spectacle comme à une cérémonie et l’émotion qui l’étreint, est une émotion presque religieuse. D’une violence inouïe, ce spectacle parvient à tout oser, en demeurant toujours égal à lui même, sans temps mort, sans la moindre ombre de vulgarité, même lorsqu’elle offre son sexe au regard du public. On songe à Grotowski, par la maîtrise du corps, à une perfection unique atteinte par le mouvement, le rêve, la violence qui émanent d’elle et qui transfigurent ce qui l’entoure. Lorsque la musique se fait de nouveau entendre, lorsque le sanctus résonne dans l’obscurité qui envahit à nouveau la scène, qu’on l’aperçoit une dernière fois, crachant, hurlant, suffoquant et qu’après un dernier regard, elle s’échappe, effrayée, serrant sa cape contre son corps nu, nous ayant montré dans ce Diable et son masque médiéval, une simple fille qui découvre avec angoisse et ravissement sa propre féminité, chacun se lève, hésitant comme au sortir d’un rêve.

          Dans sa loge, l’arrogance et la violence ont fait place à la douceur et à un sourire énigmatique. Une fois démaquillée, on discute avec Jean-Pierre George qui a organisé avec elle le spectacle, et le directeur du théâtre, des deux pièces et des réactions du public. On parle des théories de Lefebvre, du Living de Grotowski, de la vie quotidienne. Rita, heureuse et fatiguée, explique ce qu’elle veut faire : laisser le spectacle ouvert, laisser surgir l’imprévu, le refoulé, faire éclater les mythes et les images sociales de la femme, de la sexualité, de la famille bourgeoise. Le « directeur » n’est pas toujours d’accord lorsqu’il parle en tant que directeur, mais on devine à travers son enthousiasme, qu’il est d’accord sur l’essentiel: le rôle du théâtre, du spectacle, de sa fonction critique et démystificatrice. Quand on quitte, tard dans la nuit, ce petit café de Montparnasse, je repense à Rita, à son mythe, à ce qu’elle est en vérité. La déesse des nuits du Crazy Horse Saloon est un masque et une défroque qui s’en vont en lambeaux. Ce spectacle, c’est sa révolte la plus personnelle et elle a fait de cette scène de théâtre un microcosme de la société, de son esprit, de ses valeurs fétiches. La petite prolétaire qui prend conscience du caractère pourri de la société, mais sans parvenir à la révolte, ce n’est pas elle. Tout ce qu’elle fait, elle en est consciente. Elle parle avec autant d’enthousiasme de ses projets, de ce qu’elle provoque tous les soirs, que de la politique et des théories de Lefebvre. Elle tend aux spectateurs comme Till l’Espiègle le miroir de leur vie, de leurs rêves bafoués, humiliés, elle en dévoile la vérité, non sans cruauté. C’est sa beauté qui empêche le spectacle de tourner au drame. En la quittant, j’ai envie de lui dire comme cette femme espagnole qui criait dans la salle :  » Ce que tu fais est très beau, mais c’est toi qui es admirable ».

JEAN-MICHEL PALMIER

Au Théâtre Plaisance - Rita Renoir dans deux pièces conçues et réalisées par Rita Renoir et J.-Pierre George : « Et moi qui dirai tout » suivi du : Diable.

1951 : le strip-tease retraverse l’Atlantique, de retour en France il dédaigne les excès outranciers de son homologue américain, il trouve place dans les clubs créés pour lui, comme le Lido, le Crazy Horse Saloon ou le Casino de Paris. L’humour s’y fait plus présent (des humo- ristes comme Raymond Devos ou Fernand Raynaud interviennent entre les numéros au Crazy Horse), le strip parodie ses propres modèles et ses excès. Il sera officiellement considéré comme un art en 1955, date à laquelle ouvrira également à Paris une Académie du strip-tease. On se précipite dans les cabarets voir des jeunes femmes se déshabiller avec art, comme Rita Renoir, l’impératrice du strip français, Miss Candida, élue stripper de l’année 1955 par l’académie du strip-tease, Dodo d’hambourg et son numéro de veuve joyeuse…Rita Renoir,était en France la plus connue des strip-teaseuses des années 50.Rita Renoir – qu’on appelait  » la tragédienne du strip-tease  » et qui, devenue comédienne, fut l’interprète d’Obaldia, d’Euripide, d’Antonioni ou de Bourgeade – affirmait que  » le strip-tease est un acte dramatique « . Mais c’était aussi pour elle un acte érotique :  » Quand j’ai fait un bon strip-tease, quand ça a bien marché, il s’est passé quelque chose entre le public et moi et quelque chose de vrai, quelque chose qui existe… C’était une chose directement sexuelle entre les spectateurs et moi.  » Un roman « le Diable et la Licorne », de Jean-Pierre George, évoque la figure « plus que nue mais non eue », de Rita Renoir (alias LM).La révolution sexuelle des années 60 incitera – avec la démocratisation de la pornographie – à oser toujours plus.

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NUS BERLINOIS ( extrait de Retour à Berlin ; p. 267)

En feuilletant un magazine des années 20, je m’arrête sur la photographie d’un de ces spectacles berlinois qui firent tant scandale. Aujourd’hui, ils paraîtraient d’une banalité et d’une pudeur désarmantes. Cet engouement pour les filles dénudées est caractéristique de l’esthétique berlinoise des années 20. Nés de l’ abolition de la censure impériale, de l’influence américaine, ces spectacles de nus exprimaient l’effondrement des valeurs, que Fritz Lang évoque dans ses premiers Mabuse, et l’explosion brutale de la soif de plaisir et de vie que la guerre avait si longtemps retenue. C’est à Berlin que fut pour la première fois aboli le tabou du nu au théâtre. Pourtant lorsque le lieutenant Seveloh, sur le conseil d’un journaliste, proposa à Rudi Nelson, le père des variétés berlinoises, son spectacle, il refusa, affirmant qu’il ne voulait pas « transformer son théâtre en bordel ». C’est avec la plus extrême prudence qu’il accepta, pour un mois, d’héberger ce ballet, qui connut un vif succès. A l’expiration du contrat, l’Oberleutnant proposa son spectacle à l’ancien chanteur de variétés Otto Reuter, qui l’accueillit dans son théâtre du Moritzplatz. Le succès de ces attractions fut si grand qu’ont venait à Berlin de Prague, de Suède ou d’Amsterdam pour les admirer. D’autant plus que l’inflation rendait le coût de ces voyages dérisoire.

L’audace ne fit que croître. C’est désormais par dizaines que les nus envahirent la scène. Au cabaret du Chat Noir, baptisé depuis 1914 Schwarze Kater, la police condamna immédiatement le propriétaire à une amende qu’il paya sur-le-champ, étant donné le cours du mark. Théo Opperman lança un second ballet de nus à Berlin, appelé Salomé. Un critique de théâtre, Eugen Robert, avait fondé à Berlin le Hebbeltheater. On y joua Franziska de Wedekind, jadis mutilée par la censure, avec une actrice nue la belle Olga Wojan qui devait plus tard se suicider à la suite d’une passion malheureuse pour l’expressionniste Otto FlaKe. Cet érotisme de pacotille, souvent vulgaire, marqua désormais tous les spectacles populaires. Certaines « actrices » de ces spectacles connurent une gloire aussi insolite qu’éphémère. Celly de Rheydt avait opté entre-temps pour une vie bourgeoise, faisant oublier son passé scandaleux. Mariée à un directeur de théâtre, un ballet portait toujours son nom. Deux jeunes suédoises, Iven et Karin Andersen, attiraient chaque soir au Majowskibar un public avide de sensations fortes. Un jeune aviateur se prit d’une passion fanatique pour Karin. Il s’appelait Hermann Göring. Après sa mort, il lui voua un véritable culte, lui faisant édifier un tombeau dans sa propriété.

En 1945, une commission militaire se rendit dans la maison de Göring touchée par les bombes. L’un des participants se souvient avoir buté sur ce qu’il croyait être une pierre. En apercevant les ruines du mausolée, il comprit qu’il s’agissait d’un crâne humain.

Jean-Michel PALMIER

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Extrait de Wilhelm Reich – Essai sur la naissance du Freudo-marxisme par Jean-Michel Palmier
collection  UGE 10-18 – 1969 -p 36 et suivantes.

Reich propose de l’angoisse une théorie tout à fait différente. Celle que présente La Fonction de l’orgasme(1) est sans doute la plus complète parmi les différentes formulations que Reich en a données. selon lui, l’angoisse n’est aucunement la cause du refoulement mais son résultat (2). Elle apparaît dès que la fonction génitale est elle-même inhibée. Mais comment comprendre une telle inhibition ?

Reich entreprend de le montrer à partir de ce qu’il nomme l’analyse caractérielle. La « cuirasse caractérielle » serait l’ensemble des mécanismes qui lient toute l’énergie sexuelle et empêchent son libre déploiement. Cette thèse sera plus tard longuement développée dans son livre Charackteranalyse. Technik und Grundlagen für studierende und praktizierende Analytiker. (Analyse caractérielle – sa technique et ses fondements – pour analystes étudiants et en exercice).(3)

Ce livre marque déjà d’importantes distorsions qui iront en s’affirmant quant à la pratique analytique elle-même. La tâche de l’analyste n’est plus pour Reich d’explorer l’inconscient et de faire revivre au patient les expériences infantiles qui ont joué un rôle déterminant dans sa névrose, mais d’éliminer ses résistances, organisées en puissants systèmes qu’il nomme cuirasses névrotiques.

Reich ne nie pas réellement l’importance des expériences infantiles dans l’étiologie des névroses, comme le feront les Néo-freudiens et certains dissidents comme Wilhelm Stekel, mais il fait de ces expériences infantiles une simple suite d’attitudes caractérielles qui subsistent dans le présent.. Aussi écrit-il :  » la constitution d’une personne est la somme totale fonctionnelle de toutes ses expériences passées. » (4) Le seul but de l’analyse est de dissoudre ces boucliers de mécanismes de défense afin de libérer l’énergie sexuelle.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette conception reichienne de l’énergie sexuelle. En quoi consiste-t-elle? Peut-on l’identifier à la libido freudienne ? Ce qui gêne dans les formulations de Reich, dès cette époque, c’est le biologisme dont elles sont empreintes. Et cette tendance à biologiser toute la théorie analytique ira en augmentant jusqu’au délire final.

Jean-Michel PALMIER

(1) Die Funktion des Orgasmus. Psychopathologie des Geschlechtslebens. ( La fonction de l’orgasme, édition allemande, 132 pages, 1925, fort différente de l’édition américaine de 1947.)
(2) Pour étayer ces affirmations, il s’appuie sur plusieurs cas de névroses cardiaques où le symptôme cardiaque disparaissait lorsqu’apparaissait l’excitation génitale.
(3) 1ère édition. Verlag für Sexualpolitik. Copenhague, 1933.
(4) La Fonction de l’orgasme, p 118

Jean-Michel PALMIER ; critique de théâtre : Antigone de Brecht, à l’Odéon

8 mars 2009

Article publié dans Politique Hebdo, date indéterminée.

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      Antigone                                        Bertolt Brecht 

        Après Dans la jungle des villes,sainte Jeanne des Abattoirs, toujours jouée au Théâtre de l’Est Parisien, dans une remarquable mise en scène de Guy Rétoré, une troisième pièce de Brecht a fait son apparition : Antigone, présentée à l’Odéon dans une mise en scène de J-P Miquel et jouée par la troupe de la Comédie Française. Cet intérêt croissant pour le théâtre de Brecht et ses écrits théoriques – dont les éditions de l’Arche poursuivent la publication à un rythme régulier – est un fait politique et culturel encourageant.

          Pour adapter la pièce de Sophocle, Brecht a utilisé la traduction de Hölderlin. Représentée pour la première fois en février 1948 à Coire, alors que Brecht se trouvait en Suisse, publiée – en 1949 -  dans le célèbre Antigonemodell, cette oeuvre nous permet de préciser le rapport de Brecht au classicisme et à la tradition. Même si l’on admire toujours le choeur d’Antigone comme l’un des plus grands poèmes jamais écrits, que signifie pour nous, aujourd’hui, politiquement le drame de Sophocle ? Lorsqu’elle fut jouée dans l’adaptation de Brecht, pour la première fois, c’était dans l’effondrement matériel et spirituel de l’Allemagne de 1945. De toutes parts s’affirmait le besoin de recherches artistiques nouvelles, fût-ce dans des théâtres en ruines. En fait d’art nouveau, Brecht monta Antigone, affirmant que la pièce était très actuelle : elle montre  » la signification du recours à la force quand l’Etat tombe en décadence ». Antigone, c’est l’histoire, mais non celle des pauvres. Ceux-là n’apparaissent pas dans la pièce. Ils ne comprennent pas l’ histoire. On parle et on agit pour eux; Ils sont tout juste bons à mourir en serant Créon qui lui même ne fait que brandir le glaive que les marchands et les bourgeois lui ont donné pour défendre leurs intérêts. Assurément, comme l’affirme Brecht dans la préface écrite en 1948,  » même si on se sentait obligé de faire quelque chose pour une oeuvre comme Antigone, le seul moyen d’y parvenir serait encore de lui faire faire quelque chose pour nous « .

         Il ne s’agissait pas de retraduire Sophocle, mais de l’actualiser au niveau de la mise en scène. C’est pourquoi Brecht publie le pièce accompagnée de nombreuses photos de mise en scène. Le « modèle » qui est toujours  » un mélange d’éléments exemplaires et d’éléments sans exemple », n’est pas une contrainte: c’est un certain aboutissement du travail collectif que chacun peut améliorer ou aménager. Cette mise en scène voulue par Brecht, a d’ailleurs été scrupuleusement respectée par J-P Miquel : une scène avec un plateau circulaire, en plan légèrement incliné, de longs bancs où les comédiens peuvent s’asseoir, des paravents qui évoquent leurs impressions –  » roseaux teintés de rouge » dit Brecht, soie peinte à l’Odéon – des colonnades antiques ou un soldat blessé qui peut aussi bien être un soldat de Créon que l’agrandissement d’une photo de la guerre du Vietnam, l’amphore à vin d’Antigone, les masques bacchiques, des tabourets.

