Un Lukacs méconnu et actuel : Sur le réalisme

3 mai 2009

 Article paru dans le journal Le Monde, date indéterminée

georglukacs2.jpgbloch2.jpg 

Georg Lukacs                                        Ernst Bloch

* PROBLEMES DU REALISME, de Georg Lukacs.
Texte français de Claude Prévost et Jean Guégan,
L’Arche, 396 p.; 60 F.

          Après la publication des Ecrits de Moscou par les Editions Sociales, les essais regroupés dans le volume Problèmes du réalisme  nous permettent de suivre l’activité théorique et politique de Lukacs dans une période décisive de sa vie. Depuis son retour en Hongrie et son adhésion au parti communiste (1918), Lukacs s’est en effet éloigné de la problématique de ses écrits de jeunesse, qui confrontait l’art, la forme et la vie. Pendant longtemps, on a eu tendance à privilégier systématiquement ses premiers travaux – l’Ame et les formes et la Théorie du roman – jusqu’à y voir la partie majeure de son oeuvre, au mépris des études ultérieures, notamment celles des années 30 – 40, jugées « dogmatiques » et « staliniennes ». La lecture de ce volume suffit à ruiner ce jugement expéditif, qui ne tient aucun compte de la richesse et de la complexité des analyses de cette période.
          Lukacs, comme tant d’autres intellectuels allemands, émigra à Moscou. C’est comme collaborateur de l’institut Marx-Engels qu’il écrira, entre 1932 et 1940, la plupart de ces essais, publiés dans la célèbre revue Internationale Literatur et Das Wort qui, tout au long des années 30-40, après la disparition de la Linkskurve, seront les organes théoriques des querelles littéraires et esthétiques entre critiques soviétiques et émigrés allemands. Le climat dans lequel furent écrits ces textes est capital : c’est celui du front antifasciste constitué par les intellectuels, les discussions passionnées qui opposent partisans et adversaires de l’expressionnisme.
          Lukacs s’est lié avec l’esthéticien soviétique M. Lifschitz. Tous deux, hostiles à Plekhanov et à Deborine, tentent de frayer des chemins nouveaux à la critique marxiste, par-delà le sociologisme vulgaire, en revenant aux textes de Marx, Engels et Lénine. Aussi, la plupart des essais de Lukacs sont-ils liés, directement ou non aux grands débats qui se sont déroulés dans la presse du parti communiste allemand et en U.R.S.S. parmi les émigrés – comme la célèbre polémique de la revue Das Wort sur l’expressionnisme – et les théoriciens soviétiques à propos de la littérature prolétarienne. Il ne s’agit pas seulement de mettre en cause des procédés littéraires – reportage, roman prolétarien, nouvelle objectivité, – mais d’élucider les questions politiques sous-jacentes : qui sont les alliés de la classe ouvrière ? Comment le fascisme a-t-il pu se développer aussi vite en Allemagne ? Que peut signifier l’hégémonie de la littérature prolétarienne ? Quel statut donner au réalisme littéraire ?

Le reportage et la réalité

          Que les positions de Lukacs souffrent parfois d’étroitesse, cela n’est guère douteux. Formé par la culture classique, Lukacs a tendance à juger à peu près toutes les tentatives littéraires de son temps à partir des critères du dix-neuvième siècle. On comprend l’agacement de certains critiques communistes allemands, et même de Brecht, qui le soupçonnaient de vouloir imposer Balzac et Tolstoï comme modèles à la littérature moderne. Alors que de nombreux auteurs se sont enthousiasmés pour l’expressionnisme, considéré par Ernst Bloch comme la plus grande révolte moderne, alors que les Chevaux bleus  de Franz Marc étaient devenus le symbole de toute une génération, Lukacs n’y voit que le produit du romantisme anticapitaliste théorisé par Simmel et Paul Ernst (dont il fut jadis le disciple). Il accuse ce courant d’avoir fait le jeu de la réaction en Allemagne.
           Le ralliement de certains expressionnistes au nazisme – Benn, Josht, Bronnen, Nolde – n’était certes pas pour le rassurer.
          Mais Lukacs n’a guère compris non plus les tentatives des romanciers prolétariens, Bredel en particulier, et demeure hostile aux théories de Brecht, contrairement à Benjamin.
          Il serait malgré tout injuste de ne voir dans ces critiques que la marque de l’aveuglement. Lukacs est conscient aussi des dangers de certains procédés propres à la  » nouvelle objectivité  » et au roman-reportage. Il garde de ses écrits de jeunesse cette croyance en la nécessité de la mise en forme, et craint que ces nouvelles techniques soient incapables d’atteindre cette réalité qu’elles prétendent livrer  » en brut « . Lukacs pose des questions théoriques si fondamentales – Raconter ou décrire, Reportage ou mise en forme- que la critique moderne s’en inspire toujours. On peut même affirmer que l’état des discussions sur ces questions – le réalisme, la mise en forme, le reportage et  » la vie en brut » – n’a guère évolué depuis ces années où Lukacs s’interrogeait sur les nouveaux procédés inaugurés en Allemagne dans la littérature et le cinéma.
          Plutôt que de rejeter ces textes comme « dépassés », il est urgent d’en effectuer une lecture critique. Sur le plan de la théorie romanesque, comme le montre l’échange de lettres avec Anna Seghers, ils sont encore riches d’enseignement. Lukacs n’est pas hostile aux avant-gardes. Il se méfie seulement de l’avant-gardisme en tant que tel. Il rappelle à ceux qui veulent faire fi de l’héritage classique qu’il y a encore une leçon politique à en tirer. Ces Problèmes du réalisme éclairent aussi la genèse des polémiques avec Brecht et témoignent du prodigieux foisonnement de recherches et de débats esthétiques qui a caractérisé la vie intellectuelle des émigrés antifascistes.

Jean-Michel PALMIER.

Extrait de l’Expressionnisme comme révolte, Jean-Michel Palmier – Payot – : Lukacs, Bloch et l’Expressionnisme, pages 292- 295

            » En lisant les écrits de Lukacs et ceux de Bloch, souvent contemporains, qui s’attachent aux problèmes posés par l’expressionnisme ou l’avant-garde artistique, littéraire, théâtrale allemande, on ne peut que se demander comment leurs divergences ont pu s’accentuer aussi rapidement pour qu’ils en viennent à porter sur les mêmes oeuvres des jugements  totalement opposés. Sans doute existe-t-il des liens très profonds entre la sensibilité de Bloch et celle de l’Expressionnisme et, s’il le comprend bien, c’est qu’il n’est pas étranger à sa révolte, à sa passion. Le jugement que porte Bloch sur l’expressionnisme est souvent généreux et apologétique, mais il est sans doute infiniment plus satisfaisant que la réduction opérée par Lukacs. Ce qui est en question de la querelle, ce qui est en jeu, c’est aussi l’interprétation marxiste de l’oeuvre d’art, son analyse idéologique, le statut de l’avant-garde au sein de la critique marxiste.
          Même si les articles de Bloch doivent être lus de manière critique, il est certain que son approche est plus fidèle aux oeuvres que celle de Lukacs qui, en dépit d’idées souvent très justes, ne parvient pas à saisir l’originalité des courants qu’il étudie – Bloch lui reprochera par la suite et à juste titre de citer toujours des préfaces et des postfaces plutôt que les oeuvres elles-mêmes et il est certain que Lukacs ne s’aventure jamais, même lorsqu’il prétend analyser les méthodes créatrices de l’Expressionnisme, dans le domaine des créations elles-mêmes. Il réalise ce prodige de parler de l’Expressionnisme comme mouvement artistique, en citant, à l’appui de sa démonstration, Simmel, Dilthey, Worringer, mais jamais le moindre exemple concret emprunté aux arts plastiques, jamais le moindre peintre.
          Lukacs semble rester prisonnier de son admiration pour le réalisme critique du XIXème siècle (Balzac, Tolstoï), de la catégorie hégélienne de la totalité et de concepts ambigus tels que « formalisme », « décadence ». L’Expressionnisme au contraire – qu’il s’agisse de la peinture ou de la musique – a tenté d’exprimer la forme d’un monde brisé, déchiré et, comme l’a bien vu Adorno lorsqu’il analyse les oeuvres de Schönberg, aucune oeuvre ne peut restituer sans hypocrisie le mythe de la totalité perdue. Si la catégorie ontologique fondamentale demeure, pour Lukacs, celle de la totalité, Bloch montre au contraire l’importance d’autres formes d’être, tels le « pas encore devenu  conscient du savoir », le « pas encore réalisé » et il cherche à lire dans les oeuvres de l’Expressionnisme l’annonce d’une autre réalité et non son reflet. L’oeuvre d’art ne peut en aucun cas être soumise indifféremment à la catégorie de la Mimésis – catégorie fondamentale de l’esthétique lukacsienne – car toute oeuvre s’ enracine simultanément dans deux mondes à la fois, celui du présent et celui de l’avenir, du déjà formulé et du pas encore. Elle critique la réalité, l’exprime et anticipe une autre réalité possible. Ce qu’il dit des toiles de Chagall ou de laTour des chevaux bleus  de Franz Marc vaut pour toute oeuvre d’art. L’Angelus Novus de Klee n’est pas une simple allégorie de l’histoire, mais de l’art, de l’univers tout entier.
          Ces oppositions fondamentales de Lukacs éclatent sans doute le plus nettement dans l’Esprit de l’utopie de Bloch, écrit à Berne en 1918, dans laquelle l’art et la musique en particulier jouent un rôle particulier, notamment l’Expressionnisme musical. Né dans le  même climat de désespoir, de rêve et d’utopie que la Théorie du roman  de Lukacs (18), L’Esprit de l’utopie de Bloch, avec ses paysages d’angoisse et de rêve, d’apocalypse et de révolution, annonce la grande fresque du Principe Espérance, mais aussi certains aspects d‘Histoire et conscience de classe  de Lukacs, la « possibilité objective » de Lukacs trouvant son équivalent théorique dans l’ » utopie concrète » de Bloch. L’architecture de l’Esprit de l’Utopie  est d’une telle complexité qu’elle défie tout résumé. Elle exprime sans doute pour la première fois l’étrange beauté, le vertige, les pièges du style de Bloch : ce tourbillon de mots, de thèmes, de concepts, d’images ne cesse de s’approprier le monde tandis qu’il s’approprie la subjectivité.
Le dernier chapitre,Karl Marx, l’Apocalypse et la mort, se détache du livre, de cette rhapsodie d’images tristes , heureuses et meurtries qui constitue l’ouvrage, et forme à lui seul un petit temple baroque et gothique. Ce livre aux accents romantiques et prophétiques est non seulement l’itinéraire de Bloch lui-même, mais aussi une description impitoyable du sentiment de malheur de la vie.
          Jamais le  » nous ne sommes pas au monde  » de Rimbaud n’a trouvé un aussi éblouissant commentaire que chez Bloch. La vie est là entre nos mains, que pouvons-nous en faire ? Ce temps est le nôtre, mais il s’évanouira bien vite et ne nous laissera qu’un goût amer de cendres et de larmes :  » Ce qui était jeune devait tomber mais les généreux sont sauvés et sont assis dans la pièce chaude. » Quelque part les artistes ont préparé un arrière-pays où ils vivront à jamais. Bloch ne se lasse pas de critiquer la société bourgeoise : celui dont le ventre n’est pas le dieu a l’Etat pour dieu. Aujourd’hui, tous les hommes semblent être devenus pauvres et nus. Nous n’avons plus que des rêves assassinés et une vaine nostalgie, pas d’action, pas de principe utopique pour les réaliser. C’est pourtant la possibilité de trouver un chemin vers la vraie vie, qui ne cesse de nous hanter. Le monde est devenu un désert où s’entassent les morts. La vie pourrait être une auberge où les hommes posent des questions d’enfants. Nous sommes seuls, abandonnés au coeur des forêts. Pourtant, sur nous, souffle l’air frais du lointain, de l’étranger et de nouveaux symboles sont à notre rencontre. Les plus grands, les plus beaux de ces symboles sont les oeuvres d’art. Bloch cite en exemple  les productions du Blauer Reiter et les oeuvres expressionnistes qui nous parlent de la vie, de notre monde, mais aussi de la possibilité d’un autre monde et d’une autre vie. Ces symboles ne sont pas seulement des couleurs et des formes, ce sont des énigmes qu’il s’agit de s’approprier. L’art passé lui même n’est pas mort. Le sourire des statues grecques arraché à la pierre ne cesse de nous fasciner. Nous sommes entourés de couleurs : le gris, le brun, le violet de Kokoschka, le bleu, le vert, le rouge , le jaune de Franz Marc et de Kandinsky. A travers ces couleurs ne se réalisent pas seulement des  harmonies formelles, mais s’affirment la pitié, l’amour, la joie, la colère, le mystère. Dans cet immense embrasement de couleurs et de formes nouvelles, Bloch place très haut les productions de Die Brücke et du Blauer Reiter, mais aussi celles du Futurisme et du Cubisme, qui dessinent l’espace magique de l’existence moderne. Nous nous cherchons nous-mêmes à travers ces images, qui viennent à notre rencontre, comme un orage ou un cyclone. Sans doute vivons-nous toujours dans le même univers, mais toutes ces oeuvres ouvrent un espace de possibilités d’une profondeur insoupçonnable. Elles nous interpellent comme la nostalgie d’un visage qui se souvient d’un rêve ou d’un autre pays.
          La jeunesse est en proie aux rêves, elle tente désespérément de les réaliser jusque dans la violence, par-delà la cruauté et la mort. Cette révolte qui se brise souvent annonce peut-être, pour Bloch, la venue d’un nouvel âge tragique où la conscience jouera un rôle essentiel. Dans ses évocations du rêve, de l’utopie d’un monde nouveau, Bloch accorde une grande importance à la musique et plus particulièrement à l’Expressionnisme musical. Sur ce point, sa position s’écarte sensiblement de celle qu’adoptera Adorno, qui rapproche les oeuvres de Schönberg, la Main Heureuse et Erwartung, du Ich-Drama de l’Expressionnisme. Pour Adorno, il y a trop de réminiscences romantiques dans l’Expressionnisme, et, malgré sa révolte, l’Expressionnisme demeure prisonnier de la vision d’un monde clos. Bloch au contraire semble faire sien le pathos expressionniste et le romantisme. Le musicien dont il est finalement le plus proche, c’est peut-être encore Gustav Malher. Et il cherche à reconnaître à travers ses symphonies, comme à travers les toiles de Franz Marc, notre  » éternel futur « .
          Trakl affirmait que l’  » âme est en vérité chose étrange sur la terre « . C’est là aussi le sens de tous les textes de Bloch sur l’Expressionnisme. L’esprit de l’utopie n’est pas une fuite, c’est ce qui nous pousse à partir à la conquête de notre propre pays. Si, comme l’affirme Bloch,  » chaque chose a son image utopique dans le sang « , la rédemption et l’apocalypse se confondent en une même suite de visions. Bloch, philosophe de l’Expressionnisme ? Son oeuvre est trop étrange et trop singulière pour supporter une telle dénomination. Pourtant il ne fait aucun doute que les écrits théoriques de Bloch, rédigés entre 1911 et 1930, s’enracinent dans la même sensibilité. A travers les toiles de Chagall ou de Franz Marc, les couleurs de Kandinsky et les sons de Schönberg, Bloch cherche à découvrir une langue nouvelle pour chanter un monde nouveau, et cela dans l’atmosphère de désespoir et d’effondrement qui caractérise la première guerre mondiale. Sans doute y-a-t-il une rigueur dans les écrits de Bloch, une théorisation, une ontologie que l’on chercherait en vain dans les manifestes, les écrits, les proclamations des expressionnistes. Mais beaucoup de ses analyses, de ses intuitions philosophiques fondamentales sont peu compréhensibles sans leur enracinement dans cette atmosphère et cette sensibilité.
          De l’Expressionnisme, Lukacs n’a vu que les faiblesses idéologiques, l’impuissance à agir, Bloch n’a retenu que la révolte messianique, la générosité et l’ensorcelante beauté de ses créations. La critique réductrice de Lukacs est injuste, mais elle invite à la prudence. Les louanges de Bloch sont souvent justifiées, mais il néglige l’aspect politique de tant et tant de querelles pour n’en retenir que les créations et l’émerveillement qu’elles suscitent. Mais si l’on cherche quel est le théoricien marxiste qui a le mieux compris, le plus profondément ressenti la signification de l’Expressionnisme comme révolte, il ne fait aucun doute que c’est Bloch et lui seul dont les textes – partiels et partiaux – constituent néanmoins l’approche philosophique la plus profonde et la plus juste de la génération dont les rêves furent tués avec Franz Marc, à Verdun. « 

Jean-Michel PALMIER

(18) – Ainsi Adorno, dans untexte écrit en hommage à Bloch ( Ernst Bloch zu ehren Beiträge zu seinem Werk, Suhrkamp, 1965), rappelle qu’il prit connaissance en même temps de l’Esprit de l’Utopie et de la Théorie du roman et que de nombreux rapprochements s’imposaient, notamment entre la figure du Don Quichotte chez Lukacs et celle du « héros comique » chez Bloch.


 

L’oeuvre majeur d’Ernst Bloch : Un hymne à l’espoir et à la révolte

26 avril 2009

 Article paru dans le journal Le Monde le 18 juin 1976.

blochernst.jpg Ernst Bloch

* LE PRINCIPE ESPERANCE (tome I), d’Ernst Bloch. Traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 535 P., 79 F.

