Le Monde Diplomatique:Littératures oubliées ou anéanties; Voix juives de Czernowitz

17 septembre 2011

Article publié dans Le Monde Diplomatique; Juillet 1993

Littératures oubliées ou anéanties

Voix juives de Czernowitz

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In der sprache der Mörder

« Dans la langue des meurtriers » – l’exposition organisée sous ce titre au Literaturhaus de Berlin et montrée ensuite à Vienne, Salzbourg, Francfort et Düsseldorf – a pour seul but de ressusciter une littératue oubliée : celle des juifs de Czernowitz (1).

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L’histoire de la Bukovine, dont cette ville fut le seul centre culturel important, est aussi ignorée que celle de ses habitants. Bordée par des collines et des plaines au nord et à l’est, au sud par les forêts des Carpates, elle touche la Bessarabie et la Galicie. Colonisée par les Romains, les Huns et les Goths, elle accueillit dès le treizième siècle une importante émigration juive, avant d’être soumise aux Tatars, aux princes de Moldavie, aux Turcs, aux Autrichiens, aux Roumains et aux Russes. En dépit des affrontements et des guerres, les juifs, les Tziganes, les Ruthènes, les Roumains, les Ukrainiens, les Allemands, les Polonais, les Tchèques, les Slovaques, les Hongrois et les Arméniens s’y fixèrent. Le rattachement à la monarchie austro-hongroise permit un remarquable essor culturel. Czernowitz, dont la moitié de la population était juive, vit s’ouvrir des théâtres, naître un grand nombre de journaux, de revues en langue allemande, des centres de piété fervente sous l’influence du hassidisme.

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      Centre ville de Czernowitz

Après la guerre de 1914, la Bukovine devint une province roumaine. La vie culturelle s’y maintint malgré un fort climat d’antisémitisme. Avec l’occupation par l’armée rouge en 1940, puis le pacte entre Hitler et Staline, commencèrent les déportations de population. Plus de 100 000 Allemands émigrèrent. En octobre 1941, les troupes roumaines alliées à l’Allemagne nazie et les SS décimèrent la population, envoyant les juifs dans des camps de concentration. A nouveau occupés par l’armée rouge en 1944, Czernowitz et le nord de la Bukovine furent rattachés en 1947 à l’Ukraine.

L’immense mérite de cette exposition – et de son excellent catalogue, – c’est d’abord de briser le ghetto dans lequel on enferme si facilement les littératures juives d’Europe centrale, souvent avec les meilleures intentions, en n’y voyant que des témoignages sur un monde englouti. Les écrivains de Czernowitz écrivaient en allemand, la langue de leurs futurs bourreaux. S’ils étaient sensibles aux couleurs étranges des paysages de Bukovine, à cette rencontre entre l’Europe et l’Asie, à la diversité des habitants et de leurs moeurs, ils étaient surtout passionnés par les formes littéraires de la modernité européenne. C’est de ce monde qu’est issu Paul Celan. En dehors de quelques spécialistes, qui connaît encore l’histoire de ces écrivains et de ces poètes ? Qui se souvient que, dès la fin du dix-neuvième siècle, un auteur comme Karl Emil Franzos était traduit dans dix-sept langues ?

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Loin de se nourrir des récits hassidiques, chers à Martin Buber, ces écrivains juifs se sentaient proches de l’expressionnisme, de Gottfried Benn, de Carl Sternheim et d’August Stramm. Ils se reconnaissaient dans les théories anarchistes de Kurt Hiller ou de Ludwig Rubiner. Leur revue, Der Nerv, était attentive à toutes les formes d’expressions nouvelles comme à la Fackel de Karl Kraus. Sans doute étaient-ils tentés par l’exil à Berlin, Vienne, Bucarest ou Paris. Mais jusque dans les années 30, des poètes comme Moses Rosenkranz, Alfred Margul-Sperber, Georg Drozsowski, Alfred Kittner, Rosa Ausländer publièrent leurs recueils en Bukovine.

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                 Kurt Hiller

Massacrés par les nazis, avec l’aide du dictateur rouman Antonescu, persécutés par Staline, certains se réfugieront, quand ils le purent, à Paris, Vienne ou New-York. Et c’est à partir des musées roumains et autrichiens, des collections privées qu’il faut reconstituer leur histoire, ressusciter leur mémoire. Des photos du jeune Paul Celan voisinent avec des revues d’avant-garde, des articles anarchistes cohabitent avec des éloges du bolchevisme. Rien, sur le plan poétique et politique, ne leur demeura étranger. A la modernité, ils voulaient ajouter leur petite pierre, oubliés dans leur lointaine province. Roumanisés, germanisés, russifiés, ils tenaient à affirmer la spécificité de leur identité. Dans cette Bukovine, on parlait de Freud et de Nietzsche, des poètes et des peintres d’avant-garde, comme de Büchner et de Dostoïevski. Là où battait aussi jadis le coeur de l’Europe, il n’y a plus aujourd’hui que le silence. En Russie, en Roumanie ou en Allemagne, on n’aime guère se rappeler leur histoire. Trop de mauvais souvenirs s’y rattachent. L’hommage que leur rend Berlin est aussi celui de la langue allemande.

Jean-Michel PALMIER.

(1) In der Sprache der Mörder. Eine Literatur aus Czernowitz Bukowina, catalogue de l’exposition du Literaturhaus de Berlin (avril 1993), sous la direction d’Ernest Wichner et Herbert Wiesner, 279 pages.

Le Monde Diplomatique « Quand l’Allemagne pensait le monde », de Michel Korinman.

17 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique; Avril 1990.

« Quand l’Allemagne pensait le monde », de Michel Korinman

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L’ouverture du mur de Berlin, les discussions sur la garantie juridique internationale de la frontière Oder-Neisse ont redonné une actualité aux concepts d’une discipline pendant longtemps proscrite, la géopolitique. Dans la préface à la remarquable étude de Michel Korinman (1), dont le sous-titre « Grandeur et décadence d’une géopolitique » résume l’objet même du livre, Yves Lacoste rappelle avec raison à quel point la géographie allemande fut un milieu mouvant. Alors que les frontières françaises étaient solidement établies, celles de l’Allemagne, par suite de la poussée expansionniste de la Prusse, n’eurent pendant longtemps aucun contour définitif. Et si ce concept de géopolitique, discrédité par l’usage qu’en fit le national-socialisme, est aujourd’hui banni du vocabulaire, comment oublier que c’est justement en Allemagne qu’il naquit.

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L’Allemagne, « pays des poètes et des penseurs » , fut aussi, plus curieusement, le pays des géographes et des professeurs de géographie, discipline qui fascinait Kant et dont Alexandre von Humboldt, frère du fondateur de l’université de Berlin, demeure le grand représentant. Cette génération de géographes qui parcoururent et explorèrent la terre entière permit à l’Allemagne de « penser le monde ». Les savants allemands (Büschning, Humboldt, Ritter et surtout Ratzel et Hausdorfer) ont non seulement contribué à l’enrichissement de la géographie puis de la géopolitique comme disciplines universitaires dans la Prusse du dix-neuvième siècle, mais aussi forgé l’idéologie de l’unification nationale, et parfois du pangermanisme.

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                        Alexander von Humboldt

C’est dans l’analyse minutieuse de ces rapports, tantôt distants, tantôt étroitement imbriqués, de la géographie universitaire et de l’expansionnisme allemand, des intérêts théoriques et des objectifs militaires, que le livre de Michel Korinman est passionnant. Michel Korinman nous fait découvrir pas à pas, à travers des organes comme la Revue de géopolitique , les théories de ces professeurs, de ces géographes, de ces explorateurs qui, tout en édifiant une oeuvre scientifique, cherchaient pour l’Allemagne des possessions outre-mer et conseillaient l’installation de bases militaires en Chine.

A l’image habituelle d’une Allemagne démunie d’empire colonial, il substitue celle, infiniment plus nuancée, de la diversité des implantations allemandes à travers le monde, soulignant la fonction d’agence de renseignements que jouèrent les grandes firmes commerciales. La remarquable série de cartes de géographie anciennes qui illustrent son volume montre l’importance de la présence allemande à travers le monde, avant 1914, et permet de comprendre les interrogations politiques actuelles. Anéantie comme science, comme la Prusse fut abolie par décret, la géopolitique, en Allemagne, ressemble à ces volcans éteints dont on n’est jamais sûr qu’ils ne se réveilleront pas.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

(1) Michel Korinman, Quand l’Allemagne pensait le monde , Fayard, Paris, 412 pages.

Le Monde Diplomatique : La saison morte, Georgeta Horodinca.

17 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique; Août 1990

ROUMANIE RAVAGÉE

Fantômes dans le brouillard

LA SAISON MORTE, de Georgeta Horodinca, Ramsay, Paris, 327 pages.

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La mémoire traverse l’histoire, à l’image de cette immense plaine du Danube dont la tristesse rejaillit sur tant d’évocations. Georgeta Horodinca nous offre avec cette Saison morte , directement écrit en français, l’un des plus beaux romans sur la Roumanie. L’émotion que l’on ressent à sa lecture tient autant à la musicalité de son style, à sa poésie, qu’à toutes ces images surgies du fond de la mémoire et dont chacune porte en elle son poids de souffrances historiques et d’espoirs déçus. Pour évoquer la Roumanie, des années qui précèdent la seconde guerre mondiale à la période stalinienne, elle a choisi quelques familles. Des gens simples, dont les existences entremêlent leurs fils. Un cheminot, en poste dans une gare minuscule et qui attend en vain sa mutation. Il recevra toujours la même réponse laconique : la conjoncture historique n’est pas favorable… En fait, la seule mutation qu’il obtiendra, c’est près du front, au moment où la guerre contre l’URSS est perdue. Figure grise sur un paysage gris : c’est à travers la tristesse de cette vie que l’auteur fait surgir tout un monde.

Une Roumanie avec encore des éléments de féodalisme, ses grands propriétaires terriens, ses villages dans la plaine, ses paysans. L’histoire les en déloge implacablement. Peu de passages du roman sont aussi effrayants que ceux qui évoquent les crimes commis par la Garde de fer, milices fascistes qui chassent les juifs et les massacrent, au nom de la « révolution nationale ». Ceux qui s’opposent à leurs exactions deviennent des traîtres. La guerre avec l’URSS entraîne de nouveaux pogroms. Mais la Roumanie est un allié peu sûr. L’alliance avec l’Allemagne hitlérienne engendre le malheur. La libération par l’armée rouge qui viole et pille n’apporte pas le bonheur.

Après les ravages de la guerre vient le temps des retrouvailles. Quelques instants de paix avant de nouveaux désastres. Massacrés par les fascistes, par les soldats roumains, les juifs sont toujours suspects. Georgeta Horodinca trace un portrait étonnant de l’instauration du communisme, des rêves qu’il fait naître et des désillusions aussi. Toutes les classes sociales sont représentées dans son admirable fresque. Le paysan victime de la collectivisation forcée, les ouvriers sceptiques ou enthousiastes et surtout la narratrice, une jeune fille comme les autres, qui, après une enfance passée dans une gare, découvre la ville, la politique à travers sa collaboration à un journal. Elle croit en la justice et se trouve confrontée à des structures ubuesques et kafkaïennes.