          Avec cette adaptation, Brecht se demandait si l’une des plus grandes oeuvres poétiques occidentales pouvait encore être comprise par un public moderne. Dans la tragédie antique, l’homme est toujours la proie du destin, des forces obscures qui le brisent et le tuent. Pour Brecht, le renversement copernicien, qui s’amorce déjà avec Sophocle, consiste à affirmer que le destin de l’homme, c’est l’homme lui-même. Le texte de Sophocle est d’un tel réalisme politique qu’il est presque immédiatement perceptible aux spectateurs modernes : la chute de la famille royale s’accomplit à travers une guerre de rapines qui va amener, au terme d’une chute cruelle et inutile, certains membres de cette élite à prendre le parti du peuple.

           Pour en finir avec l’opposition qu’il rencontre dans sa cité le tyran a besoin d’une victoire rapide qui contente les marchands par les nouveaux débouchés que leur ouvre la prise d’Argos. Mais cette bataille prématurée avec une armée désorganisée se heurte à la révolte de tout un peuple qui lutte désormais pour son droit à la vie: les armées de Créon font l’expérience du caractère invincible de la guerre populaire. Dans la cité, Antigone s’est insurgée. Elle préfère voir son peuple vaincu dans cette guerre de rapines que victorieux. En obéissant aux décrets immuables et non écrits des dieux et en désobéissant aux lois de la cité, les lois iniques de Créon, en  ensevelissant son frère qui a refusé de porter les armes contre Argos, elle affirme le droit de la résistance et surtout le droit de s’opposer à un ordre social corrompu et cruel, au nom du respect de la vie humaine e de la liberté.

            Brecht n’a fait que traduire avec plus de réalisme les conditions économiques : la guerre contre Argos est une guerre impérialiste. Il s’agit de s’approprier les mines de fer. Mais la guerre dure trop longtemps et des mutineries éclatent. Les soldats refusent une discipline trop sévère et Créon est vaincu  à la fois par la révolte morale d’Antigone – coupable et innocente – et le courage d’Argos. Le devin Tyrésias, remarquablement joué par Michel Etcheverry, n’est pas inspiré des dieux: il sait seulement , parce qu’il est aveugle, observer les mouvements de la cité. Il sait que la victoire est une fausse victoire, que la guerre n’est pas près de s’achever, qu’Antigone est innocente et que le peuple se reconnaît dans son acte.

            La violence et le sang répandus par la famille d’Oedipe, Antigone en prend conscience lorsque la violence se retourne contre elle. Elle comprend que la cité est corrompue dans ses lois, qu’il est impossible de se fier aux valeurs inscrites sur le fronton des monuments et qu’il faut, comme Socrate, revenir en soi pour déterminer ce qui est juste et ce qui est injuste. Brecht n’a fait que développer l’enseignement de Sophocle et du choeur notamment, qui s’écrie, dans la version de Brecht : Prodigieux de grandeur quand il soumet la nature à sa volonté, l’homme devient, quand il soumet la nature à sa volonté, l’homme devient, quand il asservit l’homme, un monstre prodigieux. » Enfin , c’est une excellente idée d’avoir remplacé le prologue  » Berlin, avril 1945  » qui évoquait l’aube dans un abri anti aérien, par le célèbre poème de Brecht
« Du pauvre B.B. » qui commence ainsi :

 » Moi Bertolt Brecht, je viens des forêts noires.
Lorsqu’elle m’amena dans les villes
Ma mère me portait encore.
Le froid des forêts restera en moi jusqu’à ma mort. »

Jean-Michel PALMIER

 

 » Mais moi je vous appelle: aidez-moi dans ma détresse,

 C’est à vous-même que vous viendrez en aide. 

L’homme assoiffé de pouvoir boit de l’eau salée: 

Il ne peut s’arrêter, il lui faut boire encore. 

Hier c’était mon frère, aujourd’hui c’est moi. » 

ANTIGONE 

 

J’ai enfreins ton décret  

Parce qu’il était le tien, celui d’un mortel. 

Un mortel peut l’enfreindre, 

Et je suis simplement un peu plus mortelle que toi. (…) 

Mais s’il te semble que j’ai perdu le sens  

De craindre la colère des dieux et non la tienne,  

Qu’un insensé soit maintenant mon juge. »  

ANTIGONE

Am Schiffbauerdamm (extrait de Retour à Berlin)

Am Schiffbauerdamm – le théâtre du Berliner Ensemble. C’est un édifice plutôt triste, en ciment gris, presque noir. Les portes et les fenêtres ont été peintes en blanc. Sur un clocheton, dans un cercle de fer sont inscrites les lettres BERLINER ENSEMBLE. Devant le théâtre, avec ses massifs de roses, la place Bertolt Brecht. Seule une vieille femme est assise sur un banc, regardant un enfant jouer avec le sable. La rivière longe la rue; l’eau est aussi noire. Sous les ponts des grilles s’enfoncent profondément dans l’eau pour empêcher de passer de l’autre côté du Mur. On respire une odeur de fumée et de suie.

C’est là que fut joué pour la première fois en 1928 l’Opéra de quat’sous. Le Berliner Ensemble y est installé depuis 1954. A une centaine de mètres, la Friedrich-strasse, jadis l’une des artères les plus animées de Berlin,est aujourd’hui une rue presque déserte,à la tombée de la nuit. Sur un grand édifice, on peut encore lire l’inscription Admiral-Palast. C’est dans ce théâtre que se produisaient les revues les plus fastueuses du Berlin des années 30. La porte de Brandebourg est aussi déserte. Seules, des voitures de la police militaire patrouillent le long du mur. D’immenses édifices – églises et théâtres – sont en ruine. Quelques statues brisées gisent dans l’herbe tandis que l’on continue les travaux de déblaiement. Je me souviens être entré, il y a six ans, dans l’une de ces immenses églises en ruine. Aujourd’hui, rien n’a changé. Les portes sont seulement murées, des tessons de verre coulés dans le ciment en interdissent l’accès. La végétation envahit peu à peu l’édifice. L’herbe recouvre les marches et des arbres poussent sous les voûtes.

Jean-Michel PALMIER.

L’expressionnisme allemand et ses suites

2 mars 2009

Article paru dans le journal « Le Monde » du 25 juin 1976.

duneapocalypselautre.jpgD’une apocalypse à l’autre de Lionel Richard – UGE 10-18

          Enseveli sous les ruines de la République de Weimar et de deux guerres, accusé d’avoir préfiguré l’idéologie nazie par certains critiques marxistes, martyrisé, anéanti comme « bolchevisme culturel ou comme »art dégénéré » par les nazis eux-mêmes, l’expressionnisme est de tous les mouvements d’avant-garde qui s’épanouissent au début du siècle le plus étrange et le moins connu. Sans doute les circonstances historiques dans lesquelles il apparut ne suffisent-elles pas à expliquer le linceul d’oubli qui l’enveloppe encore. Il y a dans ses productions quelque chose de désespéré, d’angoissant qui heurte souvent.
          Que reste-t-il aujourd’hui de ces cris de révolte, de ces appels enflammés à la fraternité universelle, de cette aspiration à un autre monde, une autre vie ? Deux ouvrages le disent avec une rare acuité : Lionel Richard, après sa très belle anthologie Expressionnistes allemands (Maspero, 1974) nous propose sous le titre d’ Une apocalypse à l’autre un panorama esthétique et sociologique des tendances artistiques allemandes entre 1900 et 1930; la revue Obliques, enfin, réunit des documents – études rédigées par des spécialistes internationaux, manifestes, reproductions – dont on ne saurait trop souligner l’intérêt.
          En lisant ces deux volumes, on rencontrera pourtant plus de questions que de réponses. Qu’est-ce que l’expressionnisme? Dans la préface qu’il écrivit dans les dernières années de sa vie pour une anthologie de la poésie expressionniste, Gottfried Benn affirmait ignorer de quoi il s’agissait. Quoi de commun entre les productions sombres des peintres du Pont et la luxuriance de couleurs que l’on trouve chez Franz Marc ou Kandinsky? Par ailleurs, certaines oeuvres qualifiées en France de « cubistes », en Italie de « futuristes » devenaient en Allemagne « expressionnistes ». Aussi, Lionel Richard a-t-il raison d’interroger toute l’avant-garde européenne qui se rencontre à Berlin.
          C’est en effet, à Berlin, autour de la galerie der Sturm, dirigée par Herwath Walden, que le mouvement connaît sa première notoriété. Mais loin de se limiter à la peinture, l’ expressionnisme embrase tous les arts, il se répand dans les cafés littéraires, parmi la bohème, fréquente les cabarets avec Kurt Hiller et Else Lasker-Schüler. A travers toutes les oeuvres se développe la même mythologie : haine de la ville géante qui effrayait déjà Verhaeren, pressentiment de l’hécatombe de 1914, aspiration à une transformation de l’homme, à une reconstruction du monde à partir du pouvoir démoniaque du Je qui éclate en visions et en cris. La jeunesse sent planer sur toute l’Europe une odeur de charnier. Elle rêve d’apocalypse et de résurrection.
          La guerre de 1914 conduit beaucoup de ces artistes vers l’activisme et l’utopisme le plus échevelé. Ils prêchent la fraternité universelle, écrivent des requiems à leurs frères assassinés. La révolution les tente, ils croient dans le communisme comme dans une religion. Dans l’Allemagne du cahot, du chômage et de la misère, ils veulent un monde nouveau. Toller milite dans la République de Bavière, un peu partout se forment des Conseils pour les arts, véritables soviets culturels. Mais leurs espoirs finissent dans la boue et le sang, écrasés par les troupes de Noske et les corps francs. Au messianisme révolutionnaire font place les caricatures de Grosz, montrant le nouveau visage de la classe régnante. A Berlin, Dada devient politique. Brecht tourne en dérision le pathos expressionniste et oppose à ses héros éthérés le matérialisme et la vulgarité de Baal. Tucholsky compose sa Mélodie rouge, célèbre chanson antimilitariste, tout en sachant qu’on ne peut arrêter le tac-tac de la mitrailleuse avec celui de la machine à écrire.

Le sadisme petit-bourgeois

          La Nouvelle Objectivité sonne à la fois le glas du mouvement et sa transfiguration. La froideur l’emporte sur l’incantation. Herwath Walden délaisse alors la peinture et la littérature pour la politique. Gottfried Benn, après avoir chanté les cadavres de la salle de dissection, épilogue sur le Moi lyrique, la race et l’art. Kirchner traduit dans ses toiles l’ambivalence qu’il éprouve pour le Berlin des années trente. Mais l’acte de décès véritable de l’expressionnisme date de 1933, lorsque les nazis prennent le pouvoir. Même les rares  représentants du mouvement qui se rallieront au nouveau régime (Benn, Nolde) seront par la suite persécutés pour avoir participé à cette révolte. La littérature du sang et du sol, le sadisme petit-bourgeois dénoncé en 1910 par Alfred Döblin dans sa nouvelle l’Assassinat d’une renoncule, effacent le rêve et l’utopie. On expose désormais à la risée du public les immenses chevaux bleus de Franz Marc, mort à Verdun, les gravures de Georg Grosz, les toiles d’Otto Dix, de Max Beckmann, d’Ernst-Ludwig Kirchner.
          En rappelant la grandeur et la profondeur de cette génération, Lionel Richard ne cède pas à la nostalgie. Il reconnaît – et comment ne pas lui donner raison – ne pas aimer toutes ces oeuvres. En les étudiants aujourd’hui, nous trouvons leur pathos souvent dérisoire. Pourtant on ne peut résister à leur fascinante beauté, à leur étrangeté. Entre deux apocalypses, quelque chose d’essentiel est advenu, même si de cet orage nous n’avons perçu en France aucune lueur.

Jean-Michel PALMIER

 

 revueobliques.jpg La revue Obliques N°6-7 eccehomogeorggrosz.jpg

          Curieusement l’expressionnisme allemand revient, ces derniers temps, sous les feux de l’actualité. De jeunes metteurs en scène montent des pièces de Wedekind et de Toller. On s’enthousiasme pour la musique de Gustav Malher et d’Arnold Schönberg. On expose Egon Schiele, le Kandinsky de la période munichoise, Karl Schmidt-Rottluff. Peut-être cet art exacerbé, né d’un sentiment de crise, correspond-il maintenant davantage à notre époque de désarroi. C’est dire, en tout cas, l’opportunité (ne serait-ce que pour améliorer nos connaissances) de la dernière livraison d’ »Obliques « .
          Conçu dans l’intention de présenter une vue globale du mouvement, ce numéro exceptionnel, richement illustré, permet de rendre compte combien l’expressionnisme a touché, dans les pays germaniques, tous les domaines artistiques. Non seulement ce genre de synthèse, de la peinture au cinéma, est réalisé en France pour la première fois, mais de nombreux textes documentaires, jusqu’alors inédits en français, complétés par des études spécialisées, nous plongent dans l’étonnante prolixité d’une avant-garde qui fut aussi l’une des plus productives du début du siècle.
          A partir d’articulations qui marquent ses différentes phases évolutives (préludes, éclats, écarts), on passe ainsi du Norvégien Munch au groupe du « Cavalier bleu », puis aux conceptions théâtrales de Kandinsky, Lothar Schreyer, Friedrich Wolf, Georg Kaiser. L’immédiate postérité de l’expressionnisme est envisagée elle aussi : à travers les manifestes dadaïstes et les proclamations du Groupe Novembre, le programme de théâtre prolétarien développé par Rudolf Leonhard, le théâtre politique d’Erwin Piscator. Enorme travail de recherche et de réflexion, accompli par une équipe de germanistes et de comparatistes, et d’autant plus inappréciable en ce qui concerne les traductions. Enfin nous disposons de larges extraits de l’ouvrage classique de Rudolf Kurtz, publié en 1926, sur l’expressionnisme au cinéma. Et nous parvient, presque cinquante ans après sa rédaction, le magistral essai d’Alfred Döblin sur la structure de l’oeuvre épique, véritable morceau d’anthologie pour une théorie du roman moderne.
          En dirigeant ce noméro d »Obliques » (on ne saurait oublier que cette revue est née avec le théâtre Oblique d’Henri Ronse), Lionel Richard a fait la part belle au théâtre. Son propre livre  » D’une apocalypse à l’autre« , approfondit, en revanche, l’ensemble des problèmes artistiques et littéraires tels qu’ils se posent en Allemagne, de Guillaume II aux années qui précédent directement le IIIème Reich. L’expressionnisme n’en forme donc qu’une partie, le reste de l’ouvrage portant tout autant sur les courants qui lui sont postérieurs : dadaïsme, le mouvement de culture prolétarienne, la nouvelle objectivité. Les pages consacrées à Hugo Ball, notamment, nous semblent éclairer de façon originale la fondation du Cabaret Voltaire et du Dada zurichois.
          En fonction de cet intérêt général pour l’expressionnisme et l’Allemagne des années 20, Jean-Michel Palmier esquise le portrait de cette génération allemande qui, préoccupée d’une réforme à la fois des arts et d la société, vit peu à pu ses idéaux bafoués par les horreurs du temps. Génération restée méconnue en France, pour nous passionnante aujourd’hui par sa quête de nouveau. A cette occasion nous avons demandé à Lionel Richard de nous confier quelques-unes de ses traductions inédites.