           » Que sommes-nous ? d’où venons-nous ?, Où allons-nous ?, Qu’attendons -nous ? Qu’est-ce qui nous attend ?  » Avec ces questions simples, presque naïves, Ernst Bloch se promène dans l’existence. Dans son style, on retrouve à chaque instant sa voix : une voix familière qui s’adresse à nous à travers des anecdotes, des paraboles, projetant sur chaque événement historique, chaque geste de notre vécu, une étrange lumière : il lit la Phénoménologie de l’esprit à partir de contes de fées, unit Simbad et Freud, les oeuvres d’art et les rêves d’enfant. Dans l’Esprit de l’utopie, évangile de l’expressionnisme, qu’il rédigea en Suisse pendant la guerre de 1914, Bloch essayait déjà de réconcilier le Capital de Marx, l’Apocalypse de saint Jean et la mort.

Le montreur d’ombres

          Le Principe Espérance , dont le premier volume vient d’être traduit en Français, est un chant d’espoir qui s’élève sur les charniers de l’Europe. Quand Bloch l’écrivit, entre 1938 et 1947, l’exil l’avait conduit d’ Allemagne vers l’Autriche, la Tchéchoslovaquie, et finalement les Etats-Unis. L’ ouvrage, assurément, déconcerte, car il ne s’agit pas d’un simple traité philosophique. On découvre pas à pas un paysage de couleurs, tissé de rêves et d’émotions fugitives. Les analyses les plus rigoureuses sont suivies d’évocations des contes de Grimm ou de réflexions d’un homme de la rue sur sa vie. Plus loin, nous sommes transportés dans la synagogue d’un ghetto où des rabins miraculeux parlent entre eux.
          Car le dévoilement de l’esprit n’est pas pour Bloch un processus autoritaire ou une révélation, mais une maïeutique, qui, plus que Socrate, nous rappelle Aladin et sa lampe merveilleuse. En l’espace de quelques secondes, de quelques pages, Bloch fait surgir nos rêves les plus lointains, nos émotions d’adolescents, nos désirs tronqués et l’histoire. Le refoulement du petit-bourgeois s’ouvre sur la Nuit des longs couteaux. Le réel surprend et tue là où on ne l’attendait pas. Bloch le montreur d’ombres ouvre le cabinet des figures de cire.

Vers un monde plus juste

          Sans doute retrouve-t-on dans cet ouvrage tous les thèmes de ses écrits antérieurs. Ce style de confidence, c’est celui de Traces , ce messianisme révolutionnaire était au coeur de l’Esprit de l’utopie  tout comme cette admiration sans bornes pour ceux qui meurent en voulant réaliser un rêve, tels Thomas Münzer, le théologien ennemi de Luther qui voulut construire sur la terre le royaume de Dieu pour les pauvres, les armes à la main. Bloch est l’homme d’une seule idée, d’une seule affirmation : l’utopie d’un monde plus juste et plus humain, le rêve d’une autre vie, sont les forces révolutionnaires qui oeuvrent au coeur du subjectif et de l’histoire. Sans doute a-t-il été profondément marqué par le climat de désespoir, d’utopisme échévelé et de décadence qui fut celui de l’expressionnisme. Les chevaux bleus de Franz Marc, comme les pièces de Toller et les symphonies de Malher, ont laissé une empreinte profonde sur sa sensibilité. C’est à ce carrefour de l’hégélianisme et du mysticisme, de l’art et de la politique, de la théologie et de la mort, de l’athéisme et de l’eschatologie biblique que Bloch s’est situé.
          Pendant longtemps, on a appris aux hommes à désespérer, remarque-t-il. Il est temps d’apprendre la dignité et l’espoir. L’existence de chacun est jalonnée de désirs qu’il ne réalisera jamais, car on arrache sans cesse à l’homme la croyance en la possibilité de les réaliser. Aussi Bloch fonde-t-il toutes ses analyses sur une sorte de phénoménologie des rêves trahis et des désespoirs décus.
          Ses interlocuteurs ne sont pas seulement Platon, Kant, Hegel, Nietzsche, mais l’enfant, l’adolescent, l’adulte fût-il le plus sésespéré. Même les rêves les plus insensés contiennent une vérité révolutionnaire quand ils protestent contre l’inhumanité et l’humiliation. En chacun sommeille un incendiaire. Le Principe espérance  s’identifie à tout ce qui élève l’homme au-dessus de lui-même, dans sa vie comme dans l’histoire. La « conscience anticipante » qu’il explore unit nos désirs à ceux de toute l’humanité. Son développement exige que l’on reconnaisse l’importance de structures ontologiques qui échappent souvent à l’ontologie classique : le  » non-encore-concient  » du savoir, le  » non-encore-devenu  » de l’histoire, l’être qui n’est pas encore. L’obscurité de l’instant vécu s’éclaire si si on la replace dans la trajectoire de l’espérance infinie qui hante les hommes.

Marx et Zarathoustra

          Odyssée de la conscience, bateau ivre de la vie, Le Principe espérance, clef de voûte de l’édifice théorique de Bloch, s’élève au-dessus des ruines des systèmes politiques et métaphysiques comme un incendie qui dissipe toutes les angoisses. L’Apocalypse devient un symbole de vie, et cette vie ressuscite à son tour les légendes, les contes et les mythes. Les dieux meurent parmi nous, et nous jouons avec leurs masques. Marx, le Christ et Zarathoustra nous interpellent sur la place publique, dans les foires et dans un cirque. Toutes ces images resplendissent d’étrangeté comme les toiles de Chagall : les rabbins citrons, aux visages translucides, s’élèvent au-dessus des maisons, un oiseau-ange plane sur un village enneigé. Des enfants jouent et posent des questions. Des hommes s’approchent et Bloch leur montre les enfants.
          Ce livre, l’un des plus beaux, l’un des plus profonds qui aient été écrits au vingtième siècle, est un hymne à l’espoir et à la révolte, à la vie que rien, sauf la mort, ne peut anéantir. Mais si la mort nous tue un jour, elle n’entraînera que des cendres. Les rêves, tous nos rêves subsisteront.

Jean-Michel PALMIER

UN VOLUME D’HOMMAGES

* UTOPIE ET MARXISME SELON ERNST BLOCH, hommages publiés par Gérard Raulet, Payot. coll « Critique de la politique « , 331 p., 77,50 F.          En même temps que le Principe Espérance paraît un volume d’hommages offert à Ernst Bloch pour son quatre-vingt-dixième anniversaire. Emanant d’horizons différents, ces textes tentent de saisir l’articulation de la pensée utopique et du marxisme en soulignant la complexité et la profondeur des théories ontologiques, esthétiques, politiques de Bloch.

          Il y a, en effet, peu de thèmes de sa pensée qui ne soient au moins abordés dans cet essai. On sera sensible aux développements sur la philosophie de la musique, l’ esthétique de l’expression, du pré-apparaître, sans oublier la célèbre controverse avec Lukacs et Brecht sur la valeur de l’expressionnisme. Loin de proposer une synthèse, ce volume s’efforce de frayer des chemins dans la multiplicité des questions soulevées par l’oeuvre de Bloch. Gérard Raulet, intigateur de ce livre, brosse un portrait de la catégorie de l’utopie chez Bloch; Gert Uedding, Uwe Opolka et Dieter Schnebel s’interrogent sur les rapports entre l’art et l’utopie; Dick Howard tente de dégager la place de Bloch dans le marxisme contemporain. D’autres études sont consacrées à sa conception de la dialectique, au problème de l’eschatologie, de la théologie et aux figures bibliques. Enfin, Emmanuel Lévinas s’interroge sur la signification de la mort dans la pensée de Bloch et sur son lien avec le judaïsme.
          Il est à souhaiter que ce volume, qui constitue la première grande étude consacrée en France à Ernst Bloch, soit le point de départ de recherches nouvelles et invite à l’exploration d’une oeuvre qui compte parmi les plus originales de la philosophie contemporaine, même si pour des raisons étranges elle n’a jamais connu en France l’audience qu’elle mérite.

J-M PALMIER

Un extrait de Retour à Berlin de Jean-Michel PALMIER , Petite Bibliothèque Payot, pages 269-271

Adieu à Ernst Bloch

 » Il se tient assis près de la large fenêtre, vêtu d’une robe de chambre sombre. A travers les arbres,on aperçoit l’éclat gris du Neckar. Il parle d’une voix syncopée, parfois indistincte lorsqu’il rallume le fourneau de sa vieille pipe. Ce n’est que lorsqu’il se lève, marchant d’un pas hésitant, s’appuyant sur les meubles, saisissant avec hésitation un livre de ses longues mains blanches que je me rends compte qu’il est presque complètement aveugle, que ce regard, derrière ces lunettes noires, s’est éteint. Il ne reste que ce beau visage austère, émacié, marqué par presque un siècle, cette voix sourde, un peu voilée, qui confère à tout ce qu’elle évoque une dimension de profondeur et de rêve. Je l’écoute sans oser l’interrompre. Il lève la tête, passe sa main dans son épaisse chevelure blanche. la lumière de l’abat-jour se reflète sur ses lunettes noires, accentuant la pâleur du visage. Il sourit en regardant un paysage qu’il ne voit plus. Ludwigshafen, sa ville natale, avec ses usines et sa misère face à Mannheim et au Rhin romantique. La Lorelei et I.G. Farben, les romans de Karl may et sa soif d’aventure. Il se souvient de sa rencontre avec Georg Simmel à Berlin, avant la guerre de 1914, comme si c’était hier, et évoque longuement ses relations avec Lukacs, leurs discussions passionnées sur la musique, la philosophie et la peinture. Parfois, ce n’est plus à moi qu’il s’adresse mais à Lukacs, qu’il appelle familièrement Guyri comme au temps de leur jeunesse. Par-delà la mort, il lui reproche encore de ne pas avoir aimé les immenses chevaux bleux de Franz Marc, de n’y avoir vu que des  » nerfs déchirés de tziganes « . Quand nous parlons de Brecht, du si beau commentaire qu’il écrivit de la chanson qu’interprète, le jour de ses noces, Polly Peachum dans l’Opéra de Quat’sous, Jenny, la fiancée du Corsaire, qu’il préconise comme hymne national  » car c’est une musique qui tient le milieu entre le bar et la cathédrale « , il la fredonne doucement et se met à rire. J’éprouve en l’écoutant une étrange émotion. Je sais qu’il va mourir bientôt et j’en ressens déjà de la tristesse. Mais il enchaîne sur la naissance de son livre L’Esprit de l’utopie, son désir de réconcilier la mort, Karl Marx et l’Apocalypse.

Le jour décline et le brouillard envahit Tübingen. L’espace et le temps se sont effondrés. Il évoque le Berlin de sa jeunesse et je reste seul face à lui, à écouter cette fabuleuse mémoire, cette fantastique sensibilité que ni Hitler, ni Staline, ni ses démêlés avec la R.D.A., ni sa haine du capitalisme ouest-allemand n’ont pu anéantir. Il s’arrête parfois pour s’assurer que j’ai bien compris, que tel ou tel nom m’est connu. Je le regarde sourire. Il est assis en face de moi et je me permets de guider sa main quand il veut saisir un objet. Il me parle à nouveau de ses rencontres avec Brecht à Berlin et des symphonies de Gustav Malher. Il multiplie les ellipses, les images, les métaphores. Ses phrases s’assemblent comme les éléments de couleur et de lumière d’un kaléidoscope. Par moments, son immobilité, sa voix sourde le rendent presque irréel. De quel manteau parle-t-il ? – du manteau magique de Faust. »

Jean-Michel PALMIER.

leschevauxbleus.jpg Chevaux bleus de Franz Marc

Les larmes amères d’Enzo Cormann.

18 avril 2009

Berlin, ton danseur est la mort, par Enzo Cormann 

 berlintondanseur.jpg

Préface à la première édition de: Berlin , ton danseur est la mort d’Enzo Cormann -Editions Théâtrales – mars 1983

http://www.dailymotion.com/video/x4lc38_berlin-ton-danseur-est-la-mort_creation

 

I

          D’une chanson écrite par le dadaïste berlinois Walter Mehring, d’une affiche qui montrait une fille nue et un squelette avec l’inscription célèbre, Berlin, ton danseur est la mort, Enzo Cormann a tiré une pièce étrange et belle. D’un pareil titre, on pouvait tout attendre, aussi bien la « revue historique » que l’accumulation de clichés qui, inspirés du film de Bob Fosse, Cabaret, Adieu Berlin, du charme trouble de Liza Minelli, des évocations du Berlin pré-nazi d’Isherwood ou des souvenirs de l’Ange Bleu, semblent peu à peu remplacer l’histoire par le fantasme. Il n’aurait plus manqué qu’un travesti chantant un air de Marlene Dietrich, un clin d’oeil aux Damnésde Visconti, un jeune homme blond se maquillant et Berlin, la République de Weimar, l’apogée et l’effondrement d’une culture, servent une fois de plus de prétexte à cette fascination trouble qui, dans l’esthétique des rues, des vitrines, les rêves et les nostalgies contemporaines, mêle sans cesse les années 1920, 1930, 1940, les décors de Caligari, les toiles de la Brücke, les chansons de Zarah Leander et les uniformes nazis.
          Enzo Cormann n’a naturellement pas vécu cette époque et c’est dans son imagination qu’il l’a reconstruite. Il a lu les récits qui évoquaient l’effondrement de Berlin, l’Allemagne année zéro, il a peut-être contemplé avec tristesse les images qui montraient un océan de maisons incendiées et détruites, ces femmes qui sortent des décombres quelques objets intacts ou qui empilent des briques arrachées à ces amas de ruines. Il a surtout été marqué par les témoignages sur la terreur qui accompagna la venue des nazis au pouvoir. A côté des événements historiques, dont il a tenté de ressentir le poids des souffrances et d’atrocités, il a rêvé lui aussi en lisant les poèmes de Gottfried Benn, l’auteur de Morgue, qui habitait non loin d’Hallesches Tor. Il a rêvé autour des gravures sur bois de la Brücke, le premier groupe de peinture expressionniste, a aimé les couleurs des toiles d’ Ernst Ludwig Kirchner. Il s’est souvenu des poèmes de Trakl, de leurs mélanges de couleurs rutilantes et de pourriture, du rêve de Sébastien, de l’enfant Elis, du « blême étranger » qui traverse les forêts ensevelies, en marche vers le  » Crépuscule bleuissant ».
          Ces références littéraires ne sont pas utilisées seulement pour ajouter quelques notes érudites au décor. Difficile de savoir si, dans les salons berlinois, en 1932, on parlait encore des toiles expressionnistes… Mais, après tout, dans le Mabuse de Fritz Lang, on demande bien au célèbre docteur ce qu’il pense de l’expressionnisme. Enzo Cormann s’en est peut-être souvenu en écrivant ces dialogues. A côté de cette sensibilité de l’époque qu’il a fait sienne, parce qu’il l’a aimée, on retrouve plus profondément encore un sentiment de malaise, de déchirement, d’amour et de haine conjugués qui ne sont pas sans rappeler les films de Fassbinder.
          Ces personnages, ni vraiment réels ni irréels, leurs sentiments contradictoires, qui se blessent les uns les autres, dont les répliques sont souvent aussi acérées que des éclats de verre, broyées par l’histoire, qui la subissent plus qu’ils ne la font, évoquent aussi bien le Droit du plus fort, l’Ombre des anges de Daniel Schmid que le Mariage de Maria Braun. De Fassbinder, il a hérité ce sens du grotesque et du dérisoire, ces phrases qui font mal, cette rencontre constante de la poésie et de la prose, de la sensibilité la plus déchirée et du  vulgaire et cette violence de la sphère instinctuelle qui se mêle sans cesse à l’histoire.

II

          Les personnages qu’il a créés sont volontairement anonymes et en même temps presque historiques. A première vue, ils ont été choisis au hasard: deux femmes tapies dans une cave en 1946, perdues dans Berlin en ruines, et dont l’une, chanteuse déchue, devenue prostituée, aime l’autre tout en se souvenant de son amant assassiné; Elis, sa fille, qui lit à haute voix des passages de la Bible dans cette cave. Lorsqu’il nous entraîne dans le passé – et c’est ce mouvement étrange, quasi cinématographique, qui donne à sa pièce une dimension surprenante -, il fait défiler un négociant en vin, des SS, des SA, des colleurs d’affiches qui ont sans doute tous existé sous d’autres noms, à de multiples exemplaires, à Berlin dans les années 1930. Une seconde lecture rend plus méfiant sur l’anonymat de ces noms. Les coïncidences, parfois dévoilées dans le texte, sont trop nombreuses pour ne pas être le fait d’un jeu subtil avec les oeuvres littéraires de l’époque. Gretl porte le nom de la soeur de Trakl, sa fille Elis est aussi le titre d’un poème de Georg Trakl :

Un buisson d’épines
Où sont tes yeux de lune
O il ya si longtemps, Elis, que tu es mort

          Le nom de famille de Gretl, Schüler, évoque la poétesse berlinoise, Else Lasker-Schüler, amie de Trakl et de Gottfried Benn évoqués dans le texte, maîtresse d’Herwarth Walden, directeur de la galerie Der Sturm. Nelle est le nom de la compagne de Gretl, mais c’est aussi celui de la fille de Gottfried Benn.
          Le directeur du cabaret La Dame de pique, Herbert Finkl, n’est pas sans rappeler Werner Finck, le directeur du cabaret La Katacombe. Loto Kasner, poète berlinois, fait songer aussi à Erich Kässtner, etc.
          Sans doute le lecteur non germaniste et non spécialisé dans cette époque sera-t-il peu sensible à ces coïncidences à dessein multipliées, mais elles témoignent du jeu constant que pratique Enzo Cormann avec le langage, la fiction, la réalité et le fantasme.

