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A propos de Lénine , l’art et la révolution de J-M Palmier.

Dimanche 12 septembre 2010

Lénine et la littérature

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Article paru dans Politique Hebdo N° 194 du 23 au 19 octobre 1975

Staline perçait-il, déjà, sous Lénine, était-il préparé par lui, ou bien le stalinisme n’est-il qu’une monstrueuse déviation du léninisme ? Cette question n’a guère trouvé de réponse, d’autant moins que le fait même de la poser est, pour certains, sacrilège : la pensée révolutionnaire a, elle aussi, ses tabous… Il est pourtant un point sur lequel les choses sont, de ce point de vue, plus claires : celui de la littérature, du rapport théorique (et étatique, hélas) à la production littéraire. Un récent livre de Jean-Michel Palmier nous permet de reposer ce problème (1).

Tout le monde connaît aujourd’hui au moins le nom de Jdanov, dont les traductions en français étaient naguère préfacées par Aragon, Jdanov le procureur, le Béria des lettres et des arts, le bras littéraire de Staline. Mais sait-on que Lénine n’était pas loin d’avoir, avec quarante ans d’avance, les mêmes positions ? Dès 1902, l’Iskra condamne en effet l’art abstrait en des termes que N. Krouchtchev retrouvera en 1963, et, en 1905, Lénine publie L’Organisation du parti et la littérature de parti, texte qui sera maintes fois invoqué, en particulier par Jdanov (lorsqu’il condamnera par exemple Anna Akhmatova). Certes, ce texte est parmi les plus discutés de Lénine, les plus interprétés. Mais peut-on vraiment soutenir comme l’a fait V. Pozner, sous prétexte que le mot russe « Literatoura  » signifie aussi bien « littérature » que « texte », que Lénine ne visait pas la littérature mais la presse du parti ? Il est en effet difficile d’admettre, même si cette ambiguïté sémantique existe, que les lecteurs russes, qui lisaient Lénine en russe et pas en traduction française aient pu s’y tromper … Puis, en 1908, Lénine entame la lutte contre Bogdanov, lutte politique, idéologique, philosophique, qui trouvera un débouché esthétique au début des années vingt, Lénine s’opposant farouchement au Proletkult, la culture prolétarienne.

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L’Iskra (l’Etincelle)

Ce qui précède ne constitue jamais que quelques rapides idées, notations en vrac. Et l’on aurait pu espérer, au vu de son titre, Lénine, l’art et la révolution, que Palmier aborderait ces problèmes de front. Vaine espérance car, bien qu’il présente lui-même son travail (550 pages !) comme « la première partie d’une trilogie consacrée à la formation et à l’évolution de l’esthétique soviétique « , l’auteur ne nous offre pas un travail théorique mais une sorte de manuel universitaire bien documenté où tout est résumé, mais bien rarement mis en perspective. Des biographies de Gorki, Bogdanov ou Gogol se succèdent, dans le genre articles d’encyclopédie, puis laissent place à de longs résumés de textes de Lénine, à de longues citations, bref, le livre apparaît comme une dizaine de Que sais-je ? mis bout à bout : travail utile, certes, mais décevant. D’autant que Palmier, qui semble ne pas lire le russe, utilise le plus souvent des oeuvres de seconde main dont bon nombre représentent le point de vue officiel du PCUS ou du PCF sur l’histoire de l’URSS….

Cela est d’autant plus regrettable que l’on trouve dans chaque chapitre ou presque les éléments objectifs, les bases d’une possible théorisation. Pour ne prendre qu’un exemple, Palmier résume longuement l’ouvrage de Kroupskaïa, la compagne de Lénine, les goûts d’Illitch en littérature. Or, on se rend très vite compte que Lénine utilise curieusement les oeuvres littéraires : il les cite fréquemment comme preuves à l’appui de ses analyses économiques et politiques. Il aime par dessus tout Tchernychevski, Ouspenski, c’est à dire les populistes de la fin du XIXème siècle, et on a même l’impression qu’il décèle chez Gorki des traces de ce populisme et qu’il le porte aux nues pour cette raison. Et l’on retrouve alors la fameuse brochure Organisation du parti et littérature de parti : Lénine recherche dans les livres un témoignage sur la société et sur les luttes, ce qu’on ne  saurait lui reprocher, mais on a l’impression que cette exigence le pousse à négliger par trop l’aspect proprement littéraire de ces livres.

De là à penser qu’il y a en germe dans ces goûts qu’il n’a jamais cachés et que d’autres ont largement divulgués, la théorie du réalisme socialiste il n’y a qu’un tout petit pas à franchir. Au fond, Lénine a beaucoup pardonné à Gorki parce qu’il respectait sa stature, au moment même où il attaquait sans concession Lounatcharski et Bogdanov qui défendaient presque les mêmes positions. Palmier qui semble professer une large sympathie pour le centralisme léniniste, pour la mystique du parti, ne va pas ainsi jusqu’au bout d’un itinéraire que sa documentation lui ouvrait pourtant, et son approche de « la formation de l’esthétique soviétique » reste très formelle, anecdotique presque. Peut-être les tomes suivants rectifieront-ils le tir, mais l’ensemble pourtant volumineux ne constitue pour l’instant qu’une oeuvre d’érudition, un ouvrage de référence. Ce qui est beaucoup et bien peu.

Louis-Jean CALVET.

(1) Jean-Michel PALMIER, Lénine, l’art et la révolution, éd. Payot, 550 pages.

Ceci

Futurisme :L’archer à un oeil et demi, de Benedikt Livchits

Dimanche 12 septembre 2010

Article paru dans Politique Hebdo , N° 76,  du 26 avril 1973

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Gontcharova, train

Voici un livre (1) qui est passé presque inaperçu. Il s’agit pourtant d’un témoignage bouleversant tant par sa qualité poétique que par le monde qu’il ressuscite : celui du futurisme russe, de l’effervescence intellectuelle et artistique qui précède la Révolution d’Octobre, et cette génération de Maiakovski et de Khlebnikov qui voit se réaliser l’une des plus grandes révolutions artistiques européennes, qui décida de toute l’évolution de l’art moderne.

Assurément, l’épopée futuriste est l’une des étapes les moins connues, les plus fondamentales, de l’art moderne. Eisenstein, Maïakovski, Meyerhold, c’est à dire le jeune cinéma soviétique, la poésie d’Octobre, le nouveau théâtre sont impensables sans la révolution futuriste. Mais que sait-on au juste du futurisme ? Comment ce mouvement apolitique en Russie a-t-il pu conduire à Maiakovski et à la revue lef? Comment l’avant-garde artistique a-t-elle pu rencontrer l’avant-garde politique ? Quels rapports unissent le futurisme russe et le futurisme italien ? Comment un mouvement artistique qui a fécondé tous les domaines – de l’architecture au cinéma – a-t-il pu rencontrer en Russie la révolution et s’y unir alors qu’en Italie, le fascisme l’absorba ? Marinetti et Maiakovski sont-ils des frères jumeaux ou des ennemis ?Toutes ces questions, on ne cesse de se les poser en lisant n’importe quel poème de Maiakovski, en regardant les reproductions des tableaux de Larionov ou de Gontcharova, mais il nous manque les éléments pour y répondre.

Les documents qui permettent d’écrire l’histoire de cette période sont peu nombreux. Aussi le libre de Benedikt Livchits publié en URSS en 1933 a-t-il une valeur inestimable : il  est le seul ouvrage écrit par un témoin et un futuriste qui a participé à tous les combats du mouvement.

Le premier mérite de Livchits est de nous restituer la vie intense des avant-gardes russes au début du XXème siècle, l’incroyable enthousiasme qui règne parmi les artistes au lendemain de la révolution, l’étonnante rencontre des avant-gardes politiques et esthétiques, rencontre qui n’alla pas sans heurts. Si le gouvernement soviétique – à travers le Commissaire à l’ Education Lounatcharski – accepta la collaboration massive des futuristes, il s’efforça de ne jamais prendre parti dans les querelles qui opposaient alors les groupes et les écoles et de ne permettre à aucun – futuristes, imagistes, constructivistes, Proletkult (2) – de s’affirmer seul art révolutionnaire.

Lorsqu’Essénine écrira ses poèmes sur les murs d’un cloître et remplacera les plaques des rues par d’autres plaques portant le nom de ses amis, ce qui lui vaudra d’être interpellé et conduit au Kremlin, Lénine éclatera de rire. Quant à Maiakovski, s’il eut à souffrir – comme l’a si souvent rappelé Elsa Triolet – des vexations des bureaucrates qui freinaient la diffusion de ses oeuvres, faisaient tout pour l’enterrer vivant, il fut toujours estimé par Lénine – qui jugeait ses poèmes parfois peu compréhensibles – et Staline lui-même interdira que l’on souille la mémoire de Maiakovski. Grâce à Livchits, nous voyons vivre Khlebnikov, « le père du futurisme russe », qui ressemble à un grand oiseau malade, traînant ses poèmes et sa légende, ses manuscrits dans une taie d’oreiller. Nous suivons les frères Bourliouk, avec leurs visages peints, leur étrange générosité qui leur fait prendre Maiakovski, ce jeune homme encore complètement inconnu, à la mâchoire proéminente, gigantesque, à la voix tonitruante, qui se fait bannir de l’école de peinture, se pavanant dans les rues de Moscou vêtu de son inoubliable blouse jaune serein, de sa cravate Lavallière noire et de son haut de forme. Nous apprenons aussi à connaître Koulbine, Kamenski – grand rival de Maiakovski dans le coeur de la jeune Elsa triolet – et Kroutchonyck. Enfin, nous suivons les premières expositions décisives – Le Valet de Carreau et la Queue d’âne- qui opposent les Bourliouk à Larionov et Gontcharova. Livchits n’a pas seulement été un témoin de toute cette épopée, mais un acteur. Il prit part dès 1911 au mouvement, comme poète et comme théoricien.

C’est à partir d’expositions de peinture que naquit « l’art de gauche « . terme ambigu qui désigne l’avant-garde picturale et qu’il faut bien se garder de comprendre en un sens politique. C’est là, en effet, une des thèses fondamentale développées par Livchits : le futurisme russe fut apolitique, contrairement à son homologue italien. Ce que les futuristes russes reprocheront le plus à Marinetti, c’est d’avoir asservi l’art à l’idéologie politique la plus réactionnaire. L’art de gauche, c’est l’avant-garde qui se bat pour développer un art inspiré du cubisme, de l’art populaire russe, de Cézanne et de Picasso, contre la stérilité de l’académisme qui, en poésie, culmine dans l’esthétique symboliste (Balmont, Brioussov, Sologoub) et dans la peinture avec Benoît, le futur adversaire de Malevich, auteur du fameux Carré noir sur fond blanc. Cet art de gauche est loin de présenter une unité. Les Bourliouk se querellent avec Larionov et Gontcharova. Les critiques les rejettent ensemble, estimant que le cubisme peut servir à la rigueur à peindre des maisons, mais surtout pas des personnages. Ou encore, on exalte la peinture française pour montrer que les jeunes peintres soviétiques sont des imitateurs sans originalité. Alors, pour défendre leurs conceptions, les peintres organisent expositions et débats avec le public. Soirées orageuses, débats passionnés, projections, insultes, bagarres. Tout est bon pour faire reconnaître ses droits.

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                   V. Maiakovski

Bientôt, c’est la rencontre avec Maiakovski. rencontre fascinante. C’est un géant romantique, qui a déjà travaillé pour le parti bolchevik. A sa sortie de prison, il se met à étudier la peinture et rencontre Bourliouk. Une amitié profonde les unit et Bourliouk présente à tous son ami « le génial poète Maiakovski » assurant à celui-ci qu’il est grand temps qu’il se mette à écrire des vers pour ne pas le ridiculiser. L’épopée futuriste sera l’épopée de la jeunesse. Leur rire et leur insolence traversent la Russie. Ils organisent des soirées littéraires qui – comme le dira Elsa Triolet – ressemblaient plus à des combats de boxe qu’à des récitals poétiques. Devant un public déchaîné, ils crient leurs poèmes, proclament leur haine du monde bourgeois et des anciennes valeurs, veulent jeter par dessus bord Pouchkine, Tolstoï et les classiques, affirment leur passion pour le cubisme, la vitesse et les machines. Khlebnikov était déjà enveloppé d’une véritable légende. Les autres futuristes vont théâtraliser leur vie : ils se proclament tous des génies, déambulent dans les rues avec des accoutrements insensés.

Pourtant lorsque Marinetti vint à Moscou, il fut loin d’être acclamé. Les futuristes avaient longuement hésité entre ne pas venir à ses conférences ou bien s’y rendre avec des provisions d’oeufs pourris. Venu comme un général inspectant ses troupes, Marinetti dut bien vite se rendre compte de l’indépendance des futuristes russes. Sans doute y-a-t-il de nombreuses analogies entre les Manifestes – La gifle au goût public- des futuristes russes et les manifestes italiens, mais si les deux groupes se rencontrent dans une même haine du passé, des classiques, un même culte de la vitesse, de la ville, de la lumière, des machines, de tout ce que chantait Apollinaire, il y a aussi de nombreuses thèses qui les séparent. Les futuristes russes opposent l’Orient à l’Occident, affirment la neutralité de leur mouvement, Marinetti lui l’engage violemment aux côtés des défenseurs de la guerre, il exalte le mépris de la femme, l’héroïsme viril. Les descriptions que Livchits brosse des rencontres avec Marinetti – en smoking noir – parlant avec ses mains, faisant craquer sans cesse son pantalon au beau milieu des envolées lyriques sur l’héroïsme, hué par ces futuristes russes qui refusent sa paternité, est sans doute l’un des moments les plus importants de l’histoire du mouvement, et des plus pittoresques.