F.W.

* D’UNE APOCALYPSE A L’AUTRE. Inédit « 10-18″, par Lionel Richard, 448 pages, 15 F.
* L’EXPRESSIONNISME ALLEMAND, dans « Obliques » n° 6-7 (Roger Borderie, Les Pilles, 26100 Nyons) diffusion Nouveau Quartier Latin, 78, boulevard Saint-Michel, 750006 Paris, 96 F.

Georg Grosz : Né en 1893. Appartint au Dada berlinois. Connu comme peintre mais écrivit aussi quelques poèmes dont celui-ci publié en novembre 1915 dans Die Aktion. Emigra en 1932 aux Etats-Unis. Après la guerre, retour à Berlin où il est mort en 1959.

Chanson

En nous toutes les passions
Et tous les vices
Et tous les soleils et les astres
Abîmes et collines,
Arbres, animaux, forêts, fleuves.
C’est cela que nous sommes.
Nous faisons l’expérience de la vie
En nos veines,
En nos nerfs.
Nous perdons pied.
Suffoquant parmi les blocs gris des maisons.
Sur des ponts d’acier.
Une lumière de mille ampoules
Nous nimbe,
Et mille nuits violettes
Gravent des rides accusées
Sur nos visages.

 

 groszportrait.jpg Georg Grosz

George Grosz;  Extrait de  » Retour à Berlin « 

Des femmes assises aux terrasses des cafés. Des hommes ventrus qui les regardent et festoient. Des couples bourgeois enlacés. Visages porcins, gras, crânes rasés et monocles, dureté du regard, bêtise à front de boeuf. Prostituées dans les rues, mendiants barbus, clochards, infirmes de toutes sortes, la poitrine décorée de médailles militaires qui exhibent, devant les passants indifférents, leurs moignons et leurs béquilles, bourgeois buant du champagne et fêtant Noske, la mort de la jeune révolution assassinée. Un homme tient la poitrine grasse d’une femme laide, un autre regarde ses cuisses. La laideur des corps n’a d’égale que celle des visages. Bientôt, après s’être empiffrés, après avoir dansé et s’être saoulés, ils vomiront dans la rue comme des chiens. Ils se hâtnt vers leurs appartements, serrant le bras de leur épouse en manteau de fourrure. Une femme essaie des chaussures et lasse voir les dentelles de sa culotte. une autre est assise, obèse. Des enfants regardent des militaires au visage stupide. Crânes chauves, nez tordus, cravate et veston sur un cou adipeux. Un peintre de la « nouvelle objectivité » utilise un pendule et un compas pour dessiner les fesses  difformes d’un modèle à la poitrine tombante. Une vieille toute seule qui regarde dans le vague un bourgeois qui enjambe un mutilé, les bras pleins de cadeaux. Front bas, menton enfoui dans la graisse, petite moustache à poils ras, regard mauvais, cigare et monocle, pauvreté et luxe, humilité et arrogance, chômeurs et profiteurs. Un homme montre à des enfants affamés le pain qu’il ne leur donnera pas. Le  » Capital « joue aux cartes en regardant paser les ouvriers. Visages de fauves, visages de porcs, soldats à tête de squelette. un industriel à cigare est assis à côté d’une fille aux sein nus en forme de poire, un autre ajuste ses bretelles. C’est  » le nouveau visage de la classe régnante  » – le Berlin des années 20, celui de la bourgeoisie allemande, le Berlin de Grosz, qui a dessiné au vitriol l’ éternel visage de la bourgeoisie.

Jean-Michel PALMIER

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Georg Heym : Né à Hirschberg (Silésie) en 1887. Enfance à Berlin. Etudes supérieures (Droit) à Wurzbourg, Iéna et Berlin. Doctorat en 1911. Se noie accidentellement en 1912, en patinant sur la Havel glacée. L’un des plus grands poètes de l’époque avec Georg Trakl. Le poème ci-dessous date de juin 1905.

A Hölderlin

Et toi aussi tu es donc mort, fils du printemps ?
Toi dont la vie ne ressemblait toute
Qu’à des flammes resplendissantes en des souterrains de nuit
D’où es hommes à jamais cherchent en vain
L’issue et la libération ?
Tu es mort. Car ils ont follement tendu la main
Vers ta flamme pure
Et l’ont éteinte. Car toujours
Par ce bétail fut haï le sublime.
Et comme les Moires
Plongeaient dans une souffrance infinie
Ton esprit qui légèrement s’agitait,
Dieu enveloppa d’un bandeau de ténèbres
La tête suppliciée de son fils pieux.

 

georgheym.jpg Georg Heym

 

Paul Zech : Né en 1881 à Brisen (Prusse Occidentale). Père instituteur. Animé d’un idéalisme socialisant, il interrompit ses études pour travailler comme mineur dans la Ruhr, en Belgique et dans le nord de la France. Plus tard, journaliste, dramaturge et bibliothécaire à Berlin. Fut l’un des éditeurs de la revue expressionniste Das Neue Pathos. A l’arrivée au pouvoir des nazis, il fut interné à Spandau. En 1937, libéré, il émigra en Amérique du SUD, où il prit part à la lutte antifasciste. Mort à Buenos-Aires en 1946. Le poème ci-dessous est de 1914. Il a été écrit antérieurement à la guerre.

Jeunesse

Sur l’asphalte des rues stagne le goudron chaud.
Les fenêtres jettent des regards borgnes comme des bandeaux noirs.
La fumée s’effondre, ne pouvant trouver de guide
Et ignorant tout d’un lumineux retour.

Les cloches polissent le Kyrie Eleyson,
Filets de pêche tendu jusque dans les maisons. Plusieurs prient,
Trouvant leurs dieu. L’un descend des prophètes
Et sourit avec sagesse comme un froid vieillard.

Mais nous, cette apathie nous aiguillonne. Nous,
Suffisamment pressurés sous le joug,
Déchirons en morceaux l’habit noir de suie
Et poursuivons notre marche, impassibles comme des meurtriers.

Déjà le dernier pont flanche !
Nous devons nous dépêcher,
Remonter les rues, cette nuit encore perdre du sang.

 

 paulzech.jpg Paul Zech

 

Hugo Ball : Né en 1886 à Pirmasens. Etudes secondaires, puis lettres et sociologie à Munich et heidelberg, de 1906 à 1910. De 1911 à 1914, activité théâtrale, notamment à Munich. Emigré en Suisse en 1915. Fondateur du Cabaret Voltaire,à l’origine de Dada. Puis rupture avec les dadaïstes et journalisme politique à Berne, de 1917 à 1919. Se retire dans le Tessin. Retour à la foi catholique. Meurt en 1926.

Danse funèbre 1916

Ainsi nous mourons, mourons,
Nous mourons tous les jours,
Il fait si bon se laisser mourir.
Le matin encore dans le sommeil et le rêve,
Dès midi partis.
Dès le soir au fond de la tombe.

La bataille est notre maison de joie.
De sang notre soleil.
La mort est notre signal et notre mot de ralliement.
Femmes et enfants nous avons laissés :
En quoi nous concernent-ils ?
Puisque c’est sur nous seuls
Qu’il faut compter.

Ainsi nous massacrons, massacrons,
Nous massacrons tous les jours
Nos camarades dans la danse funèbre.
Frères, debout devant moi !
Frère, ta poitrine !
Frère, toi qu’attendent la chute et la mort.

Nous ne grommelons pas, ne grognons pas.
Tous les jours nous nous taisons
Jusqu’au moment où nos os se dispersent.
Dure est notre couche,
Sec est notre pain,
Sanglant et souillé le bon Dieu.

Merci à toi, merci à toi
Sire l’Empereur pour ta grâce,
Toi qui nous a élu pour mourir.
Dors, dors dans la douceur et la paix,
Jusqu’au moment où tu seras réveillé
Par notre misérable corps que couvre l’herbe.

hugoball.jpg Hugo Ball

Brèves notes de lecture….

21 février 2009

Notes publiées dans le journal  « Le Monde » 

Henri Arvon : Le Gauchisme
P.U.F. Collection  » Que sais-je? « . 128 pages.; 5 F.

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          Spécialiste de la gauche hégélienne, Henri Arvon, professeur à la faculté de Nnaterre nous propose, après ses études sur Feuerbach, Stirner et Bakounine, une synthèse des principaux courants théoriques du  » gauchisme « . Il montre comment l’utopie a retrouvé les faveurs de la jeunesse, alors qu’elle tend à disparaître des programmes politiques. Ce livre très complet malgré sa brièveté confronte toutes les tentatives pour réunir Marx et Rimbaud.

Jean-Michel PALMIER

Raymond Ledrut : Les Images de la ville   

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Anthropos. 202 pages, 35 F.

         Lieu de rencontres et d’échanges, la ville est aussi une perpétuelle création de sens. Dans les Images de la ville, Raymond Ledrut s’interroge sur ces halos de significations qui semblent traîner le long des rues, sur les places, dans les cafés. Cet ouvrage passionnant confronte l’analyse sociologique, l’expérience vécue et la sensibilité littéraire. L’auteur publie, en même temps, Sociologie Urbaine (1), où il présente de manière concise et rigoureuse les méthodes d’analyse appliquées dans ce domaine de l’anthropologie. Qu’il étudie la mythologie d’une rue ou d’un café, Ledrut réussit à montrer l’étonnante complexité de ce vécu, si difficile à thématiser.
(1) P.U.F.; 229 p.

Jean-Michel PALMIER

Jean-William Lapierre : l’Analyse des systèmes politiques
P.U.F. 227 pages, 22 F.

          Spécialiste de la sociologie politique, J-W Lapierre nous propose une synthèse remarquable des recherches qu’il poursuit dans ce domaine et une réflexion sur les modèles théoriques de la sociologie politique. Etudiant le système politique comme un système régulateur de la société globale, il montre comment l’utilisation de modèles, loin de figer l’analyse sociologique, trace  » une voie pour sortir des antinomies entre l’explication génétique et l’explication structurale, entre la connaissance du sytème et la connaissance de l’histoire, dans lesquelles les sciences huaines se sont enferrées pendant des années. »

Jean-Michel PALMIER

Bibliographie de Henri Arvon

1921, la révolte de Cronstadt     La mémoire du siècle    Complexe

Bakounine Philosophes de tous les temps Seghers  
Feuerbach SUP – Philosophes PUF  
Georges Lukacs Philosophes de tous les temps Seghers  
Jean-Paul Sartre Philosophes de tous les temps Seghers  
L’anarchisme Que sais-je PUF 1951
L’autogestion Que sais-je PUF 1980
L’Esthétique marxiste Initiation philosophique PUF  
La philosophie du travail Initiation philosophique PUF 1969
Le bouddhisme Que sais-je PUF 1951
Le gauchisme Que sais-je PUF 1974
Le marxisme

 

 

Le colloque de Zagreb

21 février 2009

Article paru dans le journal Le Monde le 10 mai 1973

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Predrag Matvejevic est écrivain et professeur à l’université Paris-Sorbonne et à l’université de Rome. L’écrivain est né à Mostar, fils d’une Cro ate et d’un Ukrainien. Après ses études de lettres, il quitte son pays pendant la guerre des Balkans pour se réfugier en Italie.

          Organisé  par l’Association des écrivains de Croatie, le sixième colloque littéraire de Zagreb a pris cette année une ampleur particulière. Il a réuni, autour du thème : « Les littératures européennes modernes et les traditions méditérranéennes »,  près d’une centaine d’universitaires de tous les pays européens, de l’Ouest comme de l’Est, invités à dégager, à partir de leurs expériences respectives  de la littérature de leur pays, les caractères qui pourraient constituer l’ébauche d’une vision du monde propre à la Méditerrannée: un certain sentiment tragique de la vie, qui, depuis l’Antiquité, à travers le Moyen-Age et le développement des littératures occidentales, n’a cessé de se manifester.

          Si plusieurs cultures, yougoslave – croate, serbe, slovène, musulmane – y étaient représentées, on trouvait aussi rassemblés dans la petite ville de Stubicke-Toplice, proche de Zagreb, des Italiens, des Allemands, des Autrichiens, des Norvégiens, des Anglais, des Polonais, des Roumains, des Français et même des Soviétiques. Remarquablement organisés, traduits instantanément en plusieurs langues, ces débats, animés par Predrag Matvejevic, ont été l’occasion d’échanges fructueux et de communications très intéressantes, tandis que des concerts, des spectacles de danse et surtout des projections de remarquables dessins animés, réalisés par l’Ecole de Zagreb, témoignaient de la variété de la culture croate.

Un malaise persistant

          Loin de se limiter à un inventaire des influences méditerranéennes dans la littérature classique et moderne, le colloque fut souvent l’occasion pour certains de se rappeler l’existence de littératures éclipsées par leurs voisines. Longtemps soumis au joug culturel et politique de la monarchie austro-hongroise, les Croates sont à même de comprendre que, à côté de la littérature et de la poésie grecques, il existait aussi une poésie cypriote, et qu’en Bosnie-Herzégovine, il y avait aussi des écrivains et des poètes communistes d’origine musulmane. Bien que circonscrits à la littérature, les débats touchaient ainsi aux problèmes politiques. Parler de la Méditerrannée, ce n’est pas dégager une entité géographique ou spirituelle pour l’opposer à l’ensemble du monde, mais montrer tout au contraire qu’elle n’a cessé d’être un lieu d’échanges et de carrefours. Mohammed-Aziz Lahbabi, doyen de la faculté des lettres de Rabat rappela qu’il fut un temps où Arabes, Juifs et Espagnols surent collaborer à l’édification d’une même culture. Dans le contexte menaçant de la réapparition de tendances nationalistes en Croatie et en Serbie, on comprend que les organisateurs du colloque aient tenu à faire de cette manifestation la preuve qu’il existait d’autres affinités et d’autres liens entre tous les peuples de la Méditerrannée que ceux du nationalisme étroit et prôné par certains écrivains.