III

          L’espace théâtral est un monde clos. Il ne s’ouvre sur le réel que par de petites lueurs. Qu’il s’agisse d’une cave au centre de Berlin en ruines, d’une loge de cabaret, d’un salon bourgeois, d’un atelier d’artiste où Gretl est violée par des SA, de sa chambre, du salon de Thomas Lincker, le SA liquidé après la Nuit des longs couteaux, il s’agit de mondes clos, aussi menacés que menaçants. La cave n’ouvre que sur un décor de ruines et de solitude, la loge sur un monde futile et éphémère, la chambre de Gretl est une prison, le salon de Lincker est menacé à l’extérieur par l’Allemagne nazie. Dans les rues, règne la même insécurité et la même solitude.
          Ces décors d’ombres déchiquetés, ce monde souterrain se reflètent sur les personnages dont l’identité vacille. Rien n’est certain. Le macabre de l’époque a saigné les hommes, les a vidés de leur sang. Celui qui s’est inscrit à la SA pour se protéger de l’époque n’est pas le plus ignoble et il sera lui aussi victime de l’époque. C’est même sa victime qui deviendra sa protégée puis son bourreau.
          Les sentiments naissent mêlés, pleins de désirs et de violence, s’estompent et il n’en reste que des ruines et des cendres, qui se mêlent peu à peu à la poussière des maisons. Et Gretl doit regarder avec les mêmes angoisses sa ville dont il ne reste presque rien, ses amours et sa vie.

IV

           La langue choisie par Enzo Cormann pour faire exister ses personnages est d’une extrême souplesse, ce qui donne à ses dialogues quelque chose de cinématographique. Elle épouse tous les milieux et se détruit avec le temps. Elle charrie comme un fleuve à la fois des discussions littéraires, politiques, des serments d’amour, la violence et la vulgarité. Comme l’espace se rétrécit – de Berlin, il ne restera plus qu’une cave cernée par les ruines -, la langue se détruit. Les ultimes monologues de Gretl qui ouvrent et terminent la pièce mêlent les années et les êtres, les souffrances passées et présentes. Elle se déstructure comme la musique d’un automate cassé, pour ressembler à celle d’un malade ou d’un enfant. Elle parle pour ne plus entendre ses souvenirs et pour les revivre encore une fois, pour échapper à sa solitude et la vivre avec douleur et désespoir.

V

          Si j’ai évoqué à plusieurs reprises une construction cinématographique, c’est que toute la pièce est fondée sur un gigantesque flash-back. La cave, les ruines, la femme qui parle près du vieux poêle où l’on brûle des débris de maisons, qui se cogne aux objets, guette les ombres, vit au rythme de sa voix, des pas des rares passants qu’elle entend à travers le soupirail – puis l’image devient trouble – et la revoici, plus jeune de quatorze ans, dans le décor mythique du Berlin de 1932. Nous la verrons vivre les événements – l’effondrement de la république, l’ascension de Hitler au pouvoir, la mise au pas de la vie culturelle berlinoise, l’incendie du reichstag, l’exil des opposants – et nous la retrouverons dans cette cave où elle survit avec ses souvenirs et ses fantasmes.
          D’un bout à l’autre de la pièce, on ne trouve qu’un complet désespoir. Dans ces ruines, une seule chose semble vivante : une odeur de sexe et de sang. Elle imprègne les murs comme les corps. Si, pour Büchner, le signifiant final de l’histoire, c’est la guillotine, ici, l’histoire n’est symbolisée au niveau de la conscience, des sentiments comme du corps que par un seul acte : le viol.

Jean-Michel PALMIER

NOTE DE L’EDITEUR

          La première version de Berlin, ton danseur est la mort a été écrite en 1980 et publiée l’année suivante par Edilig – qui donnera naissance aux éditions Théâtrales. L’auteur, alors âgé de 27 ans, signait là sa première (vraie) pièce.En 1994, le premier tirage étant épuisé, se posa la question de réimprimer l’ouvrage, je me rendis de bonne grâce aux raisons de l’auteur, qui souhaitait donner une nouvelle version de la pièce. C’est cette deuxième version qui fait aujourd’hui l’objet d’une nouvelle réédition.Conformément au souhait d’Enzo Cormann, la préface de Jean-Michel Palmier (1944-1998), rédigée en 1981, a été intégralement conservée, en manière d’hommage à celui qui l’avait initié au Berlin des années 1920 et 1930, et à l’expressionnisme allemand.

Jean-Pierre Engelbach

Article publié dans le journal Le Monde en 1976 à propos  de la parution, aux éditions  Galilée de Berliner Requiem de Jean-Michel PALMIER

BERLIN, TON DANSEUR EST LA MORT;   Un reportage-poème de J-M Palmier.

          Vivre, c’est peut-être se constituer une mythologie. Celle de Jean-Michel Palmier est toute entière dans Berliner Requiem, reportage-poème, enquête lancinante traversée de fantasmes, de souvenirs et d’instantanés sur un lieu perçu comme la projection de son inconscient « Berlin m’attire, écrit-il, et en parler me répugne en même temps. Je crains de me trahir. En laissant soupçonner  certains aspects de mon inconscient, de mon imaginaire, je tente de prendre l’autre au piège de ma propre fascination, en espérant qu’il y succombera lui-même. »
          Fascination, tel est bien le maître-mot de ce livre étrange, crépusculaire, hanté par des figures (« M ». le Maudit, Gottfried Benn, Else Lasker-Shüler, Kurt Tucholsky, Rosa Luxemburg…) Inlassablement interrogées comme si elles détenaient une vérité qui rendrait l’auteur transparent à lui-même. Cette quête le conduit dès l’aube et jusque tard dans la nuit à parcourir les rues de la ville, quartier après quartier, pour y retrouver, en archéologue obsédé, les traces de ce « lieu magique de désirs, de rêve, d’angoisse.  » que fut Berlin durant les premières décennies du siècle.

Brecht et Marlène

          Fascination également pour la mort, pour la destruction, pour la pourriture. « Berlin, dein Tänzer ist der Tod » (Berlin, ton danseur est la mort) : cette affiche de la révolution de 1920, rappelle Palmier, a servi d’arrière-plan aux chansons des cabarets berlinois. Ce flirt avec la mort sur fond de ruines coïncidant avec une image aimée qui s’efface progressivement et plus lointainement encore avec l’agonie d’une mère, de sa jeune mère, c’est sans doute là le vrai thème de Berliner Requiem.
          Que le livre soit dédié à la mémoire du poète berlinois Gottfried Benn, double fraternel, dont les femmes aimaient le « nihilisme satanique » ne nous surprendra pas. Une identique hantise de la mort parcourt les poèmes de Morgue et les lettres berlinoises de Palmier. L’inquiétude est là, constamment présente, chez l’un comme chez l’autre.Et lorsqu’ils évoquent une petite fille, c’est pour la montrer noyée, l’oesophage rempli de jeunes rats qui boivent le sang glacé de ses poumons et de ses reins, sa bouche rongée par l’eau. Goût du morbide, cynisme ou sadisme ? Non, répond Palmier, mais une ultime défense contre l’angoisse : « Je me suis souvent obligé à regarder les visages des cadavres pour essayer de vaincre la terreur que la mort m’inspire. »
          Berlin avec ses immeubles aux façades trouées, lézardées, criblées de balles, avec ses mutilés, ses vieillards solitaires et ses mendiants, avec Aschinger, le célèbre restaurant populaire déjà mis en scène par Döblin dans son roman Alexanderplatz, c’est de là que part le texte pour faire revivre le passé pré-nazi de la capitale. Et de cette ville, à la fois rêvée et réelle, où se côtoient le Brecht de l’Opéra de quat’sous ou de Kühle Wampe, la Marlène Dietrich du Tingel-Tangel ,la Sally Bowles du roman d’Isherwood Adieu Berlin, un jeune architecte nommé Albert Speer et l’astrologue de Hitler, Erik Hanussen, dont le cadavre sera retrouvé le 7 avril 1933 à moitié dévoré par des chiens, Jean-Michel Palmier nous envoie, ainsi qu’à une énigmatique jeune femme aux lèvres peintes en noir, des lettres qui sont autant de romans, c’est à dire de miroirs.
          De tous les livres de ce jeune critique et philosophe, Berliner Requiemest le plus risqué, car le plus personnel: celui où il s’avance à la rencontre du lecteur sans souci didactique ni politique. Il lui confie simplement : voilà qui je suis, quelle est ma mythologie, ma détresse et mon angoisse. Ne les juge pas : ne les condamne pas. Sois pour moi un frère de sang et de rêve. Accompagne-moi à Berlin. Pour comprendre. Et pour partager.

Roland JACCARD.

berlindeintaenzerklein.jpg

Un extrait de Berliner Requiem, pages 132 et suivantes

Berlin, ton danseur est la mort

          Berlin, dein Tänzere ist der Tod ! - Cette affiche de la révolution de 1920 a servi d’arrière-fond à nombre d’airs de cabarets berlinois. Mélange caractéristique de gaieté, de tristesse, de violence et d’inconscience. Ce qui surprend, c’est l’étonnante fusion qui a toujours existé entre Berlin et ses spectacles. A peine nées sur scène, les chansons, les mélodies se répandent dans la rue et deviennent des Schläger. un air entendu un soir dans un cabaret de la Kantstrasse ou de la Friedrich strasse sera quelques semaines plus tard repris par tout Berlin. Les vedettes de cinéma et les actrices de théâtre, voire les danseuses de cabaret, deviennent immédiatement des modèles à imiter. Ce rapport particulier des Berlinois à leurs artistes a quelque chose d’émouvant et de fascinant. L’exemple le plus célèbre est sans doute cette petite actrice, formée par Max Reinhardt, que personne ne remarqua vraiment avant Sternberg et qui, après le succès de l’Ange Bleu devint la gloire de tout Berlin. Marlène, la fille d’un lieutenant de police, qui fut un jour appelée à la U.F.A. « pour faire ses preuves », que Sternberg engagea en dépit des protestations de tous ses conseillers artistiques, n’est pas un exemple unique, même s’il s’agit là d’un phénomène caractéristique du Berlin des années 20 et 30. Cette fille blonde, aux grands yeux tristes et lumineux, perdus dans une brume de rêve et de légende, avec sa sensualité provoquante, son sourire ironique, demeure l’une des incarnations les plus typiques de la sensibilité berlinoise. Des milliers de jeunes filles tenteront d’imiter sa voix, ses sourcils, ses gestes, sa timidité provocante.
          Ce phénomène commence à Berlin beaucoup plus tôt. Dès 1870, la vie théâtrale occupe une place essentielle dans la vie berlinoise. Méprisés dans d’autres milieux, les acteurs berlinois jouissaient au contraire d’un étonnant respect de la part de la bourgeoisie et même de l’aristocratie. Leur talent, leur célébrité leur conféraient même une certaine puissance sociale. Jusqu’au début du XXème, il y eut à Berlin plus de théâtres que d’églises. A Luisenstadt, dans la banlieue de Berlin, se trouvaient les théâtres ouvriers et populaires comme le « Mütter Gräberts Theater » et le « Schinelzstullentheater ».  A la fin du XIX ème siècle, on comptait déjà plus de quatre cents théâtres dans la capitale. Lili Petri, du Lessingtheater était alors l’idole des Berlinois. A partir de 1840 se développa le café concert qui avait aussi ses vedettes et à la fin du XIX ème siècle, on avait découvert les charmes des orgues de barbarie, du piano, des automates à musique. C’est à la même époque que se développa le goût pour les mélodies ironiques, les parodies et les Schläger. LeSchlager n’est pas seulement une mélodie à la mode, c’est un symbole, l’incarnation d’une certaine sensibilité. Les chansons de Max Kolpe, de Friedrich Holländer nous restituent le charme et la tristesse du Berlin des années 30 qu’elles révélèrent au monde entier. La fin du XIXè siècle connut trois grands compositeurs de Schläger : Paul Linke, Walter Kollo et Jean Gilbert. Paul Linke, parfois appelé le Johann Strauss berlinois, fut sans doute le plus célèbre des trois. Une rive du Landwehrkanal porte aujourd’hui son nom. Il interprétait sa musique au Friedrichhain et devint maître de Chapelle à l’Appolo Theater avant de travailler au Métropole de la Behrenstrasse, dirigeant ensuite les revues Massary que Hindenburg rêvait de voir encore, avant de mourir. Loin d’être considérés comme des bohèmes, des artistes de second rang, les compositeurs de cabaret étaient le coeur de la vie artistique berlinoise. L’Empereur Guillaume n’hésitait pas à les inviter.
          Avec le développement des cabarets dans les années 20, le Schlager devint quelque chose de presque quotidien. Un peu partout dans Berlin s’ouvraient les « Tingel-Tangel » -les pianos mécaniques- mot typiquement berlinois qui doit son origine au fait que l’un des comiques les plus populaires de Berlin s’appelait Tangel et qu’il jouait du Triangle. De Tangel et de Triangel naquit le fameux « Tingel-Tangel » qui deviendra le nom du célèbre cabaret de Friedrich Holländer, où Marlène Dietrich interpréta les chansons de l’Ange Bleu. Presque tous les poètes du début du siècle ont composé des chansons de cabaret. Avant celles de Klabund et de Tucholsky, de Kolpe et de Holländer, il y eut celles de Zille, de Linke, de Wedekind, l’auteur dramatique le plus admiré de Brecht qui interprétait ses chansons violemment anti-bourgeoises au cabaret des Onze bourreaux (Die Elf Scharfrichter) à Munich. Création typiquement berlinoise, le cabaret artistique a séduit aussi bien Richard Dehmel que Rheinhardt ou Hanns Heinz Ewers. Bientôt Nelson régnera sur tout le Kufürstendam.
          Mais ces Schläger ne sont rien sans leur interprète. Chaque époque a admiré les siens, de même que chaque classe sociale. Avant Marlène Dietrich, Fritzi Massary avait créé la célèbre chanson  »Warum soll eine Frau kein Verhältnis haben ? » reprise aussi par Zarah Leander. Mais ce fut Trude Esterberg qui peut être considérée comme la première grande vedette berlinoise. Avant la guerre, elle était l’idole des cabarets. sans être vraiment très belle, elle incarnait le charme du théâtre de boulevard. Le Berlin des années 20 s’enthousiasma pour Blandine Ebinger; tandis que les ouvriers acclamaient Claire Waldoff, avec sa voix gouailleuse et son parler argotique typiquement berlinois :

Ausm Hinterhaus
kieken Kinder raus,
blass un unjekämmr;
mit und ohne Hemd.
Das war dein Milljöh
Nu stehste hier stumm und stille.

          Elle seule parvenait à interpréter les chansons de Zille avec cette sensibilité populaire. Puis vinrent les trois « NelsonMädels » – Marlène Dietrich, Hilde Hindelbrand et Margo Lion, rendues célèbres par les fantastiques revues de Nelson, en particulier la célèbre revue de cabaret  » Es liegt in der Luft  » – dernière apparition de Marlène à Berlin avant son départ pour les Etats-Unis. Tandis que montait le nazisme, on vit s’affirmer le succès de Rosa Valetti qui interprétait les « Mélodies rouges » de Tucholsky et surtout Lotte Lenya, brusquement rendue célèbre par l’Opéra de Quat’sous.
          Le Berlin nazi sembla préférer les actrices aux chanteuses ou plutôt les actrices-chanteuses. La plus célèbre fut bien sûr Zarah Leander avec sa voix grave et profonde et son accent suédois. Mais aucune – ni Marika Rökke, ni Liliane Harvey – ne purent l’égaler. En feuilletant de vieilles revues de cinéma de l’époque pré-hitlérienne, on ne cesse de rencontrer ces jolies filles aux cheveux blonds platinés, aux visages langoureux, parfois très beaux, comme celui de Hilde Körber, alors épouse de Veit Harlan.
          Après la guerre, une autre Vénus blonde, Hildegard Knef, chantait dans le Berlin en ruine.

Jean-Michel PALMIER

L’aliénation dans le roman américain

17 avril 2009

Article paru dans  le journal Le Monde, date indéterminée

pierredommergues.jpg Pierre Dommergues Thèse publiée en 1973 , collection 10/18

Thèse en Sorbonne,

          Peu d’études ont été consacrées au roman américain de l’après-guerre. or celui-ci est marqué par un courant unique, né de la confrontation souvent brutale, des écrivains et des évènements dans une Amérique qui les a entraînés, à travers ses conflits et ses rêves au coeur de ses fantasmes et de ses faux paradis. Pierre Dommergues vient de le mettre en évidence sous la forme assez paradoxale d’une thèse de doctorat, soutenue en Sorbonne, dans le très officiel amphithéâtre Descartes, qui a vu s’affronter autour de ce sujet, non seulement un candidat et un jury, mais deux conceptions radicalement opposées de ce que doit être une thèse.