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                                            Marinetti

Puis c’est la guerre. La fin du futurisme. La révolution. Alors que le mouvement italien sombre dans la réaction, les futuristes russes se rallient à la révolution. Comme le dira Maiakowski dans son autobiographie : « Faut-il y adhérer ou pas ? cette question ne se pose pas pour moi (ni pour les autres futuristes moscovites). C’était ma révolution à moi. J’allai à Smolny. J’ai travaillé à tout ce qui se présentait. »

Après 1917, le futurisme est mort comme école et comme mouvement. Mais il va féconder tous les arts. Alors que la plupart des artistes russes refusent toute collaboration avec le pouvoir des Soviets, les futuristes participeront à la propagande artistique. Maiakovski chantera la Révolution, il lira ses poèmes devant l’Armée Rouge et les ouvriers, mais il dessinera aussi des affiches pour les armées et les fameuses « fenêtres » de l’Agence télégraphique soviétique (Rosta) qui présentent, avec des couleurs éclatantes, une étonnante satire du capitalisme, de l’ancienne vie, avec des légendes composées par Maiakovski. Il fera plus de 300 slogans-réclames pour les magasins d’État:  » Je suis avant tout un homme qui a mis sa plume au service (je vous prie de bien noter ce mot), au service de la minute présente, de la réalité présente et de son conducteur : le gouvernement soviétique et le parti « . Mais Goethe lui-même ne dit-il pas que toute poésie est poésie de circonstance. ?

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                                           Okna-Rosta

C’est cette épopée futuriste et son déclin que nous fait revivre Livchits dans ses Mémoires. Comme il le dit lui même, il ne s’agit pas de redonner vie au futurisme, mais de raconter son histoire. On devine qu’il est loin d’avoir entièrement renié cette époque. D’ailleurs, l’épilogue brutal le confirme : le compagnon de l’archer à un oeil et demi, l’ami de Bourliouk et de Maiakovski a été victime des assassinats staliniens. On ne sait pas très bien pourquoi et comment il disparut, en 1939. Comme tant d’autres figures des années 20 – l’extraordinaire Isaac Babel dont on vient de rééditer la Cavalerie Rouge (3) – il fut victime du stalinisme.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Éditions l’Âge d’Homme.
(2) Organisation liée à Bogdanov qui lança le mouvement de la « culture prolétarienne ».
(3) Dans une excellente traduction de Jacques Catteau. L’Âge d’Homme.

La ville, image des hommes.

Mercredi 25 août 2010

Article paru dans  » Politique Hebdo «  N° 122 du 4 au 10 avril 1974

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Ce halo d’images et de symboles qui sont inscrits dans l’objet urbain.

L’ouvrage que vient de publier Raymond Ledrut  » Les images de la ville.  » (Editions Anthropos) est sans doute l’un de ceux qui qui font le plus réfléchir sur ce que signifie vivre à la ville, côtoyer quotidiennement des visages anonymes, emprunter des rues, vastes canaux de circulation, que l’on ne regarde plus, s’enfermer dans un espace de plus en plus perçu comme menaçant.

Ledrut est sociologue. Mais il nous donne surtout à penser et à voir. Il ne s’est pas contenter d’accumuler des données statistiques : il s’est promené dans la ville, il s’est arrêté dans les cafés pour parler avec les gens, il a réfléchi sur tous les symboles qui nous oppressent, comme dans un mauvais rêve, et que l’on ne perçoit jamais clairement.

Sa conviction initiale, c’est que la ville n’est pas seulement un espace social, politique, mais aussi un espace de l’inconscient et de l’imaginaire. Vivre à la ville, c’est être perpétuellement agressé, non seulement par la publicité, un rythme, la foule, mais aussi par des images qui font souffrir ou qui font s’évader. Il y a un monde du désir qui s’étale à travers les vitrines et les supermarchés qui insultent la pauvreté, ce vieux monde qui paraissait si neuf au Baudelaire de l’Art Romantique lorsque, face aux passéistes, aux nostalgiques de l’ancien Paris, il exaltait les femmes marchant dans les rues, les mille images qui assaillent le passant, les symboles éblouissants de la modernité – mot qu’il a pratiquement forgé – et dans lequel il englobe le goût moderne des spectacles, de la diversité, de la lumière, des parfums, des vitrines, de l’artificiel, du luxe et des prostituées. C’est cette approche sensible, poétique, unie à la rigueur méthodologique de l’urbaniste (Ledrut a déjà publié une grande étude sur la région de Toulouse : L’espace social de la ville. Ed. Anthropos) qui donne à ce livre un caractère si prenant.

Vivre sa ville

Qu’est-ce donc que cette expérience urbaine qu’il veut décrire et nous faire vivre avec lui ? C’est ce halo de significations obscures, d’images et de symboles qui sont inscrit dans l’objet urbain. Il est évident que ce n’est pas la ville elle-même qui les crée : elle ne fait que les suggérer dans la relation vécue par ses habitants. Les significations ne sont pas simplement des projections de l’inconscient de chacun. Elles sont là, immense flot qui nous entoure, nous transit sans que l’on songe à l’analyser. Les hommes parlent de la ville, mais elle semble aussi leur parler, leur suggérer un langage. Elle crée les événements, elle charrie les mythes – de l’incident banal, du spectacle insolite, un accident, un immeuble qu’on démolit à la grue, un camelot, aux grands mythes révolutionnaires, comme si le pavé des rues avait conservé le souvenir des événements et suggérait de nouvelles significations.

Chacun vit différemment la ville. Selon son âge, son métier, sa classe sociale. Ce que Ledrut décrit comme  » images  » doit être compris avec la résonance inconsciente qu’ a le terme psychanalytique d’imago : non pas une simple représentation, rationnelle, mais une image qui nous hante, un fragment de rêve et d’imaginaire que l’on ne cesse de percevoir dans ce qu’il y a de plus banal. Aussi Ledrut s’efforce-t-il de décrire à la fois la symbolique urbaine et celle de l’inconscient social, la manifestation de l’espace vécu et les sentiments de ceux qui le vivent. L’enquête a été effectuée à Toulouse, mais il est probable que dans toute autre ville, elle permettrait l’étude d’une même symbolique – que l’on songe seulement à l’admirable travail que Pierre Sansot avait consacré, d’un point de vue esthétique et littéraire à La Poétique de la ville (Ed. Klincsieck) et que recoupe en de nombreux points la démarche de Ledrut.

La ville est à la fois un signifiant et un signifié. Elle exprime et elle est exprimée. Ce sont ses murs, ses maisons, ses cafés, ses monuments qui suggèrent les mythes. Il n’est que d’évoquer à ce propos les Villes tentaculaires de Verhaeren, l’obsession de Prague chez Kafka, les villes des poèmes expressionnistes allemands, aux canaux noirs, charriant des immondices et du sang, les villes géantes des poèmes de Ginsberg ou encore le Paris des surréalistes, le Paris de Prévert, de Carco et de Mac Orlan.

Mort anonyme.

Ce n’est pas un hasard si, en Allemagne, entre les deux guerres mondiales, le symbole de la ville devient si obsédant. De l’image de la ville de Verhaeren, où, au cabaret des Trois Cercueils, la Mort boit du sang parmi les pauvres gens, on passe au Berlin expressionniste, celui de l’Alexanderplatz de Döblin (Berlin Alexanderplatz, Ed. Gallimard) dans lequel Franz Biberkopf, le repris de justice, tente de redevenir honnête dans la misère, doublement tenté par les meetings communistes et l’adhésion au parti nazi. Et déjà s’annonce le Berlin des clochards, des mendiants et des prostituées de l’Opéra de Quat’Sous de Brecht, et le Berlin des chômeurs du beau film sur la crise économique allemande – malheureusement trop peu projeté en France – Kuhle Wampe, réalisé par Brecht d’un point de vue communiste, à la veille de la montée des nazis au pouvoir.

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Photo extraite de Kuhle Wampe (Brecht / Dudow)

Tout cela Ledrut l’évoque lorsqu’il tente de décrire cette symbolique inconsciente, sociale et politique de la ville. Loin de s’attacher à des lieux privilégiés – comme les surréalistes notamment – il analyse chaque symbole, chaque lieu socialement investi, qu’il s’agisse d’un magasin ou d’un café. Avec ses collaborateurs, il a interrogé sans relâche les habitants de Toulouse sur la façon dont ils percevaient le lien à leur ville. C’est en elle que se rencontrent tout d’abord les significations primordiales de la vie : il y a une manière de naître et de mourir à la ville qui est radicalement différente de la campagne.

Je crois  qu’un des plus beaux textes de Lefebvre est celui où il évoque à propos de  » Notes écrites un dimanche « , les habitants d’un petit village qui, après la messe, vont au cimetière. La communauté des vivants est aussi la communauté avec avec les morts. Ce lien à la naissance et à la mort semble se perdre à la ville ou du moins dans la grande ville. Les références aux ancêtres est souvent inexistante et l’enracinement dans la terre natale n’a aucun sens. La vie comme la mort sont aseptisées. Elles n’ont plus de mystère. Loin de constituer des événements collectifs, elles se replient sur l’individuel. On naît comme on meurt, anonymement. Qui n’a pas ressenti le malaise de Rilke, lorsqu’il évoque dans plusieurs poèmes l’anonymat de la mort à la grande ville, dans l’hôpital, où l’on vend à cinq sous l’agonie, comme le ferait une marchande de quatre saisons.

Un carrefour.

Le temps et l’espace eux-mêmes semblent se métamorphoser. L’espace se limite, se clôt de plus en plus, même si la ville s’étend. Il n’est plus ouvert sur la nature, mais c’est celle-ci qui s’y trouve retenue prisonnière, à l’état de lambeaux. L’expérience du temps y est radicalement différente. Non seulement les maisons, mais aussi le jour et la nuit semblent mal se distinguer. Quant au temps lui-même, il est seulement utilisé, souvent peu vécu ou mal vécu. Le héros du film La vie à l’envers de Jessua, lorsqu’il commence à  » être atteint de schizophrénie  » se demande brusquement pourquoi il travaille, pourquoi il est marié. Il sort acheter des cigarettes et revient trois jours plus tard. Quand on lui demande ce qu’il a fait, il est incapable de répondre : il a seulement vécu pleinement chaque seconde, en regardant un arbre dans le bois de Vincennes, en regardant les vitrines, en respirant les parfums et la tristesse de la ville. Quand on l’enferme dans une petite chambre toute blanche, avec des messieurs en blanc qui lui demandent de raconter ce qui lui traverse la tête, il est presque heureux.

Les mêmes symboles repris dans les films suisses de Tanner – Charles mort ou vif, La Salamandre – ont un sens tout différent. C’est quand l’héroïne de La Salamandre échappe au temps des autres, qu’elle contemple avec angoisse les guirlandes de la ville qui s’apprêtent à fêter Noël qu’elle est la plus authentique et quand les ambulanciers conduisent à l’hôpital Charles, il leur lit en souriant un passage du livre de Lefebvre  » La vie quotidienne dans le monde moderne « . A leurs manières, les héros des films modernes, des personnages de Godard – tel Pierrot-le-Fou – jusqu’à ceux de Tanner semblent en quête d’un temps vécu qui leur échappe et qui les obsède parce qu’il ne cesse de mourir dans la grande ville.

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Bariolée, pleine de lumières, d’enseignes au néon, de réclames multicolores, d’agitation, la grande ville est froide. Et sa froideur semble rejaillir sur la façon de se connaître ou de ne pas se connaître. On vit mal et on s’aime mal. Marcuse parlerait de dé-sublimation répressive pour analyser ces rapports de l’individu au décor qui l’entoure. C’est l’univers de Riesman dans La foule solitaire, livre prophétique, cruel – dans lequel il évoquait ces êtres tapis dans leur angoisse, malades d’agressivité et d’ennui, perdus dans les grands ensembles. Aujourd’hui la ville est devenue, malgré ses mythes et ses plaisirs, un immense carrefour de la solitude.

Quelques snobs

Parmi les lieux qui jouent un rôle décisif dans cet espace urbain, il faut mentionner les cafés, refuges contre l’ennui et la tristesse, mais surtout contre la solitude. La rue ayant de plus en plus perdu son rôle d’échanges, le café, avec des profils très différents selon les quartiers, demeure souvent l’ un des rares lieux où l’on parle à d’autres solitudes, où l’on tente d’échanger des paroles, des impressions, où chacun recherche vainement un interlocuteur et un auditeur. Ledrut analyse remarquablement cette nostalgie qui s’empare des habitants des villes. Alors que celles-ci sont de plus en plus déshumanisées, dans l’imagination quotidienne, elles continuent d’exister comme des êtres un peu fantastiques pourvus de visages et de corps.

Quand cette totalité organique a disparu, il ne reste que le repli sur soi, dans le HLM avec la télévision, et la nostalgie d’un village, référence plus ou moins mystique et mythique. Même chez les jeunes, beaucoup, loin d’aspirer à vivre dans cette civilisation urbaine, sont attirés par les images rurales et sont tentés de leur redonner vie. Si la civilisation urbaine surprend par sa diversité croissante, il faut aussi reconnaître qu’elle profite à bien peu. L’accumulation de spectacles ne concerne qu’un nombre réduit d’habitants. Si on va au cinéma de quartier, on va rarement au théâtre et on choisit ses spectacles par la proximité plutôt que par la valeur. La télévision reste souvent la seule ouverture, même lorsqu’il s’agit des spectacles plus médiocres. Les gens se rencontrent peu dans la ville, en dehors du travail, et les activités sont réduites au minimum. L’accès au monde social se fait le plus souvent à travers les mass-média qui véhiculent les mêmes aliénations plus ou moins sublimées. Non seulement la ville a perdu tout rôle d’éducation, mais les rivalités entre la vie des quartiers semblent proches de s’atténuer. Si Lefebvre a pu révéler, dans son livre sur La Commune de Paris, que l’explosion révolutionnaire était aussi une tentative des ouvriers pour reprendre le centre de leur capitale dont ils avaient été rejetés par les travaux d’Hausmann, Ledrut montre à travers l’analyse de Toulouse que la vie des quartiers tend de plus en plus à s’amenuiser.