          C’est sans doute ce climat anti nationaliste qui a fait remarquer l’absence de Slavko Mihalic, co-auteur de l’Anthologie de la poésie croate, récemment parue en France (1), connu pour ses tendances nationalistes et la gêne qu’éprouvaient certains écrivains yougoslaves lorsque l’on évoquait le nom du poète Vlado Gotovac, actuellement emprisonné, et accusé de prôner ce nationalisme tant décrié. Mais il semble que le courant d’extrême-gauche, représenté par le groupe de Praxis, qui organise chaque été les congrès marxistes internationaux de Korcula soit finalement plus redouté que cette résurgence des nationalismes. Dans l’octroi des subventions, le gouvernement se montre infiniment lus généreux à l’égard de ses écrivains que de ses philosophes, dont certains sont accusés d’être des agents de l’ étranger. Assurément, il est moins dangereux d’approfondir l’histoire des littératures méditérrannéennes que de confronter les réalisations du socialisme yougoslave aux théories de Marx, Engels et Lénine. La revue « Praxis, qui s’est vue infliger plusieurs procès, est directement menacée d’être privée de subventions nécessaires à sa publication.

          A l’université, on perçoit aussi le même malaise. Les étudiants d’extrême gauche redoutent une restriction de la liberté de critique. Il est déconseillé de rechercher une autre conception du marxisme que celle prônée par les dirigeants et surtout de s’inspirer des travaux de certains auteurs de l’Ouest – tel Marcuse, invité traditionnel des congrès de Korcula. Désabusés, certains étudiants affirment ironiquement que le socialisme yougoslave risque de constituer une étape intéressante de retour au capitalisme.

          Mais ce malaise persistant, ces polémiques ne semblent pas rejaillir sur la population. Des touristes nombreux sillonnnent les routes yougoslaves et il n’est pas étonnant que ce soit eux que le journal Vjesnik prenne à témoin du calme parfait qui règne dans ce pays que certains disent agité.

JEAN-MICHEL PALMIER

Quelques critiques de livres de Predrag Matvejevitch par Jean-Michel Palmier:
LE MONDE DIPLOMATIQUE
Septembre 1996

L’éthique de Predrag Matvejevitch
par Jean-Michel Palmier 

Il y a encore peu de temps. Predrag Matvejevitch, professeur de littérature française à l’Université de Zagreb, était considéré en Yougoslavie comme le meilleur spécialiste de la culture française. Auteur de nombreux ouvrages sur la théorie esthétique, familier des littératures romanes comme des littératures slaves, il haïssait tout nationalisme. Son Bréviaire méditerranéen, paru chez la même éditeur (Fayard, 1992), qui a été salué dans tous les pays européens comme l’un des essais les plus importants de ces dernières années, était une rêverie géopoétique sur les symboles autour desquels se sont cristallisés les cultures, les peuples, les civilisations, les modes de vie que la Méditerranée a marqués. 
Ce nouveau livre, Epistolaire de l’autre Europe*, dévoile un autre versant de l’œuvre de Predrag Matvejevitch : son engagement politique. En même temps, il renoue avec la grande tradition du roman russe épistolaire. Ces lettres ont été écrites pendant les deux dernières décennies. Elles furent publiées en franchissant plus ou moins d’obstacles en fonction des pays, des régimes politiques, parfois dans des revues, parfois sous forme de véritable « szamisdat ». Elles n’étaient pas destinées, mais constituaient de véritables brûlots idéologiques. Leurs destinataires ont en commun d’avoir été liés aux bouleversements politiques qui ont marqué la politique mondiale depuis plusieurs décennies, et, plus spécialement l’Europe. Qu’il s’agisse de chefs d’Etat (Castro, Ceaucescu, Husak, Jaruzelski, Mitterrand, Gorbatchev), d’écrivains ou d’intellectuels (Sakharov, Havel, Kundera) et de responsable de la politique avec une audace, un courage qui témoignent que Matvejevitch a placé au-dessus de tout un certain idéal de la responsabilité morale de l’intellectuel au détriment de son confort personnel. 
Matvejevitch est un disciple de Zola et de Sartre. Ce bréviaire de lettres désespérées, qui dénoncent le cours catastrophique de l’histoire, les injustices, les crimes, qui ne cessent à la manière de l’antique Cassandre de mettre en garde, en brisant tous les conformismes, méritera d’être lu un jour comme une réplique moderne au Don Quichotte de Cervantes Ce qui anime Matvejevitch, c’est non seulement la passion de la liberté et de la justice, mais la certitude que la conscience humaine est le seul tribunal de l’histoire. 
* Epistolaire de l’autre Europe (traduit du croate par Mireille Robin et Mauricette Begic), Fayard, Paris, 1993, 346 pages, 145 F. 

Pour une poétique de l’événement
(Edition Christian Bourgois, collection 10/18, Paris 1979)
L’originalité de sa démarche tient à son choix : à travers un genre, le moins connu et le plus méprisé, la poésie de circonstance, il retrouve tous les autres…
Jean-Michel Palmier: Le Monde

Le «Bréviaire Méditerranéen» devant la critique française.
(éditions Fayard, 1992)  

Le mélange de poésie, de tragique, de profondeur philosophique qui marque chaque page n’est pas étranger à l’audience surprenante qu’a rencontrée le livre en Italie comme en Espagne… Cette philologie de la mer qu’il constitue pas à pas, à travers toutes les époques et tous les lieux, c’est aussi le sang qui sourd d’une blessure, un cri de révolte contre l’absurdité de l’histoire présente, avec ses morts et ses souffrances inutiles.
Jean-Michel Palmier: Le Magazine Littéraire

   

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A la mémoire de Klaus Mann; 3 / 3

7 février 2009

 Le Tournant; histoire d’une vie – préface de Jean-Michel Palmier à l’autobiographie de Klaus Mann

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Exemplaire de la revue « Décision » publiée aux Etats-Unis par Klaus Mann en 1940 

Die Sammlung autre revue publiée par Klaus Mann en exil 

           En 1936, Klaus et Erika quittaient l’Europe, craignant de tomber tôt ou tard entre les mains des nazis. Ils retrouveront New York, qu’ils avaient déjà visitée en 1927, et se lieront avec un certain nombre d’intellectuels américains, certains déjà connus de longue date comme Dorothy Thomson et Sinclair Lewis. En Amérique, on s’intéresse assez peu au fascisme.  » Cela ne peut arriver ici » répète-t-on pour justifier l’isolationnisme américain. Et d’ailleurs, l’océan n’est-il pas le meilleur remède contre le virus nazi ? Klaus Mann ne cessera de souligner le danger que représente l’Allemagne hitlérienne et la nécessité de la combattre. Si l’on compare ses écrits après 1939 à toute son activité littéraire antérieure, on a le sentiment que celle-ci ira en décroissant. Même en tenant compte des inédits de Klaus Mann, il a relativement bien peu écrit en Amérique : deux ouvrages publiés sur l’exil, Escape to life en 1939, The other Germany en 1940, et quelques nouvelles. Comme beaucoup d’écrivains exilés, il semble incapable de s’adapter véritablement à l’Amérique – que l’on songe au cauchemar de Döblin, Heinrich Mann ou Bertolt Brecht face à la culture américaine – et surtout presque personne ne s’intéresse à lui. Tout comme Toller ou Brecht ressentaient comme une véritable humiliation de devoir épeler leur nom et expliquer qui ils étaient, Klaus Mann souffrira de plus en plus de ne pas être reconnu comme écrivain. Il publie quelques nouvelles dans des magazines comme Esquire (mai 1941) et surtout, il tentera de lancer une revue, Décision, à partir de novembre 1940, dont le projet n’était pas sans rappeler celui de Die Sammlung. Son autobiographie, Der Wendepunkt (Le Tournant), retrace les espoirs et les déceptions qu’entraîna ce projet. En 1941, il a commencé la rédaction de cette magnifique autobiographie The Turning Point (Le Tournant) – en anglais.
        On notera que les éléments les plus personnels, si souvent développés dans Kind dieser Zeit, semblent s’estomper. Ce que retrace Klaus Mann, c’est moins son histoire que celle de sa génération à travers les années vingt/trente, la montée du nazisme et la guerre. La beauté du livre tient à cette étrangeté : c’est une autobiographie sans confession où quelqu’un se raconte sans livrer ses secrets, plus attentif aux autres, à son époque, qu’à lui même. A ce titre, Le Tournantest non seulement l’un des meilleurs livres de Klaus Mann mais un document littéraire et historique indispensable à quiconque veut comprendre l’Allemagne de Weimar et la vie, les luttes, les désillusions de toute cette génération.
      Après l’avoir terminé en mai 1942, Klaus Mann entreprit d’écrire sur André Gide et décida de s’engager dans l’armée américaine, comme de nombreux autres émigrés, afin de combattre le fascisme en Europe. Les derniers chapitres du Tournant, écrits sous forme de journal et et rédigés directement en anglais – témoignent de ses efforts pour se faire enrôler, malgré une santé délicate, et des états de dépression qui l’assaillent. Le 14 décembre, il fut enfin accepté et subit un entraînement de plusieurs mois dans des forts du Sud des Etats-Unis où il découvre le racisme au sein même de l’armée. Comme il ne fréquente pas les prostituées, qu’il ne boit pas et qu’il est seul, ses camarades l’appellent « the monk ». Nommé sergent, il sera affecté au Psychological Warfare Branch of military Intelligence, chargé de la propagande. Après un bref séjour en Afrique du Nord, il prendra part à la campagne d’Italie et écrira de nombreux articles dans le magazine militaire Stars and Stripes. Les notes les plus bouleversantes de son Journal sont celles qui évoquent  son retour en Allemagne. A Munich il retrouve ce qui reste de la maison paternelle et rencontre certains de ceux qui sont demeurés en Allemagne, l’acteur Emil Jannings, étonné de devoir se justifier, Richard Strauss. Rencontres émouvantes et pitoyables qui le bouleversent autant que lorsqu’il doit servir d’interprète pour l’interrogatoire de Goering. Entre cette Allemagne en ruine qu’il retrouve et lui, un abîme s’est ouvert, approfondi par chaque journée d’exil, et que rien ne pourra plus jamais combler.
      Il écrit encore House Hollberg, Fräulein, liés à ce retour. Mais il sent qu’une époque de sa vie a pris fin. Il est d’ailleurs remarquable qu’il ait choisi de faire coïncider le dernier chapitre de son autobiographie avec cette rencontre du passé et des ruines. C’est souvent à travers les souvenirs de  ses amis, de ses proches, qu’il faut reconstituer ses dernières années. La seule oeuvre qu’il l’achèvera parmi ses différents projets, Der siebente Engel (1945) est une pièce de théâtre. Il commencera une nouvelle pièce, Simplicius, et une nouvelle sur l’homosexualité qu’il souhaitait publier sous un pseudonyme, Windy Night, rainy morrow, une autre sur le suicide politique : The last day. En dépit de tous ses efforts, il ne connaît alors que des déceptions. Der siebente Engelne sera pas joué à Vienne, c’est en vain qu’il cherchera à faire rééditer ses romans d’exil ou ses oeuvres antérieures. Le 11 juillet 1948, il tenta une première fois de se suicider en Californie, à Santa Monica. Il se sentait perpétuellement en exil. L’Allemagne qu’il avait retrouvée l’angoissait, tandis que l’Amérique, sa patrie d’adoption, lui semblait prête à sombrer dans la folie du maccarthysme. Il confiait à son frère en 1947 :  » On nous tuera tous, tous les intellectuels. »

      Le 21 mai 1949, Klaus Mann mit fin à ses jours, à Cannes, après avoir terminé sa dernière nouvelle, récit du suicide d’un homme dans le climat de l’après-guerre qu’il ne peut supporter. Il est inutile d’épiloguer sur les raisons de son geste. Elles sont trop nombreuses. Sans doute a-t-il été toute sa vie fasciné par la mort. Elle a marqué son enfance, frappé ses proches, et plusieurs de ses amis de jeunesse se sont suicidés. Lui-même a écrit sur ce thème. Sans doute les difficultés financières qu’il rencontre alors, son incapacité à se faire reconnaître comme écrivain, sa solitude, n’y sont pas non plus étrangères. Mais comment ne pas voir dans cette mort le lent effondrement d’une personnalité atrocement marquée par l’exil, un véritable « suicide à retardement » comme on en trouve plusieurs au sein même de cette émigration.
     Les dernières photographies que l’on possède de lui le montrent précocement vieilli, les traits marqués, tandis qu’un pli amer déforme la bouche. Il émane de son visage une étonnante tristesse. A peine vingt années ont suffi à métamorphoser ce jeune homme rêveur, perpétuellement insatisfait, en son propre masque. Dès sa jeunesse, il attendait de la mort qu’elle « rende éternellement jeune », transfigure le corps par sa « pâleur distinguée », permette de rejoindre  » les mythes de l’enfance ». C’est sans doute ainsi qu’il aurait aimé qu’on se souvînt de lui.
     Sur sa tombe, sa soeur Erika a fait graver ces simples mots :  » Celui qui veut conserver sa vie la perdra »

JEAN-MICHEL PALMIER.

           » Je suis fatigué de tous les  clichés, de tous les trucs littéraires. Je suis fatigué de tous les masques, de tous les arts du déguisement. Est-ce de l’art lui-même que je suis fatigué ? Je ne veux plus mentir. Je  ne veux plus jouer. Je veux me confesser.(…) Ce que j’ai griffonné là hier soir sous l’influence de la chaleur suffocante et de quelques whisky-sodas, cela me paraît-il encore évident, maintenant que j’y pense à tête reposée, par une température un peu plus clémente ? Oui et non.(…) Mais l’idée en ce moment précis, en ce moment de crise, de faire une « confession  » – c’est à dire d’écrire une autobiographie – me semble séduisante et admissible.(…)
          Quelle sorte d’histoire ai-je à raconter ? l’histoire d’un intellectuel entre les deux guerres mondiales, celle d’un homme qui a dû passer les années décisives de sa vie dans un vacuum social et spirituel, s’efforçant avec ferveur – mais sans succès – de s’intégrer à une communauté quelconque, de se soumettre à un ordre quelconque, toujours errant, toujours vaguant sans trêve ni repos, toujours inquiet, toujours  en quête…
          L’histoire d’ un Allemand qui voulait devenir Européen, d’un Européen qui voulait devenir citoyen du monde;
          L’histoire d’un individualiste qui a horreur de l’anarchie presqu’autant que de la standardisation, de la « mise au pas », de « l’engloutissement dans la masse » (…)
         Mon histoire, c’est le plus sincèrement, le plus exactement possible qu’il me faut l’écrire, avec tous ses aspects déterminés par l’époque, caractéristiques de l’époque et avec sa problématique particulière et unique. (L’ombre, sur mon chemin, de la gloire paternelle… oui, cela aussi y a sa place.) »

Journal intime de Klaus Mann, 11 août 1941.