          Dommergues appartient à une génération qui a posé à la littérature les questions de Sartre, et qui considère que l’écrivain est responsable tout autant que l’homme politique. Ses écrits l’engagent, mais ses silences aussi. Comprendre l’évolution du roman américain, c’est donc abandonner l’histoire de la littérature pour décrire l’univers bariolé, parfois sanglant, toujours conflictuel dans lequel l’écrivain est en situation. Et quelle meilleure approche choisir, pour comprendre l’infinie richesse de cette littérature américaine, que ce thème de l’aliénation, répercuté à l’infini, dans la prose réaliste d’un Selby ou les paradis artificiels d’un Burroughs ? Trois « postulats » orientent cette recherche : une certaine conception des structures sociales communes à l’Europe et à l’Amérique, fondées sur la consommation, l’hypervalorisation du travail et du progrès, l’autorité et la répression; l’aliénation considérée comme une manière d’être au monde qui affecte l’existence tout entière; enfin la certitude que la pratique littéraire s’inscrit comme les autres activités au sein d’un univers social et politique.

          Dommergues propose une phénoménologie de l’aliénation fondée sur Hegel, Marx, Lukacs, mais aussi sur Reich, Marcuse, Fanon et Cooper. Il analyse ce qui constitue la « res americana », la longue histoire du « rêve américain » et son écart meurtrier avec la réalité, les rapports avec autrui, les multiples visages du moi aliéné, l’autosatisfaction de l’écrivain et ses refuges. Il montre qu’il existe au sein de la culture américaine une schizophrénie individuelle, mais aussi nationale, comme l’affirme Norman Mailer, une schizophrénie culturelle des Noirs américains telle que la décrit LeRoi Jones. Il dissèque l’Amérique et ses mythes, la littérature et ses pièges, dévoile les contradictions entre les intentions des écrivains et leur engagement effectif.

          Toutes ces ambiguïtés sont mises en lumière dans la seconde partie de la thèse qui présente l’évolution politique et littéraire de cinq écrivains mettant en parallèle des oeuvres aussi différentes que celles de Bellow, Mailer, O’Connor et surtout Burroughs.

          La méthode de Dommergues a quelque chose de fascinant: il utilise les techniques de la critique littéraire, mais aussi celles du cinéma, tels le montage, la superposition de plans. Il s’exprime dans un langage vivant et imagé, inclut des interviews d’écrivains à l’appui de ses analyses, cite longuement leurs textes et même imagine des rencontres fictives entre vivants et morts, comme si Malcom X, Carmichael, Cleaver, Ellison, LeRoi Jones et mailer acceptaient de prendre part à un dialogue fantastique.

          On se doute que de tels procédés n’ont pas été du goût de tous les membres du jury. La soutenance mouvementée, parfois agressive, à laquelle le public avait envie de participer aux côtés du candidat, est souvent aussi intéressante que la thèse. Dommergues s’est vu reproché d’avoir brouillé les styles en introduisant le journalisme dans la thèse, la sociologie dans la littérature, en sacrifiant le lourd appareil critique traditionnel au dialogue et à la vie. Derrière ces critiques de forme apparaissait une critique de fond : il a osé mêler la littérature et la politique, affirmant qu’elles sont indissociables, prenant parti avec Marcuse et Fanon pour les opprimés contre les oppresseurs.

          L’importance de ce débat n’échappa à personne. Par-delà les polémiques méthodologiques, c’est la signification même de le ythèse de doctorat qui est en cause. Un travail universitaire a-t-il pour but d’ensevelir ou de découvrir ? Doit-on en exclure tout ce qui est actuel et polémique ? Doit-on taire ses options politiques ou les affirmer ? A toutes ces questions Dommergues a répondu avec la plus grande sincérité, et c’est ce qui donne à sa thèse un caractère exceptionnel. Elle fera date non seulement dans l’histoire de la critique littéraire, mais aussi dans les annales de la Sorbonne, qui, malgré ses réserves, lui a décerné une mention  » très honorable  » vaillamment disputée.

Jean-Michel PALMIER

Alan Watts, le théologien hippie

17 avril 2009

Article paru dans le journal Le Monde fin 1973 

alanwatts.jpg le théologien Alan Watts

          Avec Alan Watts, mort en Californie le 18 novembre, disparaît une des figures les plus étranges de la pensée américaine, non pas de celles qu’on trouve dans les universités, bien que Watts , remarquable connaisseur de la philosophie orientale, y ait enseigné à plusieurs reprises, mais un philosophe vivant dans les rues, dans les « slums » intellectuels de San Francisco, parmi les clochards de la Bowerie, les beatnicks et les hippies de Greenwich-Village, tous ceux qui se sentent mal dans leur peau.

          L’auteur de la Joyeuse Cosmogonie(1) naquit en Angleterre en 1915, et obtint après son arrivée aux Etats-Unis en 1938, le titre de docteur en théologie. Avant la guerre, ses travaux sur l’histoire des religions orientales lui avaient valu une réputation internationale. Avec la crise morale qui allait déchirer l’Amérique, faire de sa jeunesse la conscience malheureuse du système, l’enseignement de Watts allait rencontrer des disciples par centaines de milliers. Une fois l’ouragan du rock and roll passé, que Jerry Rubin, l’auteur de Do It, considère à juste titre comme l’acte de naissance de la nouvelle gauche américaine, les ballades tristes et mélancoliques de Dylan, comme les poèmes hurlés et haletants de Ginsberg allaient marquer une nouvelle étape de la sensibilité. Tous les romans de Kérouac, des Clochards célestes aux Anges vagabonds, traduisent admirablement cette épopée de ceux qui, guitare sur le dos, poèmes et chansons dans la poche, à défaut d’argent, partirent « à la conquête de leur continent américain « . Pour eux aussi, il y avait quelque chose de pourri dans le coeur de l’homme occidental, dans sa vie, et il fallait fuir le « rêve américain », le cauchemar climatisé de Norman Mailer, pour conquérir une vie nouvelle. Cet exil ou ce pèlerinage qui précipita toute une génération sur les routes du monde entier et vers l’Orient, Watts l’a souvent directement inspiré en contribuant à le justifier. On comprend que tant de jeunes aient vu en lui un prophète et un messie.

La sagesse de l’Orient

          Le génie de Watts, c’est d’avoir été capable de traduire l’inspiration de l’orient, sa sagesse millénaire, en langage moderne, et d’avoir élaboré à partir de cette vision une critique de la vie quotidienne américaine. Tous ses ouvrages, Joyeuse Cosmogonie (1), Amour et connaissance (2), Matière à réflexion (3), développent les mêmes thèmes : les Occidentaux ont perdu, avec leur civilisation technique, le sens de la vie. Ils ont tué leur sensibilité et ne savent plus regarder le monde qui les entoure, une fille, un arbre, un coucher de soleil, comme s’ils les voyaient pour la première fois. Aussi, Watts prônait-il le retour à la nature, la réconciliation avec l’univers, l’évasion sous toutes ses formes, comme les prémisses d’un nouvel art de vivre. Ce prophète de soixante ans n’était qu’un enfant qui regardait les autres, leur vie, leurs valeurs avec un regard ironique sans comprendre les réponses que l’on donnait à ses questions.
          Prophète, mystique, il fut aussi un poète qui citait à l’appui de ses thèses aussi bien Virgile que le Tao-te-king. Ses oeuvres, traduites dans le monde entier, garderont longtemps après sa mort ce charme, cette puissance de séduction sur ceux qui savent encore rêver.

Jean-Michel PALMIER

(1) Joyeuse Cosmogonie, éditions Fayard.
(2) Amour et connaissance, Denoël, 1971.
(3) Matière à réflexion, Denoël, 1973.
A paraître chez Denoël: le Livre de la sagesse.

verslalibration.jpgVers la libération d’Herbert Marcuse

 

Extrait de « La sphère esthético-érotique » in Marcuse et la Nouvelle Gauche, Belfond – 1973 – pages 537 et suivantes;

S’il est possible de lire à travers des poèmes, des chansons, des comportements nouveaux l’avènement d’une autre sensibilité qui soit la négation de l’esprit du capitalisme, reconnaissons qu’il est bien difficile de penser à des concrétisations politiques immédiates. pourtant, et cela ne fait aucun doute, c’est elle qui a poussé  tant de jeunes des pays capitalistes à se marginaliser, à manifester dans les rues contre la guerre au Vietnam qu’ils ressentaient comme physiquement intolérable, autant que moralement ; c’est elle qui est à l’origine de toutes les émeutes qui éclatent dans les villes et qui brisent la structure du quotidien. C’est sans doute la Nouvelle Gauche américaine qui pourrait nous fournir les exemples les plus remarquables de ces nouvelles oppositions :

           » Les noirs se reconnaissent comme soul brothers; l’âme est devenue noire, violente, orgiaque; elle ne s’incarne plus dans Beethoven ou Schubert, mais dans le soul food : le blues, le jazz, le rock an’roll. De même le slogan militant : Black is beautiful est une redéfinition d’un autre concept fondamental de la culture traditionnelle, dont il renverse la valeur symbolique, en l’associant à l’obscurité, aux tabous de la magie, à l’ombre inquiétante du mystère. Cette ingérence de l’esthétique dans la politique a également lieu à l’extrémité opposée de la révolte contre la société d’abondance : la jeunesse non conformiste, elle aussi, pratique le renversement des significations, jusqu’au démenti formel; par les fleurs lancées à la police (flower power, ce qui est une redéfinition et une négation absolue du sens du mot « pouvoir« ); par le caractère à la fois érotique et belliqueux des chants de protestation; par la sensualité des cheveux longs, et des corps qui se refusent à une propreté artificielle. » (Vers la libération de H. Marcuse)

L’épanouissement d’untelle sensibilité marque la rupture totale avec le continuum répressif. Elle véhicule les images taboues de la liberté et mine l’ancienne culture, dans cette étrange confusion de mots, d’images, de valeurs où la pornographie détournée côtoie le romantisme échevelé, la tristesse et le joie, la poussière et l’infini. sans doute est-il encore impossible aujourd’hui de prévoir l’aboutissement de telles suppositions, mais leur universalisation, la réintroduction d’éléments non sublimés dans la culture officielle, le refus massif de l’intégration mine assurément toutes les formes de l’idéologie.

Jean-Michel PALMIER

Kafka au pays des vopos ; trois écrivains de R.D.A. entre l’espoir et la colère.

17 avril 2009

Article paru dans Les Nouvelles littéraires N° 2710 du 1er au 8 novembre 1979

 

hansjoachimschdlich.jpg   thomasbrasch.jpg  jrgenfuchs.jpg 

 H.J. Schädlich       Thomas Brasch          Jürgen Fuchs

roberthavemann.jpg           rudolphbahro.jpg  volkerbraun.jpg

Robert Havemann    Rudolf Bahro            Volker Braun

Article paru dans Les Nouvelles littéraires N° 2710 du 1er au 8 novembre 1979

L’Allemagne de l’Est a trente ans, et depuis longtemps, lorsqu’on dit « R.D.A. » tout le monde répond « Mur de Berlin ». Les intellectuels de ce pays sont poursuivis, jetés en prison ou bannis. Trois romanciers et un philosophe nous disent aujourd’hui, au-delà des marasmes d’une bureaucratie ordinaire, leurs espoirs déçus.

Quatre livres, forts différents dans leur style et leur contenu : le témoignage de Robert Havemann sur son itinéraire politique, Etre communiste en Allemagne de l’Est (Maspero), le recueil de nouvelles de Thomas Brasch Les fils meurent avant les pères (Hachette), Tentative d’approchede Harfs-Joachim Schädlich, le récit de Jürgen Fuchs ; Procès verbal d’un duel (Flammarion), mais qui ont en commun la description d’un malaise que beaucoup d’écrivains et d’intellectuels est-allemands ressentent à l’égard la politique culturelle de leur pays. Les méfaits de l’appareil bureaucratique risquent-ils de compromettre les développements d’une littérature qui frappe par sa qualité et son originalité ?

Après la seconde guerre mondiale, de nombreux écrivains anti-fascistes, de retour d’exil, choisirent de se fixer à Berlin-Est, voyant dans la création du jeune Etat socialiste allemand l’aboutissement de leur longue lutte contre Hitler. C’était aussi pour eux, la conviction que cette République démocratique allemande réaliserait leur plus vieux rêve, qui parfois remontait à la fin de la guerre de 1914 : voir régner et triompher la démocratie en Allemagne. Bertolt Brecht, Anna Seghers, Johannes Robert Becher, Friedrich Wolf, Bruno Apitz et tant d’autres – acteurs, dramaturges, poètes, écrivains, cinéastes – se firent les représentants de cet espoir. Alors qu’à l’Ouest, en Allemagne fédérale, pendant toute la période de la guerre froide et bien au-delà, les auteurs qui avaient fuit l’Allemagne en 1933, affirmés leurs convictions démocratiques ou révolutionnaires, semblaient systématiquement oubliés des programmes scolaires, la RDA fit beaucoup pour la reconnaissance de leurs œuvres, la défense de leur héritage. Elle reprit à son compte la tradition progressiste de la République de Weimar, considérant que sa culture pouvait s’enraciner dans ce sillage.

Pourtant ces auteurs ne connurent jamais en France l’audience qu’ils méritaient. En dépit de son talent, de son œuvre admirable, Anna Seghers a fait l’objet de très peu d’études et la traduction récente de la célèbre pièce anti-fasciste de Friedrich Wolf, Professeur Mamlok (EFR) est passée presque inaperçue. Parallèlement à cette défense de la culture de Weimar, on vit se développer en République démocratique une jeune littérature d’une rare diversité qui fut loin de susciter un intérêt immédiat, et ces œuvres constituent un chapitre de l’histoire de la littérature allemande que l’on néglige volontiers. Trop souvent, les fausses images remplacent l’analyse critique. Combien d’articles écrits sur ces romans, qui n’y voient que d’ennuyeuses variations sur le réalisme socialiste ! Combien de jugements sommaires qui dispensent de traduire des auteurs qu’aucune publicité tapageuse n’a signalés ! A cette prétendue monotonie de la littérature est-allemande on oppose souvent la liberté et la richesse de la littérature d’Allemagne fédérale.

Les marécages de la bureaucratie

Aussi, on ne saurait que regretter que l’intérêt des mass média et des éditeurs pour cette littérature d’Allemagne démocratique n’ait été attirée que par des faits négatifs dont il ne saurait être question de nier l’importance et la gravité. Les traductions récentes des trois romans de Th. Brasch, J. Fuchs et H.J. Schädlich sont là pour en témoigner. Sans doute la RDA a-t-elle connu depuis sa fondation, et dans des circonstances très diverses, des départs d’écrivains ou d’intellectuels : citons seulement Manfried Bieler, Christa Reinig, Peter Huchel, Ernst Bloch. Mais le malaise qui existe entre beaucoup d’écrivains de RDA et les autorités, de même que les mesures de la censure, se sont dernièrement intensifiées. L’extradition de Wolf Biermann et l’indignation qu’elle a provoquée chez les intellectuels, qui ont adressé aux autorités des lettres de protestation, en sont le signe le plus visible. Des mesures répressives n’ont pas tardé à frapper certains : le physicien Robert Havemann, militant anti-fasciste à l’époque d’Hitler, ancien membre du KPD, s’est vu assigné à résidence à Berlin-Grünheide, dans sa propre maison : plusieurs écrivains ont été jugés « indésirables » : Thomas Brasch en décembre 1976, Reiner Künze, Sarah Kisch, Jürgen Fuchs en 1977, et plus récemment encore Hans-Joachim Schädlich, Jurek Becker. Sans doute la condamnation du théoricien marxiste Rudolph Bahro, auteur de l’Alternative, arrêté comme agent provocateur au service des pays impérialistes, est-elle aussi odieuse que ridicule, mais on ne peut taire non plus les mesures qui frappent d’autres écrivains, même si elles sont moins graves et moins sévères. Contraindre un auteur à partir à l’Ouest, censurer ses écrits, le priver de ses possibilités de travailler et de s’exprimer, c’est appauvrir la littérature est-allemande et les conséquences de ces mesures risquent d’être bien vite catastrophiques.

Un espoir déçu

Dans une telle situation, on ne peut donc s’étonner que le portrait de la République démocratique allemande que brossent ces écrivains soit sans complaisance et qu’ils ne ménagent aucunement leurs critiques. Il ne s’agit pas de « dissidents », dont les idées politiques sont parfois réactionnaires et inacceptables, même si on désapprouve les mesures qui les ont frappés. Il s’agit d’auteurs, communistes ou non, qui s’opposent à la fois à une conception bureaucratique de la culture, aux limites de la liberté d’expression et qui refusent une certaine médiocrité du quotidien, des rapports sociaux, qui leur semble la caricature du socialisme.