Il est probable que l’analyse effectuée à Paris permettrait de découvrir certaines similitudes. Les grands mythes littéraires des quartiers parisiens semblent s’effondrer un à un. La spécificité des quartiers tend à disparaître, mais aussi leurs images et leurs mythologies, même lorsque l’on tente de les recréer artificiellement. Le Montmartre de Max Jacob et Apollinaire n’est plus, la bohème de Montparnasse se limite à quelques snobs qui continuent de fréquenter la Coupole, les mythes de Saint-Germain-des-Près et de l’existensialisme, avec ses figures si étranges, Sartre, Simone de Beauvoir, Giacometti, Boris Vian, Juliette Gréco, Adamov font partie de la légende dorée.

La bourgeoisie s’amuse de plus en plus mal. Si Waneigem prétend que la bourgeoisie n’a qu’un seul plaisir, celui de les corrompre tous, il faut aussi reconnaître l’incapacité de plus en plus grande de cette classe à se distraire. On s’ennuie dans les beaux quartiers, comme dans les HLM. Que l’on compare seulement les mythes de la ville, de la « gaieté parisienne », à l’époque d’Offenbach, d’Aristide Bruant, de Toulouse-Lautrec, avec les tristes décors de plumes d’autruche sales et cassées que l’on présente aujourd’hui aux « touristes  » comme symboles vénérables de cette époque. La prostituée de Baudelaire a perdu son goût d’interdit et de mystère pour devenir une sorte de fonctionnaire. La bohème artistique a fait place à des reconstructions artificielles et médiocres qui dissipent à peine l’ennui et l’angoisse.

Contes de fées

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Pourtant – et c’est le paradoxe que soulignait déjà Riesman dans la Foule solitaire- l’homme moderne, le citadin croit toujours aux contes de fées et aux bandes dessinées. Aliéné, il trouve encore des charmes à l’aliénation. L’ensemble des conditionnements publicitaires et des mass-média est là pour effectuer cette manipulation érotico-agressive au niveau de l’inconscient. D’immenses moules à broyer sont prêts : seuls les contenus changent. On remplace seulement les westerns érotiques par des films chinois où le sadisme s’associe à la médiocrité et à la bêtise. Le tiercé, la télévision, le repas du dimanche, le verre que l’on boit sur le zinc, l’obsession des vitrines, des entassements de marchandises que l’on ne possédera jamais, des magasins où l’on vient avec les gosses, le samedi, pour voir, tout cela fait partie de cet espace social de la ville, de ses mythes et de ses aliénations.

Ledrut, dans cette enquête, a réussi à donner une forme scientifique à ces images, à ce malaise que l’on ressent confusément. «  Les gens, il conviendrait de ne les connaître que disponibles à certaines heures pâles de la nuit, près d’une machine à sous avec des problèmes d’homme, simplement des problèmes de mélancolie. Alors on boit un verre en regardant loin derrière la glace du comptoir et on se dit qu’il est bien tard, qu’il est bien tard « . Ces paroles d’une chanson de Léo Ferré qui évoque la solitude des cafés et de la ville moderne, Ledrut parvient à en saisir la signification profonde lorsqu’il décrit chaque lieu, chaque symbole, chaque signe de la ville – du café au magasin, de la rue au cinéma – comme constituant l’espace de l’aliénation. C’est ce qui donne à son livre cette actualité et cette importance peu communes.

Jean-Michel PALMIER.

Léo Ferré
 

Vitrines

Des cadillacs et des ombrelles
De l’albuplast et de bretelles
De faux dollars de vrais bijoux
Y’en a vraiment pour tous les goûts
Des oraisons pour dentifrices
Des chiens nourris qui parlent anglais
Et les putains à l’exercice
Avec leurs yeux qui font des frais
De faux tableaux qui font la gueule
Et puis des vrais qui leur en veulent
Des accordéons déployés
Qui soufflent un peu avant de gueuler
Des filles en fleurs des fleurs nouvelles
Des illustrés à bonne d’enfant
Et des enfants qui font les belles
Devant des mecs bourrés d’argent


Les vitrines de l’avenue
Font un vacarme dans les coeurs
A faire se lever le bonheur
Des fois qu’il pousserait dans les rues


Les faux poètes qu’on affiche
Et qui se meurent à l’hémistiche
Les vedettes à nouveau nez
Paroles de Léo Ferré
Les prix Goncourt que l’on égorge
Les gorges chaudes pour la voix
Les coupe file et les soutiens-gorge
Avec la notice d’emploi
Des chansons mortes dans la cire
Et des pick-up pour les traduire
Microsillon baille aux corneilles
C’est tout Mozart dans une bouteille
Le sang qui coule plein à la une
Et qui se caille aux mots croisés
« 
France soir », « Le Monde » et la fortune
Devant des mecs qu’ont pas bouffé


Les vitrines de l’avenue
Font un vacarme aux alentours
A faire se lever l’amour
Des fois qu’on le vendrait aux surplus


Des père Noël grandeur nature
Qui ne descendent plus que pour les parents
Pendant que les gosses jouent les doublures
En attendant d’avoir vingt ans
Toupie qui tourne au quart de tour
Bonbons fondants bonheur du jour
Et ces mômes qu’en ont plein les bras
A lécher la vitrine comme ça
Des soldats de plomb qui font du zèle
Des poupées qui font la vaisselle
De drôles d’oiseaux en équilibre
Pour amuser les tout petits
A l’intérieur la vente est libre
Pour ceux qui s’ennuient dans la vie
Des merveilles qu’on peut pas toucher
Devant des mecs qui peuvent « Entrer »


Les vitrines de l’avenue
Font un vacarme dans les yeux
A rendre aveugles tous les gueux
Des fois qu’ils en auraient trop vu


Jambon d’York garanti Villette
Des alcools avec étiquettes
Crème à raser les plus coriaces
« Où l’on m’étend le poil se lasse »
La gaine qui fond sous les caresses
Le slip qui rit le bas qu’encaisse
L’escarpin qui use le pavé
Les parfums qui sentent le péché
Des falbalas pour la comtesse
Des bandes en soie pour pas que ça blesse
Du chinchilla de la toile écrue
Y faut vêtir ceux qui sont nus
Des pull-over si vrais qu’ils bêlent
Des vins si vieux qu’ils coulent gagas
Des décorations qu’étincellent
Devant des mecs qui n’en veulent pas.


Les vitrines de l’avenue
C’est mes poches à moi quand je rêve
Et que j’y fouille à mains perdues
Des lambeaux de désirs qui lèvent

Louise Brooks; portrait d’une anti-star.(Suite et fin)

Mercredi 18 août 2010

Louise Brooks; portrait d’une anti-star. (suite et fin)

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En 1977, Roland Jaccard publiait chez Phébus :  » Louise Brooks; portrait d’une anti-star « . Cet ouvrage réalisé sous la direction de Roland Jaccard réunissait outre, Louise Brooks elle-même, plusieurs collaborateurs : Tahar Ben Jelloun, Lotte H. Eisner, André Laude et Jean-Michel Palmier.

Si la pièce de Wedekind devait être peu jouée de son vivant par suite des tracasseries de la censure, elle n’a pourtant jamais cessé d’exercer une influence déterminante sur les intellectuels allemands. Et parmi eux, bien évidemment, les cinéastes. Dès 1922, Leopold Jessner tourne une adaptation de l’Esprit de la Terre (1). Mais sa mise en scène convenue – si on la mesure en tout cas à l’aune du  » sujet  » – ne pouvait qu’encourager G.W. Pabst à persévérer dans son projet.

Au moment où Pabst met en chantier  » sa  » Lulu, il est déjà considéré comme le représentant majeur de ce mouvement post-expressionniste qu’on appelle alors la  » Nouvelle Objectivité « , et qui en fait le vieux  » réalisateur  » – déformé, stylisé, éclaté, c’est à dire enrichi de deux ou trois visions – au service d’une poésie délibérément engagée, au sens le plus large que l’on voudra bien donner à ce mot. (On ne peut que renvoyer ici aux travaux de Siegfried Kracauer (2) et de Freddy Buache (3), analystes particulièrement attentifs de cette période capitale de l’histoire du cinéma.)

Pabst est donc célèbre, même s’il n’a pas atteint la renommée que lui apportera en 1931 l’Opéra de quat’sous. Mais d’ores et déjà, il est considéré par quelques critiques un peu plus vigilants que les autres comme le cinéaste le plus intéressant des Années vingt – les mêmes critiques en feront d’ailleurs un peu plus tard le  » meilleur réalisateur  » des Années trente. C’est lui qui révèle au public Asta Nielsen, Greta Garbo, Louise Brooks, Brigitte Helm. On l’appelle alors  » Pabst le Rouge « , car ses idées (qui sont pourtant avant tout celles d’un esprit indépendant ) sont proches des thèses socialistes. Il rêve de réconcilier Français et Allemands, ennemis d’hier, en un vaste mouvement de fraternité universelle: ce sont alors Quatre de l’infanterie et la Tragédie de la mine, qui lui vaudront ensuite l’hostilité des nazis.

Mais c’est à coup sûr avec Lulu que son génie s’exprime pour la première fois dans toute sa force. Il avait été, on le sait, littéralement fasciné par l’oeuvre de Wedekind (4) (que certains critiques l’accuseront curieusement d’avoir  » trahi « , alors que les libertés qu’il prend sont toutes, à l’évidence, au service impérieux du texte – de l’esprit vivant du texte, s’entend, non de sa lettre morte). La censure au reste ne s’y trompera pas qui taillera allègrement dans la bande originale comme elle avait autrefois cherché à émasculer le texte original de Wedekind. On a essayé depuis, avec patience et amour, de reconstituer la version primitive du film, mais si l’on en croit Jean Mitry (5), de nombreuses parties censurées manquent toujours. Le film conserve donc un certain aspect décousu, sans que l’on puisse savoir si ce  » défaut « , de même que les altérations apportées à la trame conçue par Wedekind, a été voulu ou non par Pabst (5).

Nul doute en tout cas que la version  » officielle  » du film (heureusement remplacée aujourd’hui par une copie enfin débarrassée de toutes les  » interprétations  » tendancieuses glissées çà et là par la censure) n’ait été au départ une absolue trahison des intentions du cinéaste – et du dramaturge -, comme le révèle, détails à l’appui, Freddy Buache dans son essai sur Pabst :

« …cette oeuvre d’une beauté scandaleuse attira sur elle la colère des bien-pensants. Les censures la mutilèrent. Les commerçants récrivirent les titres pour  transformer complètement les rapports établis entre les personnages : Schigolch qui fut sans doute le premier amant de Lulu devient un brave père adoptif; Alwa, le fils de Peter Schön, rebaptisé Franz, perd toute parenté avec l’homme qui épouse Lulu et qui est tué par elle au soir de ses noces; et on en fait un secrétaire peu scrupuleux afin de ne pas montrer au public, ô horreur, que le fils s’éprend de la nouvelle femme de son père alors même que le cadavre de celui-ci est encore tiède; Anna, dont Pabst ne cache pas la passion homosexuelle, passe au rang de simple amie dévouée qui semble n’afficher des allures de garçonne que par goût du pittoresque. En outre, le film fut exploité avec une séquence finale que les hypocrites jugèrent apte à rassurer leurs frères : tandis que Pabst, fidèle à Wedekind montrait Lulu mourant dans les bras de Jack l’Eventreur, ces puritains imaginèrent, pour clore cette histoire qui saccage les tabous, une petite morale médiocre que restitue parfaitement ces quelques lignes extraites du dépliant publicitaire distribué, à l’époque, aux directeurs de salles obscures… »A bout de ressources, Lulu est sur le point de demander à la prostitution le moyen d’apaiser sa faim. Mais un groupe de l’Armée du Salut passe à ce moment pour apporter des secours et un peu de pain aux malheureux de ce monde. Ce symbole sacré sauve la malheureuse et l’arrête sur la dernière pente où elle allait glisser. »

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Georg Wilhelm Pabst 

Freddy Buache a étudié plan par plan, avec R. Borde et F. Courtade, la version heureusement complétée et rétablie du film. Nous en donnons ici un résumé qui permettra d’évaluer le travail de ré-élaboration – en tous points génial – que Pabst a fait subir à la pièce de Wedekind pour la faire vivre à l’écran :

Un employé du gaz vient relever le compteur. Lulu lui offre à boire et il la regarde, subjugué par sa beauté. On sonne et Schigolch fait son apparition – personnage étrange, ayant l’apparence d’un clochard, mais avec un visage qui exprime une sensibilité et une intelligence peu communes. Lulu s’élance vers lui dès qu’elle l’aperçoit, au grand désappointement de l’employé. Elle est simplement vêtue d’un peignoir vaporeux, qui souligne agressivement sa beauté. Une fois l’employé parti, Schigolch et Lulu dansent, heureux de se revoir. Il ramasse avidement des billets posés sur la cheminée, mais Lulu le regarde faire avec affection et tendresse. Elle s’assoie sur ses genoux. Il y a en elle à cet instant-là quelque chose de tendre, de violent, d’insouciant et de capricieux tout à la fois. Elle le regarde avec attention. Il contemple son portrait au mur. Il joue de l’harmonica et elle se met à danser, comme une petite fille, mais il lui dit :  » Tu ne sais plus danser. Quel dommage que tu m’aies quitté pour ce Peter Schön.  » Il la menace gentiment, la prend par le bras et l’entraîne jusqu’à la fenêtre pour lui montrer un homme qui arpente le trottoir : c’est Rodrigo Quast, un athlète qui prépare un numéro sensationnel qu’il voudrait réaliser avec elle.