A la mémoire de Klaus Mann; 2 / 3

2 février 2009

Préface écrite par Jean-Michel Palmier pour la sortie en France du livre de Klaus Mann  » Der Wendepunkt, ein Lebensbericht » (Le Tournant, Histoire d’une vie) qui fut publié en 1982 en collection de poche « Points » .

180pxklausmann.jpg Klaus et Erika Mann 180pxerikamannnywts.jpg     » Le Tournant «  paru aux Editions Points    letournant2.jpg

     Les années d’exil lui apporteront comme à tous les émigrés leurs poids de souffrances et d’humiliations. Ce seront les plus cruelles de sa vie. L’esthète frivole, l « intellectuel européen », va se transformer en écrivain antifasciste, en militant. Ce seront aussi les années de sa maturation psychologique et littéraire.

     Si, avant l’exil l’oeuvre de Klaus Mann peut paraître assez légère, comment ne pas saluer l’écrivain qu’il devient ensuite. Vor dem leben publié en 1925 à Berlin trahissait une inspiration néo-romantique tout comme ses Kaspar-Hauser Legenden. Anja und Esther, sa première pièce de théâtre, s’inspire de données autobiographiques. On y retrouve ce complexe de Kaspar Hauser, enfant sans identité qu’il évoque dans Kind dieser Zeit et le malaise de sa relation au père. Son premier roman, Der fromme Tanz (1926), est aussi en grande partie autobiographique. Andréas Magnus lui ressemble comme un frère et la Kindernovelle est l’évocation de son milieu familial. Conflits qui font songer à l’Eveil du Printemps de Wedekind, mais surtout au Tonio Kröger de Thomas Mann que Klaus Mann semble revivre et réactualiser perpétuellement à une génération de distance. Etrange relation qui les unit : si la figure de ce père pour lequel il éprouve une immense ambivalence se retrouve sous une forme positive dans ses autobiographies, négative derrière tous les pères de ses romans, Klaus Mann lui-même semble un personnage sorti tout droit d’une nouvelle de Thomas Mann. Les conflits de Tonio Kröger, ce sont les siens. Et toute l’aura d’homosexualité qui entoure l’oeuvre de son père – sans qu’on puisse jamais la rapporter directement, de manière précise, à sa vie – Klaus Mann, lui, ne cesse de s’y débattre avec angoisse et culpabilité. Il la suggère en termes voilés, sans jamais s’y appesantir et ce silence respectable semble souvent l’emmurer vivant. Les nouvelles qu’il publiera au début des années trente, après Gegenüber von China (1929) sous le titre d’Abenteuer (Aventures) s’inspirent directement de ses voyages. En 1930, il publie Alexander, la première de ses trois oeuvres de fiction inspirées de personnages historiques. Il ne s’agit aucunement d’un roman sur Alexandre le Grand mais de l’évocation, à travers ce personnage, du poids de rêves, d’utopies, d’espoirs et d’angoisses qu’il porte en lui.

     Assurément, l’exil va donner à son oeuvre une force nouvelle. Treffpunkt im Unendlichen (Point de rencontre à l’infini) publié en 1932, forme une transition entre les récits et esquisses psychologiques consacrés à l’adolescence et ses oeuvres d’exil, plus politiques : Flucht in der Norden, Der Vulkan, Mephisto. Les héros de Treffpunkt, Sebastian et sa maîtresse, ressemblent étrangement à Klaus et Erika. . Gregor Gregori, le danseur exhibitionniste et orgueilleux, est sans aucun doute inspiré de Gustav Gründgens. La plupart des autres personnages empruntent des traits à ses amis berlinois. Quant à Richard Darmstädter, personnage torturé, écrasé par son père, qui se suicide à Nice par chagrin d’amour homosexuel, il est décrit en des termes que Klaus Mann utilise pour lui-même dans Kind dieser Zeit. Assez curieusement, le suicide de Darmstädter à Nice ressemble beaucoup à celui de Klaus Mann à Cannes, dix-sept ans plus tard. Le personnage de Sonja s’inspire directement d’Erika et renforce l’étrangeté de ce lien qui existait entre ces jumeaux d’adoption. Peu après leur rencontre et la découverte de leur amour, Sonja et Sebastian s’écrient : « Tu dois être mon frère, tu dois être ma soeur « .

     En juillet 1934, Klaus Mann se rendit à Moscou au Congrès des Ecrivains soviétiques. Il y parla en faveur des écrivains emprisonnés en Allemagne. S’il affirme être étranger au communisme, il souligne que ce qui menace à présent l’Europe, ce n’est pas le communisme, mais le fascisme. La même année, il publie Flucht in der Norden, son premier roman d’émigrants. Les thèmes politiques sont étroitement mêlés à des conflits sentimentaux. L’héroïne, Johanna, une «  fille qui ressemble à un garçon « , est non seulement l’expression de l’ambiguïté sexuelle de Klaus Mann, mais le reflet de son évolution politique. L’action se déroule en Scandinavie où Klaus séjourna avec Erika en 1931. Les personnages sont déchirés entre leurs inclinations et la lutte politique qu’ils veulent entreprendre. Depuis son départ d’Allemagne, Klaus Mann n’a cessé de combattre le fascisme. Outre ses conférences, ses interventions, sa première grande entreprise d’exilé sera la création d’un périodique littéraire Die Sammlung, publié par le Querido Verlag d’Amsterdam, qui se propose de rassembler tous les écrivains exilés, soucieux de combattre le national-socialisme et de défendre la véritable littérature allemande. Si la revue ne se veut pas politique, elle disait clairement, selon l’expression de Klaus Mann, «  où était son amour, où était sa haine « . Des écrivains de renom – Heinrich Mann, Aldous Huxley, André Gide – accepteront de parrainer la revue qui annoncera pour les prochains numéros des articles de Thomas Mann, René Schickelé, Alfred Döblin, Hermann Hesse, Stefan Sweig.

      Le 10 octobre 1933, la Reichsstelle zur Förderung des deutschen Schrifttums publia dans Das Börsenblatt für den deutschen Buchhandel un avertissement sévère à ceux qui seraient tentés d’écrire dans les revues d’exilés ou de leur apporter leur caution. Parmi les revues incriminées figurait Die Sammlung. Il était à craindre que les écrivains qui apporteraient leur caution se verraient immédiatement boycottés par les libraires allemands. Aussi, la Börsenblatt publia non moins immédiatement des télégrammes de Thomas Mann, Alfred Döblin, René Schickelé se désolidarisant de la revue, affirmant avoir été trompés sur son caractère prétendu apolitique, purement littéraire. Thomas Mann lui-même affirmait que «  le caractère du premier numéro de la revue Die Sammlung ne correspondait pas à son programme « . Les éditeurs de ces auteurs – le Fischer Verlag et l’Insel Verlag – avaient sollicité ce désaveu public de la part de leurs auteurs pour des raisons bien compréhensibles. La plupart de ces écrivains se justifieront par la suite, auprès de Klaus Mann, de leurs attitudes : Stefan Sweig, Hermann Hesse, Thomas Mann ne tenaient pas à être bannis du marché allemand. Hermann Hesse était en Suisse depuis la première guerre mondiale et non un émigré. La position de Thomas Mann à l’égard de l’émigration était encore prudente et réservée. Ses livres paraissaient toujours en Allemagne. René Schickelé vivait en France, mais se gardait de tout engagement politique. Döblin avait agi par solidarité avec son éditeur. Le coup fut dur pour Klaus Mann qui, avec sa soeur, ne cessera d’exhorter son père à prendre une position plus claire. La profession de foi de Thomas Mann en faveur de l’émigration, ce sera la réponse de février 1936 à l’article du critique suisse Eduard Korrodi, paru dans la Neue Zürcher Zeitung, qui refusait de considérer Thomas Mann comme un émigré. Obligé de se prononcer, Thomas Mann le fit, avec un réel courage, en faveur des victimes et contre leurs bourreaux.

     Die Sammlung survivra sans ses contributeurs prestigieux et s’effondrera en août 1933, faute de subsides. Tout l’exil est jalonné de cadavres de revues. Klaus Mann avait publié aussi bien Kafka qu’Ernst Toller, Jean Cocteau, E. Hemingway, A. Gide, A. Huxley et Trotsky… Un an après Flucht in den Norden, Klaus Mann écrivit sa Symphonie pathétique (10) hommage à Tchaïkovski. En fait, Klaus Mann projette sur le musicien ses angoisses et ses rêves. Il admire en lui ce sentiment perpétuel d’être déraciné et en exil. L’homosexualité n’est pas non plus absente de l’admiration de Klaus Mann pour Tchaïkovski. Il est d’ailleurs symbolique qu’il fasse se suicider son héros, plutôt qu’il ne meure involontairement du choléra. On notera que dans la plupart de ses oeuvres – jusque dans Le Volcan où elle donne naissance aux évocations les plus émouvantes – l’homosexualité chez Klaus Mann est toujours associée à la mort et au suicide.


      Plus remarquable fut son
Mephisto, publié en 1936. En dépit de toutes les polémiques suscitées par le livre, il contribua plus qu’aucun autre à assurer la gloire posthume de Klaus Mann – en Allemagne comme en France (11). Avec comme sous-titre «  Roman d’une carrière « , Mephisto se veut la description de l’ascension rapide et sans scrupules d’un acteur ambitieux, refusant l’exil et demeurant dans l’Allemagne nazie. Sans commettre de crimes réels, il trahira moralement les siens et les sacrifiera à sa seule gloire. Bien que le roman ne soit pas, comme l’a souligné Klaus Mann, «  un roman à clefs « , la plupart des personnages sont inspirés de figures célèbres de la vie artistique et politique allemande. Le héros – Hendrik Höfgen – est peut-être le type de ces acteurs ambitieux et arrivistes qui firent de magnifiques carrières sous le IIIe Reich – que l’on songe à Heinrich George ou Emil Jannings – sans se demander ce qu’étaient devenus leurs collègues juifs ou antinazis. Il n’en demeure pas moins que les rapprochements avec Gustav Gründgens sont aussi évidents qu’innombrables. Le caractère du personnage emprunte beaucoup au célèbre acteur qui, comme Hendrik Höfgen, continua d’interpréter le rôle de Méphisto devant Goering. Il témoigne de la même vanité. L’homosexualité fait place au sado-masochisme et il n’est jusqu’au nom qui n’évoque celui de Gründgens. Klaus Mann avait fait sa connaissance en 1925 lors de la mise en scène de sa pièce Anja und Esther et sembla avoir éprouvé pour lui une très vive antipathie, compliquée par le mariage de Gründgens avec Erika. Aussi est-il difficile de faire la part entre les sentiments personnels de Klaus Mann à l’égard de Gründgens et le jugement politique qu’il porte sur le personnage. Quant à ceux qui l’entourent, ils sont facilement identifiables, qu’il s’agisse de l’acteur communiste Hans Otto, de Max Reinhardt, d’Herbert Jhering ou de Gottfried Benn. Si l’affirmation de la Pariser Tageszeitung selon laquelle il s’agit d’un véritable «  roman à clefs  » est erronée, la ressemblance entre Höfgen et Gründgens fut jugée assez frappante pour faire interdire pendant très longtemps toute réédition du roman en Allemagne Fédérale, sur plainte du fils adoptif de G. Gründgens, lui, qui continuera une brillante carrière après la seconde guerre mondiale, était devenu une véritable légende (12).

      Toutefois, l’oeuvre la plus remarquable que Klaus Mann écrira au cours de son exil demeure incontestablement Der Vulkan (Le Volcan). Le projet était ambitieux : à travers une série de personnages, tous des émigrés antifascistes dont certains font songer à des personnes réelles, restituer ce que fut leur vie, mais aussi leur combat non seulement à Paris mais dans toute l’Europe, de 1933 à 1939, tandis que cette Europe semble menacée par un cataclysme : le national-socialisme.

      Klaus Mann, plus que dans aucune autre de ses oeuvres, est parvenu à atteindre une rare intensité dramatique qui fait du Volcan l’un des grands romans de la littérature allemande en exil. Martin Korella, l’écrivain angoissé qui doute de sa vocation et se suicide lentement à la morphine, est sans doute le personnage le plus proche de Klaus Mann (qui prit aussi de la morphine à cette époque). Sa liaison homosexuelle avec Kikjou ne pourra le sauver de sa lente déchéance. Marion von Kammer est un portrait inspiré d’Erika Mann. Sa soeur Tilly n’est pas sans évoquer la Johanna de Flucht in den Norden. Marcel Poiret n’est autre que René Crevel, l’archange à la figure de boxeur que Klaus Mann fait mourir dans les Brigades Internationales.

      Sans doute peut-on déplorer que certains personnages manquent un peu de relief, regretter certaines platitudes de style, des inventions arbitraires comme cet Ange de l’émigration qui emporte Kikjou et lui révèle le destin des émigrés. Il n’en demeure pas moins que ce roman, avec sa générosité, sa dramatisation extrême, reflète admirablement la situation des exilés allemands à Paris, leurs espoirs, leurs misères, leurs angoisses et qu’aujourd’hui encore, il ne peut laisser indifférent.

(10) Traduction française, éd. Jean-Cyrille Godefroy. 1984

(11) Si le livre demeura longtemps interdit en Allemagne par suite d’une plainte du fils adoptif de Gustav Gründgens, la traduction française (Denoël 1975) fut préfacée par Michel Tournier et inspira le spectacle Méphisto d’Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil (ed. Solin 1979), qui fut joué en Allemagne ensuite et souleva de nombreuses discussions. Enfin, un film d’Istvan Szabo, Mephisto, a aussi été tiré du livre.