Robert Havemann n’a rien d’un dissident. Communiste depuis 1932, il fut condamné à mort par un tribunal nazi et frappé d’interdiction professionnelle à Berlin-Ouest pour avoir écrit contre la bombe H américaine. Député en RDA, connu pour ses travaux scientifiques, il eut l’occasion dans ses cours sur la philosophie des sciences de critiquer une conception sclérosante du matérialisme dialectique et son franc parler lui valut la sympathie des étudiants. Ne cachant pas ses divergences avec les prises de position officielles du SED, il ne tarda pas à s’attirer l’hostilité des autorités : exclu du parti en 1964, de l ‘université puis de l’Académie en 1966, il est actuellement assigné à résidence et ne peut sortir sans surveillance policière, même pour une simple promenade. Pourtant, R. Havemann n’a aucune intention de quitter son pays, même s’il affirme que « le régime est complètement discrédité  » que « ce type de socialisme existant n’est pas viable ». En dépit des mesures dont il a fait l’objet, il demeure communiste, développe des thèses proches de celles de R. Bahro et se déclare un « incorrigible optimiste ». Sa conclusion mérite d’être méditée : « Je vis en RDA et ne suis d’accord en rien avec ce « socialisme réel ». Et pourtant je considère la RDA avec son socialisme tel qu’il est comme le seul Etat allemand porteur d’avenir. »

Le Mur : un personnage de roman

Jürgen Fuchs ( né en 1950) fut exclu du parti en 1975, arrêté en 1976-1977 pour injures à l’Etat, déchu de sa nationalité est allemande et expulsé à Berlin-Ouest. Son Procès-verbal d’un duel est le récit minutieux, kafkaïen, de son arrestation et des interrogatoires auxquels il a été soumis. Ecrite sous forme de journal, son œuvre parvient à restituer magistralement la froideur des procès-verbaux, la brutalité des questions. L’histoire se mêle au rêve et il ne sait plus finalement s’il s’agit de sa propre histoire ou si on l’a arrêté à la place d’un autre. Chaque question le déchire : « Dépressions, monologues intérieurs presque forcés. J’avais un enfant, j’avais une femme. L’espoir bourreau. Il vous déchire, infatigable. » C’est l’absurdité d’un climat de méfiance, de censure qui l’entoure, mais aussi une réalité politique dans laquelle il ne se reconnaît plus qu’il tente de dévoiler. Sa prose glaciale blesse comme un couteau.

Les fils meurent avant les pèresde Thomas Brasch témoigne du même malaise. Né en 1945 en Angleterre, fils de juifs autrichiens communistes qui choisirent de se fixer à Berlin-Est, il fut renvoyé de l’université pour ses opinions « existentialistes », arrêté en 1968 pour propagande contre l’Etat, mis en liberté surveillée. Apprenti serrurier puis collaborateur des archives Brecht, il appartient à ces écrivains « indésirables » que l’on a contraints à partir pour Berlin –Ouest. Dans ses nouvelles, on retrouve la même économie de moyens que chez Fuchs. Ses personnages sont englués dans un quotidien qu’ils veulent fuir sans cesse, et la beauté de ses récits tient à cet équilibre entre la pauvreté des gestes et les illusions qui s’épanouissent. D’abord la plus grande et la plus dangereuse : passer de l’autre côté du Mur, qui devient un personnage presque fantomatique. De cet au-delà du Mur, ils attendent tout, mais sentent au fond d’eux-mêmes qu’il n’apportera rien.

Hans Joachim Schädlich (né en 1935) n’a pu publier ses textes en R.D.A. Lui aussi s’en prend à l’histoire quotidienne en y mêlant l’ironie la plus cinglante et l’absurdité. Dans chaque description, on sent sourdre un élément cruel, une violence retenue. Son style est d’une étonnante plasticité. Censé reproduire un discours d’hommage funèbre écrit pour un obscur fonctionnaire du tsar, il imite à la perfection le langage officiel soviétique et parvient à rendre le quotidien le plus pauvre obsédant.

En lisant à la suite ces trois romans, on ne peut s’empêcher de songer sans cesse aux récits de Kafka : même froideur, mêmes descriptions minutieuses, même absurdité qui font mal. La bureaucratie, ses mécanismes sont élevés jusqu’au fantastique. Le Procès-verbal d’un duel de Fuchs fait songer irrésistiblement à la Description d’un combat de Kafka ou à la machine de la Colonie pénitentiaire. Quant à l’expérience de chaque personnage, elle est proche de celle de Joseph K. : même sentiment d’étrangeté par rapport à un réel absurde et menaçant, même angoisse de la réification.

Assurément, ces écrivains, par leurs protestations, leurs romans, tracent de leur condition, de leur quotidien une fresque profondément triste. La similitude de leurs visions, de leurs images, de leurs procédés témoigne de la profondeur de ce malaise qu’ils expriment. Plusieurs remarques s’imposent néanmoins : s’ils critiquent durement leur société, c’est parce qu’ils estiment que c’est dans son sein que peut naître quelque chose de différent. Enfin, il serait souhaitable que ce projecteur braqué sur ce « malaise » exprimé par certains écrivains est-allemands soit pour nous l’occasion de découvrir les plus anciens ou les autres. Contestataire, critique, toujours sans complaisance, la littérature d’Allemagne démocratique mérite d’être traduite et enseignée.

Jean-Michel PALMIER

Tentative d’approche de Hans Joachim Schädlich – Gallimard
Les fils meurent avant les pères de Thomas Brasch – Hachette/POL
Procès-verbal d’un duel de Jürgen Fuchs – Flammarion
Etre communiste en Allemagne de l’Est de Robert Havemann – Maspéro
L’Alternative de Rudolf Bahro – Stock
Littérature du Dépaysement de Claude Prévost – EFR
La vie sans contrainte de Kast de Volker Braun – EFR

lemurdeberlin.jpg Le mur de Berlin construit en 1961- détruit en 1989

Extrait de Retour à Berlin – J-M Palmier, pages 242-243.

Falkensteinstrasse

Une rue du vieux Kreuzberg, où j’ai souvent habité, et qui ressemble à toutes les autres du quartier. Bordée d’une longue suite d’immeubles noircis aux façades léprosées, elle s’arrête brutalement au pied du mur face à l’ancien pont. La foule se presse à la sortie du métro Schlessisches Tor, terminus de la ligne surnommée l’Orient-Express car elle traverse le quartier turc. Ouvriers, enfants, vieilles femmes, punks multicolores s’engouffrent dans ces vieux immeubles dont beaucoup étaient promis à la pioche des démolisseurs. La station de métro, en briques rouges recouvertes de suie comme les églises de Kreuzberg, n’est pas sans beauté avec son étrange portail de cathédrale. A l’angle des rues se sont ouverts de petits magasins turcs. Le croissant et l’étoile voisinent avec les réclames de bière et de cigarettes tandis que l’odeur du kebbab grillé se mêle à celle des frites et des innombrables sortes de saucisses que chaque Berlinois identifie d’un regard. Et c’est l’hésitation entre une Bratwurst, une Dampfwurst et une Currywurst qui signale immédiatement au marchand l’étranger. A quelques mètres, l’étendue grise du mur. Un mirador en bois domine la rivière. Un panneau indique que cette voie d’eau appartient à la R.D.A. Non loin de la grille, une croix de bois rappelle qu’un inconnu fut abattu ici en franchissant la Spree.Les mouettes se perchent sur la croix, plongent dans l’eau grise et se confondent avec la neige qui recouvre les quais. A la moindre présence humaine, elles s’envolent et se posent plus loin, sur de vieilles caisses. Une péniche chargée de sable surgit dans le brouillard, comme un long cercueil noir. Sur l’autre rive, on aperçoit de vieux immeubles désaffectés dont les fenêtres ont été murées. Les immeubles de Berlin-Est sont perdus dans la brume d’où n’émerge que le minaret de l’antenne de télévision de l’Alexanderplatz. Le pont est barré et seuls quelques résidants de la R.D.A. l’empruntent. Un soldat l’arpente inlassablement.

Jean-Michel PALMIER

La crise engendre –t-elle des monstres ?

10 avril 2009

   Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2711 du 8 au 15 novembre 1979

  kingkong.jpg      drmabuse.jpg   

                                     levampirededsseldorf.jpg     

          Les crises économiques – comme le sommeil de la raison de Goya – engendrent-elles des monstres ? Sans doute peut-on difficilement établir à quels événements sociaux ou économiques a correspondu l’apparition de telle ou telle créature monstrueuse, du symbolisme de l’Apocalypse au bestiaire fantastique du Moyen Age.

King Kong

          Mais est-ce un hasard si, aux Etats –Unis la grande dépression fut suivie d’un intérêt indiscutable pour le fantastique ? Même si on oublie trop souvent qu’il y a derrière l’imagination la plus débridée un contexte social que l’on brise, que l’on transpose ou que l’on fuit. Ainsi King Kong. Ainsi King Kong tel qu’il fut conçu par Edgar Wallace et Merian C. Cooper en 1932. Du film on a retenu – il s’agit bien sûr du premier King Kong et non du hideux remake qui en a été tiré – le fantastique et la poésie. Car King Kong est plus qu’une bête. Il détruit mais il aime, il désire, il souffre. Et le spectateur, outre la séduction qu’exercent les clairs-obscurs et les admirables plans montrant sa rencontre avec la Femme, ne peut s’empêcher de succomber à cette magie. Du coup, on oublie certains détails significatifs du roman. Par exemple, cette Anne Darrow qui va affronter l’amour du monstre, pourquoi se lance –t-elle dans cette invraisemblable expédition ? Pour fuir l’Amérique des marathons de danse que décrit Mac Coy, mais aussi la crise et la misère, qui l’ont poussée à tenter de voler une pomme à un étalage. Et que cherchent les autres participants ? Ils cherchent à oublier dans ce voyage au bout du monde, les visages gris des rues de New York, la pauvreté et le désespoir. Si l’on néglige ce contexte particulier de l’Amérique des années 30, il est certain que l’on ne peut comprendre ce que signifia le film dans une Amérique en proie à la panique, au désarroi, avide de rêves et d’horizons nouveaux.

Le vampire de Düsseldorf

          Toutefois, c’est sans doute le délabrement social, économique et politique de l’Allemagne des années 20 qui constitua l’une des plus fructueuses pépinières de créatures monstrueuses. Sans doute serait-il exagéré de leur donner un sens politique précis ou d’établir entre ces films et la situation allemande entre 1919 et 1930 des rapports trop étroits. Siegfried Kracauer, en dépit de son érudition, n’échappe pas à ce danger quand, dans son livre De Caligari à Hitler, il tente de montrer qu’une analyse sociologique des films de la période de Weimar aurait permis de prévoir la montée du nazisme.

          Pourtant, il y a des symptômes troublants : le réel se mêle parfois à la fiction à un point rarement atteint. Les meurtriers sadiques de Hanovre et Düsseldorf, Fritz Harmann et Peter Kürten semblent tout droit sortis de ces films d’horreur. Ils ne dépareraient pas une nouvelle de Hans Heinz Ewers , cet écrivain fantastique qui connut une surprenante gloire dans les années les plus sombres de l’Allemagne de Weimar en éclaboussant le visage des petits bourgeois de sexualité et de sang. Est-il si étonnant que l’apogée de la renommée d’Ewers, qui devint un écrivain nazi, corresponde justement à la crise qui ravage l’Allemagne ? Il faut d’ailleurs remarquer que les monstres naissent toujours avant la crise, rarement pendant, quelque fois après.

Le Dr Mabuse

          En Allemagne, c’est dès le lendemain de la guerre de 1914 qu’apparaît cet étonnant climat de fantastique et d’épouvante qui séduit les masses. L’Etudiant de Prague de Wegener, qui vend son reflet au diable, est né en 1913, Le Golem en 1915,Homonculus en 1916, créatures solitaires et haineuses qui souffrent de n’être pas aimées. Au cinéma du Cabinet du Dr Caligari, les monstres vont envahir l’écran en une longue procession aussi surprenante que fascinante. En 1922, c’est Nosferatu le vampire de Murnau, puis Vanina de Carl Mayer et enfin, la même année le Docteur Mabuse de Fritz Lang.

          Le film de Fritz Lang est étonnamment réaliste. Son héros diabolique évolue dans un décor bien réel : celui du Berlin de l’inflation, du chômage et de la contre-révolution triomphante. On le rencontre dans les boîtes de nuit, les tripots, parmi les aristocrates décadents, les homosexuels et les prostituées. Comment ne pas prendre au sérieux ce texte de présentation du film qui disait alors que le type d’homme décrit correspondait à l’époque, qu’il n’avait pas existé avant et n’existerait peut-être plus après. Pourtant Mabuse n’est pas Hitler, pas plus que Caligari ou Nosferatu. Ce qui importe ce n’est pas de traduire un monstre ou un film en leurs équivalents politiques, mais bien plutôt de s’interroger sur ce que signifie d’un point de vue sociologique et politique cette rencontre entre les crises sociales et économiques d’une part, les flambées d‘irrationnel d’autre part.

          Après l’effondrement de la Bourse de New York et la déstabilisation de l’Allemagne, triomphera la mode des opérettes et des divertissements. Hans Albers devient l’un des symboles du cinéma allemand. Le meurtrier obsédé de M. le Maudit et Marlène – la Lola de l’Ange bleu – seront les deux derniers monstres du cinéma allemand. Puis le réalisme de Pabst et surtout les premiers films communistes brosseront les images du monde meilleur. Il faudra l’avènement du cinéma nazi pour que cet irrationalisme ressurgisse, mais sous d’autres formes.

Requins et fourmis

          Un demi-siècle après, il est tentant de relever certaines analogies. Cette flambée d’irrationnel plus ou moins morbide traverse de nouveau de part en part les sociétés capitalistes. Obscurantisme idéologique, satanisme de pacotille, mysticisme sous toutes ses formes triomphent de nouveau au cinéma : ici le film catastrophe, là, la psychose du diable. Ce ne sont plus que requins mangeurs d’hommes, fourmis géantes, tremblements de terre, incendies apocalyptiques. « Mieux vaut une fin effroyable qu’un effroi sans fin. C’est le testament policier de toute classe agonisante » affirmait Marx. Tout cela n’est pas innocent. Marcel Mauss n’affirmait-il pas que c’est toujours, en définitive, la société qui se paie elle-même de la fausse monnaie de son rêve ?

Jean-Michel PALMIER

 mlemaudit.jpg   mlemaudit2.jpg   mlemaudit3.jpg 

                          mlemaudit4.jpg 

         Scènes et affiche de M. le Maudit de Fritz Lang.

Extrait de Cause commune, 1977/1 La ruse,  Collection 10-18

Peter KURTEN, le « Vampire de Düsseldorf »

I

          Peter Kürten est le second meurtrier sadique qui ait été transformé en légende à l’époque de la République de Weimar. Si son histoire du point de vue psychopathologique est très différente de celle de Haarmann, on ne peut être indifférent aux étranges similitudes qui unissent les deux cas. Du point de vue social tout d’abord: Kürten comme Haarmann est le type du petit bourgeois, de plus en plus menacé par la crise économique, incapable d’adhérer à un parti, d’effectuer un choix politique, mais prêt à profiter de tout pour subsister. Haarmann ressemble à un grand enfant, entièrement dominé par ses fantasmes et son désir de meurtre. Kürten est plus lucide : il est attentif au monde social qui l’entoure. Leurs crimes, aussi sadiques chez l’un que chez l’autre, ont comme décor la misère – Hanovre pour Haarmann, Düsseldorf pour Kürten, les combats de rue entre les communistes et les S.A., la montée du nazisme, le déchaînement de violence qui fait suite à la révolution assassinée par la social-démocratie et la haine du Diktat de Versailles. Si ce fut la décomposition morale et politique de l’époque de Weimar qui permit à Haarmann de commettre impunément ses crimes, il semble que ce soit la vue même des méthodes nazies qui ait poussé Kürten à commettre les siens. Enfin, l’histoire de Kürten comme celle de Haarmann fascina l’Allemagne préhitlérienne et occupe une place particulière dans l’imaginaire de cette époque (2).

          Peter Kürten est issu d’un milieu très pauvre. Son père était alcoolique et, comme Haarmann, il semble avoir nourri une violente haine à son égard. Son enfance se déroule dans la promiscuité sexuelle la plus complète et la violence du père contre la mère. Le père violera sa fille et sera arrrêté pour ce viol. Kürten semble avoir été profondément marqué à la fois par le sadisme que son père exerçait sur sa mère et le viol de sa soeur dont il partageait le lit. Si l’on en croit les biographes de Kürten, c’est très jeune qu’il prit goût au sang. En léchant d’abord les blessures que le père avait infligées à sa soeur, et  en buvant du sang d’animal. Puis il semble s’être blessé lui-même à coups de canif afin de boire son propre sang et égorgea ensuite des animaux pour boire leur sang. Ses premières émotions sexuelles semblent être liées à ce sang qu’il boit, et à toute la fantasmagorie sadique qui l’accompagne. Le jour de ses quatorze ans, il égorge un mouton et se barbouille de son sang. Il semble même qu’il ait utilisé ces animaux égorgés comme objets sexuels et, dès son enfance, semble s’être rendu coupable de plusieurs agressions.
Après avoir quitté sa mère, Kürten vivra en vagabond, volant et refusant tout travail régulier. C’est après la fin de la guerre qu’il semble avoir commis ses premiers crimes. Il tue au hasard des enfants, filles ou garçons, afin de boire leur sang. Les premiers crimes de Kürten provoquent à Düsseldorf une véritable frayeur: on retrouve dans un bois une première petite fille violée, éventrée, au crâne fracassé.  Alors que Haarmann – assez paradoxalement, malgré ses meurtres – ne paraît pas avoir été dénué d’ humanité et de générosité, il semble que Kürten ait éprouvé très tôt une sympathie pour les nazis. Parmi ses victimes figureront des ouvriers communistes qu’il assassine à coups de ciseaux, mais c’est surtout aux femmes qu’il s’attaque, dans les rues, la nuit, et qu’il tue avec la plus extrême sauvagerie. La police semblait incapable de s’emparer de ce meurtrier qui – aux dires mêmes des femmes qu’il avait agressées, mais n’avait pas eu le temps de tuer – « ressemblait à tout le monde ». Le problème était d’autant plus difficile à résoudre que la presse s’ingéniait à terroriser la population et qu’un illuminé s’accusait des crimes pour bénéficier de la gloire macabre de Kürten.