Arrive Peter Schön, propriètaire d’un grand journal et commanditaire d’un music-hall, qui entretient Lulu sur un grand pied… Il entre, retire son chapeau et son manteau. Lulu cache Schigolch sur la véranda et s’élance vers Schön, qui se montre distant, préoccupé. Lulu l’observe, avec tristesse. Il s’asseoit sur le divan. Elle se précipite vers lui, mais il détourne la tête, se lève, allume une cigarette. Il lui déclare qu’il a l’intention de se marier. Elle lui demande si c’est pour cela qu’il ne veut pas l’embrasser. Il se rapproche d’elle. Elle s’est couchée lentement sur le divan, et lui tend les bras. Il s’assied près d’elle mais la regarde avec indifférence. Elle lui passe les bras autour du coup mais il se redresse. Il consent finalement à l’embrasser.

Schigolch, caché sur la terrasse, débouche une bouteille d’alcool. Le chien se réveille et aboie. Lulu fait sortir Schigolch et le présente à Schön qui, énervé, s’en va. Schigolch se penche à la fenêtre et appelle Rodrigo qui, en montant, croise Schön dans l’escalier. Rodrigo entre en bombant le torse et tend son bras. Lulu le regarde, admirative et s’y suspend comme à une barre fixe.

Le ministre n’est guère heureux de l’intention de sa fille d’épouser Schön, dont il trouve la conduite proprement scandaleuse. Elle lui assure qu’il a rompu avec Lulu. Dans une pièce, Alwa joue du piano; il cherche une mélodie. Anna von Geschwitz, d’allure très masculine, lui montre des projets de costume. Lulu arrive, et on lit dans le regard d’Anna le désir qu’elle éprouve pour elle. Mais Lulu tombe brusquement en arrêt devant le portrait de la fiancée de Schön qui, entrant dans la pièce à cet instant, le lui retire des mains. Lulu embrasse Alwa en narguant Peter. Alwa montre alors à son père un projet de costume et lui dit :  » Cette pauvre Lulu avait vivement espéré que vous l’épouseriez « . Schön répond simplement :  » Lulu n’est pas de celles qu’on épouse « .

Au music-hall, Lulu danse devant une troupe de girls, Alwa la suit. On lui offre des fleurs, qu’elle confie à un machiniste. Il règne partout une activité intense. On transporte des accessoires et des décors. Peter Schön a accepté de montrer à sa fiancée les coulisses du music-hall. Lulu les aperçoit et, par jalousie, refuse de jouer. Le directeur supplie Schön de lui faire entendre raison. Peter s’approche d’elle, essaie de la convaincre. Comme elle s’entête, il la menace et lui prend le poignet; mais elle refuse de danser tant que la  » fiancée  » sera là. Celle-ci, ne sachant visiblement plus où se mettre, se cache derrière un bouquet de fleurs. Comme Lulu a l’air bien décidée à ne rien entendre, Peter la suit dans sa loge. Il la prend dans ses bras. Crise de larmes; Lulu bat des jambes, allongée sur le lit. Il prend sa tête dans ses mains et l’attire vers lui. Ils s’étreignent. La fiancée surgit à cet instant précis. Lulu sourit, et sort de sa loge, heureuse.

Au mariage de Lulu avec Schön : on aperçoit surtout des couples bourgeois et guindés. Lulu, à côté d’eux, dans sa robe blanche de mariée, a presque l’air d’une petite fille. Elle sert à boire à Rodrigo et à Schigolch qui s’empiffrent. Anna von Geschwitz, toujours amoureuse de Lulu, apparaît, vêtue de manière agressivement masculine. Elle danse avec Lulu rayonnante sous son voile de mariée. Peter présente sa jeune femme à ses amis. Schigolch et Rodrigo ramassent des roses. Lulu arrive devant la porte de sa chambre à coucher. Elle embrasse Anna. Avec des gestes solennels, Schigolch et Rodrigo ont recouvert le lit nuptial de roses. Lulu entre, retire son voile et Schigolch lui caresse les cheveux.

Peter Schön découvre dans sa chambre Lulu sur les genoux de Schigolch et Rodrigo en train de boire. Furieux, il prend son revolver et les menace. Lulu s’interpose. Rodrigo et Schigolch se sauvent, poursuivis par Schön, au milieu des invités. Ses amis tentent de la calmer, mais s’empressent de prendre congé. Schön reste seul tandis que dans la chambre à coucher, Alwa avoue à Lulu qu’il n’a pas le courage de se séparer d’elle. La bouche mi-ouverte, il la renverse. C’est alors que Schön apparaît : il aperçoit la tête de son propre fils sur les genoux de Lulu. Les deux hommes s’affrontent et Peter reconduit son fils jusqu’à la porte. Il s’approche alors de Lulu et lui tend le pistolet, lui enjoignant de se suicider. Elle refuse. Il insiste et lui met de force l’arme dans la main en lui disant :  » Tu es un petit être malfaisant, dangereux pour trop de gens, pour leur repos comme pour le mien. Il faut que tu disparaisses « . Et, approchant son visage de celui de Lulu, il ajoute : « Si tu n’as pas le courage de te tuer, c’est moi qui t’abattrai, comme un chien. » Le temps semble s’arrêter un instant : on devine seulement à la fixité de son regard et à la légère fumée qui s’élève que Lulu l’a tué. Il la regarde toujours, et ses lèvres glissent sur son épaule dénudée. Il titube, lui caresse les cheveux, l’embrasse et tombe à genoux. Alwa arrive et relève son père dont la bouche laisse couler un filet de sang. Avant de mourir, Schön se tourne vers son fils :  » Méfie-toi, Alwa, tu es le suivant. » Lulu le regarde, impassible, tandis qu’il s’effondre.

Au procès, Lulu, vêtue de noir, toujours aussi belle. Le procureur, évoquant la fable de la Boîte de Pandore (6), réclame pour elle la peine de mort. La jeune femme réagit à peine, mais un brouhaha trouble la salle d’audience : on crie au feu, Lulu s’enfuit. On comprend que l’ » incendie  » n’était qu’un stratagème destiné à la faire évader. Chez Peter Schön, Lulu semble avoir tout oublié. Elle feuillette des magazines, danse et fait couler son bain. Alwa ouvre la porte de la salle de bains et la referme précipitamment, mais Lulu passe la tête en se drapant dans un linge. Elle rit. Alwa lui rappelle que c’est dans ce lieu que son père est mort. Lulu veut téléphoner au Palais de Justice pour se dénoncer, mais Alwa lui prend le récepteur des mains et demande à l’avocat général s’il a des nouvelles de l’accusée en fuite. Lulu s’agenouille devant lui, et il l’embrasse sur la bouche.

Dans le train qui les conduit hors d’Allemagne, Lulu dévisage un homme (le marquis de Casti-Piani) qui est en train de découper sa photo dans le journal : il griffonne quelques mots et la passe à Alwa. Celui-ci comprend tout de suite : il lui tend de l’argent. Surviennent Schigolch et Rodrigo, que Lulu accueille avec joie. On les retrouve ensuite tous sur un bateau qui sert de tripot. Ils n’ont plus de ressources et Alwa joue les bijoux de Lulu. Le marquis essaye de monnayer Lulu, en proposant de la vendre à un bordel égyptien. Rodrigo menace alors de dénoncer Alwa si Lulu n’accepte pas de le suivre d’ici le soir. Mais Schigolch et Anna interviennent: la comtesse, surmontant le dégoût que lui inspirent les hommes, fait croire à l’athlète qu’elle le désire et l’attire dans un traquenard. On aperçoit Alwa, dans la salle de jeu : il ramasse de l’argent, mais on découvre bientôt qu’il tire des cartes de sa manche, et il est expulsé. Les joueurs récupèrent leur argent. La police monte à bord et, dans un placard, découvre le cadavre de Rodrigo.

Le soir de Noël à Londres. Un homme marche dans la brume : c’est Jack l’Eventreur. Il s’arrête quelques instants pour regarder un arbre de Noël illuminé, puis s’avance vers une fanfare de l’Armée du Salut. On lit dans ses yeux une immense détresse. Une salutiste, l’air timide, lui tend une tasse de soupe, qu’il refuse.  » Frère, comment puis-je t’aider ?  » –  » Personne ne peut m’aider.  » Elle lui offre finalement une tranche de gui, qu’il place contre sa poitrine sous son veston. La salutiste le regarde s’en aller.

Lulu, Alwa et Schigolch vivent désormais dans une mansarde de Londres. Lulu grelotte de froid. La neige pénètre dans la pièce par la fenêtre mal protégée par un sac déchiré que le vent arrache. Lulu marche dans la brume. Jack l’Eventreur regarde une affiche qui met en garde les femmes et les jeunes filles contre les attaques d’un assassin. Lulu l’accoste et il la suit. Au moment de monter avec elle, il lui avoue :  » Je n’ai pas d’argent « . Elle l’attire quand même. Dans les yeux de Lulu brille encore l’impossible désir d’amour. Elle semble rayonner de bonheur quand il prend sa main : il a lâché son couteau. Dans la mansarde, il a l’air presque timide à côté d’elle. Elle s’assied sur ses genoux, et place la branche de gui que lui a donnée la salutiste devant la bougie. Elle lui dit qu’à présent il doit l’embrasser. A l’instant où il serre dans ses bras, il aperçoit une lame qui brille sur la table. Il s’en empare tandis que Lulu se renverse contre lui : on comprend à sa main crispée qui lentement se desserre qu’il l’a poignardée.

Dans la rue, Alwa voit sortir Jack  qui disparaît dans le brouillard. Alwa pleure, appuyé contre un mur. Schigolch, au cabaret, est en train de manger un gâteau. Un cortège de l’Armée du Salut passe. Alwa le regarde : on promène un sapin décoré sur une charrette. Il suit de loin le cortège qui se perd dans la nuit.

Peu de films ont assurément autant marqué leur temps que celui-ci, dans la mesure où, par-delà l’atmosphère d’un lieu et d’une époque qui n’ont cessé, depuis, de nous questionner (nous voulons parler du Berlin  » prophétique  » des années vingt), c’est le visage de tout un monde, qui court désespérément vers sa fin, que nous sommes conviés ici à contempler.

La simple description des épisodes, qui se succèdent selon un rythme secret, ne suffit certes pas à rendre compte de la qualité unique de la vision de Pabst, qui joue des ombres et des lumières, et de la présence infinitésimale des choses, en véritable alchimiste. Il faudrait encore parler de ces passages en gros plan qui mettent si miraculeusement en valeur le personnage de Lulu, lui donnant une puissance d’interpellation peut-être jamais atteinte au cinéma. Parler aussi des innombrables  » trouvailles  » qui s’effacent pourtant tout naturellement devant le seul langage qui manifestement compte aux yeux de Pabst (nous voulons dire la Poésie) : le meurtre de Schön   » accompli  » dans le regard de Lulu, le corps de l’homme qui tombe lentement à terre, Rodrigo et Schigolch répandant des roses sur le lit nuptial, l’errance de Jack et de Lulu dans la brume, leur rencontre, l’éclat du couteau…

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Louise coiffée à la  » Bubikopf  »

Mais il est certain – sans pour autant, bien au contraire, qu’en soit diminué le génie de Pabst – que la fascination qu’exercent ici les images doit aussi, doit surtout à la bouleversante présence de Louise Brooks. A tel point qu’on peut affirmer sans exagération que le personnage de l’actrice et son  » charme  » (au sens antique du mot) se confondent désormais avec l’oeuvre.

On reste par ailleurs confondu par la facilité avec laquelle cette jeune Américaine de vingt-deux ans, formée aux artifices d’Hollywood, s’adaptera aux exigences de Pabst – et Dieu sait s’il pouvait en manifester ! – et à la technique si spéciale du cinéma allemand de l’époque. Facilité qui présageait, de toute évidence, une future grande  » carrière « . On sait qu’aux Etats-Unis, un homme, Howard Hawks, avait déjà su mettre en valeur son  » personnage  » de femme-enfant au regard de perdition : ç’avait été Une fille dans chaque port, qui est de 1928. On sait qu’ensuite Louise séjournera à Paris avant de retourner à Berlin où Pabst lui confiera à nouveau un premier rôle en 1929 dans l’étonnant Journal d’une fille perdue. René Clair à son tour la remarquera, et c’est sous sa direction qu’elle interprétera Prix de Beauté en 1930. Et pourtant, dès les débuts du  » parlant « , où son admirable voix aurait dû lui ouvrir toutes les portes, on la voit s’éclipser sans bruit. Conflit entre ses aspirations intellectuelles (elle adorait lire, ce qui était plutôt rare dans la  » profession  » à l’époque) et la vie de  » star  » que lui proposait Hollywood ? Refus de cautionner cette  » industrie du rêve  » qu’allait devenir aux Etats-Unis le cinéma majoritaire des Années trente ? Les deux probablement.