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Bucarest – Palais de Ceaucescu -

De critique en autocritique, elle devient une non-personne lorsque la littérature de plan quinquennal remplace la réflexion critique. Tandis qu’on abat des quartiers entiers de Bucarest, qu’on édifie des constructions nouvelles dont la coupole s’effondre, elle reste à contempler des fantômes dans le brouillard. Sa vie aurait pu être heureuse. L’histoire en a décidé autrement. Il ne lui reste qu’un mélange de courage et de lucidité pour affronter la tristesse à venir. Seule, avec sa vie gâchée, elle se demande s’il est possible d’aimer entre le Danube et les Carpathes.

A travers ce roman exceptionnel, par sa sensibilité à vif, Georgeta Horodinca, écrivain roumain fixé depuis 1983 en France, nous offre sans doute l’une des oeuvres les plus fortes pour comprendre la Roumanie d’aujourd’hui. Dans sa description de ces vies qui s’étiolent, de la pauvreté du quotidien où les gestes les plus simples semblent perdre leur sens, elle est bouleversante.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

La saison morte, Georgeta Horodinca

Le Monde Diplomatique LE MYTHE ET LE RÊVE POUR FONDER L’UNITÉ; Aux sources culturelles de la « nation allemande »

11 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique ; Janvier 1990

LE MYTHE ET LE RÊVE POUR FONDER L’UNITÉ

Aux sources culturelles de la « nation allemande »

La coupure entre les deux Europes avait fait oublier combien sont tenaces les valeurs culturelles enracinées dans l’histoire des peuples. A l’ouest du Vieux Continent, voici que s’avive la crainte d’une hégémonie de l’Allemagne réunifiée, hégémonie toute économique cette fois, mais nourrie d’une riche culture de la germanité . Tandis que la France, berceau des droits de l’homme, se laisse à nouveau gagner par un racisme xénophobe à l’égard des immigrés, qui désormais peut s’exprimer librement quitte à pervertir l’idée de liberté .                                                   Par Jean-Michel PALMIER *

Peu de discours sur la nation, en Europe, ont été perpétuellement chargés d’un poids d’émotion aussi fort qu’en Allemagne. Peu de peuples sont demeurés aussi sensibles à sa magie, pour le meilleur et pour le pire. Dans un pays divisé, où le rêve d’une réunification cesse d’être un slogan réactionnaire, la référence à la « nation allemande » garde encore aujourd’hui quelque chose de mythique, qui éveille la méfiance même en RFA. A la diversité des particularismes qui se sont affirmés dans l’histoire, ce rêve oppose l’unité de la culture et de la langue.

Mais dans un pays où le nationalisme mystique a fait tant de ravages – du pangermanisme belliqueux du dix-neuvième siècle à la germanolâtrie raciale de l’époque nazie, – la seule référence aux « minorités allemandes » de Roumanie ou de la Volga suffit à agacer les milieux progressistes, à l’Est comme à l’Ouest, qui craignent toujours, en particulier dans le projet de fédération des deux Etats, de voir resurgir l’éternelle nostalgie du « Grand Reich ».

Problématique bien peu compréhensible dans un pays comme la France, où l’unité nationale s’est affirmée régulièrement au fil des siècles et des événements vécus en commun, autour d’une dynastie, d’une capitale et d’une culture éminemment centralisée. Comment imaginer qu’à l’époque où, en dépit des déchirements qu’elle avait provoqués, la Révolution française créait, à la faveur de nouvelles structures, le lien le plus fort que la France ait connu, l’Allemagne comme nation n’existait pas encore ? Son unité était plus culturelle que politique. Elle s’appuyait beaucoup plus sur des symboles que sur des faits : des figures d’empereurs mythiques qui donnèrent au Reich médiéval le désir d’éclipser Rome, et dont Ernst Kantorowicz, dans les Deux Corps du roi (1), a admirablement analysé l’aura messianique, de Charlemagne à Frédéric II. Elle enveloppait la Réforme et Luther, l’apparition de l’allemand comme langue commune et littéraire, une sensibilité diffuse, à jamais marquée par cette blessure de l’absence d’unité.

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Peu d’époques en ont autant souffert que celle du romantisme. La nostalgie qu’elle suscite se retrouve dans le malaise du Werther de Goethe face à l’Allemagne de son temps, chez l’Hyperion de Hölderlin, à travers la dissonance qui marque le théâtre du jeune Schiller, les théories de la langue de Herder, la vision de l’Etat chez Hegel, son admiration pour la Révolution française, l’évocation du Saint Empire romain germanique chez Novalis et la référence à la Grèce antique, symbole de l’harmonieuse totalité. C’est encore elle qui donnera son sens aux Discours à la nation allemande , de Fichte, au patriotisme antinapoléonien des « guerres de libération », à l’image de la Prusse unificatrice de Bismarck.

Dans un essai récent en tous points remarquable, France Allemagne, deux nations, un avenir (2), Joseph Rovan s’interrogeait sur le nombre d’habitants de la France qui, à l’époque de Louis XIV, savaient qu’ils étaient français. Le parallèle avec l’Allemagne est pourtant discutable. Car, depuis la fin du féodalisme, de l’administration savoyarde sur certaines provinces comme le Bugey, les archives de la plus petite commune montrent que l’identité française avait un sens. Un Poméranien de la même époque, lui, se savait prussien, et le mot « allemand » ne signifiait presque rien.

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        Joseph Rovan

Comment nier que, en dépit des rêves les plus grandiloquents du pangermanisme, la notion de Heimat , de pays, de patrie, ait souvent désigné, pour beaucoup – que l’on songe seulement au « provincialisme » de Heidegger, – avant tout un paysage, des traditions, un coin de montagne ou de forêt, tandis que les courants philosophiques se déterminaient encore, jusque dans les années 20, par leur localisation géographique, comme jadis le drame baroque était silésien ? Dès lors, on comprend à quel point la saisie du sentiment national allemand, hors de son contexte, de son histoire, est impossible. Deux études magistrales le soulignent (3). Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Age , de Charles Higounet, retrace, avec une précision et une maîtrise exhaustives, l’histoire d’un rêve : l’expansion vers l’est à travers un gigantesque mouvement de colonisation.

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Dès le Ve siècle, les tribus germaniques furent en contact avec les peuples slaves, privés d’unité, à l’exception des Tchèques et des Slovaques. Aux affrontements qui opposèrent Charlemagne aux Saxons et aux Sorabes (dont il existe encore une minorité en Allemagne du Nord) succédèrent ceux des Francs et des Bulgares. Dès la première moitié du neuvième siècle, une mission d’évangélisation fut confiée à l’évêché de Hambourg, tandis que l’Eglise bavaroise faisait progresser le christianisme en pays slovène. Louis le Germanique poursuivit avec succès cette politique d’expansion vers l’est, soumettant les tribus de l’Elbe et les Sorabes, tandis que les dignitaires tchèques recevaient le baptême et que les Grecs de Salonique évangélisaient les Moraves.

A la fin du neuvième siècle, l’effort de colonisation allait se heurter à une forte résistance, et l’expansion germanique dut se transformer en colonisation intérieure. Mais les incursions dans les pays slaves ne cessèrent pas pour autant. L’accession au trône de la famille de Saxe en 919 se traduisit par une nouvelle offensive, en même temps que s’intensifiait la lutte contre les Hongrois. Les terres conquises furent transformées en marches, tel l’actuel Brandebourg. De nouveaux évêchés furent créés. Même si, à partir du dix-neuvième siècle, les rois allemands durent affronter de véritables Etats, comme la Pologne et la Hongrie, la colonisation et l’évangélisation ne cessèrent de progresser à travers la Baltique, tandis que l’on défrichait la Haute et Basse-Autriche, que la Moravie et la Silésie achevaient d’être colonisées.

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L’avancée des chevaliers Teutoniques à partir de la Prusse, immortalisée par l’ Alexandre Nevski d’Eisenstein, en est demeurée le symbole ; comme ces Allemands de la Volga parlant l’allemand de Luther, déportés par Staline, parmi lesquels Piscator rêva, après l’avènement de Hitler au pouvoir, de faire renaître un théâtre antifasciste, rappellent le rôle qu’ils jouèrent, comme paysans, à l’époque de Catherine II. On comprend aussi les réactions ironiques qu’éveilla auprès des historiens la décision de la RDA de réériger symboliquement le quadrige de la porte de Brandebourg orienté vers l’est, alors que Napoléon lui avait fait subir le mouvement inverse. Que dire enfin de toutes les polémiques contemporaines suscitées par la référence, dans les deux Allemagnes, à la Prusse, dont la naissance et la disparition en tant qu’entité politique sont toujours aussi controversées, exemple surprenant d’une identité qui survit dans la mémoire, alors même que l’Histoire lui a retiré toute réalité ?

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L’essai de Francis Rapp les Origines médiévales de l’Allemagne moderne s’attache à décrire un phénomène non moins essentiel : la naissance de l’Empire allemand à partir du quatorzième siècle. L’avènement de Charles Quint au pouvoir (1519) a montré à quel point l’idée d’empire était restée puissante en Allemagne, même sous la forme d’un émiettement de principautés. La volonté d’universalité ne cessa de se heurter aux particularismes. Pourtant, cette division du pouvoir politique n’entravait aucunement le développement urbain et sa richesse. Le principal mérite de Charles IV (1346) avait été de consolider l’empire et de permettre la naissance de la civilisation bourgeoise. Le déferlement de la peste noire (1348-1350) accéléra la concentration des villes.

Une longue quête d’identité

Mosaïque d’Etats, l’Allemagne aspire à l’empire comme à la seule forme supranationale dans sa diversité. Même s’il n’existe aucun pouvoir allemand, les habitants prennent conscience de leur identité, de leur parenté, à travers la langue de Luther. Aussi la Réforme fit-elle naître tant d’espoirs politiques. Si l’Empire ne comprend pas que des Allemands et si les chevaliers Teutoniques de la Prusse lui échappent, le particularisme des dialectes et des mentalités n’empêche pas le développement de la notion de patria communis qui, dès cette époque, s’identifie à une mission, à un idéal à réaliser. Le mythe de l’empereur de la fin des temps, le lien étrange qu’il entretient avec l’Antéchrist joueront un rôle essentiel dans les utopies allemandes issues des prophéties de Joachim de Flore. Le mythe qui resurgit dans les époques de misère et de calamités, face aux menaces extérieures, cristallisant un véritable sentiment national.

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                  Prophèties de Joachim de Flore

Etrange époque où une identité se cherche à travers des symboles, sans traduction politique réelle, et, à travers les siècles, demeurera l’un des plus puissants ressorts du sentiment populaire. Sans doute la fin de l’Empire, la naissance de la république de Weimar ont-elles sonné le glas de ces aspirations. Mais les nazis sauront les faire renaître, avec la réactivation du mythe archaïque du IIIe Reich, face à une république accusée d’être sans racines et cosmopolite, à l’image de la culture berlinoise. La question des minorités allemandes redeviendra un facteur d’agitation politique, témoignage d’un phénomène né quelque dix siècles auparavant.