(12) Une légende et un mythe d’ailleurs ambigus. Il suffit pour s’en rendre compte de lire quelques-uns des nombreux ouvrages consacrés à Gustav Gründgens. Seulement, le portrait qu’en trace Klaus Mann est aussi injuste. Ambitieux, avide de succès, Gründgens le fut assurément. C’est un fait qu’il ne s’exila pas. Il n’avait que très peu de chances d’ailleurs de refaire carrière à l’étranger, comme le montrent les exemples des autres acteurs émigrés ou même de Rudolf Forster, le Macky Messer de l’Opéra de Quat’sous de Pabst qui, après un exil à Hollywood reviendra en Allemagne. Gründgens était de toute façon non pas le personnage assez médiocre que décrit Klaus Mann dans Höfgen, mais un excellent acteur. Et de tous ceux qui restèrent en Allemagne sous Hitler, il fut aussi l’un des plus honnêtes et des plus courageux. C’est la raison pour laquelle Brecht lui gardera son amitié. Gründgens utilisa sa place prépondérante dans le théâtre allemand et l’admiration encombrante de Goering pour venir en aide à d’autres acteurs, en particulier ceux d’origine juive. Rappelons aussi que lorsque l’acteur et chanteur ami de Brecht, Ernst Busch, fut arrêté, ramené en Allemagne et menacé de mort (communiste, il avait combattu dans les Brigades Internationales), c’est à Gründgens qu’il s’adressa pour lui venir en aide.

JEAN -MICHEL PALMIER

Extrait de « Weimar en exil « , ouvrage publié par J-M Palmier en 1988 aux Editions Payot

L’exil comme tragédie quotidienne

«  Parmi les grands écrivains que l’exil tua moralement en accentuant le déséquilibre de leur personnalité, il faut aussi nommer Klaus Mann. On ne saurait le limiter au portrait souvent injuste qu’en fait Brecht : un jeune homme doué, un peu fallot, un esthète raffiné et et bourgeois, protégé par l’ombre de son père. En fait cette ombre ne cessa de de le détruire depuis sa jeunesse. Ecrasé par Thomas et Heinrich, il s’efforça désespérément de se faire, en littérature, un prénom. Familier des grandes capitales, à l’aise avec Gottfried Benn à Berlin, Jean Cocteau à Paris, il écrivit dès sa jeunesse deux autobiographies, multipliant les essais littéraires, les pièces, les romans, essuyant, justement à cause de son nom, le feu de la critique. Fils aîné de Thomas Mann, il vécut sans doute une jeunesse dorée qui le sépare des autres écrivains de sa génération. A 18 ans, il avait déjà publié ses Kaspar Hauer Legenden et s’exerçait comme critique au théâtre. Ses premières pièces sont assez mal accueillies et le trio qu’il forme avec sa soeur Erika, la personne qui lui fut le plus proche, Pamela Wedekind, défraye la chronique. En 1926, il séjourna à Paris et fit la connaissance de René Crevel, dont il s’inspire dans ses Kindernovelle. En dépit de toutes ses tentatives pour gagner l’estime des critiques, il ne cessa d’être jugé à l’aune de son père et de son oncle. Or, s’il est vrai que certaines de ses oeuvres semblent un peu pâles, insuffisamment travaillées, il écrivit aussi des romans qui ne sont pas négligeables, notamment ceux de l’émigration – Méphisto, Le Volcan – et une admirable autobiographie, Der Wendepunkt (Le Tournant). Tout au long de l’exil, il lutta contre le fascisme, en éditant sa revue, Die Sammlung, en multipliant les conférences en Europe comme aux Etats-Unis. Les années qu’il y passa furent peu productives. La revue qu’il édita, Décision, ne dura que l’espace de quelques numéros. En 1942, il demanda à servir dans l’armée américaine, fut envoyé en Afrique du Nord et accompagna la Cinquième Armée en Italie comme membre de la Psychological Warfare Branch of Military Intelligence. Le 11 juillet 1948, il tenta une première fois de se suicider. Il mit fin à ses jours, à Cannes, le 21 mai 1949, alors qu’il travaillait à une oeuvre intitulée Le dernier jour, évocation de l’histoire d’un homme qui se suicide au lendemain de la guerre à cause de la situation mondiale.

S’il fut toute sa vie hanté par le suicide, comme en témoignent aussi plusieurs de ses textes (1), il est probable que l’exil, la perte de confiance dans ses capacités d’écrivain au cours de son jour aux Etats-Unis, tout autant que la fragilité de sa personnalité, expliquent le sens de son geste (2). Sa mort est l’un des plus typiques de ces «  suicides à retardement  » provoqués par l’exil.

  1. Rappelons que Klaus Mann évoque à plusieurs reprises, dans son autobiographie notamment, le suicide de plusieurs membres de sa famille (deux tantes), celui de la fille d’Arthur Schnitzler, du fils de Hugo von Hofmansthal, de son ami René Crevel. En 1930, il consacra un texte, Selbstmörder à tous ses amis qui se donnèrent la mort.

  2. Il semble que Klaus Mann ait été curieusement condamné à vivre dans la réalité les conflits que son père avait décrits dans son oeuvre. Les rapports entre les deux furent toujours difficiles. Th. Mann lui-même le reconnaît dans une lettre à Hermann Hesse (6.7.1949).                                                           JEAN-MICHEL PALMIER

 

A la mémoire de Klaus Mann; 1/3

25 janvier 2009

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Pour la sortie du livre de Klaus Mann « Le tournant, histoire d’une vie » en 1984, Jean-Michel Palmier écrivit la préface : A la mémoire de Klauss Mann.

 

Évoquant le 6 juillet 1949 dans une lettre à Hermann Hesse le suicide de son fils, Thomas Mann écrivait :  »Mes rapports avec lui étaient difficiles et points exempts d’un sentiment de culpabilité, puisque mon existence jetait par avance une ombre sur la sienne (…) Il travaillait trop vite et trop facilement; ce qui explique les quelques taches et négligences dans ses livres. »(1) Jugement assez sec et un peu dur, il faut bien l’avouer. Leurs rapports en dépit de l’unité apparente du « clan Mann », furent loin d’être bons.(2) Ce n’était pas seulement l’âge, le conformisme bourgeois qui les séparèrent mais aussi un certain rapport à la littérature, à l’Allemagne, à l’exil. Klaus Mann aurait pu en apparence ne jamais sortir de cette vie bourgeoise dans laquelle il était né et s’en satisfaire. Il aurait pu aussi demeurer en Allemagne, sous le IIIème Reich, sans courir de gros risques, comme il le reconnaît lui-même. Il était issu d’une famille illustre, fils du plus grand écrivain allemand de son temps. seulement tout cela le blessait. S’appeler Mann et être écrivain n’est pas très original. Avoir un père aussi célèbre apporte bien des avantages : qui refuserait d’accueillir dans son journal un article du fils de Thomas Mann, d’éditer un de ses livres, de jouer une de ses pièces ? Le plus difficile, pour lui, c’était de se faire un prénom.

Franz Kafka écrit dans sa célèbre Lettre au père :  » Je ne dis pas, naturellement, que ton action sur moi soit seule cause de ce que je suis devenu. Ce serait exagéré (…) Quand j’aurais été élevé absolument à l’écart de ton influence, il est fort possible que je n’eusse pu devenir un homme selon ton coeur. Sans doute aurais-je tout de même été un être faible, anxieux, inquiet (…) Mais comme père tu étais trop fort pour moi. » De la même manière, Klaus Mann, enfant choyé sans doute, n’a pourtant jamais cessé de ressentir la blessure de cette grande ombre qui voilait sa vie. Et, comme si le malheur d’avoir Thomas Mann comme père, pour un jeune écrivain, n’était pas assez grand, il y avait aussi l’oncle, Heinrich Mann, le non moins génial auteur de Pr. Unrat et Der Untertan. Comment, dès lors, écrire et être pris au sérieux, sans être immédiatement comparé à ces deux terribles modèles (3) ? Le doute que Klaus Mann ressentira toujours à l’égard de sa propre création est inséparable de cette angoisse que fit peser sans cesse sur lui l’importance de son père. Cette seule donnée biographique aurait suffi à ruiner une vie d’écrivain et cette ombre qu’évoque Thomas Mann lui-même n’épargna pas Heinrich, son frère aîné, qui vécut en exil aux Etats-Unis, jusqu’à sa mort, dans un état proche de la misère, ignoré de la plupart des critiques américains, condamné à n’être que  » le frère du génial Thomas Mann, auteur de La Montagne magique « (4).

Seulement, si l’oeuvre de Heinrich Mann, par son importance littéraire et politique (5) peut supporter la comparaison avec celle de son frère, l’oeuvre de Klaus Mann n’éveillera souvent chez les critiques qu’un sentiment d’attendrissement ou d’agacement amusé. Aujourd’hui encore, il est frappant de voir comme les critiques, semblables à ceux des années vingt, ne sont sensibles dans ses oeuvres qu’aux faiblesses, comme si le style de Klaus Mann devait nécessairement être comparé à celui de son père. Même dans un roman comme Le Volcan (6) l’oeuvre la plus réussie de Klaus Mann et l’un des témoignages littéraires les plus bouleversants et les plus profonds sur l’exil des écrivains antifascistes allemands, on n’a relevé que les facilités stylistiques sans reconnaître aussi l’étrange beauté, le mélange d’espoir et de désespoir qui marque toute l’oeuvre. On lui tient rigueur d’avoir campé de manière trop abstraite certains personnages, de s’être livré à des inventions un peu arbitraires – comme cet Ange de l’émigration qui les protège et leur dévoile le sens de leur combat – sans être sensible au poids d’émotion et de souffrance dont chaque ligne est tissée. Comment ne pas reconnaître, pourtant, que ce Volcan de Klaus Mann est le grand roman sur cette émigration de 1933, qu’il nous émeut aujourd’hui infiniment plus, même avec ses faiblesses, qu’Exil de Lion Feuchtwänger ?

Cette douleur de ne jamais vraiment être pris au sérieux, de se voir sans cesse comparé à son père, avec ironie et méchanceté, Klaus Mann la ressentit sans cesse avec un mélange d’humiliation et de frustration. Même les écrivains les plus progressistes de sa génération ne cesseront de railler son origine et la protection encombrante de la gloire paternelle. Bertolt Brecht qui ne put jamais supporter Thomas Mann se montra aussi injuste envers Klaus, ne voyant en lui qu’un être prétentieux et sans talent, propulsé dans la littérature grâce au nom de son père (7). Quel contraste entre cette image brechtienne du  » génial fils du génial Thomas Mann » et la réalité intime de Klaus Mann : un être hypersensible, mal dans sa peau, incapable de croire réellement à la valeur de son oeuvre, en quête perpétuelle de son identité, auteur de deux biographies alors qu’il n’avait même pas quarante ans.(8)

A ce malaise de l’écrivain qu’aggraveront les expériences de l’exil, l’abandon de la langue allemande – il écrira, aux Etats-Unis, son journal intime en anglais -, la coupure d’avec ses racines, sa culture, son public, la haine et l’angoisse qu’éveillera en lui le national-socialisme, s’ajoute une extrême fragilité psychologique et affective. Toute sa vie Klaus Mann fut fasciné par la mort, hanté par le suicide, problématique personnelle que renforcera le suicide de ses amis, condamné à une vie assez solitaire qui le fera surnommer « le moine » par les autres soldats américains en 1945, entrecoupée de quelques amitiés fulgurantes : celle de sa soeur Erika, pour laquelle il éprouvera une tendresse proche de l’amour, de Pamela Wedekind, de René Crevel et de quelques autres. Par ailleurs, en dépit de la discrétion extrême de la famille Mann, mais aussi de Klaus lui-même, on ne peut aborder son oeuvre ni la comprendre sans prendre conscience que l’ homosexualité – thème littéraire cher à l’auteur de Tonio Kröger et de La Mort à Venise - était pour Klaus Mann une blessure permanente. Bien qu’il n’y fasse que très rarement allusion, qu’il ne l’évoque qu’à mots couverts, que l’on n’en trouve pratiquement jamais mention dans les lettres de ses proches, il ne fait aucun doute qu’elle éclaire aussi bien sa création littéraire que son être le plus intime.

Familier de Cocteau et de Gide, passionné par René Crevel auquel il trouve une figure d’archange et de boxeur, on ne compte pas le nombre de créatures androgynes dans ses romans qui lui ressemblent comme des frères et les personnages homosexuels – y compris dans Le Volcan – dans lesquels il a projeté tant de données autobiographiques.

Doué, il l’était et trop précocement. Ses débuts littéraires en furent en quelque sorte gâtés. Né le 18 novembre 1906, « petit narcisse aux joues rebondies », il aura comme premiers camarades de jeu sa soeur Erika et son frère cadet Golo, puis Monika. Le père – qu’ils nomment le Magicien - est encore une présence lointaine et merveilleuse. Rien ne semble assombrir cette enfance, pas même la guerre de 1914 et la révolution de Bavière. Très jeune, il a le sentiment de ne faire qu’un avec Erika – on les surnommera d’ailleurs  » les jumeaux  » – et elle restera presque toute sa vie sa confidente et sa complice. Dès l’âge de treize ans, il commence à écrire de douces rêveries, bercées par la musique de Wagner. Puis, à seize ans, il écrit ses premiers poèmes influencés par Nietzsche, Walt Whitman, Novalis et Rimbaud. Les orages de la génération expressionniste, il les traverse sans les comprendre. Ce n’est sûrement pas lui qui, comme W. Hasenclever, A. Bronnen, R. Sorge, aurait exalté le parricide. Il se sent bien plutôt attiré par la forme glaciale et parfaite de Stefan George que par le pathos exalté de la génération expressionniste. Les orages de la puberté laisseront plus de traces. Il les évoque avec infiniment de pudeur dans Der Wendepunkt à travers le souvenir de ce condisciple  » aux yeux couleur de glace » auquel il dédie des poèmes d’amour et cette passion adolescente lui semble un signe de son destin.

C’est ainsi qu’il rencontrera les années vingt, où toute une génération tente d’ oublier la misère et les angoisses du lendemain dans les lumières des dancings et le jazz. A dix-sept ans, il découvre Berlin – Babylone – la Grande Prostituée. Pour vivre dans cette ville qui le séduit immédiatement, il est prêt à lire ses poèmes dans un cabaret sous les moqueries des machinistes. Ce fut chez son oncle Heinrich qu’il fit la connaissance de Pamela Wedekind, la fille de l’auteur de Lulu et de l’Eveil du printemps. Avec Erika, ils constitueront bien vite un étrange trio. Au désespoir de sa famille il désire être danseur et se fiance avec Pamela, personnage fascinant et assez hystérique. En même temps, il tente de s’introduire dans la vie littéraire berlinoise, publie un premier recueil de récits et d’esquisses, dédié à sa soeur. A dix-huit ans il s’exerce déjà à la critique littéraire; Erika est actrice chez Max Reinhardt. Bientôt il tentera d’écrire des pièces sur sa génération, sur la jeunesse, où l’on ne peut s’empêcher de trouver la transposition d’éléments autobiographiques. Maison de repos pour enfants déchus a comme personnages principaux deux filles homosexuelles et un être mélancolique et inhibé qui les regarde et les aime toutes les deux. Erika et Pamela étaient appelées à jouer les rôles principaux.