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Et pourtant, près d’un demi-siècle après la transfiguration de Lulu par Louise, la critique se souvient d’elle et lui dresse des monuments, n’ayant pas assez de mots pour célébrer  » le magnétisme exaltant « ,  » la beauté féline et fatale « ,  » l’émotion tragique du regard  » de celle que tous célèbrent aujourd’hui – après trente ans de silence – comme  » le plus beau visage de l’histoire du cinéma « . les autres sont  » les femmes « , écrit Ado Kyrou, elle est Louise. Elle est beaucoup plus qu’un mythe, elle est une présence magique, un fantôme réel… Peut-on concevoir la laideur, la religion, l’abstinence, si on a jeté ne serait-ce qu’un regard sur ce corps-lyre, sur ces yeux-volcans ? « 

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Car à la différence des autres  » stars  » (mais Louise Brooks, on l’a enfin compris, n’est pas une star) – Marlène, Garbo, Marylin – qui ont pu incarner, à différents moments privilégiés, une  » certaine image de la femme  » en quoi rêvaient de se reconnaître les autres femmes de leur temps, Louise Brooks, malgré sa célèbre coiffure  » à la chien  » ( » à la Bubikopf « ) disait-on à Berlin) très 1925, malgré son  » style  » si facilement reconnaissable, n’a jamais chercher à poser aux yeux de ses semblables comme un modèle auquel il convenait de se conformer. Au contraire, elle a toujours tenu à s’affirmer comme  » différente  » – quel que dût être le prix à payer pour cela -, indiquant clairement à ses soeurs que la façon pour un être d’affirmer son identité sans tricher ne pouvait s’accommoder d’une autre adhésion que celle qu’on s’accorde, secrètement, difficilement, à soi-même, sans tenir compte des modes, envers et contre tous les mensonges du siècle.

Jean-Michel PALMIER

(1) Adaptation de Carl Mayer ; photographie d’Axel Graatkjaer, décors de Robert Neppach. Le rôle de Lulu était interprété par Asta Nielsen, le Dr Schön par Albert Bassermann, Alwa par Rudolph Forster (qui jouera plus tard dans l’Opéra de quat’sous).
(2) De Caligari à Hitler, l’Age d’homme, 1973.
(3) G.W. Pabst, » Premier plan », N° 39 (1965). Sur Pabst voir aussi Yves Aubry et Jacques Petat, « Anthologie du cinéma », N° 37, juillet 1966; et Georg Wilhelm Pabst, par Barthélemy Amengual, Seghers, Paris, 1966.
(4) En cette année 1928, un autre artiste, fasciné lui aussi par Die Büchse der Pandora, décide de faire de Lulu un opéra : Alban Berg. Ce sera le premier opéra de l’histoire de la musique à utiliser systématiquement la technique d’écriture sérielle – et l’oeuvre peut-être la plus inspirée de l’art lyrique de ce siècle.
(5) Histoire du cinéma, T.III, Editions Universitaires, Paris. 1973.
(6) Dans la mythologie grecque, Pandore est la première femme, créée par Hephaïstos. Zeus lui ayant confié une boîte fermée, elle cherchera à en connaître le secret; mais de la boîte ouverte s’échappent toutes sortes de maux – seule restera au fond, prisonnière, l’Espérance. 

Nouvelles Littéraires N° 2612 Du 24 novembre au 1er décembre 1977

Le destin de Louise Brooks est l’un des plus extraordinaires de l’histoire du cinéma. Roland Jaccard et André Laude, qui ont collaboré à un album d’hommage récent (Portrait d’une anti-star, Phébus éditeur), expliquent ici pourquoi ils la placent au-dessus de toutes les autres.

Incomparable Louise Brooks

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Louise Brooks est née le 1′ novembre 1906 à Cherryvale, une petite ville du Kansas (Etats-Unis). A quinze ans, elle part seule, pour New-York, décidée à embrasser la carrière de danseuse. Elle suit les cours de Ruth Saint-Denis et Ted Shamm. Elle danse dans la revue de George White : Scandals, puis avec les Ziegfield Follies . Et elle n’a que dix-neuf ans, en 1925, lorsqu’elle signe un contrat pour cinq ans avec la compagnie hollywoodienne Paramount.

En 1928, Pabst, l’ayant remarquée dans Une fille dans chaque port , de Howard Hawks, l’engage pour être « sa  » Lulu. Elle fêtera son 22ème anniversaire en novembre 1928 dans le brouillard londonien des décors de Lulu .

Avec le film de Pabst Lulu , l’oeuvre théâtrale de Wedekind ( La boîte de Pandore, l’Esprit de la terre ) trouve sa forme définitive. Il n’est plus possible à quiconque a vu ce joyau du septième art d’imaginer le personnage de Lulu sous d’autres traits que ceux de Louise Brooks. A la fois perverse, enfantine, naïve, enjouée, amorale et sensuelle, écolière canaille et femme fatale, elle emplit l’écran de sa présence magique et fait souffler sur le film de Pabst un érotisme de feu.

Peu coopérative

Comme l’observait Ado Kyrou, Louise Brooks est la seule femme qui ait le pouvoir de transfigurer n’importe quel film en chef d’oeuvre. Quel que soit son metteur en scène, dès son entrée dans le champ de la caméra, elle amène avec elle le climat poètique. Ce climat, il est impossible de l’analyser. Ceux qui ont vu ses films comprendront. Pour les autres, disons simplement que la poésie de Louise est la grande poésie des amours rares, du magnétisme à haute tension, de la beauté féminine aveuglante comme dix soleils galactiques.

Louise Brooks vit aujourd’hui misérablement à Rochester, dans l’Etat de New york. Dans une de ses lettres, elle mentionait rapidement ses deux mariages avec Ed. Sutherland et Deering Davis, ainsi que sa conversion au catholicisme en 1953; elle ajoutait :  » No good -give up 1965 « . Elle parlait également de ses  » Mémoires  » qu’elle cessa d’écrire au moment où elle prit conscience que seule la vérité l’intéressait.

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Louise Brooks n’a pas beaucoup tourné (son dernier film avec John Wayne : Overland Stage Raiders  date de 1938). Elle ne fut jamais à proprement parler, une star hollywoodienne. Trop lucide et trop indépendante, sans doute pour jouer le jeu. Outre cela, les producteurs ne lui pardonnèrent jamais son attitude  » peu coopérative  » lors de l’avénement du cinéma parlant; elle fut, en effet, la seule actrice à se mettre en grève pour que les droits et la dignité des acteurs soient respectés.

Roland JACCARD.

Louise Brooks; portrait d’une anti-star.

Dimanche 18 juillet 2010

Louise Brooks; portrait d’une anti-star.

En 1977, Roland Jaccard publiait chez Phébus : Louise Brooks; portrait d’une anti-star. Cet ouvrage réalisé sous la direction de Roland Jaccard réunissait outre, Louise Brooks elle-même, plusieurs collaborateurs : Tahar Ben Jelloun, Lotte H. Eisner, André Laude et Jean-Michel Palmier.

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Frank Wedekind. 1854 – 1918

 » Le plus beau visage du monde. » Elle le savait. Mais elle exigeait qu’on l’aime pour autre chose que pour sa beauté. Profondément, elle méprisait ceux qui cèdent à la séduction des apparences. On voulait faire d’elle une star. Elle refusa, et disparut discrètement dans la coulisse, choisissant délibérément la solitude et l’oubli pour préserver son indépendance.

Mais ses admirateurs, au moins la poignée de ceux qui savaient quel être se cachait derrière ce visage, ne l’ont pas abandonnée. Et la fidélité de leur admiration nous permet aujourd’hui de « découvrir », sous les traits de celle qui incarna à l’écran le personnage de Lulu, une femme extraordinaire.

Incarnation bouleversante de la « beauté fatale  » selon l’esthétique de l’expressionnisme allemand, Louise Brooks est aussi, est surtout la seule actrice de l’histoire du cinéma qui se soit toujours insurgée contre cette nouvelle forme d’idolâtrie qui tend à réduire l’idéal humain – et singulièrement l’idéal féminin – à la copie conforme d’une image à laquelle chacun pourrait s’identifier sans risque. Et elle le dit avec la conviction de quelqu’un qui n’achète pas ses certitudes au rabais : pour une femme fut-elle douée de la beauté du diable, il y a, il y aura toujours une autre manière d’exister que celle qui consiste à adhérer passivement au « rôle » que la société a préparé pour elle. Une manière d’ être.

Quatrième de couverture

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Pour cette publication, Jean-Michel Palmier écrivit un texte d’une vingtaine de pages intitulé : « Passion, mort et transfiguration de Lulu « .

« En décrivant Lulu, il me vient à l’idée de dessiner le corps d’une femme par les mots qu’elle prononce. A chacune des choses qu’elle exprimait je me demandais si cela faisait jeune et joli « . Frank Wedekind

« Mon ange ! Que je te voie encore une fois ! Je suis tout près de toi ! Je suis tout près de toi ! dans l’éternité « . Dernières paroles d’Anna von Geschwitz à Lulu.

En 1928, G.W. Pabst, réalisateur déjà célèbre de la Rue sans joie, cherche une actrice capable d’incarner devant les caméras des studios de Berlin la Lulu de Wedekind. Il a vu Louise Brooks dans un film de Howard Hawks où elle tenait (admirablement) un rôle de second plan. Et c’est le coup de foudre. Il la fait joindre aux Etats-Unis. Elle accepte. Quand elle arrive à Berlin, âgée de vingt-deux ans à peine, elle n’a jamais entendu parler de Wedekind, dramaturge allemand aussi célèbre que honni en son temps, ni de son héroïne fabuleuse. Leur histoire pourtant mérite d’être contée par le détail.

Frank Wedekind (1864-1918), persécuté toute sa vie par la police, la justice et la censure, fut toujours un adversaire féroce de la bourgeoisie. Dès 1891, dans sa pièce Eveil du Printemps, il clamait sa haine de l’hypocrisie, sa soif de liberté, son refus de tout préjugé; il glorifiait la vie et plus particulièrement la vie sexuelle. Dès lors, comprend-on l’admiration que lui porta le jeune Brecht, dont la première critique, publiée dans les Augsburger Neuesten Nachrichtenle 12 mars 1918, fut précisément un hommage funèbre rendu à Wedekind. Hommage enthousiaste et profondément émouvant : Brecht qui, la veille encore, entonnait une des chansons qui firent la gloire scandaleuse de Wedekind, apprenait sa mort le lendemain; et pourtant la nouvelle était si terrible qu’il ne pouvait en admettre la réalité. Il écrivit :  » Comme Tolstoï et Strindberg, Frank Wedekind a été un des grands éducateurs de l’Europe moderne. Il semblait indestructible. »

L’oeuvre maîtresse de Wedekind est incontestablement Lulu, qui réunit, on le sait, deux tragédies : la Boîte de Pandore (Die Büchse der Pandora) et l’Esprit de la Terre (Der Erdgeist).Il est extrêmement difficile de savoir en quelle année cette tragédie du destin centrée autour de la figure de Lulu prit forme, car elle est l’aboutissement d’une série d’esquisses et d’essais sans cesse remaniés. Il faut ajouter que la pièce elle-même fut peu jouée du temps de Wedekind et qu’elle fut considérablement amputée par la censure. Toutes les « interprétations » qui en furent données s’accordent cependant sur un point: Lulu exprime pour Wedekind l’essence de la femme, créature « démoniaque » (au sens dionysiaque du terme) dans la mesure où elle s’apparente aux forces naturelles – à l’Esprit de la Terre – par opposition aux structures figées de la société. Elle seule a la capacité de vivre réellement la parole de  Nietzsche :  » Tout ce qui se fait par amour sa fait par-delà le bien et le mal. » Son existence seule suffit à menacer – par ce qu’elle incarne autant que par les rêves qu’elle fait naître – tout l’univers social. Elle ne détruit rien, mais tout se détruit, se consume autour d’elle.

Luluest incontestablement l’oeuvre la plus importante de Wedekind, tant sur le plan littéraire et poétique que sur celui de la critique sociale. L’oeuvre sera interdite et violemment combattue dès sa parution, et deviendra plus tard la cible des nazis, qui y verront l’exemple même de la corruption et de la décadence en littérature. Sa genèse est assez obscure, même s’il est certain qu’il s’agit de la grande oeuvre de la « période parisienne » de l’auteur. D’après son biographe Arthur Kutscher, ce fut le 12 juin 1892 que naquit l’idée d’un « drame » en cinq actes. Mais la rédaction en fut longue et difficile. En janvier 1893, Wedekind n’avait encore écrit qu’un seul acte. Sa correspondance et son journal permettent de suivre les progrès de son travail. Pendant les vacances, revenu en Allemagne, il se contentait de noter des bribes de dialogues, d’imaginer quelques scènes et des noms de personnages. Ce n’est qu’en 1895 qu’il achèvera la première version.

Si l’idée de cette tragédie (l’Esprit de la Terre ) hantait depuis longtemps Wedekind, le choix du nom de Lulu est étroitement lié à une « aventure » qu’il eut à Paris avec Lou Andréas-Salomé. On sait quelles violentes passions cette femme, fascinante entre toutes, déchaîna chez la plupart des intellectuels qui la rencontrèrent. Cette jeune fille d’origine russe, vierge sensuelle, d’une sensibilité et d’une intelligence prodigieuses, séduisit en effet à peu près toute l’intelligentsia européenne qu’elle fréquenta, de Nietzsche à Rilke, avant de devenir l’une des ferventes disciples de Freud, qui lui voua quant à lui sur ses vieux jours une sincère (et très sage) admiration.

Au début de 1894, Lou Salomé se trouvait à Paris. on la rencontrait dans tous les cercles cosmopolites qui s’occupaient alors de littérature. C’était alors en France l’aube du théâtre naturaliste. On découvrait les pièces de Strindberg, de Maeterlinck, de Hauptmann. Le Théâtre libre d’Antoine était le symbole de l’avant-garde théâtrale. Lou fréquentait les cafés littéraires de la rive gauche. C’est là qu’elle fit la connaissance de l’écrivain norvégien Knut Hamsun, de l’éditeur Albert Langen (1). C’est là aussi qu’elle rencontra Frank Wedekind dont la pièce l’Eveil du Printemps avait fait scandale en Allemagne.