II

          Si Haarmann est d’après la typologie développée par Devereux, le type même du criminel surmoïque, c’est-à-dire, qui tue par angoisse du surmoi et sentiment de culpabilité, afin de cacher un délit mineur – l’homosexualité chez Haarmann, bien que s’y ajoutent de forts facteurs psychotiques – Kürten est au contraire, le type même du criminel psychotique ou névrosé chez qui toute sexualité est vécue comme sadisme et tout sadisme comme sexualité. Kürten ne tue pas seulement une victime : il agresse toute la société par son crime et il n’hésite pas à prendre des risques, à écrire aux journaux pour révéler l’endroit où gisent les femmes qu’il a tuées, et qu’il a enterrées.
          Bientôt le criminel sera poursuivi par la police et des patrouilles organisées par les étudiants. Un climat de suspicion générale s’empare de la population. La tête du meurtrier est mise à prix, pourtant Kürten perpètre toujours ses viols et ses assassinats. Bientôt des émeutes éclatent devant le commissariat de la ville: la population veut le prendre d’assaut estimant que la police est totalement inefficace. On fait appel à la police de Berlin, mais Kürten parvient à déjouer toutes les rafles. Il s’attaque aussi bien à des prostituées qu’ à des fillettes de cinq ans, écrit aux journaux mais aussi aux parents pour expliquer comment il les a tuées. La panique atteint son comble en novembre 1929, quand il apparaît nettement que la police est toujours aussi inefficace    dans sa chasse au meurtrier. Les descentes de polices dans les hôtels borgnes, les meublés, les maisons closes, les tavernes, les contrôles d’identité parmi les souteneurs, les repris de justice et les voleurs restaient sans résultat. On eut beau arrêter tous les graphomanes et les déséquilibrés, Kürten n’était pas parmi eux. Il travaillait alors comme camionneur, et était marié avec une serveuse de brasserie.
          C’est par le plus grand des hasards que la police fut mise sur sa piste. Une vieille femme reçut une lettre qui ne lui était pas adressée et dans laquelle une jeune fille avouait à son amie avoir été violée par un homme qui venait de la tirer d’une agression. La police n’eut aucun mal à retrouver la jeune fille et à découvrir le domicile où Kürten l’avait emmenée. Il avait avoué à sa femme, surprise de le voir rentrer encore ensanglanté, qu’il était le meurtrier, la menaçant de la tuer si elle le dénonçait. Kürten fut arrêté le jour même. Il avoua ses crimes avec une espèce de gloriole. La population continua à manifester devant le commissariat, exaspérée par le cynisme du criminel : elle voulait faire justice elle-même.
          Après avoir défrayé la chronique, Kürten sembla vite oublié. Incarcéré, il était observé par des psychiatres tous les jours, lisait les journaux et se réjouissait des articles qui lui étaient consacrés, posait des questions sur la montée du parti nazi et les succès d’Adolf Hitler. On avait établi entre-temps qu’il était coupable d’au-moins neuf assassinats, une vingtaine d’agressions, et des incendies qui avaient éclaté dans la région de Düsseldorf.

III

          Le 5 novembre commença l’expertise médicale. On fit appel aux plus grands psychiatres allemands et autrichiens. Psychiatres et psychanalystes se disputèrent sur le cas et durent reconnaître qu’il était impossible de considérer Kürten comme un schizophrène ou un paranoïaque. Il fut déclaré « pathologiquement normal »!

          Le procès s’ouvrit à Düsseldorf le 13 avril 1931. Il raconta poliment son enfance au tribunal, relata ses crimes avec la plus parfaite indifférence. Quand on lui demandait comment il avait pu commettre ces assassinats horribles, il répondait seulement : « J’ai agi sous le coup d’une émotion intense, suivie d’une bienfaisante détente. » Il semble que Fritz Lang obtint une permission spéciale pour assister au procès. Il songeait à en tirer un film. Kürten suivit son procès avec la plus parfaite indifférence, heureux d’en être la vedette. Il écoutait avec un air amusé les diagnostics des psychiatres et parfois reprenait leurs termes pour expliquer son cas, mais sans y croire : il cherchait seulement à éviter la peine de mort. Au cours des discussions, il prit parti pour les psychanalystes et souligna les événements de son enfance qui l’avaient prédisposé aux meutres : le sadisme de son père, sa promiscuité avec sa soeur, la violence dont il était l’objet, celles que la société lui avait fait subir. Sa femme déposa en sa faveur, affirmant qu’il y avait en lui une dualité, un homme bon et une bête sauvage, que dans leur vie commune, c’était l’homme bon qui avait dominé. On fit même venir le père de Kürten, de l’asile de vieillards où il vivait. Peter Kürten demanda à ne pas assister à l’audience. Quand comparu la dernière victime de Kürten, la jeune fille qu’il avait violée sans la tuer, et qui avait permis son arrestation, il cria à la salle et à sa victime qu’il regrettait de ne pas l’avoir tuée et de ne pas avoir bu son sang. Avant la délibération du jury, Kürten s’adressa encore aux jurés et leur demanda de le juger en leur âme et conscience, mais en pensant :  » Que serais-je devenu, si j’avais passé ma jeunesse dans les mêmes conditions que que Peter Kürten ? ». Il fut condamné à mort. La grâce lui fut refusée. IL écrivit aux parents des victimes pour demander de lui pardonner ses crimes et il obtint l’absolution de l’aumônier de la prison. C’est en se débattant qu’il monta à la guillotine.

IV

          Aussi différents qu’ils soient, ces meutres frappent par de nombreuses analogies. C’est presque à la même époque que Haarmann et Kürten accomplissent leurs crimes. Tous deux sont issus du même milieu, présentent la même hérédité sociale -familles pauvres, promiscuité sexuelle, alcoolisme, haine du père, violences exercées dans leur enfance - et font preuve du même sadisme. les récits des crimes de Haarmann comme de Kürten éveillent l’horreur car, jusqu’au moment de leur condamnation, ils ne semblent pas avoir éprouvé le moindre sentiment de pitié ou de remords à l’égard de leurs victimes. Enfin, ces meutres se déroulent dans le contexte social de la montée du nazisme, des combats de rue, de la décomposition sociale des institutions. Haarmann parvient à commettre ses crimes parce qu’il possède une carte de policier et Kürten ne sera arrêté que par hasard. On comprend que l’horreur de ces crimes ait frappé l’imagination et que, dès les années 1930, Haarmann et Kürten soient devenus de véritables légendes.
          Quelles que soient les divergences que présentent leurs histoires respectives, ce qui frappe dans le rapprochement de Haarmann et Kürten, c’est la communauté du style de leurs crimes – sadisme, mutilation de corps (Haarmann coupe ses victimes en morceaux, Kürten tranche les oreilles, décapite les fillettes qu’il viole) – et la difficulté de les aborder sur le plan de la psychopathologie. Les diagnostics des psychiatres ont sur ce point quelque chose de tristement comique : ils ne peuvent que constater l’apparente normalité de criminels qui ne semblent entrer dans aucun cadre nosographique précis.
          Mais le plus étrange, c’est finalement la parenté entre le style de ces crimes, les fantasmes qui hantent les oeuvres cinématographiques et littéraires des années 20-30  et les premiers meurtres perpétrés par les nazis. Si nous sommmes loins d’accepter toutes les analyses que Siegfried Kracauer, dans son livre De Caligari à Hitler, a consacrées au cinéma expressionniste, certaines intuitions trouvent pourtant dans la réalité de surprenantes vérifications. Avant d’être immortalisé par Fritz Lang dans M. le Maudit, Kürten aurait été digne de servir de modèle aux créatures diaboliques qui hantent le cinéma expressionniste des années 20. Les crimes de Haarmann et de Kürten sont en effet dans la lignée de ceux de Caligari et de son automate, la furie du sang de Kürten rappelle celle de Nosfératu et tous deux sont finalement proches de Jack l’éventreur qui apparaît dans le film de Leni, le Cabinet des figures de cire, ou Lulu de Pabst. Analogies superficielles ? Mais comment ne pas être frappé par l’invraisemblable concordance qui existe entre le style  de ces crimes et les romans de Hanns Heinz Ewers qui, à cette époque, sont les plus populaires en Allemagne : même sadisme, mêmes fantasmes de viol, même fantasmagories du sang. Quoi d’étonnant si aujourd’hui, ont est tenté de comparer les styles de ces crimes avec l’Allemagne hitlérienne. Les nazis hériteront de la mystique du sang d’Ewers – mystique aussi raciste que sadique chez l’auteur de la Mandragore et de l’Apprenti sorcier – et il n’est finalement pas étonnant qu’Ewers lui-même se soit rallié au nazisme.
          Sans prétendre apporter une réponse à cette question de l’identité de style des crimes de Haarmann et Kürten avec les fantasmagories littéraires de l’époque et les méthodes nazies, il nous semble utile de rappeler quelques-unes des thèses, avancées dès 1940, par Georges Devereux dans un article consacré au « négativisme social et à la psychopathologie criminelle » (3)

V

          G. Devereux tente de saisir la logique du négativisme social survenant chez des névrosés ou des psychotiques. Il distingue deux types de personnalités criminelles: le premier correspond au criminel qui, prenant conscience des incohérences de son milieu social, le devance en quelque sorte, le second corrrespond à la personnalité criminelle dont les actions semblent dues à une crise de transplantation. Dans tous les cas, le crime apparaîtra comme la conséquence d’un conflit et le style du crime sera en rapport avec le conflit et la société elle-même, à tel point qu’il est possible de parler d’une relation fonctionnelle entre le crime et la société.La répétition du même crime ne pourrait s’expliquer seulement par des facteurs individuels – il y a d’ailleurs, finalement peu d’analogies au niveau de l’inconscient chez Haarmann et Kürten, l’un tue vraisemblablement par angoisse du surmoi pour cacher son homosexualité, l’autre ne peut concevoir de rapports sexuels que sous forme de crimes, la blessure étant considérée plus ou moins comme un sexe – mais par des facteurs sociaux. C’est finalement le milieu social qui non seulement est à l’origine du conflit contre lequel le criminel réagit, mais qui semble lui donner son style. Devereux affirme qu’un crime porte l’empreinte de son auteur, lui appartient comme un poème écrit par lui. Il pousse même l’analogie plus loin en considérant que, de même que l’auteur est contraint de se plier à une structure grammaticale, le criminel est contraint de se plier à une structure sociale, même lorsqu’il la nie. Le criminel sera donc plus ou moins contraint de reproduire, dans sa déviance même, la norme  sociale et Devereux montre à partir de plusieurs exemples qu’un crime qualifié de psychotique peut paraître « normal » ailleurs, que le caractère choquant que l’on ressent devant tel ou tel crime vient précisément du fait qu’il semble échapper à notre logique. Or, précisément, les crimes de Haarmann et de Kürten sont-ils vraiment déviants ? Il est difficile de l’affirmer : ils reproduisaient finalement le style même des meurtres nazis ou les anticipaient. Kürten assassinera des ouvriers communistes comme il avait vu les S.A. le faire et les voisins de Haarmann semblent, inconsciemment, deviner la provenance de la viande qu’il leur distribue si généreusement : ils le lui disent en plaisantant. Aussi Devereux affirme-t-il que le caractère déficient du criminel ne peut être affirmé qu’en faisant abstraction de la nature de son crime qui, elle, est sociale. Tel est précisément le cas de Haarmann et de Kürten qui embarasseront les psychiatres les plus honnêtes, convoqués comme experts et qui devront reconnaître, malgrè l’horreur qu’éveillent leurs crimes, qu’ils ne semblaient guère différents de la majorité des gens. 
          Le critère fondamental qui déciderait donc du passage ou non au comportement déviant et criminel serait l’acceptation ou le refus de la société. S’il existe une identité au niveau de l’inconscient entre le chirurgien, le boucher et le criminel – est-il besoin de rappeler qu’on qualifie un mauvais chirurgien de boucher, un crime horrible de boucherie et que l’anatomiste du Moyen Age passait pour un vampire fou. – ce qui les différencie, c’est le niveau hiérarchique de leurs sublimations : excellente chez le chirurgien, moyenne chez le boucher, nulle chez le criminel. Le crime apparaîtrait donc dans cette perspective comme la non-sublimation absolue par rapport à la réalité. Mais, ici encore, il faut modérer cette affirmation car l’adaptation à la réalité au sens freudien ne recouvre pas l’adaptation à la réalité sociale. Celle-ci peut apparaître comme morcelée, divisée et infiltrée d’imaginaire. Que pouvait signifier justement, entre 1925 et 1930, l’ »adaptation à la réalité », alors que celle-ci était fondamentalement contradictoire, qu’un monde était en train de mourir et un autre de naître ? Sans doute Ewers est-il un écrivain qui se situe dans la postérité de l’Expressionnisme, mais ses fantasmes, sa sensibilité, son sadisme, son idéologie vont à la rencontre de la réalité nazie. La cruauté qu’il exalte, le sang qu’il transforme en mythe et dans lequel ses lecteurs se vautrent, n’annoncent-ils pas déjà la venue du « temps des assassins »? Devereux remarque justement :

 » C’est pourquoi trop souvent la seule différence entre l’individu bien adapté et « sublimé » et le « déviant » non « sublimé » tient à ce que le premier accepte – souvent bien trop complètement – la réalité de la société, alors que le second ne l’accepte pas, encore qu’il soit parfois parvenu à un degré d’acceptation beaucoup plus élevé en ce qui concerne certains ordres de la réalité non sociale. (4) »
          Tels sont précisément les cas de Haarmann et Kürten qui, dans la phase de destruction générale des valeurs et des institutions qui caractérise l’époque de Weimar, sont en conflit avec la société qu’ils rejettent et qu’ils assassinent presque mécaniquement à travers des victimes isolées et qui leur sont finalement indifférentes, mais dont l’imaginaire sadique est adapté, mieux adapté même que celui de n’importe quel petit-bourgeois allemand qui se délecte à la lecture d’Ewers – à la réalité nazie en gestation et dont ils comprennent inconsciemment les mécanismes. Ni Haarmann ni Kürten n’ont véritablement de conscience politique, mais ils perçoivent parfaitement l’origine sociale de leur conflit, le caractère apocalyptique de leur vengeance par le crime contre cette même société, et il n’y a rien d’étonnant à ce que Kürten, même en prison, interroge ses gardiens sur les progrès du parti nazi; il perçoit confusément que sa démence et ses crimes, le sadisme et la cruauaté qu’on lui reproche pourraient ne plus être déviants si une nouvelle réalité et ce nouvel imaginaire qu’il a perçus par bribes à travers les premiers meurtres nazis venaient à se généraliser. Tel est justement l’une des causes de l’intérêt que Fritz Lang portera à Kürten – comme nous le montrerons plus loin – et qui consistait à voir dans son histoire et ses crimes l’annonce de la nouvelle Allemagne.
          On pourrait rétorquer à cette argumentation que Haarmann dans un régime nazi aurait aussi été arrêté, que Kürten aurait été aussi exécuté. On peut citer de nombreux extraits du code pénal nazi qui montrent la sévérité extrême dont faisaient preuve les nazis envers les délinquants. Citons quelques exemples : dès 1932, la Chambre des médecins de Wurtemberg se prononçait en faveur d’une stérilisation légale des « gens de valeur inférieure ». Cette pratique ne fut effective qu’à partir du 14 juillet 1933, date à laquelle la loi fut votée. Elle prévoit notamment la castration des épileptiques, schizophrènes, maniaco dépressifs et de tous les gens atteints de tares congénitales. Le troisième article prévoyait son extension aux alcooliques. Il est évident que la loi fut en fait appliquée par vengeance aussi bien sur des adversaires politiques que sur des personnes ne présentant pas le moindre trouble mental – les prostituées par exemple. Les criminels sexuels étaient les premiers visés par cette législation, et les statistiques le prouvent. C’est d’ailleurs en référence à Kürten que les nazis firent voter la loi. Si l’on en juge par les chiffres (5),on castra, en 1935,  50 criminels sexuels, en 1936, 1116, dont 313 à Berlin. Rappelons en passant que cette loi fut approuvée par le Pape Pie XI. Lorsqu’on étudie de très près les statistiques du Bureau national à l’époque de Hitler, on est frappé par le contraste entre le rigorisme moral prôné par le nouveau régime et l’invraisemblable augmentation du taux de criminalité en Allemagne. Non seulement les nazis eux-mêmes se plaçaient au-dessus de ce code et les crimes commis par des membres du parti, contrairement à ses statuts, ne furent pratiquement jamais poursuivis, mais tout se passe comme si les criminels eux-mêmes, quelle que soit la sévérité des lois, n’aient pas cru à ce code moral, sachant parfaitement qu’il était impossible de leur reprocher des méthodes qui étaient celles du régime. Sur ce point la communion dans le sadisme des nazis et des grands criminels de l’époque était indéniable, à tel point que l’on ne peut qu’être frappé que cette formidable machine populaire qu’était la Gestapo ait été absolument incapable de procéder à l’arrestation de ces criminels. L’exemple  le plus célèbre est celui de Bruno Luedke, le plus grand « criminel sexuel » de l’époque hitlérienne, qui fut arrêté par hasard en 1943 et qui avoua 84 crimes commis à Berlin. Si la juridiction nazie était d’un rare sadisme, les nazis furent incapables d’ arrêter les grands criminels à tel point qu’on est confondu en examinant le cas de Bruno Luedke : aucun inspecteur ne songea à établir un lien entre les 84 crimes identiques – viol après mort par strangulation. Ceci nous amène à mettre en question, en dépit des lois, des valeurs proclamées, l’ »assainissement des moeurs », que la NSDAP prétendait avoir réalisé. Il faut bien reconnaître à partir des statistiques établies par le Bureau national que cet  » assainissement » n’a jamais existé dans les faits. Cette complicité tacite entre les nazis et la pègre était telle que, dans les camps de concentration, les S.S. utilisaient systématiquement les criminels pour torturer les politiques et que, à la fin de la guerre, les criminels furent automatiquement incorporés dans la S.S., de plein droit.
          Il est donc posssible de comprendre, à partir de ces remarques de G. Devereux, l’étrange parenté qui semble exister entre les crimes de Haarmann, de Kürten et ceux des nazis. Révoltés contre une société en pleine décomposition, leur imaginaire fait déjà partie de la réalité nazie et c’est en ce sens qu’ils peuvent être qualifiés de déviants à l’égard de la réalité sociale mais d’adaptés par rapport à l’imaginaire qui peu à peu se développe au sein de la petite-bourgeoisie et qui culminera dans les premières manifestations de barbarie collective. L’expression négativisme social, utilisée par Devereux, résume assez bien leur cas : Haarmann et Kürten ne sont sans doute pas fondamentalement différents de la plupart des petits-bourgeois allemands qui font voter pour Hitler et qui ferment les yeux à la violence nazie, c’est bien ce que concluera l’expertise psychiatrique, mais ils s’opposent par leur comportement criminel à la société tout entière. Haarmann veut « prendre sa vengeance sur la vie », Kürten exercera sur ses victimes et la société elle-même le sadisme que son père a exercé sur lui. Devereux remarque non sans raison:
          « Lorsqu’un individu est assez intelligent pour reconnaître ou du moins assez perceptif pour sentir que l’agent traumatisant n’est pas un individu, mais la société ou la culture déréistique et structurellement incohérente à laquelle il appartient, on doit s’attendre à ce que son agression soit dirigée contre l’instance qui assigne à certains individus le rôle de traumatiser d’autres, et non contre l’individu qui se trouve n’être qu’un simple agent de la société traumatisante. » (6)
          La déviance systématisée est donc non une simple agression contre l’individu, la victime, mais contre la société tout entière. dans ce type de crimes, le choix de la victime est tout à fait secondaire:
           » Le choix de la victime est déterminé dans une large mesure par l’occasion et par d’autres motifs secondaires. Le négativisme social s’exprime à un niveau d’abstraction assez bas et aux dépens de membres de la société choisis presque au hasard (…) Une partie du bénéfice névrotique que procure ce genre de crime est constitué par le chagrin que le comportement du criminel cause à la famille et à ses proches (7). »
          A leur manière, Fritz Haarmann et Peter Kürten furent aussi les fossoyeurs de la République de Weimar. parias du monde bourgeois, héros de la misère et du crime, ces deux meurtriers, qui s’acharnèrent à jouer leurs « rôles flamboyants », étaient non seulement le produit de leur époque, mais aussi les annonciateurs de ce temps que Rimbaud a prophétisé comme « celui des assassins. »