Avide de vivre, de tout voir, de tout connaître, Klaus Mann entreprend de nombreux voyages. Il se rend à Londres, à Paris, à Marseille, en Afrique du Nord, en Italie. Rejetant les préjugés bourgeois, il essaie de vivre son exaltation sentimentale et de la traduire dans ses oeuvres. C’est à l’occasion de la mise en scène d’une de ses pièces qu’il fit la connaissance de l’acteur Gustav Gründgens, personnage ambigu, avide de gloire, ambitieux et homosexuel qui non seulement poussera Klaus Mann à jouer dans ses propres pièces mais deviendra le mari d’Erika. La vie ne semble être pour Klaus Mann qu’une série d’émotions et d’expériences à découvrir. Esthète, personnage assez frivole, il se sent partout chez lui dans toutes les capitales, rêve de devenir un  » intellectuel européen ». C’est au cours de ces voyages qu’il nouera certaines amitiés les plus profondes de sa vie, en particulier celle avec René Crevel qui exerce sur lui une véritable fascination. Son suicide sera aussi un signe du destin.

Prenant au sérieux sa vocation littéraire et intellectuelle, il tente d’échapper à l’emprise de son père, à sa gloire grandissante en se faisant remarquer surtout par ses frasques et un style de vie quelque peu dissolu. Le plus souvent, son excentricité agace. C’est à cette époque que Brecht écrira dans Das Tagebuch :  » Le monde entier connaît Klaus Mann, le fils de Thomas Mann. Mais au fait, qui est Thomas Mann ? » Inutile de préciser que le Magicien devait peu apprécier les trop nombreux articles négatifs consacrés à son fils. Loin de condamner son style de vie, il semble afficher à son égard une superbe indifférence.

La Kindernovelle est traduite aux Etats-Unis et bientôt il s’y rend avec Erika. Pamela a entre-temps rompu avec lui et s’est décidée à épouser le dramaturge expressionniste Carl Sternheim qui non seulement aurait pu être son père, mais dont l’équilibre mental était dès cette époque largement contesté. A New York, on acclame les  » jumeaux de la littérature « . Ils font des conférences, rencontrent des célébrités, fréquentent les cocktails donnés en leur honneur, se rendent à Hollywood et passent Noël avec Emil Jannings le futur Pr. Unrat de l’Ange bleu. Ils découvrent la beauté de l’Amérique, et Gershwin. Puis ce sera l’Asie, Tokyo, Pékin. Pourtant en dépit de sa frivolité apparente, Klaus Mann semble toujours obsédé par toute une série de conflits psychologiques – parfois proches des pièces de Wedekind – qu’il transpose dans la moindre de ses esquisses. Il s’intéresse peu à la politique. Il n’a pas le temps. Jusqu’en 1933, il ne remarque même pas, ou presque, l’ascension fulgurante d’un petit parti bavarois, la NSDAP. Et d’ailleurs, à Berlin,  la richesse de la vie culturelle semble faire écran. Les grands évènements, ce ne sont pas les statistiques du chômage, les chutes de cabinets, l’inflation, la misère mais les mises en scène de Reinhardt, le succès de l’Opéra de quat’sous en 1928. La vraie vie, c’est la littérature. Le Magicien a reçu le Prix Nobel. Erika a divorcé. Les jumeaux se retrouvent. A Paris, après René Crevel, c’est Cocteau, Gide, Radiguet que Klaus Mann rencontre. A Berlin, il fréquente Gottfried Benn qu’il idolâtre. Ils parlent parfois de politique, et au nihilisme de Benn, Klauss mann ne trouve rien à répondre (9).

Pourtant tandis que s’amorce le tournant des années trente, la situation de l’Allemagne ne cesse de se dégrader. Il assiste à la montée du nazisme, sans le comprendre, sans y croire. Une vague de boue, d’imbécilité ne peut submerger Berlin. Hitler ressemble à Charlot, en plus ridicule et en moins drôle. Pourtant les nazis s’en prennent bientôt à Erika, à Munich, et Klaus voit ses meilleurs amis gagnés aux nouvelles idées. Le 30 août 1932, il quittera Berlin, sans lui dire adieu. Tandis que se multiplient les arrestations dans la capitale, à Munich on se bat avec des confettis. Erika y a ouvert son cabaret, Le Moulin à poivre, où l’on plaisante encore sur les nazis. Très vite, l’Allemagne se videra de ses intellectuels, de ses artistes, comme de son sang. C’est alors que Klaus Mann réalise ce que signifie la nomination d’Hitler comme chancelier. Les S.A. tiennent la rue et perquisitionnent. Il téléphone à son père en Suisse pour le supplier de ne pas rentrer. Lui-même quitte l’Allemagne le 13 mars 1933. Il n’y reviendra qu’en 1945, portant l’uniforme américain.

(1) Lettres 1943-1947. éd. Gallimard T. III p.99.
(2) On retrouve dans les premières nouvelles de Klaus Mann, mais aussi dans Le Volcan, plusieurs personnages de
 » pères  » qui sont autant de caricatures féroces de Thomas Mann.
(3) Son nom entier était d’ailleurs, par une sinistre ironie, Klaus Heinrich Thomas Mann.
(4) Heinrich Mann n’en souffrit pas moins d’être trop souvent éclipsé par son frère, comme en témoigne la lettre de Thomas Mann à Guido Devescovi (1er mai 1955) : »Je puis vous l’affirmer, la gêne consternée de projeter sur lui « cette grande ombra » obscurcissante s’étend à travers ma vie entière, déjà depuis les Buddenbrook (…) Mon émotion fut indescriptible et je crus rêver lorsque Heinrich, peu avant sa mort, me dédicaça l’un de ses ouvrages, en ces termes : A mon grand frère qui a écrit le Docteur Faustus ! Comment ? Quoi ? Voyons, le grand frère, ç’avait toujours été lui. » (op.cit. pp 432-433).
(5) Si le film L’Ange bleu tiré de Pr. Unrat le rendit mondialement célèbre, faut-il rappeler que Der Untertan est l’une des satires les plus féroces et les plus intelligentes de l’Allemagne wilhelminienne, que Geist und tat fut le manifeste de toute une génération, qu’admirateur de Zola et de la France, il fut un défenseur de la démocratie bien avant que Thomas Mann ne se réconcilie avec elle, qu’il fut aussi l’un des fondateurs du Front populaire antifasciste allemand à Paris pendant l’exil et qu’il joua un rôle fondamental au sein de toute la vie artistique de la République de Weimar comme au sein de l’émigration antifasciste.
(6) Traduction française éd. Olivier Orban. 1982.
(7)  » Même en pensant aux plus faibles de ma génération (et j’ai là un choix colossal) je vois combien leur gigantesque stature (…) dépasse cet arrière-faix de feuilletonistes dont l’expérience s’arrête aux gens de soixante ans, comme ils en conviennent eux-mêmes (B. Brecht :  » Quand le père, le fils et la chouette… » 14 août 1926), Écrits sur l’art et la littérature. L’Arche 1970, p. 50.
(8) La première autobiographie de Klaus Mann, Kind dieser Zeit, fut publiée en France dès 1933 chez Aubier sous le titre malheureux Je suis de mon temps.
(9) Rappelons que Klaus Mann, en exil en France, au Lavandou, adressera à Benn, demeuré à Berlin, une très belle lettre lui demandant où il se trouvait désormais, avec ceux qui avaient incarné la véritable littérature allemande ou avec les nazis. Benn répondit par un discours fracassant à la radio allemande par lequel il se désolidarisait des émigrés. Dans son autobiographie, Double Vie, il ne peut évoquer cette lettre de Klaus Mann sans émotion. Ce fut aussi un texte de Klaus Mann sur Benn qui déclencha la grande polémique sur l’Expressionnisme dans la Revue Das Wort en 1938-39. Sur le rôle de Klaus Mann dans cette polémique nous nous permettons de renvoyer à nos propres analyses in l’Expressionnisme comme révolte, Payot 1978, 1983, pp. 296-335.

erikaetklausmann.jpg Autre récit de Klaus et Erika Mann paru chez Autrement : Fuir pour vivre

En 2006, les éditions Payot & Rivages font paraître l’ouvrage d’ Erika  et Klaus Mann  » A travers le vaste monde » traduit de l’Allemand par Dominique Laure Miermont et Inès Lacroix-Pozzi:

 Quatrième de couverture :

Le 7 octobre 1927, Erika et Klaus, les « enfants terribles » du grand Thomas Mann, aînés d’une fratrie de six, quittenet le port de Rotterdam pour New York. Elle a vingt-deux ans, lui vingt et un. Après divers échecs personnels, ils entreprennent ce tour du monde de neuf mois pour être réunis mais aussi pour faire parler d’eux en profitant de la célébrité de leur père, bientôt prix Nobel de littérature.
Ils vont demeurer six mois aux Etats-Unis, puis découvriront Hawaï, le Japon, la Corée et l’Union soviétique. L’apparente insouciance de ces deux jeunes gens qui s’amusent à se faire passer pour des jumeaux est à l’image de ces années d’avant la crise économique et les dérives fascistes. Par-delà le ton léger de leurs observations, derrière les coulisses d’Hollywood dont ils côtoient tous les grands noms, Erika et Klaus Mann découvrent que l’Europe,  » si minuscule vue du Kansas ou de Corée, n’est pas le monde. »

Quand Lénine devient Mickey

23 janvier 2009

Article paru dans le journal Le Monde du 25 février 1972

freepress1.jpg Ouvrage de Jean-François Bizot, à l’origine d’ »Actuel », nova press underground française.

 » Si vous n’aimez pas les journaux qu’on vous donne, fabriquez les vous même et ne laissez personne parler en votre non« . Ce conseil qu’ Abbie Hoffman adresse aux jeunes américains explique la floraison des journaux « underground ». D’abord limités à quelques villes des Etats-Unis, ils déferlent à présent sur l’Europe. Cet assaut de la « nouvelle culture » contre le Vieux Monde ne cesse de croître malgré les mesures de répression qui frappent les diverses publications ( intimidations et menaces aux imprimeurs, saisies aux frontières, interdictions, procès pour obscénités,etc.)
Les journaux « underground » sont le lieux d’expression de tous les « freaks », les « monstres », ceux qui refusent la société, décident de vivre en marge et affirment de nouvelles valeurs : la liberté ressentie comme une exigence vitale, l’ érotisme, la fête, le goût du rêve et de la drogue. Dans leurs journaux, les « freaks » déclarent la guerre aux « média », ils entendent agresser chacun en faisant surgir des images taboues, refoulées, à travers des bandes dessinées d’un érotisme subversif, des poèmes entremêlés de filles nues, des photographies oniriques aux couleurs étranges, comme la musique des Pink Floyd, brisées et fondues comme les notes d’Hendrix. Tout cela dominé par un rire fracassant qui n’épargne aucune valeur morale, aucune institution. Cette « contre-culture » opère  » un subtil travail de harcèlement, plus efficace que l’activisme gauchiste. et la réaction ne s’y est pas trompée qui, dans certains pays, s’en prend exclusivement à cette « free press ».

De New-York à Paris

Chaque « journal » naît de la  prise en charge de la vie, de la réalité, du monde, au niveau d’une ville, d’un quartier, d’une rue, d’un lycée. Chaque style s’adapte aux formes particulières de répression, d’aliénation qu’il combat. L’histoire de ces journaux « underground », il faudrait la conter dans une ballade à la manière de Bob Dylan.

Avant de s’épanouir sur les chemins de l’Europe, ces journaux sont nés dans les rues des villes américaines, sur les campus. Cette contre-culture prolongeait en quelque sorte le long et beau poème de Ginsberg, Howl, interdit pour obscénité, et qui circula à des milliers d’exemplaires, de main en main. D’emblée, les journaux « underground » se sont affirmés comme fer de lance de la contestation politique, morale, sexuelle des jeunes Américains. Le premier journal « underground » américain fut sans doute The Realist, paru à New-York en juillet 1958, tiré à six cents exemplaires (et dix ans plus tard à cent mille). Mais le mouvement ne prit sa véritable ampleur qu’avec John Wilcock qui lança vers 1965 les premiers grands journaux de l’ »underground » : Los Angeles Free Press, East Village Other. Bientôt un syndicat de la « free press » s’organise, qui centralise les informations, récolte des annonces publicitaires et constitue des archives communes.

Le phénomène surprend, déconcerte tous les sociologues : les jeunes ne lisent bientôt que cette presse. Alors qu’en vingt ans près de deux cents journaux ont  disparu aux Etats-Unis,  quatre cents journaux « sauvages » les remplacent tirant à plus de cent mille exemplaires, lus par plus de cinq millions de jeunes. La naissance de chaque journal est incertaine, souvent elle est liée à la rencontre de quelques amis.

L’influence de Ginsberg

L’Angleterre entre très vite dans la course avec IT et OZ, puis la Hollande avec Suck et Aloha, l’Allemagne avec Pangg. A son tour, la France est atteinte  par la « Nova Press« . En quelques mois apparaissent plusieurs dizaines de feuilles « underground« . A Strasbourg, c’est Vivre qui prend comme front de lutte la vie quotidienne., et encore Vroutsch, à Cherbourg, le Quetton, à Toulouse Crève salope, lancé par des lycéens ; c’est Astarté à Neuilly, les cahiers de l’Ile à Besançon, XYZ, périodique des objecteurs de conscience, et puis Pim, Pam, Poum, La Veuve joyeuse, le Pop, le Journal des transparents à Tours, le Canard sauvageà Poitiers, la Grande Gueule à Marseille, Création à Lille, la Fête révolutionnaireà Saint-Etienne, et à Paris le Parapluie, Zinc et Anathème (1).

Ces journaux qui naissent et meurent chaque jour s’élaborent dans l’ombre des lycées, des universités, des maisons de la culture, des lieux de travail, des librairies, des cafés. En France même, ils sont les héritiers du Cri du peuple de Jules Vallès et de la presse de mai 1968, de l’Enragé et surtout d’Action, né le 7 mai 1968, trois jours avant la nuit des barricades, qui a tiré à dix mille, puis vingt cinq mille et jusqu’à cent mille exemplaires sans aucune aide financière (phénomène sans pareil dans un pays où il faut un milliard pour lancer un quotidien), et qui se saborde le lendemain de l’élection de Georges Pompidou.