  » Elle le rencontra dans une soirée donnée par la comtesse Nemethy, une hongroise. Comme la plupart des hommes, il fut tout de suite attiré par elle et, après avoir parlé avec elle la moitié de la nuit, il l’invita à monter dans sa  chambre. Elle accepta sans hésiter et, naturellement, il en conclut qu’elle était disposée à passer avec lui le reste de la nuit. A sa grande surprise, il s’aperçut que rien n’était plus loin de l’esprit de Lou. Malgré tout son talent de séducteur, qui n’était pas négligeable, il n’arriva pas à faire la moindre impression sur cette femme hardie et émancipée. Finalement, frustré et se sentant ridicule, il la laissa partir. Le lendemain matin, il sonna à sa porte en habit de cérémonie : jaquette, noeud noir et gants, armé d’un bouquet de fleurs, et lui présenta des excuses pour sa conduite incorrecte. Toutefois, quelques mois plus tard, il prit une subtile revanche en donnant au personnage principal de l’Esprit de la Terre le nom de « Lulu », caricature grotesque, évidemment, car Lulu est un démon sexuel, insatiable et destructeur. (1) »

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Lou Salomé

 Elle-même a relaté cette aventure dans l’un de ses récits, Fenitschka, dont Peters résume ainsi l’intrigue :

 » Fenitschka, une jeune fille russe qui fait ses études à Zurich et est déterminer à consacrer sa vie à cultiver son esprit, vient à Paris et passe une soirée en compagnie d’un groupe d’amis dans un petit café du Quartier latin. Max Werner, un jeune Allemand, se joint à eux. Bien qu’il déteste la « femme intellectuelle », Fenitschka lui plaît. Il s’émerveille de la franchise avec laquelle elle discute de questions aussi délicates que la vie des grisettes parisiennes, la prostitution, l’amour libre et les problèmes sexuels, avec un étranger, le soir, dans un café de Paris. Son innocence n’est-elle qu’un masque, cachant un tempérament sensuel, ou est-elle véritable ? Il veut le savoir et l’emmène dans sa chambre et tente de la séduire. Mais il se heurte à un refus si méprisant qu’il a honte de lui et demande son pardon. »

Mais il est évident que même si l’on peut trouver une étrange correspondance entre la figure de Lulu et le charme dévastateur de Lou Salomé, les analogies demeurent assez superficielles car Lou Salomé – en dépit de son intelligence et de sa sensibilité -était loin de posséder ce génie de la sensualité, de la provocation, de l’innocence perverse qui caractérise le personnage de Wedekind.

Wedekind allait beaucoup hésiter avant de donner à sa pièce une forme qu’il jugeait définitive. Après une première version en cinq actes, il reprend son texte, qu’il modifie sensiblement, n’hésitant pas le cas échéant à « redessiner » le rôle de certains personnages centraux. Lorsqu’il publie l’oeuvre entière dans le journal de Bierbaum, il a ajouté un nouvel « acte » (la Boîte de Pandore) et c’est une nouvelle pièce, en sept tableaux cette fois qui voit le jour. Sept tableaux, qui, tous, culminent dans l’excès.

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Louise Brooks

Premier tableau

Le peintre Schwarz travaille à un tableau qui représente la fiancée du Dr Schön,  un riche veuf, et discute avec lui de l’exécution de la toile. Sans le faire exprès, Schön renverse une toile retournée représentant une jeune fille costumée en Pierrot. Schwarz explique qu’il s’agit d’une jeune dame dont le mari fait réaliser le portrait et il la décrit comme une véritable apparition. Au moment où Schön sort de la pièce, le Dr Goll et Lulu – c’est elle – entrent justement. Schön explique qu’il est venu voir le portrait de sa fiancée et que l’annonce officielle de leurs fiançailles se fera dans quinze jours. Lulu pose pour son portrait. Il y a en elle une insolence, une sensualité qui contrastent violemment avec l’attitude des personnages qui l’entourent. Survient Alwa, le fils de Schön. Il veut conduire son père à une répétition. Ils  entraînent Goll qui part en annonçant qu’il revient dans cinq minutes. Schwarz continue à peindre Lulu, mais il est en proie à la plus vive émotion. Elle lui parle de la tristesse de ses relations avec son mari. N’y tenant plus, Schwarz la poursuit dans l’atelier et il lui avoue son amour. Affolée, Lulu est prise d’un malaise et doit s’étendre sur le canapé. Au moment où Schwarz va se jeter sur elle, Goll revient et frappe à la porte qu’il trouve fermée. Il la défonce et les yeux injectés de sang se précipite sur Lulu, mais l’excès même de son emportement se retourne contre lui : frappé d’une crise cardiaque, il meurt sous les yeux de la jeune femme. Schwarz est terrorisé par ce qui vient de se passer, tandis que Lulu reste parfaitement indifférente au sort de son mari qui gît sur le sol. Elle demande seulement au peintre de lui fermer les yeux. Schwarz s’écrie en vain :  » Réveille toi ! Réveille toi ! Je ne l’ai pas touchée. Réveille toi ! Réveille toi ! ». Vaincu par le destin, il se répand en supplications :  » Je prie le Ciel qu’il me donne la force et la liberté d’âme d’être seulement un tout petit peu heureux. Pour elle, uniquement à cause d’elle « .

Deuxième tableau

Lulu et Schwarz se sont mariés. Il est devenu un peintre célèbre. Ses toiles se vendent de plus en plus cher. Une lettre arrive, annonçant les fiançailles de Schön. Un mendiant frappe à la porte : c’est Schigolch, le père adoptif de Lulu, qui vient demander l’aumône. Schön arrive sur ces entrefaites et croise Schigolch. Il est venu pour parler avec Lulu : il lui demande de mettre fin à ses visites chez lui, en la menaçant de révéler à son mari la vérité sur elle. On apprend ainsi que Lulu a été naguère la maîtresse de Schön, qu’il l’a recueillie alors qu’elle vendait des fleurs dans un bar. A présent il désire se marier afin d’assurer sa réussite sociale, et il craint que Lulu – qui persiste à lui témoigner de l’attachement – ne finisse par compromettre son mariage. Devant le refus de Lulu d’accepter de ne plus jamais le voir, il décide d’avertir Schwarz :  » Je ne viens pas ici pour faire du scandale. Je viens te sauver d’un scandale ». Et il apprend au peintre que Lulu lui a menti sur ses origines et qu’il est temps qu’il se fasse respecter. Mais Schwarz ne peut supporter la brutalité de la révélation : il s’enferme à double tour et se tranche la gorge avec un rasoir. Schön craint que le scandale ne rejaillisse sur ses fiançailles. Son fils Alwa lui-même lui reproche de ne pas s’être conduit correctement avec Lulu : pourquoi, si elle l’aimait, ne l’a-t-il pas épousée après la mort de sa femme ?

Troisième tableau

Lulu se produit au théâtre comme danseuse. Dans sa loge, elle demande à Alwa si son père est venu assister à la représentation. Ils se rappellent des souvenirs, et l’on devine qu’Alwa est profondément ataché à Lulu. La salle est enthousiaste, mais Lulu se préoccupe seulement de savoir si Schön est venu et s’il a applaudi. Mais elle est littéralement malade de jalousie en apercevant Schön et sa fiancée :  » Je suis comme si on m’avait battue « . Elle refuse de continuer à danser et menace d’interrompre la représentation. Alwa rend son père responsable du scandale. Une scène très violente éclate entre Schön et Lulu. Il menace de la frapper, la traite de « bête sauvage », mais c’est Lulu qui triomphe car elle lui fait comprendre qu’il est trop faible pour la quitter vraiment et il se met à pleurer. Elle l’oblige alors à rédiger son « décret de mort « : une lettre à sa fiancée dans laquelle il lui demande de reprendre sa parole car il est indigne de son amour.

Quatrième tableau

La comtesse Geschwitz, une lesbienne, est venue inviter Lulu au « Bal des femmes artistes ». Schön se lamente sur sa maison, transformée en « écuries d’Augias ». Geschwitz revient et se cache derrière un paravent. Schigolch et Rodrigo, un athlète aux muscles impressionnants, visiblement amoureux de Lulu, arrivent accompagnés du lycéen Hugenberg. Ils savent que Schön est à la Bourse. Lulu fait son apparition en robe décolletée, avec des fleurs dans son corsage et ses cheveux. Il règne entre elle et les autres personnages une complicité presque enfantine. Quand on annonce l’arrivée d’Alwa, les intrus se cachent, eux aussi. Schön arrive enfin et trouve son fils aux pieds de Lulu au moment où il lui avoue son amour. Il découvre aussi Rodrigo, qu’il menace avec un revolver. Mais c’est vers Lulu qu’il tourne finalement sa rage. Il la qualifie d’ange exterminateur et lui crie de s’en aller :  » Va-t-en ! Sinon demain ma tête sautera, et mon fils baignera dans son sang. Tu es collée à moi comme une peste inguérissable. » Il veut l’obliger à se suicider et lui met le revolver dans la main, mais c’est elle qui l’abat de cinq coups de feu dans le dos, et il s’effondre en la traitant de putain et de meurtrière; avant de mourir, il prédit à son fils qu’il sera la prochaine victime. Lulu, désespérée, jure à Alwa que son père était le seul homme qu’elle ait jamais aimé; elle le supplie de ne pas la livrer à la police.

Cinquième tableau

Lulu a été condamnée à la détention criminelle, mais grâce à un complot organisé par ses amis, elle a pu s’échapper : ils l’attendent pour gagner la frontière. C’est la comtesse von Geschwitz qui a financé et imaginé le plan. Rodrigo rêve de faire d’elle une acrobate de cirque. On apprend que Lulu a passé un an et demi en prison. Alwa l’aime passionnément, bien qu’elle ait tué son père. Elle lui rappelle l’horrible souvenir, tandis qu’il l’embrasse.

Sixième tableau

Ils vivent désormais à Paris où Lulu se fait appeler la baronne Adélaïde d’Oubra. Casti-Piani, un aristocrate proxénète qui a été l’amant de Lulu, lui offre de la vendre à un bordel égyptien. Lulu refuse : elle ne se sent pas assez désespérée pour accepter. Alwa joue et se ruine. Rodrigo, qui veut se marier et qui a besoin d’argent, menace de dénoncer Lulu si elle ne lui procure pas une forte somme. Schigolch vient lui aussi demander de l’argent à Lulu, mais lorsqu’il apprend que Rodrigo menace de la dénoncer, Il décide de se débarrasser de lui. Geschwitz l’aidera à réaliser son plan en attirant l’athlète dans un piège, et ils jettent à l’eau le corps de Rodrigo.

Septième tableau

Fuyant à nouveau la police, ils se sont réfugiés à Londres où ils vivent dans une mansarde sans feu, dans le plus complet dénuement. Alwa est abattu et désespéré. Seul Schigolch parvient à ironiser encore sur leur sort. Lulu porte une robe déchirée. Mais elle est toujours aussi séduisante, et ils la conjurent de se prostituer. Alwa, par jalousie, se révolte d’abord à cette idée, mais Schigolch tient à manger un pudding de Noël. Alwa finalement rejette sur elle toutes les fautes et l’envoie à la rue. Elle racole d’abord Mr Higgins, personnage étrange qui lui donne une pièce d’or. Elle redescend ensuite et ramène Kongo, un Noir. Il refuse de la payer et se rue sur elle. Alwa intervient mais Kongo lui brise la tête. Lulu est repartie en quête d’un client. Elle rencontre un homme au visage pâle, aux yeux brillants : c’est Jack l’Eventreur. Il ne veut pas non plus la payer et il lui prend sa pièce d’or. Il veut partir, Lulu tente de le retenir. Mais quand il se retourne vers elle, elle comprend enfin le danger et s’enfuit en criant. Jack poignarde Geschwitz et se lance à sa poursuite. Elle casse une bouteille pour se défendre, mais il la renverse d’un coup de pied et la tue. Geschwitz, agonisante, voudrait encore apercevoir Lulu… une dernière fois.

Si Wedekind a remanié à plusieurs reprises le texte de sa pièce,  il est certain qu’il a peu modifié le personnage de Lulu qui, dans toutes les versions, se détache avec une force et une beauté  singulières. Nul doute que ce personnage n’exprime à lui seul toute la conception de Wedekind sur la société bourgeoise, la liberté, la sexualité. Aucune oeuvre de Wedekind ne montre avec autant de violence comment la sexualité, le désir, l’érotisme, dévoyés par l’hypocrisie sociale, ruinent en fait les valeurs de la bourgeoisie. Derrière elle, Lulu ne laisse qu’un champ de ruines. Aussi le prologue -souvent récité par Wedekind lui-même, qui apparaissait, en frac, comme un dompteur de cirque – résume-t-il bien l’esprit de toute la pièce. Lulu y  est présentée comme « un monstre », comme l’image dégradée de l’idéal féminin. Tel est en effet le point de vue des bien-pensants. Car que découvrons-nous au fil des épisodes qui se succèdent ici, comme dans un cauchemar ? Que ce sont les hommes, perpétuellement à l’affût des vanités du monde – gloire sociale, pouvoir, argent -, qui ont dévoyé un instinct sexuel fondamentalement innocent : qui refusent à Lulu un amour désintéressé, et qui l’empêchent d’aimer. Si elle se maintient en vie malgré tout, malgré eux, c’est uniquement en raison de la force souterraine de ce désir d’amour, jamais découragé mais toujours déçu, toujours reconduit, de plus en plus loin, de plus en plus bas, jusqu’à cette venelle de Londres où elle trouve enfin la délivrance. Lulu – innocente et coupable, violente et passionnée, tendre et cruelle – est bien cet « esprit de la terre », indéracinable, sur lequel viennent se briser la médiocrité et la laideur humaines jusqu’à l’anéantissement final. On la traite d’ange exterminateur, de meurtrière, de putain, de monstre, et pourtant c’est elle qui, au bout du compte, est la victime, comme le Bouc émissaire chargé de tous les péchés de la tribu. De même que Lola dans l’Ange bleu, elle pourrait dire :

Je suis faite pour l’amour de la tête aux pieds
C’est mon univers et rien d’autre.
C’est – que puis-je y faire ? – ma nature.
Je ne peux qu’aimer et rien d’autre.
Les hommes m’entourent, comme les mites la lumière,
Et quand ils prennent feu, je n’y peux rien.