Jean-Michel PALMIER

(2) Et de la nôtre aussi, car son histoire vient d’être transformée en une biographie romancée : Le vampire de Düsseldorf, par Marcel Schneider et Philippe Brunet, Pygmalion, 1975.
(3) Repris dans Essais d’éthnopsychiatrie générale, Gallimard, 1970.
(4) ibidem p. 111.
(5) Chiffres donnés par les Drs Yves Ternon et Socrate Helman in les Médecins allemands et le national-socialisme, Casterman. 1973. Cf aussi H-P Bleuel : Das Saubere Reich, Scherz Verlag. 1972.
(6) Ibid. p. 117
(7) Ibid. p. 120

Budapest 1919 : l’an 01 d’une avant-garde.

4 avril 2009

En marge de l’exposition Paris-Moscou, article paru dans Les Nouvelles littéraires N° 2712 du 16 au 22 novembre 1979.

 parismoscoucgp79g.jpg     150pxnyugat19081.jpg Premier N° de la revue NUYGAT
Catalogue de l’exposition PARIS-MOSCOU – 1979 – Centre G. Pompidou

 Budapest 1919 : l’an 01 d’une avant-garde.

          Jusqu’en 1914, la Hongrie, ou plutôt la monarchie austro-hongroise est un pays qui, tout en s’engageant dans la voie du capitalisme, garde ses structures féodales. Les courants modernistes y sont honnis comme une insulte à la tradition, à l’Empire. La langue officielle est l’allemand, la culture, celle de Vienne. Si les intellectuels aiment parler français, il n’y a guère que les paysans qui parlent le hongrois et qui gardent vivante la tradition nationale.

          Comme la Hongrie semble paralysée par la toute-puissance du système féodal, c’est dans la culture que sont projetés les rêves les plus fous. C’est elle qu’on tente de bouleverser à défaut de changer la société. Dans ce contexte, une revue et un poète vont brusquement devenir les signes de ralliement pour tous ceux qui aspirent à une transformation sociale : le groupe du Nuygat et Endre Ady.

          Nuygat (Occident), c’est d’abord une brèche dans les formes traditionnelles de la culture hongroise. Face à une tradition surannée, la revue et le groupe qui l’anime s’ouvrent sur l’Occident. On y commente Nietzsche, Bergson mais surtout le symbolisme. Parallèlement à ces revues littéraires, d’autres revues, plu sociologiques telle la Huszadik Szazad (Vingtième siècle) ou la Société des sciences socialesse développent, élargissant cette brèche et la lutte contre le conservatisme. Au moment où Bartok et Kodalyi recueillent des documents sur la musique populaire hongroise, de jeunes intellectuels s’efforcent de donner naissance à un théâtre hongrois. Parmi eux, on rencontre Georg Lukacs. Nuygat n’est qu’une revue artistique, mais elle devient le symbole de ceux qui rêvent de modernité et de renouveau, sinon de révolution. Lorsque Endre Ady publie en 1906 ses Poèmes nouveaux (Uj Versek), le recueil fait figure de manifeste. Il devient un objet de scandale ou de culte. Etre pour ou contre Ady, c’est prendre position sur la modernité, sur la littérature hongroise, sur ce qu’on attend de la Hongrie elle-même.

          La jeunesse ne s’y trompe pas qui fait d’Ady son idole, son maître. Désormais, tout le mouvement du Nuygat portera son inspiration. Parmi ses admirateurs les plus fervents, on trouve le jeune Lukacs. C’est même là un fait unique : Ady est le seul poète d’avant-garde qu’il admirera réellement, car il voit en lui le porte-parole de toute une vision du monde. Mais à l’époque c’est vers l’Allemagne comme beaucoup de jeunes intellectuels de sa génération (tel Béla Balazs) que se tourne Lukacs. En allant à Berlin puis à Heidelberg, en se liant avec Bloch et Weber, Lukacs semble quitter complètement l’horizon culturel et politique hongrois. En fait, il n’en est rien. Il est vraisemblable que la certitude de l’impossibilité d’une révolution en Hongrie, sa haine du capitalisme sont à l’origine de l’affirmation de la vision tragique du monde de l’Ame et les Formes, de l’espoir messianique qu’il cherche chez Dostoïevski et que l’on retrouvera dans sa Théorie du roman.

          Pourtant cette révolution va venir. Elle éclate le 31 octobre 1918 sur les ruines de la monarchie austro-hongroise. Mais le comte Karolyi, qui incarne la révolution bourgeoise démocratique ne peut non plus se maintenir. Face aux exigences de l’entente, à la menace d’occupation de la Hongrie, il ne bénéficie pas d’un soutien populaire assez grand. Ce soutien, seul le Parti communiste hongrois et son leader Béla Kun peuvent réellement l’obtenir. Ce Parti communiste hongrois fut pendant longtemps sous-estimé de même que son fondateur – qui aujourd’hui encore demeure une figure énigmatique. Karolyi fut pourtant obligé de remettre le pouvoir au prolétariat. Béla Kun, alors emprisonné, devenait chef du gouvernement. Cette « Commune » allait durer 133 jours avant d’être anéantie dans le sang par la vague de répression qui suivit.

          C’est dans ce contexte extrêmement dramatique que se situe l’Activisme hongrois. Ady est mort le 27 janvier 1919. Il n’a pas eu la joie d’assister réellement à l’effondrement de la monarchie des Habsbourg. Toujours aimé par la jeunesse, c’est pourtant une nouvelle génération, une nouvelle avant-garde qui désormais occupe le devant de la scène. Le symbolisme est devenu presque quelque chose de classique. Lajos Kassak, chef de la véritable avant-garde hongroise, déclare la guerre non seulement à la bourgeoisie, mais à toutes les vieilles formes artistiques. S’il a le sentiment d’être encore seul, isolé en Hongrie, il n’en est pas moins persuadé que dans les autres pays, les futuristes, les expressionnistes, les dadaïstes, les constructivistes sont ses frères, ses compagnons d’armes. Influencé par la revue allemande pacifiste Die Aktion de Pfemfert, il crée A Tett (l’Action) en 1915. Le journal sera interdit en 1916 après dix sept numéros. Mais le mouvement est né. L’art et la politique y sont étroitement associés. Qualifié d’ « anarchiste », Kassak va créer en 1916 MA (Aujourd’hui) qui deviendra l’une des revues d’avant-garde les plus importantes de toute l’Europe des années 20. Autodidacte, poète génial, inventeur de formes, Kassak est capable de reconnaître dans chaque pays ce qui représente réellement l’art moderne. Il s’est voulu le point de rencontre de toutes les avant-gardes européennes et lui-même y joua un rôle déterminant. Comme peintre, comme poète, comme écrivain, comme théoricien, il est exceptionnel. La révolution éclate dans toutes les formes, qu’il s’agisse de la couleur ou de la ligne, de la syntaxe ou du dessin. Ils se veulent révolutionnaires aussi bien en politique qu’en art. « Nous nous érigeons consciemment en rectificateurs de vie. » affirme la revue en 1918.

Une exigence essentielle

          L’étude des polémiques entre l’avant-garde politique et l’avant-garde artistique hongroise, le rôle qu’ y joua Lukacs – comme arbitre le plus souvent – sont des questions passionnantes. Aujourd’hui encore, ces rapports font l’objet de polémiques assez vives parmi les historiens. Révolutionnaires en art, les activistes groupés autour de Kassak se voulaient aussi les porte-parole d’une révolution idéaliste et messianique qui embraserait tout l’univers. MA avait lancé, dès 1919, une « Proclamation en vue d’une République communiste ». Ils souhaitaient dans une certaine mesure, comme l’avant-garde soviétique, se faire reconnaître comme art révolutionnaire par le Parti communiste lui-même. Dans un article intitulé Pour avertir, Lukacs affirmait que le commissariat à l’Instruction publique ne faisait de différence qu’entre la bonne et la mauvaise littérature et qu’il ne s’agissait pas de mettre au rebut Goethe et Shakespeare sous prétexte qu’ils n’étaient pas des « écrivains socialistes. »

          Avant de voir s’affirmer ses écrits sur le réalisme, sa conception de la totalité, avant les polémiques avec Bloch et Brecht sur l’expressionnisme ou même ses critiques des romans prolétariens allemands des années 20, il est intéressant de noter que Lukacs se montre déjà méfiant à l’égard de l’avant-garde hongroise. En juin 1919, Béla Kun exprimera un point de vue plus brutal : l’art de Kassak lui paraissait « le produit de la décadence bourgeoise » et « étranger à l’esprit du prolétariat ». Kassak répondit en soulignant les activités révolutionnaires du groupe et en affirmant qu’ils constitueraient, néanmoins, leur art.

          En 1919, à Budapest, quelque chose de fondamental, d’essentiel s’est produit dans l’art moderne qui nous concerne encore. Et cette révolution artistique, par l’Histoire, appartient aussi à la République des conseils même si Béla Kun ne l’a pas comprise. Comprendre ce désaccord, en mesurer les conséquences, les raisons, est pour nous aujourd’hui une exigence théorique.

Jean-Michel PALMIER

Poème d’Endre Agy traduction Armand Robin; André Ady -Editions Anarchistes – 1946 -

ady.jpg

 

 

DANS LES JEUNES CŒURS J’AI VIE

Dans les jeunes cœurs j’ai vie et chaque jour pour plus longtemps
Vainement ils houspillent ma vie,
Les fripons envieillis, les sots méchants :
Elle est million de racines, ma vie.

Demeurer maître éternellement
Des saintes révoltes, des désirs, des croyances rajeunies
N’est donné qu’à ceux-là seulement
Qui dans le sang, dans l’authentique ont eu leur vie.

Oui, je serai vie, je serai conquérant
Tenant tous ses droits d’une immense, poignante vie ;
Déjà ne m’atteignent plus injures, salissements :
Le cœur des jeunes filles, des jeunes gars me défend.

Un destin d’éternel fleurissement est déjà mien,
Vainement ils houspillent ma vie,
- Destin ferme tel un cercueil, telle une tombe sainte saint
Et cependant fleurissement, Vie, éternelle vie.

Lukacs, Bloch et l’Expressionnisme, in l’Expressionnisme comme révolte – Jean-Michel PALMIER, PAYOT – 1978 - 

          En lisant les écrits de Lukacs et ceux de Bloch, souvent contemporains, qui s’attachent aux problèmes posés par l’expressionnisme ou l’avant-garde artistique, littéraire, théâtrale allemande, on ne peut que se demander comment leurs divergences ont pu s’accentuer aussi rapidement pour qu’ils en viennent à porter sur les mêmes oeuvres des jugements totalement opposés. sans doute existe-t-il des liens très profonds entre la sensibilité de Bloch et celle de l’Expressionnisme et, s’il le comprend si bien, c’est qu’il n’est pas étranger à sa révolte, à sa passion. Le jugement que porte Bloch sur l’Expressionnisme est souvent généreux et apologétique, mais il est sans doute infiniment plus satisfaisant que la réduction opérée par Lukacs. Ce qui est en question , dans cette première controverse, par delà l’intérêt historique et théorique de la querelle, ce qui est en jeu, c’est aussi l’interprétation marxiste de l’oeuvre d’art, son analyse idéologique, le statut de l’avant-garde au sein de la critique marxiste.

          Même si les articles de Bloch doivent être lus aussi de manière critique, il est certain que son approche est plus fidèle aux oeuvres que celle de Lukacs qui, en dépit d’idées souvent très justes, ne parvient pas à saisir l’originalité des courants qu’il étudie – Bloch lui reprochera par la suite et à juste titre de citer toujours des préfaces et des postfaces plutôt que les oeuvres elles-mêmes et il est certain que Lukacs ne s’aventure jamais, même lorsqu’il prétend analyser les méthodes créatrices de l’Expressionnisme, dans le domaine des créations elles-mêmes. Il réalise ce prodige de parler de l’expressionnisme comme mouvement artistique, en citant, à l’appui de sa démonstration, Simmel, Dilthey, Worringer, mais jamais le moindre exemple concret emprunté aux arts plastiques, jamais le moindre peintre.

          Lukacs semble rester prisonnier de son admiration pour le réalisme critique du XIX ème siècle (Balzac, Tolstoï) , de la catégorie hégélienne de la totalité et de concepts ambigus tels que « formalisme », « décadence ». L’Expressionnisme au contraire – qu’il s’agisse de la peinture ou de la musique -a tenté d’exprimer la forme d’un monde brisé, déchiré et, comme l’a bien vu Adorno lorsqu’il analyse les oeuvres de Schönberg, aucune oeuvre ne peut restituer sans hypocrisie le mythe de la totalité perdue. Si la catégorie ontologique fondamentale demeure, pour Lukacs, celle de la totalité, Bloch montre au contraire l’importance d’autres formes d’être, tels le « pas encore devenu conscient du savoir », le « pas encore réalisé », et il cherche à lire dans les oeuvres de l’Expressionnisme l’annonce d’une autre réalité et non son reflet. L’oeuvre d’art ne peut en aucun cas être soumise indifféremment à la catégorie de la Mimésis- catégorie fondamentale de l’esthétique lukacsienne – car toute oeuvre s’enracine simultanément dans deux mondes à la fois, celui du présent et celui de l’avenir, du déjà formulé et du pas encore. Elle critique la réalité, l’exprime et anticipe une autre réalité possible. Ce qu’il dit des toiles de Chagall ou de la Tour des chevaux bleus de Franz Marc vaut pour toute oeuvre d’art. L’Angelus novus de Klee n’est pas qu’une simple allégorie de l’histoire, mais de l’art, de l’univers tout entier.

          Ces oppositions fondamentales de Lukacs éclatent sans doute le plus nettement dans l’Esprit de l’Utopie de Bloch, écrit à Berne en 1918, dans laquelle l’art et la musique en particulier jouent un rôle particulier notamment l’Expressionnisme musical. Né dans le même climat de désespoir, de rêve et d’utopie que la Théorie du Roman de Lukacs (18), l’Esprit de l’Utopie de Bloch, avec ses paysages d’angoisse et de rêve, d’apocalypse et de révolution, annonce la grande fresque du Principe Espérance, mais aussi certains aspects d’Histoire et Conscience de classede Lukacs, la « possibilité objective » de Lukacs trouvant son équivalent théorique dans l »utopie concrète » de Bloch.