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Dans son essai sur l’Histoire culturelle de l’Allemagne (4), Louis Dupeux souligne à juste titre la difficulté de saisir cette unité culturelle de l’Allemagne qui doit tant à ses particularismes. Décrivant cette histoire comme « hachée par les événements » , il en cherche pourtant la logique. Si l’on ne saurait partager toutes ses analyses politiques et certains de ses jugements, ce livre a l’immense mérite, dans sa clarté, de montrer à quel point l’entité culturelle allemande a toujours été aussi riche que contradictoire et demeure difficile à saisir aujourd’hui encore. La notion même de littérature allemande en est le vivant symbole.

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L’histoire de ces provinces, de ces villes, de ces marches qui donnèrent naissance à l’Allemagne moderne, de ces communautés d’expression allemande qui forgèrent sa culture, semble toujours actuelle. Dès lors, comment s’étonner de voir la contestation renaître là où, justement, Thomas Münzer, le prophète de la « guerre des paysans », qui voulait construire avec les pauvres le paradis de la justice sur la Terre, avait levé le poing face aux seigneurs allemands et à Luther ?

Jean-Michel PALMIER.

*Auteur de Weimar en exil, Payot, Paris, 1988 et Retour à Berlin, Payot, 1989 

Voir aussi : ▪ Noces perverses                                             

(1) Ernst Kantorowicz, les Deux Corps du roi , Gallimard, Paris, 1989, 640 pages,270 F.

(2) Joseph Rovan, France Allemagne, deux nations, un avenir , Julliard, Paris, 1988, 298 pages,140 F.

(3) Charles Higounet, les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Age , Aubier, Paris, 1989, 454 pages., 195 F, et Francis Rapp, les Origines médiévales de l’Allemagne moderne , Aubier, Paris, 1989, 436 pages, 172 F.

(4) Louis Dupeux, Histoire culturelle de l’Allemagne , PUF, Paris, 1989, 365 pages, 165 F.

MD SURMONTER LE PASSÉ, ABOLIR LES PRÉJUGÉS Que reste-t-il de la culture est-allemande ?

11 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique; Octobre 1990

SURMONTER LE PASSÉ, ABOLIR LES PRÉJUGÉS

Que reste-t-il de la culture est-allemande ?  Par Jean-Michel Palmier*

Tout au long de l’été, alors que se préparait dans la fièvre l’unification allemande, une violente polémique se poursuivait dans les milieux intellectuels de la RFA à propos du livre Ce qui reste de Christa Wolf, la romancière (est-)allemande la plus lue et la plus traduite dans le monde. Ce vif débat en occultait un autre : que vont devenir, dans une économie de marché, les institutions culturelles de la RDA, parfois de grand prestige international mais entièrement subventionnées par l’Etat ?

Par la diversité de son oeuvre, la beauté de sa langue, le courage de ses prises de position politiques, la romancière Christa Wolf peut être considérée comme la figure de proue de la littérature est-allemande. Cette femme, perpétuellement à l’écoute du quotidien, qui, dans tous ses livres, ausculte son pays comme on entend battre un coeur humain, est un témoin privilégié des crises, des espoirs et des échecs de la RDA. L’auteur de Cassandre (1), fresque mythico-politique qui lui valut en son temps bien des difficultés avec les autorités de Berlin-Est, porte sur le passé et l’avenir de la culture de l’Allemagne de l’Est un regard lucide.

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Les traductions récentes en français de Scènes d’été et de Ce qui reste (2), le concert d’insultes qui a accompagné la publication de ce dernier livre en RFA, les débats auxquels elle a récemment participé en France (où elle jouit d’un grand prestige), les inquiétudes qu’elle y exprime, sont des symptômes révélateurs des questions qui assaillent de nombreux écrivains d’Allemagne de l’Est quant au destin de leur culture spécifique.

Née en 1929, spectatrice du nazisme et de la guerre, Christa Wolf est la romancière de la mémoire. C’est en chacun, comme des cicatrices, que s’inscrit l’histoire. Dans tous ses livres, elle interroge à partir d’un événement, d’une expérience. Comme Faulkner, elle sait que « le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé ». Cette remarque qu’elle a incorporée au premier chapitre de Trame d’enfance (3), son grand récit autobiographique, apparaît d’emblée comme une critique du mythe sur lequel s’était édifiée la RDA. L’antifascisme proclamé, le rôle que jouèrent dans sa fondation les anciens exilés, plaçaient ses habitants au-dessus de toute critique. Ils n’avaient aucune part au « travail de deuil », à la culpabilité qui incombaient à la RFA « réactionnaire ».

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Christa Wolf montre au contraire que c’est en chacun qu’il importe de débusquer le monstrueux et que bien peu sont innocents des crimes commis. Leur silence, leur lâcheté les impliquent aussi. Le Ciel partagé (1963) évoquait la division de l’Allemagne à travers un couple, les motivations qui poussaient l’un à quitter la RDA et l’autre à y demeurer. Tous ses romans postérieurs ont confirmé son éblouissante technique, sa capacité de nous émouvoir à travers l’évocation de l’époque romantique, du passé nazi ou du présent. Récusant l’étroitesse du réalisme, elle traque au sein du quotidien, la tristesse, les espoirs déçus, les rêves meurtris, l’imaginaire. On l’exhorta à la prudence. Elle refusa de se taire et sa vision se fit de plus en plus critique, parvenant à rassembler l’intrigue de chaque roman autour d’une journée, d’un incident, révélateurs de toute une société.

Scènes d’été renoue avec l’univers de la Cerisaie de Tchekov. Des amis sont réunis, l’été 1976, dans un coin perdu du Mecklembourg. Ils parlent de choses parfois insignifiantes. Intellectuels, ils restaurent des fermes et découvrent la campagne, l’amitié, la vie des gens simples. Il faisait chaud cette année-là – et « jamais le ciel avec son bleu tyrannique ne fut plus implacable ». Leur idylle est troublée par le pressentiment d’une catastrophe, la certitude que cette société, qu’ils semblent fuir dans la nostalgie des paysages, est un monde malade. Ils voudraient conserver désespérément ces moments de bonheur et de liberté qu’ils ont connus pour si peu de temps. L’orage qui déchirera leur ciel, ce sera le retrait au poète Wolf Biermann de sa nationalité est-allemande et son expulsion en novembre 1976.

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Rude crise pour cette génération. Partir ? Non, car, comme le dit Christa Wolf quand on l’interroge, la RDA, c’était son pays, celui de ses espoirs. Elle aimait ses habitants et voulait se battre pour eux. Protester, dénoncer la stupidité d’une telle mesure, elle le fit plus que tout autre. Les conséquences nous sont racontées dans Ce qui reste. Ce court récit commence par ces mots laconiques : « N’aie pas peur. »

Ayant dénoncé, dans Cassandre , l’emprise croissante de la police politique, la Stasi, celle-ci riposta en la faisant surveiller ostensiblement. Trop célèbre pour qu’on la persécute physiquement, il s’agissait de la démoraliser. En regardant par la fenêtre les trois jeunes messieurs en anorak, qui ingurgitent des saucisses dans une Wartburg blanche, en face de chez elle (lire l’extrait ci-dessous) ; en observant les traces de pas si visibles qu’ils ont laissées dans son appartement, elle comprend que cette surveillance est un avertissement, une provocation. Ceux qui la surveillent font leur métier. Elle les plaint. Ce sont de simples fonctionnaires. Parfois, ils répondent ironiquement à ses signes. Il s’agit seulement de la décourager d’écrire. Cette longue journée de 1979 où elle découvrit qu’elle faisait l’objet d’une surveillance nous est contée, dans Ce qui reste , dans ses moindres détails, avec sa tristesse et ses angoisses.

Christa Wolf sait qu’on lit ses livres et qu’un jour, dans sa « nouvelle langue libre » , elle pourrait également parler de cela, de cette journée de 1979, presque banale. Ce qui reste , publié en 1989, a fait l’objet, en RFA, de la part de certains critiques, d’une campagne d’insultes et de dénigrement. Et c’est sans exagération que Walter Jens, le président du Pen Club ouest-allemand, a pu évoquer l’époque du maccarthysme. A l’auteur de Cassandre , critique implacable du pouvoir bureaucratique qui régnait en RDA, on reproche d’avoir « manqué de courage civique » , d’avoir attendu la fin du régime Honecker pour prendre des risques. Le critique Juergen Serke ne voit dans son récit que les « jérémiades d’une hypocrite destinées aux hypocrites ».

 

Christa Wolf reconnaît avoir été surprise et atteinte par cette campagne ( Cf. Libération , 20 septembre 1990), même si l’image qu’on a forgée d’elle est mensongère pour quiconque connaît son oeuvre et son itinéraire politique. Elle y voit un symptôme des difficultés de compréhension des intellectuels ouest-allemands à l’égard de ceux de l’Est, même si, parmi les premiers, plusieurs, dont Günter Grass ( Spiegel , 16 juillet 1990), ont manifesté leur indignation. Cet exemple est révélateur des problèmes que ne manqueront pas de rencontrer ceux qui, même critiques ou opposants, représentèrent la vie culturelle de la RDA.

Un idéal non réalisé

Avant de devenir un Etat bureaucratique et autoritaire, masquant derrière les statistiques de ses « réussites industrielles » le malaise quotidien vécu par chacun, la République démocratique allemande tenta de donner forme à un rêve : celui, forgé par Heinrich Mann et tant d’exilés de 1933, de créer une « autre Allemagne », réellement démocratique. Les écrivains y prirent une part active, même si, assez vite, des scissions profondes les séparèrent. Certains s’identifièrent au pouvoir, d’autres critiquèrent cette caricature de socialisme. Dès les années 50, au sein du monde de la culture, les crises furent violentes, marquées par l’arrestation de Walter Janka, ancien directeur des éditions Aufbau, condamné en 1957 avec Gustav Just, Heinz Zöger et Richard Wolf à cinq ans de prison. La publication à l’automne 1989 des souvenirs de Walter Janka, Schwierigkeiten mit der Wahrheit , chez Rowohlt, de ceux de Gustav Just, ancien rédacteur en chef de l’hebdomadaire Sonntag , parus récemment chez Luchterhand (Zeuge in eigener Sache) , permettent d’en découvrir les péripéties.

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Walter Janka

Les disciples de Georges Lukacs, comme Walter Harich, furent à la fin de 1956 déférés devant les tribunaux. Ceux qui avaient été les compagnons de lutte en exil de tant d’opposants à Hitler témoignèrent parfois contre eux, créant des scissions irréversibles. Le même phénomène s’est produit à propos de l’affaire .

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Wolf Biermann
 

Sans doute les écrivains de RFA sont-ils aussi divisés politiquement, mais on ne trouve pas parmi eux cette angoisse de la trahison et de la lâcheté si fréquemment évoquée par ceux de RDA, comme Christa Wolf. Si en RDA et en RFA les écrivains eurent à prendre position autour de crises, ce n’était pas les mêmes et, aujourd’hui, les auteurs de RDA constatent que ce qu’ils ont vécu (4) est à peine compréhensible pour leurs confrères de l’Ouest qui n’ont jamais connu la censure.