Le parallèle avec l’Ange bleu – qui s’inspire d’un roman de Heinrich Mann – mériterait d’ailleurs d’être approfondi : il est remarquable que le film de Pabst et celui de Sternberg aient finalement montré  presque en même temps l’effondrement des valeurs de la bourgeoisie allemande, soumises à l’influence corrosive de la sexualité. Chez Lulu comme chez Lola, c’est le même principe de cruauté innocente, de destruction involontaire, qui culmine dans la passion qu’elles inspirent et qui conduit l’homme à sa perte, encore que Lola ait en elle une certaine vulgarité provocante qui fait totalement défaut à Lulu, et que le personnage masculin de Sternberg soit infiniment plus sympathique et émouvant que « les maris » successifs de Lulu, pétrifiés d’égoïsme et d’orgueil.

Mais Eros ne suarait être destructeur que dans une société malade de conformisme et de répression, exclusivement obsédé par l’idée de profit. Personne finalement n’aime Lulu : on l’achète, on la vend, on l’échange. Elle n’est jamais qu’une marchandise, un objet qui passe entre différentes mains. Ceux qui l’approchent ne l’aiment jamais vraiment : ils aiment son image – c’est à dire la réalité qu’elle incarne aux yeux des autres. Et la référence constante à la peinture – qu’on se souvienne seulement du portrait en Pierrot resplendissant dans l’atelier du peintre Schwarz, plus tard couvert de poussière dans la mansarde de Londres – n’est assurément pas ici un hasard. On n’aime Lulu que pour son corps. Schön l’a recueillie, élevée, éduquée, il en a fait sa maîtresse, mais il ne l’aime pas. Il profite simplement de sa beauté, jouit de son corps et quand un mariage socialement avantageux se présente à lui, il la « cède » à Goll, vieil homme jaloux et laid, qui la considère à son tour comme sa « chose ». Aliénée jusque dans l’intimité de son être, on lui vole même son identité. Comme un animal qui, passant d’un propriétaire à l’autre, change de nom, Lulu « femme de Goll » s’appelle « Nelly »; « femme de Schön », elle s’appellera « Mignon ». Schwarz l’a épousée, mais il a surtout épousé son héritage. Son succès mondain lui importe plus que l’être avec qui il a soit-disant « choisi » de vivre. Quant à Alwa, il l’aime sans doute depuis son enfance, mais il est faible et lâche, et dans la misère, s’il hésite un instant à la prostituer, c’est seulement par jalousie. Reste Schigolch – le personnage le plus énigmatique peut-être de l’environnement masculin de Lulu – qui la protège certes ( il tuera Rodrigo qui veut la dénoncer à la police), mais qui accepte au bout du compte qu’elle se prostitue pour qu’il puisse s’offrir un pudding de Noël ! Ne parlons pas des autres personnages – insignifiants et médiocres – qu’elle attire : aristocrates prêts à la vendre à un bordel s’ils peuvent en tirer un bénéfice, etc. Seule au fond von Geschwitz, la lesbienne (cruelle ironie), l’aime envers et contre tout obstacle: c’est elle qui réclamera finalement, comme ultime cadeau arraché à la vie , de la voir encore …une dernière fois.

Dans cet univers décadent et corrompu, sa seule défense, c’est sa beauté, que ne parviennent à flétrir ni la déchéance nila misère. C’est sa seule arme. Et qui ne joue comme arme que dans la mesure où la franchise de Lulu, dans un monde pétri de mensonge, la rend irrésistiblement provocante, agressive. A Schwarz qui regarde ses dessous, elle peut répondre : « Je prends le ciel et je fourre toutes les étoiles dans mes cheveux. » La passion dévastatrice qu’elle leur inspire à tous est en fait pour elle la seule issue possible. Dans l’immédiat tout au moins. Car elle sait par avance cette issue condamnée. Elle seule en effet connaît le dénouement de cette farce tragique – même si elle feint de ne pas y croire. Comme elle seule saura montrer quelque pitié à l’égard des pantins fourvoyés sur la scène de ce théâtre insensé. Quelle signe l’ »arrêt de mort » de Schön, en lui faisant écrire une lettre de rupture avec sa « fiancée », est certes bien innocent à côté du sadisme qu’il déploie en s’affichant devant elle avec ladite fiancée, en la rejetant et en l’humiliant dès qu’elle apparaît comme un obstacle à sa « carrière ». Mais cet homme qui la méprise, qui l’ignore, elle ne parvient même pas à le haïr. Quand, chez le peintre Schwarz, il menace de dévoiler leur liaison et les mensonges qu’elle a forgés sur sa vie, sur son enfance (non pour tromper, mais simplement pour échapper à la honte d’ignorer qui est son père), c’est avec tendresse qu’elle réagit: « Si j’appartiens à un homme dans le monde, c’est à vous. Sans vous je serais… je ne veux pas dire où. Vous m’avez prise par la main, vous m’avez donné à manger, vous m’avez vêtue, alors que je volais votre montre. Croyez-vous que cela s’oublie ? Qui, dans le monde entier, a fait quelque chose pour moi, si ce n’est vous ? ». Mais Schön ne comprend pas le sens de cette reconnaissance. Il la juge encombrante et il lui oppose la nécessité de son mariage : « d’ailleurs mes affaires qui augmentent l’exigent ». Et Lulu ne peut que lui répliquer :  » Vous vous trompez, si vous croyez, parce que vous vous mariez, que vous pouvez me jeter votre mépris à la figure. » Même après qu’elle a retourné le revolver contre lui pour le tuer, tandis qu’il la traite de putain et de meurtrière, elle se jette encore contre son corps, lui prend la tête contre sa poitrine, et crie à Alwa « Je l’ai tué parce qu’il voulait me tuer. Il n’y a aucun homme dans ce monde que j’aie aimé comme lui. »

Cette soif d’amour s’exprimera sans retenue – mais « par l’absurde » – à la fin de lapièce, avec la survenue du personnage de Jack l’Eventreur. C’est le génie de Wedekind que d’avoir imaginé ce retournement déchirant d’une situation à la limite du Grand-Guignol : la rencontre de celle qui, par son désir éperdu de vie libre, symbolise la destruction de la société bourgeoise, et du meurtrier sadique, instrument dément de la morale de cette même société. Même quand elle comprend qu’il n’a pas d’argent à lui donner, elle est prête à l’aimer, à s’offrir à lui, car il est aussi malheureux, aussi désemparé, aussi rejeté qu’elle. Et le spectateur sait déjà que les noces de ces deux êtres morts depuis longtemps au monde des hommes – ou prétendus tels – ne peuvent plus se sceller que dans le sang. (à suivre)

Jean-Michel PALMIER

(1) Sur cet épisode de la vie de Lou Salomé, se reporter au livre de H.F. Peters, Ma soeur, mon épouse, Gallimard, Paris, 1967.
(1) Ibid. p. 187.

Berliner Requiem

Dimanche 11 juillet 2010

Article paru dans Le Magazine Littéraire N° 190 – Décembre 1982 - 

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Ville au bord du gouffre, assemblage de tripots, cafés, et taudis, le Berlin des années vingt rassemble la bohème artistique de l’Europe. A travers fumées et suies, voilà les Expressionnistes, les Dadaïstes, Brecht et Fritz lang, et toutes les mythologies de notre désespoir.

Une chanson des années vingt clame qu’il n’y a qu’un Berlin, qu’il n’y en aura jamais deux. Le clown métaphysique, ami de Brecht, Karl Valentin exposa lui-même une bouteille contenant de l’air berlinois. Chansons, poèmes, romans, toiles, gravures, films ont immortalisé la ville, de Georg Heym à Christopher Isherwood, en passant par Brecht, Becher, Döblin, Leonhard Frank, Gottfried Benn, Tucholsky, Erich Weinert, Erich Kästner, Klabund, Arno Holz, Heinrich Mann, Georg Grosz, Otto Dix, Walter Ruttmann, pour ne citer que quelques noms. Peu de villes ont si profondément marqué la littérature, le théâtre, le cinéma que le Berlin des années vingt, source d’une mythologie qui continue de nous hanter, alors même qu’elle ne surgit plus que des ruines. Tout au long de ces années, Berlin est devenu le symbole de l’avant-garde européenne, non seulement de l’Expressionnisme, mais aussi de la Nouvelle Objectivité, de Dada dans sa politisation la plus extrême. Tous les courants s’y sont rencontrés, parfois mêlés : expressionnisme, dadaïsme, futurisme, constructivisme. C’est la ville des cinémas, la ville des théâtres, des cabarets, le point de rencontre de la bohème artistique de toute l’Europe. On y trouve les plus grands acteurs et les plus grands metteurs en scène, la plupart des peintres, des auteurs représentatifs de l’Allemagne de Weimar.

Il n’y a pas un Berlin, il y en a mille. Il y a le Berlin rouge des grands quartiers prolétariens de Wedding et de Kreutzberg, le Berlin Bourgeois du Tiergarten, le Berlin aristocrate du Grünewald, le Berlin des émigrés russes, le Berlin des soviétiques qui se retrouvent dans les cafés avec Lissitsky, Maïakovski, Essénine et Biély. Il y a le Berlin des studios de l’U.F.A, du Marmorhaus, des théâtres et des cabarets où se presse une bourgeoisie avide de plaisirs, tandis que croissent la misère, le chômage, l’inflation. Il y a le Berlin communiste et le Berlin où défilent déjà en rangs serrés les régiments de S.A. Il y a sutout cette ville fantastique – belle et laide – froide et émouvante – cette atmosphère si particulière immortalisée dans les poèmes et les chansons, ce goût du désespoir et du plaisir, cette façon de ne rien prendre vraiment au tragique qui caractérise l’esprit des Berlinois des années vingt.

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L’ Alexanderplatz en 1903

C’est assurément Alfred Döblin qui dans son roman Berlin Alexanderplatz, a donné du Berlin de l’après-guerre, l’image la plus belle et la plus émouvante avec son monde de clochards, de mendiants, de prostituées, de joueurs d’orgue de Barbarie qui ne cessent de venir hanter l’Alex, le coeur populaire du vieux Berlin, se réfugiant chez Aschinger ou vers la gare de Stettin, arpentant les rues qui bordent la vieille place, dormant dans des asiles de nuit de la Frobelstrasse. En suivant les aventures de Franz Biberkopf, qui tente de redevenir honnête dans cette Allemagne de Weimar, c’est l’univers étrange du lumpenprolétariat, qui séduit tant les cinéastes et les écrivains; fascination et séduction qui ne vont pas sans ambiguités: en parlant de ces figures pittoresques, on passe sous silence les ouvriers.

Le Berlin des pauvres, des taudis, des quartiers ouvriers, des usines et des arriere-cours vivra dans les oeuvres des années vingt comme le héros de toute une littérature.

Les romanciers prolétariens des années vingt – Ernst Ottwalt, Willi Bredel – décriront dans leurs romans la misère du prolétariat berlinois qui atteint son paroxisme peut-être dans les prmiers films tournés par le parti communiste, tels Kuhle Wampe de Düdow et Mutter Krausens va au paradis . Ce Berlin des pauvres, des taudis, des quartiers ouvriers, des usines et des arrière-cours vivra dans les oeuvres des années vingt comme le héros principal de toute une littérature. Mais à côté des grandes descriptions du berlin rouge, il faut accorder aussi une grande importance aux premières représentations de ce Berlin populaire qui, même avant le début du siècle, frappe les imaginations : c’est le Berlin de Baluschek, le peintre des taudis, le Berlin de Käte Kollwitz, de ses gravures sur la guerre, la famine, la misère et la mort, le Berlin de Claire Waldoff, avec son accent gouailleur, son rire et sa tristesse, le Berlin de Heinrich Zille - un nom prestigieux, peu connu en France.

Zille n’est pas seulement le nom d’un caricaturiste, d’un photographe, d’un poète, c’est le nom de celui qui a passionnément aimé ce Berlin des ouvriers, des pauvres, de la misère, qui lui a donné sa noblesse et sa beauté. Zille, c’est un nom que l’on peut accoler aux réalités les plus diverses pour désigner une atmosphère : des caricatures d’ouvriers sortant de l’usine, de truands, d’enfants pauvres, en haillons, des portraits, des croquis tirés sur le vif de couples prolétariens qui dansent, une mélodie en argot berlinois, une Kneipe enfumée remplie de pauvres, avec une gaieté un peu triste, une pièce de théâtre, une rue, un quartier peuvent être désignés par ce simple nom  » Zille  » en souvenir de celui qui, plus que tout autre, a donné son visage, sa voix au Berlin des pauvres.

Etroitement lié au développement de ce Berlin populaire, le goût pour le théätre doit ausi être mentionné. A côté des premiers grands théâtres bourgeois qui triompheront avec Max Reinhardt dans les années vingt et la naissance de la Volksbühne puis du théâtre de Piscator, prennent place toute une série de théâtres populaires, théâtres de boulevard, scènes d’amateurs, théâtres de banlieue qui jouèrent un rôle décisif dans la formation de la mythologie berlinoise. On a souvent répété que Berlin avait toujours eu plus de théâtres que d’églises. Les pièces, destinées aux ouvriers, à la petite bourgeoisie, n’ont guère de valeur artistique, mais elles mettent en scène tout un univers d’amoureux, de soubrettes qui lancent la mode des « Schlager », les refrains dont Berlin fut toujours avide.