Par la suite, l’humour et les dessins iconoclastes de Hara-Kiri et de Charlie-Hebdo joueront un rôle important dans la naissance de la « free-press » française. On aimerait qu’elle soit aussi marquée par le surréalisme et par Rimbaud, mais il faut bien constater qu’en dehors de Parapluie, qui cultive un esthétisme « surréalisant »avec ses montagnes et ses références à Artaud, tous ces journaux ont subi surtout l’influence de Wolinski et des comics américains, de Ginsberg et de Jerry Rubin, l’auteur de Do It . (2)

Refusant de recourir aux organes traditionnels de distribution, les journaux « underground » ont créé une multitude de réseaux parallèles ou « souterrains » à travers les librairies sympathisantes, les groupes d’amis. Considérés comme subversifs par le gouvernement, ces journaux n’ont pas, non plus, les faveurs de la presse gauchiste. On leur pardonne difficilement de représenter la souris Mickey avec le visage de Lénine, de préférer les Rolling Stones à Trotsky et de considérer « Woodstock » comme plus important que la grande révolution culturelle prolétarienne chinoise. Que dire enfin des revendications de ces groupes (la liberté sexuelle notamment) face aux « manifestes » des organisations gauchistes, marquées par le « sérieux » ? De leur côté, les animateurs des journaux « underground » ne cachent pas la déception, l’ennui morose et corrosif qu’éveille en eux la presse gauchiste. Ils font une exception pour le « quinzomadaire » Tout, qui avait entrepris lui aussi une critique concrète de la vie quotidienne. Les journaux « sauvages » mènent l’offensive sur d’autres fronts que le gauchisme.

JEAN-MICHEL PALMIER

(1) voir Le Monde du 4-5 avril 1971

(2) Le Seuil

De nouvelles formes d’expression

Comment véhiculer ces images de la révolte et de la liberté, ces symboles d’une vie nouvelle, sans briser toutes les anciennes formes d’expression ? Quelles figures, quel style inventer ? la culture « underground » apparaît tout d’abord comme un grand kaléidoscope de couleurs, de cris, de mots, d’images. Ce style nouveau procède de la conception même des journaux : pas de directeur, mais un collectif d’animation, plus de lecteur séparé du journal, mais un lecteur qui fait son journal; plus de copyright, mais le droit absolu de tout reproduire; plus de censure ou d’autocensure, mais le droit de tout écrire, de tout dire, de tout montrer : ainsi voit-on , par exemple, des myriades de C.R.S. sortir du ventre de filles nues.
La presse « underground » fabrique la première grande prise de parole de la jeunesse. Chacun se raconte dans « son » journal, relate « sa » vie, décrit « ses » rêves sous forme de poèmes érotiques, de photos, de dessins, de montages. La « free-press » brise les formes traditionnelles de typographie, mélange les couleurs, les mots, les objets. Ce nouveau langage pour chanter un monde nouveau, un esprit nouveau, est aussi bien l’héritier de la poésie beatnik que du surréalisme. Rares sont ceux qui connaissent Breton, Péret ou Max Ernst, et pourtant ils inventent, pour dire leur refus, des collages analogues à ceux des poètes des années 20. Souvent ce sont les matériaux de la culture dominante qui sont repris et « détournés ». Ainsi Félix le Chat devient agent de la C.I.A., Batman se change en maoïste ou en Panthère noire. Les journaux « underground » offrent une floraison de bandes dessinées où les figures de l’actualité, de la politique, de la guerre apparaissent à travers des personnages grotesques, caricaturaux. De la Beat Generation, de Ginsberg en particulier, la presse « underground » a gardé le souci d’un langage très proche de la vie. Les « Freaks » utilisent le « slang », l’argot, la langue parlée dans le métro, les bistrots. Ils essaient par les télescopages, les mariages insolites, extravagants entre les mots, de retrouver la virginité d’un langage « pollué » par l’usage qui en est fait.  » Quand une civilisation meurt, rien n’en réchappe, le langage est une des premières choses à foutre le camp », écrit Jerry Rubin, et il se demande comment on peut dire encore « je t’aime  » à une fille après avoir entendu  » C’est Schell que j’aime. » Le langage des « Freaks » a déclaré la guerre à la langue de la société unidimensionnelle décrite par Orwell dans « 1984″, comme la novlangue. L’essentiel, pour les « Freaks », est de jouer avec les mots : que les mots fassent l’amour, ainsi que le disaient les surréalistes. Il s’agit d’agresser le lecteur, le déconcerter à travers l’insolite, l’onirique, le fantastique. Les « Freaks » mêlent tous les genres. Ils redistribuent ainsi les cartes de l’idéologie et de la culture, en espérant redistribuer celles de la réalité.

J-M PALMIER.

Entretien : Qu’est-ce qu’un « Freak »?

Jean-Michel Palmier s’est entretenu avec les animateurs de « Vroutsch », « Anathhème » et « Zinc ».

Comment définir l »underground »?
C’est l’avant-garde plus la contre culture. La recherche d’une autre vie et une arme politique.
Qu’appelez-vous un « freak »?
C’est le type esseulé dans son coin, qui crève d’ennui et de tristesse, qui se drogue et qui a envie de faire autre chose. A Strasbourg, on voulait faire autre chose : un journal. Ce journal est devenu un lien entre tous les isolés, entre tous les « sauvages ». Les gens sont fermés, perdus, personne ne parle à personne. Nous, nous leur parlons de notre vie, de leur vie…
Quel est le rôle essentiel de cette « free-press » ?
Détruire les tabous. Affirmer l’importance du sexe dans la lutte pour le pouvoir. Il s’agit de combattre le pouvoir sous toutes ses formes. Il faut arriver à tout libérer d’abord, et puis on se débarrassera de la pornographie. Pour l’instant, il faut saturer de sexe les journaux, les bandes dessinées. Quand les gens cesseront d’être frustrés, quand ils feront l’amour en liberté, la pornographie disparaîtra. On aura peut-être alors de vrais contacts humains.
La « free-press » ne restera pas un phénomène esthétique, une avant-garde. Nous allons créer, à partir de nos journaux, des formes de vie différentes, des collectifs, des communautés.
Quel rôle a joué pour vous la pop’music ?
Elle a exprimé notre désespoir, notre révolte. Le rock, c’était important. Elvis, c’était un sauvage. Et puis, la pop’music a été récupérée, dans les festivals, les disques, les journaux commerciaux comme Mademoiselle Age tendre…Mais les « freaks » continuent à jouer de la guitare dans la rue. La chanson, c’est un lien entre tous les jeunes. Beaucoup d’entre nous sont venus à la « free-press » à partir de la musique.
Que pensez-vous du gauchisme ?
A quoi sert-il ? Ce n’est pas seulement la société, c’est l’esprit des gens qui s’est pourri. C’est lui qu’il faut changer. L’affrontement avec les flics, les C.R.S., les gendarmes mobiles, c’est perdu d’avance. C’est au niveau de l’individu qu’il faut agir.

Extraits

A propos des femmes

Il n’y a que la femme qui n’ait  pas le droit de se promener seule la nuit, qui n’ait pas le droit de dénuder son torse quand il fait chaud, de dénuder ses jambes. Si elle le fait, elle change de personnage, elle n’a plus le même corps, le même visage, le même statut social, le même cerveau. Elle n’a pas le droit de penser, de crier, de se défendre quand on lui rit au nez, quand on l’aborde comme une putain, quand on la touche. On ne lui laisse le titre d’imposteur que quand elle dérange vraiment l’homme dans ses habitudes. Mais alors plus de recul, la loi la condamne, la culture, l’architecture, l’Etat, le sol, le ciel, les enfants, les autres femmes.
Son combat, elle doit le mener avec ruse en se privant d’amitié, de chaleur, car celle qui refuse l’illusion ne supporte rien de frelaté.
La mer est belle, mais je ne peux la regarder car je fais partie du paysage. C’est difficile d’être un paysage et d’être responsable de surcroît.
C’est dur de faire partie du pavé et des vitrines et de mettre un pied devant l’autre, de penser à soi.
C’est dur de faire partie du soleil, des feuilles et d’être la poubelle réceptacle de la culpabilité des hommes.
Ils ont la phobie du sperme, mais le vagin de la femme leur permet de se racheter en la méprisant, en mettant les putains au rang des choses immondes, faisant en sorte que leurs femmes, leurs filles oublient qu’elles ont un sexe et le fassent oublier.
« Je suis un ouvrier, elle est professeur, médecin, ingénieur, mais c’est une femme. Je ne puis l’oublier. Elle a un vagin et deux pieds, mais pas de cerveau. Quand je regarde ses jambes dans le métro, elle n’est qu’une plaie sous le couteau qui jouit. Je me purifie. Elle a la lèpre au-dedans et son activité créatrice n’est qu’une immense copulation. »
Parapluie n°1

 » Sur les espaces interdits… »

Pour quarante personnes et plus, paradis assuré des plus grands effets au réveil dans la moiteur morose du midi grillagé, les enfants ont des ailes à leur sourire, guignol, guignol, alors on a été sage ?
Oh! oui guignol
Vous êtes assis en douce sur les espaces interdits, les seuls libres, une vague odeur d’herbe flotte autour de vous sous la pinède rare du Japon.
On n’applaudit pas, camarade, au matin la révolution dans vos souliers double vie fantôme courant pour attraper le ballon jouant sur la pelouse odeur de menthe pistolet dans la main convulsion peur de l’arbre qui s’agite.
la vision se précise, devient masque peur sur le mur, ombres d’ailes volutes
alentour vire au normal secoué
étiré, distendu en fibres cédent     claquement hôpital sombre au bruit des sirènes rouge et noir alternativement toutes les mains ont des bombes fleurs mauves respirent enlacements rires dans la rue, sourires pour le vin voyage dans un car prison
internationale
rouge, mais quelle lueur trouant le décor d’arbres noyant la prairie pure de cette couleur l’ombre au bosquet les voix feuilles jaunes tiges vertes grains argentés, tige verte fleurs violettes argentées ombre naissante au pied des masques d’arbres, chemins qui s’enfoncent sous la terre les nuages
fugace battre sans cesse pétrir sépare droite syncope
on a droit au calme, mais le sourire renvoie
contact fissure aveuglante
l’écriture disparaît un jour plein de soleil image un jour (…)

Alain Vignier   * Tiré du Parapluie n° 2

 sixtiesrailleurs.jpg Exemple de collage (1968)

LA REVUE UNDERGROUND QUETTON EXISTE DEPUIS JUIN 1967…..

Quand Lénine devient Mickey dans SOCIETE image004

En 1967 le Général Dégueule (comme le dirait Michel Embareck) était le PDG de
la Maison France.   Déjà l’hexagone était triste, peu généreux, et… sans passions. Seulement préoccupé par un sot désir  de jouer dans la cour des « grands » avec l’Ureusseusseu (Capitale Moche-Coup) et les Etats Punis (Capitale Ouah-Chine-Tonne).

 

En ces temps lointains l’expression « être branché » pouvait signifier que chez vous, en plus de l’eau courante, il y avait aussi le gaz et, pardi…  l’électricité ! La presse –avec de la fuite dans les idées- était triste, morne, casse burnes, et aussi grise que le papier sur laquelle elle s’imprimait. Brigitte Bardot fréquentait d’autres animaux que les fachos et les chiens.

 

A Londres le PINK FLOYD du Sieur Syd Barrett créait l’événement, tandis que Gène Vincent rockait partout où l’on voulait encore l’entendre. Ici, en f’RANCE, des anarchistes aimaient un certain Léo Férré et les revues de rock étaient des sortes de fanzines bunkers produites par des clans pour ces clans.  Les admirateurs de Buddy Holly, Eddie Cochran, Jerry Lee Lewis, Gène Vincent, Little Richard, Bo Diddley ou  Chuck Berry n’appréciaient guère ceux des kinks ou des Beatles, Rolling Stones, Pretty Things, Who, Yardbirds, Small Faces, Animals, Hollies, Manfred Mann… 

 

C’est dans cette ambiance que QUETTON fut créé, le 12 Juin 1967, histoire d’amuser les rockers et de contraindre les anarchistes à s’adonner à une rigolade stupide et contagieuse.  Vaste, très vaste travail !  Mais qu’importait ce boulot, QUETTON venait de naître, et non de Dieu, la plaisanterie allait durer… un sacré foutu bout de temps bordel de mairde.

 

Quoi d’autre en 67 ? Trois fois rien  ! Copiant QUETTON, ROLLING STONE MAGAZINE sortait son premier numéro. Mohamed Ali perdait son titre de Champion du Monde de Boxe pour refus d’aller se battre au Viet-Nam.  Le Ché se faisait assassiner. Le Pro-fesseur Banard se tapait la première greffe cardiaque de l’histoire de la médecine. Et Otis Redding mourrait dans un accident de navion.

Grosso modo, au même moment que QUETTON, la presse underground avait montré son nez ici ou là; I.T. sévissait en Grande Bretagne, OZ en Hollande, L’OEUF en Suisse.

La machine était en route, le mouvement underground était né.  Bientôt des centaines de titres existeraient -rien qu’en France-, parmi les meilleurs des meilleurs,  on saluera post mortem, THE STAR SCREWER, HOJALDRISTA, PIEDS NICKELES SUPERSTARS, ACTUAL HEBDO, LE PARAPLUIE, etc…  Sur un rayon parallèle, mais sur une étagère autrement financée, ou trouvait aussi, ZINC, ACTUEL, FLUIDE GLACIAL, L’ECHO DES SAVANNES, HARA KIRI HEBDO (futur CHARLIE HEBDO) et d’autres…  

Puis, à l’orée des années 70, la Presse Underground, ou Free Press, ou encore Nova Press, engendrera la Contre Presse. Celle-ci, déjà éloignée des délires des titres déjà cités, produira généralement des sortes de canards enchainés départementaux. 

Plus tard, (en 76) parallélement à QUETTON notre équipe créera ainsi L’ENVERS DE LA MANCHE, qui par LIBERATION, CHARLIE HEBDO et même LE CANARD ENCHAINE, sera -aux côtés de l’hérétique QUETTON- classé parmi les tous meilleurs titres de la… nouvelle presse hexagonale.

 

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