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Walter Harig

Divisés entre eux, les écrivains de RDA se heurtent parfois, à l’Ouest, à d’étranges préjugés qui se sont accentués depuis les événements de 1989. Critiques à l’égard du système, beaucoup n’ont jamais cessé de croire à cet idéal socialiste ; ils ont refusé de quitter leur pays, de le renier, ce qui pouvait apparaître à l’Ouest comme un compromis inacceptable. Ce mécanisme est évident aujourd’hui dans les réactions qui visent, en RFA, ceux qui à l’automne 1989 participèrent aux mouvements de citoyens et souhaitaient néanmoins maintenir une certaine autonomie de la RDA. On leur reproche leur naïveté et leur fidélité à cet idéal. Curieusement, on ne dit rien contre les écrivains proches du pouvoir est-allemand qui n’ont jamais signé le moindre appel.

Christa Wolf reconnaît que pour les intellectuels critiques, dès 1968, après les événements de Prague, leur foi dans la possibilité de construire le socialisme dans les pays de l’Est s’était effondrée, mais qu’ils ont continué à considérer que la RDA était « un lieu de frictions » important que l’on ne pouvait abandonner et ils ne voyaient pas d’autre voie que celle de « tenir bon ». Elle souligne que la RDA fut pendant longtemps, pour les Allemands, un « espace de projection émotionnel » et que, en tant qu’écrivains, ils demeurent doublement suspects : on leur reproche leur foi inébranlable dans leur idéal, mais aussi de ne pas l’avoir réalisé.

Des créations menacées

C’est justement ces difficultés extrêmes apportées à la création qui en expliquent la richesse. Or ces structures culturelles sont aujourd’hui menacées. L’édition, tout d’abord. Alors que les oeuvres littéraires de qualité en RFA sont mal défendues au sein des grands groupes d’édition fascinés par la littérature de grande consommation, la RDA s’est dotée très tôt d’un système d’édition remarquable. Au nom de l’antifascisme qui présidait à la naissance du régime, une large partie des auteurs progressistes de la République de Weimar, qui avaient choisi l’exil en 1933, ont été réédités alors que, jusque dans les années 60, certains de ces auteurs, en RFA, étaient soigneusement oubliés. Que l’on songe seulement au destin de Heinrich Mann (1871-1950, frère de Thomas et auteur de Professeur Unrat , 1905), reconnu si tard par Lübeck, sa ville natale, en raison de ses convictions progressistes et du prestige dont il jouissait en RDA.

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Heinrich Mann 

Un simple regard sur les productions d’éditeurs comme Aufbau Verlag, Akademie Verlag, Henschel Verlag, permet de prendre conscience de la qualité des livres, de l’abondance des traductions. Dans le domaine du théâtre, du cinéma, de l’histoire de l’art, c’est souvent en RDA, malgré la censure, qu’on trouve les meilleurs ouvrages, les études les plus minutieuses – ainsi sur la littérature de l’exil, – même si certaines oeillères idéologiques sont aussi perceptibles.

On imagine mal comment ces éditeurs pourraient maintenir la qualité de leur production en faisant fi de la rentabilité. Et avec quels subsides ? Ils devront au moins réorganiser tout leur système de distribution. La question des droits d’auteur est aussi complexe. Un certain nombre d’écrivains – « classiques » comme Bertolt Brecht – ou modernes sont simultanément publiés en RDA et en RFA. Même si les éditeurs de RDA parviennent à se maintenir – mais le rachat de certains par ceux de la RFA est probable – le choix des éditeurs de l’Ouest par les auteurs concernés sera pour eux une perte considérable.

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Volker Braun

La littérature est-allemande a développé, en réaction à la censure et aux dogmes esthétiques du réalisme, une richesse de formes, une subtilité de langage – dont témoignent en particulier Christa Wolf et Volker Braun – que l’on trouve rarement en RFA. Il n’est pas certain que cette spécificité puisse se maintenir. Et son public risque également de se réduire. Une fois « avalés par la RFA », les lecteurs ouest-allemands auront-ils encore le même intérêt pour les auteurs de la RDA ? Quant aux lecteurs est-allemands, ils manifestent déjà leur soif de lectures « occidentales », si longtemps réprimée, et risquent de délaisser les auteurs qu’ils lisaient jadis.

La situation des organismes culturels n’est guère plus brillante. La plupart des subventions sont suspendues. Les théâtres – remarquables en RDA – s’orientent déjà vers un répertoire plus léger et plus commercial. Les arts plastiques avaient aussi, à côté des styles réaliste et académique officiels, leurs novateurs. Leur destin en RFA est problématique. Les critiques et les journalistes soulignent, avec ironie, que la seule chose qu’ils ne doivent pas réapprendre, c’est la grammaire allemande. Les grands studios de cinéma de Babelsberg, où furent tournés depuis 1913 tant de classiques du cinéma allemand, de l’Etudiant de Prague au Testament du docteur Mabuse , de Fritz Lang, ont maintenu – malgré les traces d’une censure tatillonne – une production de haut niveau (5). Ils risquent de fermer pour des raisons commerciales.

D’une manière générale, les réalisations culturelles de la RDA n’étaient possibles que grâce au financement étatique. Le système fédéral décentralisé, qui le fait désormais dépendre des subventions des Länder, rend leur continuation à peu près impossible. Or, en RFA, les problèmes de financement de films de qualité, qui conduisirent les cinéastes de la génération de Fassbinder, au tournant des années 60, à s’autoproduire, laissent pessimiste sur les chances de maintenir la qualité des films. D’où l’inquiétude conjuguée des techniciens, réalisateurs de la DEFA, la grande société de production de la RDA, et de certains cinéastes ouest-allemands comme Helma Sanders-Brahms, qui a sollicité l’intervention de M. Jack Lang pour défendre ces studios au nom du patrimoine européen (6).

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Helma Sanders Brahms

Il existe bien d’autres sujets d’inquiétude : le rapport des citoyens de RFA à ceux de la RDA se métamorphose sans cesse. Les « Allemands de l’Est » ne sont plus simplement des « frères à qui l’on distribue des bananes », mais des « gens étranges » qui osent aussi revendiquer. Au lieu de remercier ceux qui les tirent de leur misère, et de leur grisaille, ils se permettent d’évoquer le problème des interdictions professionnelles, de parler de droits syndicaux, des conquêtes du féminisme, garanties par l’ancienne RDA, dans un Etat hiérarchisé et autoritaire, mais non par la Loi fondamentale de la RFA. Dans quelle mesure les fonctionnaires est-allemands pourront-ils intégrer les administrations de RFA, et selon quels critères idéologiques ?

Même sur des questions secondaires, des divergences profondes apparaissent, qu’il s’agisse du projet d’unification des deux Pen Club allemands ou de l’avenir de l’Institut culturel de la RDA à Paris. Cet Institut n’a jamais songé à cacher les déboires de son pays. Une collaboration avec l’Institut Goethe (RFA) semble difficile, même si des manifestations communes sont envisagées.

Que dire de Berlin et de son extraordinaire créativité ? Sans doute les projets d’ « unification » rapide de la ville ont-ils échoué. L’initiative du nouveau bourgmestre de Berlin-Est, M. Tino Schwierzina, de faire siéger au conseil municipal trois sénateurs (ministres) de Berlin-Ouest a provoqué un refus unanime du projet. Mais, au-delà de l’unité politique, de la restructuration de l’espace, c’est une certaine atmosphère de la ville qui est menacée. Pendant longtemps, l’ancienne capitale du Reich servit de véritable palier de décompression entre les deux Allemagnes. Les artistes et écrivains dissidents de RDA s’y fixaient, car ce n’était plus Berlin-Est et pas encore la RFA. Nombre d’auteurs et d’artistes de RFA s’y installaient, à cause de son atmosphère, ses cicatrices qui représentaient le poids du passé et de l’Histoire. On peut se demander quel sera le destin de cette ville et ce qui en subsistera.

Impossible retour en arrière

Conscients des difficultés qu’ils vont devoir affronter, les écrivains de RDA ont la même certitude : il n’y a pas de retour possible en arrière. Les plus inquiets sont heureux d’avoir assisté à l’effondrement d’un système politique honni, du mur qui le symbolisait, d’avoir été les témoins de la fin de la guerre froide et de la découverte d’une liberté que nul n’osait espérer si vite.

Christa Wolf résume admirablement cette situation lorsqu’elle affirme que, pour elle et ceux qui lui sont proches, les temps à venir seront mouvementés. Même si, politiquement, il n’existe plus de RDA, elle restera attachée à ses paysages, à ses habitants. Chaque génération doit rendre des comptes. Et les écrivains qui ont contribué à ébranler le régime, à en révéler les tares, doivent aussi, selon elle, payer leur échec, se livrer à un examen de conscience, sans trahir l’idéal pour lequel ils ont combattu. C’est encore à la littérature qu’il incombe « de surmonter le passé, d’ouvrir de nouvelles portes, d’abolir les préjugés ». Toutefois, ce n’est pas sans tristesse qu’elle cite ces vers d’un court poème écrit récemment par Volker Braun : « Mon pays va vers l’Ouest et tout mon texte devient incompréhensible. »

 Jean-Michel PALMIER.

* Auteur de Weimar en exil, Payot, Paris, 1988, et de Retour à Berlin, Peyot, Paris, 1989. 

(1) Cassandre. Traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbeir. Alinéa, Aix-en-Provence, 1985.

(2) Scènes d’été. Traduit de l’allemand par Lucien Haag et Marie-Ange Toy. Alinéa, 1990. Ce qui reste. Traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi. Alinéa, 1990.

(3) Trame d’Enfance. Traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi, Alinéa, 1987.

(4) Cf. Nicole Casanova, « Les écrivains d’Allemagne de l’Est », le Monde diplomatique , janvier 1981.

(5) Lire : Ignacio Ramonet, « L’histoire et le présent dans le cinéma d’Allemagne de l’Est », le Monde diplomatique , septembre 1981.

(6) Cf. Cahiers du cinéma , Paris, septembre 1990.

Le Monde Diplomatique « TÊTE DE TURC », de Günter Wallraff; Une société démasquée.

10 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique; Avril 1986

« TÊTE DE TURC », de Günter Wallraff

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Une société démasquée

Depuis son irruption dans les médias allemands, Günter Wallraff n’a cessé d’affirmer qu il faut se déguiser pour démasquer la société. En 1977, il était parvenu à se faire embaucher, sous une fausse identité, dans la rédaction régionale de la Bild Zeitung , appartenant au groupe Springer, et en tira un document étonnant, le Journaliste indésirable (Maspero, Paris, 1978), qui analysait le fonctionnement d’une certaine presse à grand tirage. Il a récidivé, mais cette fois-ci en se glissant dans la peau d’un ouvrier turc. Grâce à une perruque, des lentilles de contact, la transformation de son allemand en sabir, il est devenu Ali Senorlioglu, ouvrier non qualifié mais robuste, sans carte de travail mais prêt à faire les travaux les plus pénibles et les plus mal payés. Le livre qui raconte cette expérience, Tête de Turc (1) – en allemand : Ganz unten , « Tout en bas« , – a immédiatement connu un énorme succès de curiosité et d’estime en République fédérale allemande. Vendu en une semaine à 600 000 exemplaires, il constitue un miroir – hélas ! pas spécialement allemand – où l’on se regarde, assez interloqué, sans oser se reconnaître.

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Wallraff-Ali s’est enfoncé dans la jungle des villes et les chantiers d’usine pendant deux ans et demi. Juste assez pour ne pas se ruiner définitivement la santé et en tirer un bilan accablant des rapports qui régissent, dans nos sociétés, le profit, la rentabilité et la moralité.