Jean-MICHEL PALMIER

Quand l’homme mange du symbole.

29 mars 2009

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2707 du 11 au 18 octobre 1979. 

 georgesbalandier1.jpg

Un entretien avec Georges Balandier.

J-M. P : « Les chambres froides de Bokassa », « Bokassa mange de la chair humaine, « Bokassa anthropophage ». Derrière ces titres à sensation, prennent place tous les stéréotypes, les archétypes racistes du « Noir cannibale », du « sauvage ». Qu’en pense l’anthropologue, l’africaniste que vous êtes ?

G. B : On ne peut aborder cette discussion en se limitant à l’Afrique. Tout d’abord, pourquoi « cannibale » et pas « anthropophage » ? Un lion est aussi anthropophage mais il n’est pas cannibale. Ma réaction est nécessairement violente quand je vois tout ce bruit fait autour de mots tels qu’ « anthropophage » ou « cannibale », qui, d’ailleurs, ne se recouvrent pas. Dans cet engouement soudain et surprenant pour le cannibalisme il y a la rencontre entre une actualité mise en théâtre et un thème qui revient périodiquement dans les mass média et la culture, plus particulièrement cet automne. Même la Revue Française de Psychanalyse  a consacré au cannibalisme un numéro spécial, auquel anthropologues et psychanalystes ont contribué. Derrière tout cela, il y a bien sûr la figure du Centrafrique, d’un Empereur de dérision mais qui n’est pas seulement installé dans la dérision, mais aussi dans le pouvoir absolu, violent et consommateur de ses sujets.

En tant qu’anthropologue, ces images me répugnent, car il y a là un montage destiné, non seulement à porter préjudice à Bokassa, ce qui m’indiffère, mais à tout un type de civilisation et de société.

Un théâtre de la cruauté

J-M. P : Que recouvre exactement le mot « cannibale » et que signifie le phénomène du cannibalisme dans les cultures où il apparaît ?

G. B : Le mot « cannibale » est un mot relativement récent dans la langue française. Le terme cannibale est la déformation d’un mot caraïbe qui signifie « homme de bravoure » et non « homme consommateur d’ hommes ». Il n’est pas indifférent que le mot soit apparu dans cet espace, car les seules données d’histoire et d’anthropologie qui accordent une importance au phénomène du cannibalisme sont relatives aux Amérindiens. Si on élimine les effets spectaculaires, que trouve-t-on ? Chez les indiens de ces pays qui occupent une large part du Sud-américain, le cannibalisme existait, il était entretenu, il était lié à une société militaire, une société d’affrontements, qui ne se constituait véritablement que dans des rapports de type guerrier avec des sociétés voisines que l’on pourrait même qualifier de partenaires. La guerre était un véritable moyen de communication à travers lequel on se posait contre l’autre en renforçant son propre système. Chez ces peuples, le cannibalisme exista, lié à la guerre, comme appropriation de l’ennemi. Le cannibalisme est alors une manière terrible de dramatiser l’enjeu qui n’est pas la servitude de l’autre – la dialectique du maître et de l’esclave, telle que Hegel la conçoit – mais son appropriation symbolique.

Tout cela a bien peu de rapport avec les chambres froides de l’ ex-empereur Bokassa ! Nous touchons le problème du rapport de l’homme au symbole. Je citerai un second exemple amérindien, celui des Aztèques, fondateurs de Mexico, donc du Mexique. Les Aztèques ont conçu un type de civilisation qui propose une physique et une métaphysique absolument tragiques que personne n’a jamais portées à ce point d’intensité. Leur obsession, c’était l’entropie, la déperdition d’énergie, c’est-à-dire de vie. L’entropie met en cause pour eux, l’univers, l’homme, la vie toute entière. Aussi, la grande affaire, pour les Aztèques, c’ est la lutte permanente contre cette déperdition. Cette gestion rationnelle de l’économie sociale, et cosmique ne suffit pourtant pas. Il subsiste une perte de force. Alors, il faut la retrouver et c’est là qu’intervient le sacrifice : il doit faire de la vie avec de la mort. La mise à mort dramatisée, les sacrifices, véritables théâtres de la cruauté au sens ou l’entendait Artaud, étaient suivis d’une sorte de communion, de consommation des individus sacrifiés par des groupes privilégiés. On dit – mais ce n’est pas certain – que sur certains des marchés aztèques – il s’agissait d’une société à commerce – de la chair humaine était vendue. Dans la logique aztèque, c’était le moyen de ne rien perdre. La force portée par le sang avait été utilisée. Ce qu’il restait du sacrifice – la viande humaine – était simplement consommée.

Manger son royaume

J-M P : Ces phénomènes ont-ils leur équivalent en Afrique ?

G. B : Le cannibalisme a existé, mais dans un nombre limité de sociétés et, sauf dans les périodes de grande détresse alimentaire, il n’a jamais existé comme pure et simple consommation de chair. La chair humaine ce n’est pas de la chair d’antilope, de chèvre ou de bœuf. Le cannibalisme a existé dans le cadre d’activités religieuses et rituelles, liées au sacrifice. On retrouve encore ici l’économie aztèque. Mais tout cela n’a existé que dans un cadre rituel extrêmement contraignant. L’homme consomme aussi du symbole et il en fait sa chair d’une certaine manière. Il faut d’ailleurs souligner que le cannibalisme peut être plus présent sous l’aspect de sa réalité imaginaire, figurative, que sous sa réalité de consommation effective. Ce qui m’a frappé, au cours de mon travail en Afrique et sur des matériaux africains, c’est le fait que le terme « manger » est sans doute le terme qui a la fonction métaphorique la plus puissante. On « mange » le pouvoir, mais on peut être  « mangé » par lui : on est alors « mangé » par les sujets. Pas effectivement, mais on a sa capacité de domination détruite. En Haute-Volta, existe encore un ensemble de royaumes sans doute apparu vers le XIV ème siècle, l’ensemble Mossi. Au moment de l’intronisation du roi, celui-ci doit parcourir le pays, recevoir les initiations qui le font véritablement souverain, accepter les interdits. Dans toutes ces opérations qui peuvent durer des mois, des années, on dit qu’il mange le royaume : il s’approprie l’espace historique le plus valorisé. Là aussi il s’agit d’une forme de cannibalisme : le souverain mange du pouvoir humain et c’est par cette consommation qu’il devient pleinement roi. Dans d’autres sociétés, au Ghana, par exemple, on dit que le riche ne peut être riche qu’en mangeant la substance des autres. Ceci nous renvoie à des thèmes sartriens, à la Critique de la Raison dialectique : chaque société définit sa rareté et, par là, définit ses victimes : ceux qui seront métaphoriquement mangés par suite de l’inégalité dans les rapports sociaux.

J-M. P : Pourquoi le fait de manger l’autre, de consommer de la chair humaine a-t-il encore sur nous un tel pouvoir de fascination ?

G.B : En répondant dans le goût du temps, on pourrait dire que c’est le sacrifice premier. On s’approprie Dieu en le mangeant, autre manière de devenir Dieu. C’est le meurtre du Père, de Totem et Tabou de Freud. Je n’y crois pas tellement. Mais je me demande si à certaines époques, dont la nôtre, on n’a pas le sentiment que les sociétés, les nations, les technologies développent de tels moyens que ce sont elles, produits de l’homme, qui sont consommatrices de l’homme et par là cannibales. C’est le cannibalisme de ce que l’homme produit avec sa tête et ses mains qui, peut-être, explique en partie cette fascination assez morbide pour le cannibalisme.

Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER

Georges Balandier, Anthropologue africaniste, auteur en particulier de « Afrique ambiguë » (Plon) et « L’Anthropologie politique » (PUF)

hegel.jpgHegel par J-M Palmier, Editions Universitaires, 1968. 

Extrait de « Hegel » par Jean-Michel Palmier . Editions Universitaires – 1968 – Les classiques du XXème siècle. pages 47-48

Cette rencontre de deux consciences, dont chacune cherche sa propre vérité, sans vouloir reconnaître celle de l’autre va donner naissance à ce que Hegel a nommé  » la dialectique du maître et de l’esclave » . Cette dialectique sera reprise par Marx , et deviendra, à travers son génie , la lutte des classes, qu’il reconnaît comme moteur de l’Histoire.

Que signifie pour Hegel cette dialectique? Il s’agit de décrire le passage de la conscience à la conscience de soi. C’est au cours de cette longue recherche, que la conscience malheureuse comprend qu’elle ne peut trouver de satisfaction en aucun objet, mais seulement dans une conscience vivante, qui seule, peut lui révéler sa vérité, à travers le désir et la haine.

Pour que l’homme soit vraiment humain, pour qu’il diffère essentiellement de l’animal, il faut que le désir humain l’emporte sur le désir animal. Ce désir animal, Hegel le reconnaît comme l’attachement immédiat à la vie, c’est à dire le désir de conserver cette vie immédiate, non-reconnue. L’homme s’ avère humain s’il accepte le risque de la vie pour la liberté. Dans cette lutte de pur prestige, où aucun des deux adversaires ne doit mourir, l’un deviendra maître et l’autre esclave.  » La conscience de soi ne peut exister dans sa vérité que si elle est reconnue par l’autre. » C’est pourquoi Hegel écrit :  » La conscience de soi existe en et pour soi, dans la mesure et par le fait, qu’ elle existe en et pour soi, pour une autre conscience de soi, c’est à dire qu’ elle n’existe qu’en tant qu’entité reconnue. »

C’est seulement par le risque de leur vie animale, que deux hommes vont approcher de cette vérité essentielle qu’est la conscience de soi. C’est le passage du désir animal au désir de reconnaissance, de la « Begierde » à « l »Anerkennung ».

 » Chaque conscience, dit Hegel, recherche la mort de l’autre ». Chacun des deux êtres qui vont se rencontrer dans cette lutte mortelle, dans laquelle nul ne doit mourir, sinon sa liberté, doit accepter le risque absolu de sa vie, sans chercher à la conserver. L’un renaîtra comme maître, tandis que l’autre deviendra non plus l’esclave de la vie, mais l’esclave du maître. Cette lutte peut se comprendre en trois mouvements :

                                       – la lutte des consciences.

                                       – la lutte du maître.

                                       - le devenir de l’esclave.

Jean-Michel Palmier

Au vitriol:  » J’ai confiance en la justice de mon pays  »

22 mars 2009

Article paru dans Politique Hebdo du 1er novembre 1973.

« J’ai confiance en la justice de mon pays »d’Alain Scoff
par le théâtre Bulle, au Théâtre Mouffetard.

alainscoff.gif

 

 

 

Alain SCOFF. 
Né le 1er décembre 1940 à Paris Formation d’acteur chez Pierre Aimé Touchard et au cours Charles Dullin.
Acteur à la comédie de Saint-Etienne-Jean Dasté, au Théâtre Populaire de Lorraine et au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis entre autres compagnies

Assistant metteur en scène de Guy Rétoré au Théâtre de l’Est Parisien.

Co-fondateur et metteur en scène de la compagnie des Tréteaux d’Ile de France avec Paula Jacques.

Metteur en scène et directeur-fondateur de la compagnie du Théâtre-Bulle (Théâtre Mouffetard et Tournées en province)

Adaptations théâtrales :
  - Capitaine Fracasse (en collaboration avec Paula Jacques)
- Allô Hélène (de Ray Conney, en collaboration avec Pierre Charras)
- Histoires d’os (adaptée de Pierre Dac).
Pièces de théâtre : (jouées)
  - Bulles de savon – bons sentiments
- Jésus-fric supercrack (publiée aux éditions de l’Avant-Scène)
- J’ai confiance en la justice de mon pays( publiée aux éditions P.J. Oswald)
- Cause à mon Q.I. ma télé est malade
- Et vous trouvez ça drôle ? (en collaboration avec J.P. Sèvres)

          Ils sont là, le père et la mère, graves et émouvants, trainant sur la scène avec des cordes ce cercueil de leur fils, interrogeant les médecins, les policiers, les avocats, les avoués, les juges, les témoins, s’efforçant de comprendre comment et pourquoi Jean-Pierre T., jeune ouvrier de 24 ans, a trouvé la mort dans un commissariat, lors d’une garde à vue.

          La pièce fait mal.  Et quand on quitte la salle, il est dur de ne pas parler à ses voisins. Aussi, presque spontanément des groupes se sont constitués qui la commentent et s’interrogent sur les actions possibles pour que de tels évènements ne se reproduisent plus impunément. L’affaire Thévenin (la mort suspecte d’un jeune homme au commissariat de Chambéry) est bien connue.

          Aujourd’hui une pièce, une pièce au vitriol qu’il faut voir à tout prix car on peut parier qu’elle ne restera pas longtemps à l’affiche. Conçue comme un spectacle de télé-vérité, la télévision objective et impartiale qui propose de faire la lumière sur l’affaire et envoie à Chambéry son présentateur le plus sympathique, le plus gai pour rassurer les téléspectateurs; après avoir fait défiler tous les témoins, évoquer tous les aspects de l’affaire, sauf quelques-uns que l’on coupe parce qu’ils ne correspondent pas au scénario établi, la télévision montre la bonne foi de la police et le beau travail de la justice. Conçue dans l’esprit des mistères -Bouffesde Maïakovski, c’est une féerie cinglante où l’on voit défiler des petits pantins dans un guignol, où figurent les policiers, les juges, les avocats tirés par des fils invisibles que sont « l es appels téléphoniques en haut lieu  » que l’on donne dans les coulisses. Seul ce cercueil, cette femme et cet homme en noir sont réels comme l’appel que lance la mère de Jean-Pierre Thévenin :  » Je me suis dit que moi, mon fils, il faut que je lutte pour sa mémoire mais il est pourri dans un cercueil. »

          A la fin du spectacle, – mais est-ce un spectacle ?- une libre discussion réunit les spectateurs, des militants, des avocats, des jeunes qui s’efforcent de dégager les possibilités de lutte contre de tels actes. On y parle du rôle du théâtre, mais surtout de la garde à vue, de sa légitimité, des « bavures » commises par certains policiers, et de l’impuissance du simple citoyen confronté à l’impunité des représentants des forces de l’ordre. On y parle aussi des rapports entre la justice et la police et comment un grain de sable peut enrayer la machine. Par-delà la mort de Jean-Pierre Thévenin, il y a aussi le problème de la répression contre les jeunes, la tristesse de leur vie dans les grands ensembles qui sont évoqués. Un nom, un prénom prononcé souvent : Malika, l’histoire d’une autre petite fille morte à la suite d’une intervention policière.

          Il faut voir cette pièce à tout prix. Il faut y envoyer tout le monde. Les militants mais aussi les jeunes de la banlieue et souhaiter que des policiers aient le courage de la voir, pour comprendre comment et pourquoi Mme Thévenin a perdu confiance dans la justice de son pays.

Jean-Michel PALMIER

lninelartetlarvolution1.jpg 

Le mistère-Bouffede Maïakovski, in Lénine, l’art et la Révolution de J-M Palmier chez Payot

L’élément de ce spectacle peut se résumer ainsi :

- Il s’agit de briser l’espace clos de la scène et du théâtre traditionnel pour leur substituer l’espace ouvert des places et des rues.
- Le théâtre n’est plus un monde séparé du vécu, de l’histoire, de la politique, c’est son expression et sa transformation symbolique.

- La séparation acteur/spectateur n’existe plus. L’acteur n’est plus un professionnel. Ce sont les soldats, les ouvriers et les paysans qui sont acteurs de l’histoire et de la scène. Le spectateur appartient à la foule et l’acteur n’est que l’un d’entre eux. Il est le symbole individualisé du héros collectif.
- L’espace théâtral est identique à l’espace de la ville et et le temps de l’action est celui de l’histoire. Le présent, le passé et l’avenir ne cessent de fusionner dans le projet révolutionnaire qui unit la mémoire historique, le rêve, la réalité.
- Le théâtre est aussi l’expression d’un combat politique. On y représente non seulement des combats historiques entre le prolétariat et la bourgeoisie (Révolution française, La Commune, Octobre), mais aussi les multiples aspects de la lutte des classes.
- Tous les arts qui interviennent dans le théâtre révolutionnaire – peinture, sculpture, poésie – sont des oeuvres collectives qui visent à permettre l’expression de l’ouvrier/acteur, sans que l’on dissocie la lutte, le théâtre, le travail. L’usine elle-même peut devenir lieu d’expression théâtrale et elle constitue aussi le décor du véritable théâtre de rues.
-Souvent les spectateurs se m^lent aux acteurs et le théâtre se confond avec la réalité. Presque tous ces spectacles s’achèvent sur l’Internationale reprise en choeur par les ouvriers acteurs/spectateurs et la stylisation fait place à la réalité.

Extrait du chapitre II : La propagande et les arts, l’art instrument d’agitation – la littéralisation des rues.Le théâtre de rues et les fêtes page 453 et suivantes.

lemistrebouffecompagniedelatre1.jpg 

Scène du mistère-Bouffe de Maïakowski par le théâtre de l’Âtre de Montpellier

mystrebouffe.jpg

Scène d’une autre représentation du mistère-Bouffe de Maïakovski

1...1819202122...26