Ali n’aura aucun mal à devenir l’un de ces travailleurs immigrés corvéables à merci et sans visage. Qu’il soit turc a finalement assez peu d’importance : il pourrait tout aussi bien être arménien, algérien ou portugais. Il est tout simplement « en bas de l’échelle sociale » et « non-allemand » . On n’en veut pas spécialement à sa couleur, à sa nationalité ou à sa religion. Le problème, c’est qu’il n’existe pas, qu’il n’est pas vraiment un homme. Dans un monde régi par l’informatique, les assurances, les cartes de travail, de séjour et d’identité, où chacun se définit par les assises juridiques, religieuses, politiques de son existence, il a le malheur d’être en marge de tout, Moins un visage qu’une ombre, un zombi musclé, en marge de la société, en marge de la vie et de l’humanité.

Et c’est d’abord cette logique kafkaïenne – que les citoyens « normaux » ne connaissent pas – que Wallraff donne à voir. Il lui suffit de rédiger une annonce-piège affirmant qu’il est prêt à effectuer un travail pénible et mal payé pour qu’on fasse de lui un véritable esclave. Qu’on ne s’y méprenne pas : les gens qui l’exploitent et le martyrisent ne sont pas forcément racistes ou sadiques. Ils tirent seulement les conséquences logiques de son état de sous-homme en lui confiant des tâches infectes, dangereuses et humiliantes, dont chacune suffirait à transformer un homme « normal » en moribond. Il n’a guère le choix : s’il veut être payé à la fin de la journée, il doit tout accepter. On a besoin de sa pauvre force musculaire, si peu payée, pour réaliser d’excellents profits. Lui, il doit seulement ne pas mourir de faim. Pourtant, il se heurte à la même logique : s’il n’est pas reconnu par la société et ses lois, il ne doit rien en attendre. S’il proteste, on le congédie sur l’heure, et s’il n’est pas content, il n’a qu’à repartir en Turquie.

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L’horrible du récit, c’est que sa souffrance, son état physique, sa détresse morale n’intéressent rigoureusement personne. Puisqu’il n’est pas un ouvrier en règle, il est parfaitement normal qu’il respire de la poussière d’amiante, suffoque dans la saleté, vive dans une cave humide ou une voiture abandonnée. Ses négriers-tortionnaires ne sont pas une bande de fascistes mais des employés des grandes firmes de l’industrie allemande, se souciant aussi peu de son destin individuel que ces entreprises qui, sous le IIIe Reich, utilisaient le travail des détenus des camps de concentration. Ali est surtout confronté à un monde de fonctionnaires qui ne connaissent que la logique de la rentabilité et du profit. Etranger, il le restera toujours et aucune communauté n’en veut. Même lorsqu’il se rend chez des curés pour se faire baptiser, attestant de son excellente connaissance des Evangiles et des valeurs chrétiennes, il est plus ou moins poliment mis à la porte. Les sectes n’en voudront pas non plus. Quant aux hommes politiques de droite, il les intéresse seulement lorsqu’il se déclare un émissaire des Loups gris, formation d’extrême droite, et Wallraff-Ali s’offrira le plaisir de se faire dédicacer un livre par M. F.-J. Strauss : « Pour Ali, avec mon cordial salut ! »

Ce livre, assurément, provoque un profond malaise, On y découvre que les entreprises les plus modernes se comportent comme de véritables marchands d’esclaves, violent impunément les lois, ne se soucient pas de la moindre législation du travail lorsqu’il s’agit de Turcs. Toute la presse allemande – en particulier Die Zeit et Der Spiegel – ont salué l’exploit de Wallraff.

Plus qu’un document sociologique et politique sur la République fédérale allemande et ses travailleurs immigrés, le fonctionnement de ses industries de pointe, c’est un constat moral assez tragique sur le rapport à l’autre, à l’étranger, sur la banalisation de l’égoïsme le plus meurtrier.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Günter Wallraff, Tête de Turc (traduit de l’allemand par Alain Brossat et Klaus Schuffels), La Découverte, Paris, 1986, 318 pages.

Le Monde Diplomatique : UN AUTRE RÉVISIONNISME La « polémique des historiens » ouest-allemands

10 septembre 2011

Article par dans Le Monde Diplomatique; Mars 1988

UN AUTRE RÉVISIONNISME

La « polémique des historiens » ouest-allemands

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L’ Histoire, en République fédérale d’Allemagne, est autant une mémoire qu’une blessure. Aussi toute discussion sur le IIIe Reich et ses crimes, la responsabilité collective face au nazisme, la nécessité de l’assumer, prend-elle facilement un aspect passionnel, lourd d’enjeux philosophiques et politiques. En témoigne la « polémique des historiens » (Historikerstreit) déclenchée par l’article d’Ernst Nolte, publié dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 6 juin 1986, suivi d’une réponse sévère du sociologue Jürgens Habermas, polémique qui a amené d’éminents historiens à prendre position sur une série de questions cruciales concernant le national-socialisme, Ces textes sont désormais accessibles au public français grâce au remarquable volume préfacé par Luc Ferry, Devant l’histoire (1), dont on ne saurait trop souligner l’actualité et l’intérêt.

Quels qu’en soient les auteurs, les points de vue exprimés émanent de personnalités respectables, de véritables historiens. Aussi le terme « révisionisme » n’a-t-il pas en Allemagne le même sens qu’en France. Aucun des historiens libéraux ou néoconservateurs (Nolte, Stürmer, Hillgruber) ne songe à nier la réalité des chambres à gaz, à minimiser l’atrocité du génocide. Ce n’est pas à une révision du jugement porté sur le nazisme qu’ils en appellent, mais à celle de l’historiographie.

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      Jürgen Habermas

Ernst Nolte, auteur d’ouvrages célèbres sur les mouvements fascistes, dont les thèses ambiguës sont à l’origine des attaques les plus violentes (en particulier celles de Jürgens Habermas), demande seulement que le IIIe Reich ne soit plus simplement considéré comme une perversion monstrueuse, spécifique à l’histoire allemande, mais réévalué à l’échelle de tous les autres crimes, qu’il s’agisse de ceux de Staline, de la guerre du Vietnam ou des massacres du Cambodge. Il ne s’agit pas d’excuser un massacre par un autre mais de mettre en question la spécificité des crimes de Hitler. Sans vouloir les minimiser, encore que beaucoup d’affirmations de Nolte éveillent la méfiance, c’est à une déculpabilisation collective qu’il invite, en montrant que l’Allemagne n’a pas le monopole de l’horreur, et que si la RFA est née sur les ruines d’un régime monstrueux, elle a su conquérir son identité et sa dignité.

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          Hannah Arendt

Les arguments ne sont pas nouveaux et jalonnent déjà les écrits de Hannah Arendt (en particulier son essai sur les Origines du totalitarisme , 1951) et de Raymond Aron, qui mettaient en parallèle le fonctionnement des régimes hitlérien et stalinien, leur lutte machiavélique contre un prétendu « ennemi objectif », encore que Raymond Aron, ait toujours souligné que, si le stalinisme était une perversion de la volonté de construire par tous les moyens un « monde nouveau », le nazisme n’était qu’une volonté démoniaque d’anéantissement d’une « pseudo-race ».

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                                 Raymond Aron

Ernst Nolte va plus loin. Il cherche à montrer que le goulag a préfiguré et engendré Auschwitz, que la terreur nazie était la réponse à une prétendue « terreur rouge », que la déclaration du président du congrès sioniste Chaïm Weizmann qui, en 1939, faisait de tous les juifs des « alliés de l’Angleterre » , les transformait par là même en « ennemis du Reich » . Thèse qui a suscité l’indignation légitime de nombreuses personnalités allemandes. Tout d’abord parce que le lien causal établi par Nolte entre la terreur stalinienne et la terreur nazie est inconsistant et qu’on ne peut considérer l’ensemble des juifs du monde entier comme un « Etat national » capable de déclarer la guerre, à moins de reprendre à son compte les pires projections antisémites sur la « juiverie mondiale ». C’est cette thèse que défendent brillamment Jürgens Habermas et beaucoup d’autres historiens qui refusent de minimiser la spécificité des crimes nazis.

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A. Mitscherlich

Au-delà du seul domaine historique, ces divergences d’interprétations, leur caractère dramatique et passionné, témoignent aussi du malaise suscité en République fédérale d’Allemagne par le rappel constant du passé (2). Et sans être suspectés de révisionisme, certains plaident pour que, quarante ans après, la dignité et la respectabilité du régime allemand soient enfin reconnues, pour qu’on accorde l’absolution à des générations qui n’ont même pas connu l’époque hitlérienne. C’est, selon eux, le voeu qui s’exprime jusque dans les mouvements pacifistes : le refus d’être toujours considérés comme les enfants d’une guerre perdue et d’une nation vaincue. D’autres estiment que la permanence de ce « travail du deuil » , au sens où l’entend le sociologue A. Mitscherlich, est le meilleur garant de la démocratie. Et comment ne pas être d’accord avec Habermas lorsqu’il affirme que non seulement il ne faut cesser de lutter contre la banalisation des crimes nazis, mais qu’il faut maintenir ce rapport critique de l’Allemagne à son passé, afin d’empêcher le réveil d’un nationalisme mystique. Car le seul patriotisme qui mérite le respect, c’est celui fondé sur une Constitution démocratique.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Devant l’histoire , volume collectif préfacé par Luc Ferry, Editions du Cerf, Paris, 1980, 400 pages.

(2) Voir Jean-Jacques Guinchard, « Passé nazi, passé allemand ? « , le Monde diplomatique , juillet 1987.

Le Monde Diplomatique : UN ROMAN DE L’EXIL ANTINAZI La fureur des vaincus

10 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique; Août 1989

UN ROMAN DE L’EXIL ANTINAZI

La fureur des vaincus

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                                 Peter Weiss

Peu d’oeuvres contemporaines ont suscité dans les deux Allemagnes autant de discussions passionnées que le grand roman de Peter Weiss, Esthétique de la Résistance , dont le premier volume vient de paraître en français.

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Ce qui frappe d’emblée, c’est qu’il brise tous les genres. Roman historique et roman sur l’exil antifasciste, il ne s’inscrit pas simplement à côté des autres récits d’émigrés, comme le Volcan , de Klaus Mann, ou Exil , de Lion Feuchtwanger.

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                 B. Brecht et L. Feuchtwanger

Publié en Allemagne en trois volumes (1975, 1978, 1981), la date à laquelle il fut rédigé le sépare de la littérature antifasciste militante, qui voyait dans chaque écrit un moyen de lutte contre Hitler, une possibilité de montrer au monde entier les souffrances des émigrés. Aussi est-ce moins un témoignage concret sur le vécu de l’exil qu’une réflexion philosophique sur l’époque et sur la place qu’y occupe l’art comme expression de la révolte et de la souffrance.

La critique allemande a été d’emblée partagée : les uns n’ont pas hésité à comparer la trilogie de Peter Weiss au Doktor Faustus de Thomas Mann, et même… au Capital de Marx, considérant qu’il s’agissait là de l’une des oeuvres les plus originales du siècle. D’autres – rares, il est vrai – n’y ont vu qu’un interminable roman métaphysico-prolétarien, écrit pour un pseudo-public d’ouvriers qui ne liraient jamais.

Par sa forme, Esthétique de la Résistance semble renouer avec la tradition du roman d’apprentissage. Le héros est un jeune militant confronté à des situations qui ont pour noms l’effondrement de la démocratie en Allemagne, la montée du national-socialisme, l’exil, la guerre d’Espagne, etc. La virtuosité stylistique de Peter Weiss, son sens dramatique lui font éviter tous les pièges et les artifices qui marquent tant de romans de l’exil. Il n’y a pas d’ »ange de l’émigration », comme chez Klaus Mann, qui permette à chaque émigré d’entrevoir la vie de tous les autres.

Le roman est une véritable pièce d’orfèvrerie où chaque détail, chaque caractère a sa place. On y retrouve les grandes étapes de l’exil, le poids de souffrances quotidiennes des émigrés. Mais ce que la génération précédente d’écrivains antifascistes racontait dans de longs chapitres devient chez Weiss un constat d’un laconisme brutal : « Paris, c’était crever contre la palissade dans des vêtements en lambeaux… Paris, c’était une liberté infinie de l’imagination. »

Le théorique se mêle sans cesse au vécu, l’analyse au récit. Il fait défiler les événements comme les personnages. Brecht, Piscator, Münzenberg comme Gropius, Grosz ou Schwarzschild y jouent un rôle. La guerre d’Espagne est aussi présente que le quartier prolétarien berlinois de Wedding, car à chaque instant l’expérience du héros s’identifie à toute l’histoire.

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L’émigration allemande antifasciste a remporté peu de victoires, si l’on excepte la libération des accusés de l’incendie du Reichstag et la révélation des atrocités nazies dans les premières années du Reich. Il faut, comme le dit Walter Benjamin, « écrire l’histoire du point de vue des vaincus » . Mais de cet océan d’événements, de combats, d’espoirs et d’échecs, émergent, aussi vivantes que les hommes eux-mêmes, les oeuvres d’art.

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         Walter Benjamin

L’évocation, au début du roman, de ces ouvriers qui contemplent la magnifique frise de l’autel de Pergame au musée de Berlin touche au fantastique. Ils sont happés par son histoire et la violence qu’elle a immortalisée dans la pierre, ils la ressentent presque dans leur chair. Les évocations de Courbet, de Dante, du Château de Kafka, du Radeau de la Méduse de Géricault ou de Guernica de Picasso ne sont pas moins belles. Elles portent témoignage du poids de souffrance dont l’art est construit, de ce que tout document de culture, comme l’affirmait encore Walter Benjamin, est un « document de barbarie » .

Alors, comme dans une symphonie, la longue plainte des vaincus et des opprimés se mêle aux voix de ceux qui luttent… L’instant se fige en éternité, tandis que ce qui est mort reprend vie. Car ce roman polyphonique, susceptible d’interprétations et de lectures multiples, est un rare, un authentique chef-d’oeuvre.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

Esthétique de la résistance, Peter Weiss

 

 

 

 

Le Monde Diplomatique: UNE ÉDUCATION AUTRICHIENNE Enfance assassinée

10 septembre 2011

Article publié dans Le Monde Diplomatique, Mars 1988

UNE ÉDUCATION AUTRICHIENNE

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             Waltraud Anna Mitgutsch
Enfance assassinée

« Ta mère était-elle comme toi ? » A partir de cette question anodine, que lui pose sa fille de douze ans, Waltraud Anna Mitgutsch rassemble ses souvenirs, pour raconter ce que fut son enfance et celle de sa mère. Cette mère, elle ne l’a jamais vraiment aimée, sauf une fois morte. Sans doute ne peut-on voir dans ce roman une simple autobiographie. Mais le réalisme des descriptions, leur précision, la parenté avec le roman de l’auteur autrichien, Franz Innerhofer, De si belles années (Gallimard), qui évoque le même univers, invitent à croire que l’expérience vécue est bien réelle.

C’est à Linz qu’est née la narratrice. Et le décor du roman est celui de la campagne autrichienne, dominée par une mentalité paysanne d’une rare dureté, en dépit de son catholicisme rustique ; monde sans amour, où l’éducation se limitait à inculquer des préceptes à coups de trique, de vexations cinglantes, d’humiliations sadiques. Sa mère, qui l’a méprisée, qu’elle a haïe, elle ne cesserait de la haïr encore, jusque dans sa tombe, si elle n’avait appris par bribes, son histoire. Fille de paysans au coeur aussi dur que la pierre, elle fut, elle aussi, victime de la même éducation et des mêmes principes, avant de se transformer, à son tour, en tortionnaire. Aussi, tente-t-elle de ressaisir dans sa mémoire les images meurtries de cette mère qui ne sut l’aimer parce qu’elle ne reçut jamais d’amour.

L’évocation touche au fantastique et est d’une rare beauté. L’enfant malingre s’est transformée en une petite fille laide et méprisée, qu’on épouillait chaque semaine près du tas de fumier. Réduite en esclavage, en souillon à traire les vaches, elle ne connut que la haine, la violence physique et la peur. Sinistre portrait d’une enfance assassinée qui nous est restituée à travers des images sordides : la rivalité et la jalousie entre frères et soeurs, la fillette ligotée à un arbre, tandis qu’on arrache les yeux à son chat, le chiffon qu’elle serre entre ses cuisses, le jour de ses premières règles, sous le regard moqueur de sa propre mère, elle-même trompée, battue et humiliée par son mari et, surtout, cette angoisse de n’être aimée puis désirée par personne, jusqu’à la rencontre brutale avec l’histoire.

Cette histoire va frapper l’enfance avec une violence à son image. Elle ne nous est restituée que par bribes, à travers les événements familiaux. On devine, lorsque les paysans vont voter, surveillés par la Gestapo, qu’il s’agit de l’Anschluss. Dans le village. certains ont revêtu, eux aussi, les uniformes noirs. D’autres disparaissent. Les enfants apprennent les chants nazis, tandis que les aînés sont mobilisés. A la ferme, les garçons deviennent rares. Et bientôt, les premiers télégrammes arrivent, annonçant qu’ils sont morts à Stalingrad. La mère s’est trouvé un fiancé, un journalier maladroit qu’elle n’aimera jamais et avec lequel elle gâchera sa vie et celle de ses enfants. Les années de l’après-guerre et leur cortège de misère verront triompher le même égoïsme au sein du couple, comme si tous ces êtres, pauvres pantins désarticulés, ne pouvaient que reproduire indéfiniment leurs enfances meurtries. Quant à la femme qui rassemble ces lambeaux d’histoire, elle ne peut que songer à sa fille qui, à son tour, se révoltera comme elle-même s’est révoltée contre sa mère.

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La Trique prolonge à sa manière cette Väterliteratur (littérature des pères), illustrée par toute la génération de Peter Härtling, qui s’efforce, à travers l’interrogation des adultes, de comprendre le pourquoi obscur de leurs destins. Le nazisme est l’ombre inquiétante qui plane sur chaque page. Car en essayant d’élucider la rencontre d’un certain type de mentalité et de l’histoire, en soulignant l’importance des traumatismes de l’enfance dans la formation de la personnalité de l’adulte, c’est toujours la racine du même mal que l’on essaie d’extirper. Ce thème a engendré outre-Rhin, une sorte de mise en accusation systématique de l’éducation reçue par les générations antérieures. Problématique classique en Allemagne comme en Autriche, qui unit des oeuvres aussi différentes et éloignées dans le temps que les Désarrois de l’élève Törless , de Robert Musil, le Sujet de l’empereur , de Heinrich Mann, les Cadets , d’Ernst von Salomon ou De si belles années , de Franz Innerhofer. Il est impossible, en lisant l’étonnant roman de Waltraud Anna Mitgutsch, de ne pas songer au succès rencontré par les travaux psychanalytiques d’Alice Miller, en particulier, son essai C’est pour ton bien , paru en français aux éditions Aubier, qui évoque l’enfance d’Adolf Hitler, les coups qu’il a reçus de ses parents et les cicatrices qu’ils ont laissées sur sa personnalité.

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                    Franz Innerhofer

L’audience rencontrée, par ces analyses en République fédérale d’Allemagne, suffirait à montrer combien cette mise en question de l’éducation autoritaire est investie de significations politiques. Toute une génération semble se retrouver autour du même rêve ; celui d’un monde où l’enfant, libéré de la peur de la violence physique exercée par l’adulte ne pourra plus jamais devenir un apprenti tortionnaire ou son complice muet.

Jean-Michel PALMIER.

LA TRIQUE, de Waltraud Anna Mitgutsch, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Gallimard, Paris, 1987, 259 pages.

Le Monde Diplomatique : Une nouvelle génération à la recherche de son identité

3 septembre 2011

Article publié dans Le Monde Diplomatique de Mars 1983.

Une nouvelle génération à la recherche de son identité

En 1945, les villes étaient en ruine ; la culture et la langue aussi. Le nazisme avait fait table rase de toute la vie artistique de la République de Weimar, détruit les oeuvres, contraint la plus grande partie des écrivains et des artistes à un exil dont beaucoup ne reviendront jamais. La culture « sang et sol » du Reich millénaire ne lui survécut pas. Si la peinture fut médiocre, la littérature fut abominable : une bouillie indigeste, plate, sanguinaire, des romans impossibles à relire aujourd’hui autrement que comme documents. Le nazisme ne laissa qu’un goût de sang, de mort et de ruine.

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Dans cette « Allemagne année zéro » si souvent évoquée à travers les romans et les films, une nouvelle culture avait autant de mal à s’enraciner qu’un arbre sur un sol calciné. On attendait les oeuvres écrites clandestinement sous Hitler, mais les quelques rares écrivains importants qui refusèrent d’émigrer avaient leurs tiroirs vides. Quant aux exilés, les plus politisés étaient tentés de se fixer dans ce qui allait devenir la jeune République démocratique allemande, et ceux qui arrivaient en Allemagne fédérale étaient mal accueillis : les ombres du nazisme n’étaient pas dissipées, on en voulait à ceux qui avaient contemplé l’effondrement du Reich des « balcons de l’émigration ». Le climat de guerre froide et d’anticommunisme ensuite déchaîna contre eux la haine. Qu’on se souvienne seulement des polémiques suscitées par le retour de Thomas Mann, Alfred Doblin ou Erwin Piscator. On leur préférait les « émigrés de l’intérieur », ceux qui étaient demeurés en Allemagne sans trop se compromettre avec l’hitlérisme, sans hurler avec les loups.

« S’ils détruisent nos livres, alors nous disparaîtrons des mémoires et nous n’existerons plus », s’était écrié en exil le poète René Schickelé. C’est un fait que, pendant longtemps, leurs oeuvres ne seront plus rééditées, leurs noms rarement cités dans les manuels scolaires, et que la rencontre entre ce qui allait devenir la nouvelle littérature allemande et celle des exilés ne s’effectua pas.

Depuis 1970, on assiste à une multiplicité de tentatives en Allemagne fédérale, aussi bien en littérature et au cinéma que dans le domaine des arts plastiques, pour ressaisir une certaine identité culturelle, par-delà le nazisme. Cette fascination étrange pour les années 20 et 30 – que l’Allemagne n’est pas seule à partager, – jointe au malaise, à l’angoisse de l’avenir, est le fait principalement de jeunes auteurs. Contrastant avec l’apparent consensus économique, même s’il se fissure de plus en plus, cette explosion de créativité culturelle mérite qu’on l’interroge. Pour toute une génération, ce ne sont pas seulement les modèles politiques, mais les modèles culturels, qui sont en train de se transformer.

Le Groupe 47 est un monument de l’histoire de la nouvelle littérature allemande. En 1946, Hans Werner Richter avait fait reparaître sa revue Der Ruf (l’Appel), tribune des adversaires du nazisme dans un camp de soldats prisonniers, et elle allait devenir le premier organe de la littérature allemande d’après-guerre. On y trouvait les signatures de H.-M. Enzensberger, Heinrich Böll, Günter Grass. L’année suivante, se forma le groupe lui-même, qui rassemblait Alfred Andersch, Peter Weiss, Heinrich Böll, Martin Walser, Siegfried Lenz, Uwe Johnson, Günter Grass. La cinquantaine d’écrivains qui le fréquentèrent parlaient d’esthétique, de politique, mais surtout de la recherche d’une nouvelle langue littéraire. Si, comme le dit Holderlin, « le langage est le plus dangereux des biens », comment écrire en allemand après les discours de Hitler, de Goebbels et de Himmler ? Ils avaient le sentiment que leur langue était souillée, moralement déchue, qu’une ascèse, une purification s’imposaient. La littérature devint moralité face à ceux qui, pour reprendre le titre de la célèbre étude d’A. Mitscherlich, trouvaient « le deuil impossible » .

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Le vocabulaire éthique était omniprésent : dans les mises en scène d’Erwin Piscator et son « théâtre de confession », dans les pièces de Rhochhut (le Vicaire), de H. Kipphardt (le Cas Oppenheimer), de Peter Weiss (l’Instruction), mais aussi dans les romans de Heinrich Böll (Où étais-tu Adam ?, Rentrez chez-vous, Borgner), qui décrivent ces créatures désarticulées, écrasées par le passé. Pour cette génération d’écrivains « engagés » au sens où Sartre l’entend dans Situations II, le travail sur la langue était inséparable d’une certaine moralité politique. L’époque de Konrad Adenauer était préoccupée de reconstruction, de bonheur matériel. Son conformisme et ses étudiants apolitiques, son climat de guerre froide, ne laissaient, comme le remarquait Bernd Engelmann, que le choix entre l’adaptation et le risque d’être suspecté de sympathie communiste. Pourtant, Günter Grass a raison d’affirmer que ce sont les écrivains qui ont reconstruit l’Allemagne : c’est dans le domaine littéraire que les années 60 furent brillantes. Le Groupe 47 avait légué une tradition de vigilance, de rigueur, de courage. Nombre de ses membres prendront position sur le néonazisme, la guerre froide, le communisme, le réarmement. Mais il est vrai qu’ils apparaîtront aussi comme de plus en plus conformistes, proches du gouvernement.

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Signataires du Groupe 61 en 1962, acte de naissance du nouveau cinéma allemand

En réaction, le Groupe 61, né à Dortmund en 1961, avec son attention pour la littérature ouvrière, sera souvent en désaccord avec la politique culturelle. Une nouvelle génération – celle de Bruno Gluchowski, Josef Reding, Hildegard Wohlgemuth, Günter Herburger, Günter Wallraf,

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Gunter Wallraff

Christian Geisler, Reiner Kunze – fera le procès du conformisme culturel et politique.

Pièges de la littérature engagée

Ce heurt de sensibilités politiques s’intensifiera très vite, au tournant des années 60, avec le développement de la contestation étudiante. Dans un pays où le parti communiste était interdit, où le consensus social semblait rendre toute évolution impossible, l’opposition extra-parlementaire, nourrie de la crise de l’Université, de l’explosion des vieilles valeurs et de la guerre du Vietnam, apparaissait comme un recours nécessaire. Lorsqu’un certain nombre d’ »écrivains engagés » affirmeront leur lien étroit avec la social-démocratie allemande, ils seront à leur tour contestés. C’était l’époque où Peter Schneider interrompait son travail de critique littéraire pour travailler en usine, où on lisait les écrits de Rudi Dutschke, où des étudiants qui ne se reconnaissaient ni dans le socialisme de la R.D.A. ni dans le style de vie de la R.F.A. rêvaient d’université critique, de Guevara et de Ho Chi Minh. La violence de la répression qui s’exerça contre eux, l’absence de résultats face à leurs revendications opposèrent les « pères » et les « fils » de la contestation allemande. Theodor Adorno, l’un des fondateurs de la théorie critique de l’École de Francfort, devait l’apprendre à ses dépens.

Avec le passage de l’opposition extra-parlementaire étudiante à la formation de la R.A.F. (Fraction de l’armée rouge), le clivage s’accentua entre la génération précédente d’écrivains de gauche et une partie de la jeunesse radicale. Günter Grass, Heinrich Böll, Siegfried Lenz, s’associeront aux campagnes de M. Willy Brandt. Ils continueront à débattre du présent et du passé de l’Allemagne (Günter Grass : le Tambour, le Turbot ), de politique et de moralité. Sans doute le courage de Heinrich Böll dans sa dénonciation de la presse Springer (l’Honneur perdu de Katharina Blum), de son anticommunisme et de ses appels au meurtre sera-t-il salué ; mais l’attitude de nombre d’écrivains proches de la social-démocratie à l’égard des interdictions professionnelles, de la « lutte antiterroristes », des conceptions de « sécurité », les fera apparaître comme de plus en plus conformistes. Clivage de générations qu’évoque si bien Uwe Johnson dans sa trilogie Une année dans la vie de Gesine Cresspahl, allégorie des années 70.

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Les écrivains de gauche – G. Grass, H. Böll – semblaient faire partie du statu quo. Et l’ironie acerbe d’Oskar, le petit garçon du Tambour qui ne voulait pas grandir, semblait démentie par les prises de position de son auteur.

Tandis qu’agonisait le mouvement étudiant, le phénomène culturel le plus important que connut l’Allemagne fut la naissance d’un nouveau cinéma. Alors que, depuis la seconde guerre mondiale, les films allemands passaient inaperçus, que les navets policiers ou sentimentaux semblaient perpétuer, avec la diffusion massive des films américains, la médiocrité du cinéma outre-Rhin, quelques films paraissaient témoigner d’une nouvelle sensibilité. Et le manifeste d’Oberhausen, par lequel de jeunes cinéastes exigeaient un retour à la qualité et à l’indépendance du cinéma, fut l’un des événements artistiques les plus importants de ces années.

Les films, très rares, qui à cette époque laissaient espérer cette renaissance du cinéma frappaient autant par leur qualité artistique que par leur contenu critique : les Désarrois de l’élève Törless, de V. Schlöndorff ;

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 Portrait d’Anita G., d’A. Kluge, et Scènes de chasse en Bavière, de P. Fleischmann. Bientôt, une nouvelle génération de cinéastes apparut, plus difficile à caractériser sans doute, à l’esthétique souvent insolite, où se mêlaient étroitement fantasmes de décadence, rêves meurtris et haine du présent. Ce fut celle de R. W. Fassbinder, de W. Schroeter, de H. J. Syberberg, de W. Herzog. Boudés par les critiques, peu diffusés en Allemagne, leurs films connurent à l’étranger un étonnant succès et ce fut la France, Paris plus spécialement, qui allait devenir la capitale de ce « nouveau cinéma allemand ». L’interrogation de ces cinéastes sur le passé de l’Allemagne, ses mythes, sa sensibilité s’unissait étroitement à l’angoisse du présent. L’Allemagne en automne, oeuvre collective, évoquant le climat de la République fédérale au moment de l’assassinat de H.-M. Schleyer, incarnait ce double mouvement.

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L’Allemagne en automne

Si le gauchisme militant de 1968 avait négligé le subjectif pour la théorie, ce jeune cinéma allemand incarnait la revanche de la subjectivité, du rêve, de la nostalgie visionnaire. Le public étranger y retrouvait une Allemagne oubliée, ensevelie sous le conformisme, et décelait dans cette nouvelle génération de cinéastes d’une exceptionnelle valeur une sorte d’irruption de la « mauvaise conscience », comme si ce bien-être tant vanté leur faisait mal et les poussait à créer. Méconnus, incompris ou franchement haïs en Allemagne, leurs films furent pourtant considérés, partout ailleurs, comme le véritable miroir de l’Allemagne, plus fidèle dans le reflet de ses contradictions que ses romans trop solides, trop massifs. Ce n’est pas Günter Grass ou Heinrich Böll, mais Fassbinder, avec son déchirement, ses faiblesses, sa souffrance, qui est l’auteur le plus représentatif des années 70-80. La troisième vague de cinéastes, celle d’Helma Sanders, Margaret von Trotta,

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Margarethe von Trotta

et surtout Wim Wenders, si elle présente un certain nombre d’analogies avec la précédente, semble approfondir cette revalorisation de la subjectivité.

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Loin d’être un secteur marginal de la culture, ce nouveau cinéma allemand a été la plus grande explosion de créativité marquant la dernière décennie, et c’est lui qui porte les rêves, les cauchemars, les angoisses de toute une génération prise entre l’échec de la contestation étudiante et le désespoir de la R.A.F. d’Andreas Baader. Si l’on pouvait interpréter chez des auteurs comme l’Autrichien Peter Handke ce retour vers le subjectif comme un refus de l’engagement politique, chez la plupart des jeunes romanciers allemands - Peter Schneider,

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Peter Schneider

H. C. Buch, J. Theobaldy, P. Härtling – apparaît par contre un nouveau rapport au politique totalement dominé par la subjectivité, et souvent proche d’une écriture quasi cinématographique, aussi critique qu’onirique, qui culmine dans l’oeuvre d’un Achternbusch.

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Herbert Aschternbusch

Le paradoxe de cette explosion cinématographique, c’est qu’elle s’est finalement produite en marge de la culture officielle, de la sphère politique traditionnelle, tout en devenant à l’étranger la représentation la plus authentique de l’Allemagne et des aspirations nouvelles qui s’y dessinaient. Qu’on l’ait aimé ou haï, Fassbinder s’est vu reconnaître, à travers les nécrologies, le titre de plus important cinéaste allemand contemporain. L’Allemagne ne pouvait rester insensible au fait que cette culture qu’elle avait tendance à ignorer la symbolisait et la représentait à l’étranger, que ces cinéastes, ces artistes, rarement reconnus, étaient ses meilleurs ambassadeurs culturels.

C’est un fait que l’Allemagne est actuellement en Europe le pays où la création artistique et culturelle est sans doute la plus riche. Cette constatation s’accompagne d’une série de paradoxes. La plupart de ses artistes – plasticiens, jeunes écrivains, et surtout cinéastes – se laissent difficilement classer en familles idéologiques. Leurs positions politiques sont extraordinairement diversifiées. Si Fassbinder avait une réputation de « gauchiste », W. Herzog est un visionnaire, H. J. Syberberg aussi « révolutionnaire » que partisan d’un romantisme anticapitaliste que l’on peut qualifier de réactionnaire. Ce qu’ils ont en commun, c’est la contestation de formes de vie, de sensibilités, de cultures. Les écrivains engagés – G. Grass, H. Böll – sont finalement assez proches du gouvernement, et leurs positions moins indépendantes sur les grandes questions politiques que celles des intellectuels français. La jeunesse allemande les considère parfois avec ironie comme des classiques – même s’ils agacent toujours la droite, – et cette nouvelle génération, qui se reconnaît dans les écrits de Peter Schneider et de H. Achternbusch, dans les films de Fassbinder ou de Wenders, se sent plus concernée par les mots d’ordre des « verts », les expériences « alternatives », les cultures marginales berlinoises, que par ceux que l’on nomme ironiquement les « romanciers sociaux-démocrates ».

Or le système allemand ne semble pas craindre le moins du monde la culture contestatrice. Lorsqu’il apparaît que ces formes culturelles nouvelles sont valorisées par les médias, surtout à l’étranger, elles deviennent l’objet de séductions multiples. Il n’est pas d’écrivain, si violent soit-il à l’égard de la République fédérale, qui ne se voie récompensé d’un prix littéraire – ainsi Achternbusch, – car la reconnaissance et la consécration de cette « avant-garde » si prisée à l’étranger sont le meilleur moyen de lui retirer tout impact politique. La contestation culturelle est alors subventionnée, et les groupes de rock and roll punk se voient sélectionnés par le très auguste Sénat de Berlin.

D’ailleurs, cette culture allemande d’ »avant-garde », omniprésente dans les expositions, les théâtres, les cinémas parisiens est d’un impact minime en Allemagne. Même s’il fut candidat écologiste, le plasticien Joseph Beuys ne dérange pas plus que le néo-expressionniste Georg Baselitz, dont on s’arrache les interviews à l’étranger. Les imprécations d’Achternbusch, réfugié dans sa Bavière, ne font pas frémir J. Strauss. Et l’étudiant français connaît de toute façon infiniment mieux le « nouveau cinéma allemand » que l’étudiant allemand, lequel a rarement l’occasion de voir ces films. Quant au large public, il reste souvent perplexe quand on lui en parle : il n’a presque jamais vu un seul de ces films analysés, encensés, commentés dans toute la presse étrangère. D’ailleurs le succès de ces cinéastes risque d’émousser leur critique. Consacrés, ils perdent leur virulence. Il est symptomatique que les films les plus politiques et les plus réussis de R. W. Fassbinder soient justement ceux qu’il réalisa avec peu de moyens, comparés au succès ambigu de Lola,

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ou pire, Lili Marlène . En réintégrant au fur et à mesure cette culture « marginale », on n’en tire que des bénéfices : on la neutralise en même temps qu’on l’utilise.

Un autre symptôme caractéristique de cette créativité culturelle, c’est la recherche de plus en plus générale d’une identité renouant avec le passé d’avant Hitler. Sans doute cet engouement pour les années 20 n’est-il pas propre à l’Allemagne : on le trouve aussi en France à travers les médias. Il y a eu, bien sûr, la redécouverte des romans de Christopher Isherwood, Cabaret de Bob Fosse, l’exposition Paris-Berlin au Centre Pompidou. Les traductions, les expositions, les films aussi ont contribué à faire découvrir cette richesse artistique des années 20, ensevelie par le nazisme. La somme d’espoirs assassinés, de rêves meurtris, ce parfum d’apocalypse que portaient ces oeuvres ne nous laissent pas indifférents. Sur le plan politique et économique, il y a bien peu de rapports entre notre situation et celle de la République de Weimar. Pourtant, le désespoir, l’angoisse de cette époque nous concernent. Alors que les années 20 étaient en Allemagne, il y a une dizaine d’années encore, l’apanage de quelques spécialistes, d’historiens de l’art, de directeurs de musée, on assiste depuis cinq ou six ans à un engouement surprenant pour cette époque et ses productions, à tel point que, lorsqu’on interroge tel ou tel plasticien allemand sur ce qu’il y a de nouveau outre-Rhin, il répond ironiquement : les années 20 !

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Cabaret, de Bob Fosse.

Outre les publications très nombreuses, une bonne dizaine d’expositions organisées à Berlin, Stuttgart, Cologne, Munich et dans d’autres villes du pays ont montré soit les tendances générales de l’art de cette époque, soit l’oeuvre de tel ou tel peintre apparenté à l’expressionnisme, au dadaïsme, à la nouvelle objectivité. Pour beaucoup d’intellectuels et d’artistes, ce retour des années 20 apparaît comme un moyen de ressaisir l’identité culturelle allemande par-delà le nazisme, de refuser la médiocrité de la « culture bourgeoise » et de ses médias, et surtout la vague de l’américanisme. Ils cherchent alors soit à prolonger ces courants (néo-expressionnisme, néo-dadaïsme, nouvelle subjectivité, nouveau réalisme), soit à les réinterpréter à la lumière du présent. Le feuilleton-fleuve de Fassbinder sur le Berlin Alexander-platz de Döblin en est un bon exemple.

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A l’échelon le plus fruste, cette redécouverte des années 20 touche un public de jeunes, d’étudiants, qui sont moins soucieux d’une redécouverte culturelle de l’identité allemande que des expressions de désespoir et de révolte d’une époque mal connue. Il n’y a pas qu’à Paris que des groupes de rock and roll punk se produisent dans les décors expressionnistes de Caligari, et Berlin ne séduit pas que David Bowie ; en Allemagne, cette sensibilité pessimiste, ce retour à la subjectivité, ce doute dans les modèles culturels officiels sont au coeur de nouvelles recherches littéraires, plastiques, cinématographiques.

Retour à Berlin

Ces phénomènes ambigus, difficiles à analyser, qui touchent autant la culture que la politique, le réel et l’imaginaire d’une génération, expliquent en partie le curieux engouement pour Berlin qu’éprouvent les médias allemands et même européens. Cette ville belle et laide, vivante et morte, où les immeubles neufs se dressent parmi les ruines pieusement conservées et les quartiers promis à la démolition, fut un véritable cauchemar pour l’Allemand de la République fédérale. Au malaise du « mur », des rapports avec la République démocratique, s’ajoute le fait que cette ville, « façade occidentale devant le monde communiste », est un gouffre financier : elle n’est maintenue en vie que grâce au gigantesque poumon artificiel que constitue l’aide économique fédérale. L’explosion étudiante de 1968 la fit apparaître comme l’une des villes les plus politisées d’Allemagne. Avec son découpage kafkaïen et ses quartiers ouvriers aujourd’hui habités par des travailleurs turcs, qui ont fait surnommer la ligne de métro n°5 traversant Kreuzberg l’ »Orient-Express », elle n’avait pendant longtemps, dans le reste de l’Allemagne, qu’une image négative. Personne n’aurait songé à aller vivre à Berlin. On y faisait des études pour échapper au service militaire, on la quittait ensuite, faute d’arrière-pays, pour fuir le sentiment de vivre sur une île.

Depuis plusieurs années, Berlin apparaît au contraire comme l’une des villes les plus vivantes et les plus créatrices d’Allemagne. Aux expositions qui ont fait revivre l’ancienne capitale – qu’il s’agisse de la rétrospective sur la Prusse ou sur le Berlin des années 20 – se sont ajoutées les expériences « alternatives », les occupations « sauvages » de logement, les cultures marginales punks, et, au sein de ce folklore insolite qui mêle les immigrés turcs et les « Iroquois », on prend conscience que Berlin est en passe de devenir un lieu de confrontation culturelle, d’expérimentations sociales et politiques susceptibles d’intéresser toute l’Allemagne. Les raisons de cette focalisation sont multiples : c’est à Berlin que les « verts » ont obtenu les plus forts succès, que les expériences « alternatives » ont été les plus poussées, que les cultures marginales ont pu se développer dans une relative tolérance. Il est difficile de porter un jugement exhaustif et objectif sur tout ce qui se fait derrière ces façades d’immeubles criblées de mitraille, tombant en ruines, sur lesquelles de gigantesques banderoles proclament : « Attention, Berlin est en train de mourir. »

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Il n’en demeure pas moins que la place de Berlin dans la culture allemande contemporaine va croissant : c’est là que se tiennent certaines des plus importantes expositions, les mises en scène de la Schaubühne, que s’effectue ce brassage de la sensibilité d’une nouvelle génération avec les souvenirs de Weimar et qu’un nombre important d’écrivains décident de se fixer. L’expulsion d’un certain nombre d’écrivains de R.D.A., leur installation à Berlin ont apporté un sang nouveau non seulement à la culture berlinoise mais à la littérature allemande, et cela est susceptible d’influer sur les sensibilités politiques des nouvelles générations intellectuelles. Les écrivains originaires de la R.D.A. – Sarah Kisch, Günter Kunert, Kurt Bartsch, Jurek Becker, Klaus Schelsinger, Thomas Brasch, H.J. Schädlich, – sans parler de W. Biermann, sont sans doute plus proches de la nouvelle génération d’écrivains allemands – celle de Peter Schneider, par exemple, auteur de ce remarquable roman : l’Homme sur le mur, miroir de toutes les contradictions actuelles ressenties par la jeunesse allemande intellectuelle – que de Heinrich Böll ou de Günter Grass. Ils ont en commun – et c’est l’essentiel – de rechercher le dialogue en dépit des clivages de sensibilités littéraires et politiques, de ne s’identifier ni avec le modèle de l’Allemagne fédérale ni avec celui de l’Allemagne démocratique. Et ces nouveaux espaces de création et de confrontation qui se multiplient à Berlin ne peuvent pas ne pas rejaillir sur l’ensemble de la vie culturelle.

Sans doute cette évolution de la sensibilité qui se produit actuellement chez les jeunes écrivains, l’intérêt porté aux années 20 et à la culture de Weimar, la rencontre avec la jeune littérature de la R.D.A., l’association des expériences « alternatives » (conduites souvent par d’anciens étudiants) aux cultures marginales (les punks, « Iroquois » sont souvent des fils d’ouvriers) sont-ils limités à la sphère culturelle, mais ils mettent en jeu une relation à la culture et à la politique assez nouvelle pour qu’on l’interroge. A ce titre, le cas de Berlin est symptomatique de l’évolution d’une certaine articulation du politique, du culturel, du subjectif, qui ne trouve plus à s’exprimer dans les modèles classiques, considérés comme inefficaces ou trop liés au système. Cinquante ans après la venue de Hitler au pouvoir, ceux qui n’ont pratiquement rien connu du nazisme, qui ne s’estiment pas intrinsèquement liés à la social-démocratie, qui contestent le système dans ses formes de vie et qui n’ont pas renoncé à oeuvrer au sein de la culture se sentent plus concernés par la confusion et l’étrangeté de ces expérimentations berlinoises que par les crises gouvernementales de Bonn. Récusant le style de vie bourgeois, les valeurs culturelles consacrées, ils se reconnaissent davantage dans les films de R.W. Fassbinder ou de Wim Wenders que dans les romans de G. Grass, sont plus touchés par le programme des « verts » que par celui de la gauche officielle, s’interrogent autant sur la subjectivité que sur la théorie politique et semblent en quête d’une nouvelle identité, fût-elle douloureuse, onirique et morcelée.

Jean-Michel PALMIER.

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