A quelle époque commence le Berlin artistique et littéraire ? Il est difficile de le dire. Sans doute la capitale allemande est-elle l’une des villes les plus agitées, les plus vivantes de toute l’Allemagne. Sa vie nocturne, ses cabarets, ses théâtres et par la suite ses cinémas l’attestent suffisamment, mais c’est sans doute dans les années qui précèdent la première guerre mondiale que commence véritablement la vie artistique berlinoise, que la capitale va s’affirmer comme le symbole de l’avant-garde allemande.

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Au Romanisches Café

L’âge d’or de cette bohème berlinoise s’étend de 1910 à 1920. Avant de fréquenter les cabarets littéraires, c’est dans les cafés qu’elle se rencontre. Cette mode des cafés ne cesse de s’affirmer en même temps que commence une lente migration de la ville vers l’Ouest. Au fur et à mesure où  l’on s’avance vers les années vingt, le vieux Berlin populaire va perdre son rôle primordial, sa place unique de coeur de la capitale, de lieu de plaisirs et de divertissements. La Friedrichstrasse, ses lampions, ses vitrines luxueuses, est éclipsée par le Berlin nouveau riche du Kurfürstendam, de la Tauentzienstrasse, de la Kantstrasse. C’est autour de la Wilhelm Gedächtniss Kirche, du  » Kurdam » que se réunit peu à peu la bohème littéraire. Son univers, c’est d’abord quelques cafés, le Romanisches Café, le Café Grossenwahn – café des Délires des Grandeurs – ainsi nommé par le nombre invraisemblable d’idées de génies, de projets fous, de rêves insensés qui y furent conçus par des bohèmes qui peu à peu se nommeront « expressionnistes ». Qui sont-ils ? Des poètes qui, dans une semi-misère, y végètent et dont les oeuvres semblent annoncer peu à peu l’expressionnisme. Ainsi Richard Dehmel, Arno Holz dont les poèmes furent peut-être parmi les premiers à célébrer Berlin. Puis on y rencontre avant 1914 Kurt Hiller, fondateur du Cabaret Néo Pathétique, et Georg Heym. Dans son roman Méphisto, Klaus Mann a très bien évoqué, à travers le drame des acteurs qui demeurèrent en Allemagne à l’époque hitlérienne, en particulier la carrière d’ « Höfgens » (en réalité Gustav Gründgens qui joue le rôle du chef de la pègre dans M. le Maudit de Lang) la puissance d’attraction du Berlin des années vingt sur l’ensemble du théâtre allemand. Brecht y vivra – d’abord dans la misère, avec son ami Bronnen – auteur expressionniste qui écrivit notamment Parricide et travaillait dans la journée aux grands  magasins Wertheim – et ses biographes ne manquent pas d’évoquer le jeune homme efflanqué à la casquette et au manteau de cuir que l’on ramassa un jour en pleine rue, évanoui d’inanition. Mais c’est à Berlin que Brecht triomphera véritablement quand Reinhardt lui-même songera à mettre en scène Tambours dans la nuit et qu’il atteindra une gloire internationale avec le succès remporté par l’Opéra de Quat’sous en 1928, monté au théâtre Am Schiffbauerdam.

Ville des théâtres et des cinémas, Berlin devient peu à peu aussi célèbre par ses cabarets. L’expressionnisme de Kurt Hiller et son nouveau pathos ont fait place à une étrange prolifération d’établissements de toutes sortes qui s’adressent à tous les publics. Si les cabarets artistiques sont nombreux à Berlin, ils deviennent aussi l’un des amusements les plus célèbres de toute l’Europe, par l’audace de leurs spectacles. L’Amérique qui exercera une si profonde influence par ses mythes, sur le théâtre de l’époque – va imprimer sa marque au « socialisme froid » de la Nouvelle Objectivité  » et à son monde d’objets hétéroclites, mais aussi aux plaisirs quotidiens. Après les  élans messianiques de l’Expressionisme, la déception engendrée par l’échec de la révolution, beaucoup d’artistes veulent revenir vers le concret, le banal, le quotidien. Ce qu’ils découvrent dans l’Amérique – et le Berlin des années vingt devient tour à tour le Berlin -Baal-Babylone- Chicago-Mahagonny – c’est un rythme de vie effréné, un goût pour la consommation, une passion pour les spectacles les plus violents. Le jazz, la danse, les matchs de boxe. Les romans policiers – que lisent avidement Brecht et Lang – vont contribuer à créer ces mythes de l’Amérique que l’on retrouve dans dans certaines oeuvres de Brecht, en particulier le combat de boxe « métaphysique » qui oppose les deux personnages de Dans la jungle des villes, Mabuse de Fritz Lang, mais aussi tout un style de spectacles très marqués par la mode hollywoodienne.

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Georg Grosz : La ville

Le Berlin des années vingt va découvrir peu à peu le succès des variétés, des revues de nus qui peu à peu s’implantent dans les théâtres et les cabarets. A l’Apollo-Theater, les Berlinois peuvent admirer les revues de nus les plus fastueuses, applaudir la strip-teaseuse Anita Berber et jusqu’à la montée des nazis au pouvoir, c’est assurément l’Amérique qui donne à l’Allemagne tout son poids de mythes. Berlin séduit autant qu’il effraie. Georg Heym évoque la ville géante comme une divinité malfaisante, un monde de la solitude, d’angoisse et d’effroi. Les cloches des églises déferlent comme « une mer de tours noires ». partout la fumée des usines, « bleuâtres comme de l’encens », dévore la ville. C’est un dieu qui brandit son « poing de boucher ». De Berlin, Heym ne retient que des visions tristes et angoissantes : les « sombres entrepôts », la fumée, la suie, les « fanaux des cheminées géantes ». Benn évoque l’atmosphère triste, morbide des boîtes de nuit, avec un mélange de fascination et de dégoût. Lichtenstein veut fuir la ville, les rues arides, le soleil rouge des toits pour s’allonger « face au ciel clair mortellement bleu », « absurdement grand ».

L’ » expressionnisme  » se répand avec la vitesse du feu dans tous les arts berlinois. Les bohèmes des cafés se reconnaissent dans son atmosphère et sa sensibilité.

Comment Berlin fut-il pris d’assaut par l’Expressionnisme ? Par la peinture tout d’abord. La capitale a toujours manifesté le plus vif  intérêt pour la peinture. Munch viendra y exposer ses toiles scandaleuses, mais avant lui Berlin avait accueilli bon gré mal gré les expositions les plus diverses. Assurément, Munch fut mal reçu en 1892, mais ses tableaux marquèrent profondément la sensibilité de toute la bohème artistique et littéraire berlinoise.  D’ailleurs, Berlin était profondément ouvert aux influences scandinaves. On y jouait Ibsen et Strindberg (dont les œuvres complètes seront d’abord éditées en allemand). Munch rencontra à Berlin Richard Dehmel, Otto Julius Bierbaum, Strindberg, Julius Meier-Graefe (qui publiera le premier livre sur l’œuvre de Munch). La création de la Nouvelle Sécession en 1910, l’inauguration de la revue et de la galerie Der Sturm allait contribuer au développement de l’ Expressionnisme. La vieille Sécession berlinoise avait refusé les nouveaux artistes : ceux-ci allaient prendre une éclatante revanche. Bientôt les artistes de la Brücke vinrent s’installer à Berlin.
La Brücke et le Blauer Reiter défendus par Walden qui les exposait prirent place dans la naissance de l’avant-garde européenne. En 1910, Kokoschka avait exposé à la galerie Cassirer, des revues comme Die Aktion, Revolution, Die Neue Kunst firent leur apparition en 1911, année où le Cavalier Bleu réalisait aussi sa première exposition à Berlin, puis en 1912 à la galerie Der Sturm qui devient le lieu de rencontre de tous les expressionnistes. 
Le mot « expressionnisme » se répand avec la vitesse du feu dans tous les arts berlinois. Peu importe que ces bohèmes des cafés de Berlin soient ou non de véritables expressionnistes, qu’ils sachent exactement ce que signifie le terme ; ils se reconnaissent dans son atmosphère, sa sensibilité, et la développent dans leurs poèmes, leurs rêves, leurs visions, leurs cauchemars. Parmi cette bohème berlinoise se rencontrent Kurt Hiller, Jakob von Hoddis – plus tard atteint d’une maladie mentale et brûlé par les nazis – Franz Pfemfert, Rudolf Leonard, Ludwig Rubiner, Alfred Wolfenstein. Les poètes se mêlent aux peintres, fréquentent les mêmes cafés, les mêmes cabarets. Dans les années qui entourent la première guerre mondiale, c’est aussi à Berlin que seront montées les premières pièces expressionnistes, notamment par Max Reinhardt. Puis, c’est le cinéma et ses décors, la mode du Caligarisme qui va s’emparer de la capitale allemande et tout au long des années 20-30, Berlin, ses rues, son atmosphère si particulière marqueront l’esthétique expressionniste comme celle de la Nouvelle Objectivité. 

langebleudejosephvonsternberg.jpg Une scène de l’Ange bleu de Josef Von Sternberg

Réfugiés dans les cafés, sentant l’ouragan venir, chantres de l’agonie d’un monde, ces poètes et ces peintres trouveront, pour beaucoup d’entre eux, la mort au cours de la guerre. Avec l’effondrement du régime, la misère, la famine, le réveil brutal des illusions de l’Expressionnisme qui voulait créer un monde nouveau, le faire surgir du Moi, unir l’utopie et le désespoir dans un projet révolutionnaire, Berlin devient sans doute le symbole de toute la crise qui déchire l’Allemagne. Avant la mythologie des années vingt, il est le lieu des affrontements les plus sanglants. Si Berlin fut la ville où triompha l’Expressionnisme, il devint après la guerre l’une des places fortes de l’  « art de gauche » – de Dada au Groupe de Novembre, où la plupart des pièces expressionnistes les lus importantes seront montées. Au cinéma, il triomphe au moment même où agonise l’Expressionnisme littéraire. Même renié, critiqué, il continue à marquer la sensibilité berlinoise. Caligari attire les foules, enchante et effraie. Les galeries et les musées sont désormais ouverts aux toiles expressionnistes. Dans les cafés, la bohème n’a jamais été aussi nombreuse, même si désormais on parlera moins d’expressionnisme, mais beaucoup plus d’art et de la révolution, de Dada et de la nouvelle Objectivité. C’est dans ce climat de pessimisme et de désespoir, de pauvreté et de misère que se développe peu à peu le climat si particulier du Berlin des années vingt. La bohème et l’avant-garde en constituent sans doute l’un des aspects les plus riches, mais à côté de ces recherches, il faut aussi accorder une grande importance à la prodigieuse activité culturelle qui s’y développe, et qui va donner à Berlin ce rythme de vie effréné que reflètent la plupart des romans de cette époque. 

Monde au bord du gouffre, Berlin n’a jamais été aussi avide de plaisirs. L’atmosphère des films de Fritz Lang, Mabuse le joueur en particulier, donne une image assez exacte de ce chaos, de cet « orage électrique » qui caractérise le Berlin des années vingt. Mabuse évolue dans un décor étonnamment réaliste :  prostituées, femmes du monde, aristocrates décadents, homosexuels et drogués. Après des années de guerre et de révolution, la population aspire à de nouveaux plaisirs. Ce monde des tripots et des boîtes de nuit, des cabarets et des cinémas, ne peut à lui seul résumer l’atmosphère berlinoise, mais il en constitue un aspect étonnant. Avide de plaisirs, de divertissements les plus scabreux, Berlin cherche par tous les moyens à oublier la crise. Après les films de Lubitsch, les films expressionnistes ont profondément marqué la capitale. Le théâtre de Reinhardt fait connaître les pièces de cette génération assassinée en 1914, joue celles de Toller, alors en prison. C’est à Berlin que le théâtre connaît, avec le cinéma, son plus grand développement. Quoi d’étonnant à ce qu’il attire par ses fastes, ses possibilités, sa renommée la plupart des jeunes auteurs ? 

En 1922, Brecht décide de s’y fixer. On y rencontre les critiques les plus influents : le terrible Alfred Kerr, Julius Bab, Herbert Jhering – qui réussira ce prodige d’avoir été l’un des critiques d’extrême-gauche les plus célèbres dans les années vingt et de continuer sa carrière sous le IIIe Reich. C’est à Berlin que se sont fixés aussi les metteurs en scène les plus célèbres : Reinhardt, Jessner, Höllander, Piscator, Engel. Que dire des artistes ? Reinhardt a sa propre école de théâtre. On y rencontre aussi les vedettes de
la UFA, les « stars » ; Werner Krauss, Emil Jannings, Alexander Granach. 

L’Expressionnisme continuera à vivre officiellement à Berlin jusqu’en 1928. Il triomphe désormais au théâtre – chez Reinhardt, Jessner – au cinéma et devient même une mode. A Mabuse lui-même, on demande ce qu’il pense de l’expressionnisme et il ne trouve à répondre qu’une chose : l’Expressionnisme est un jeu dérisoire. On l’enseigne désormais aux Beaux-arts, les décors de Caligari l’ont popularisé. Le jour du Putsch de Kapp, le public berlinois est justement entrain d’assister, au Marmorhaus à la projection de Caligari. Mais l’Expressionnisme, ses espoirs messianiques et ses illusions, est déjà violemment attaqué par d’autres mouvements – le Groupe de Novembre – qui tente une union de l’avant-garde artistique et de la révolution, qui propose non seulement une réforme des écoles des Beaux Arts, mais aussi l’utilisation de l’art d’avant-garde comme arme au service du prolétariat. Beaucoup d’anciens expressionnistes ont rejoint les Conseils d’ouvriers, de soldats et d’artistes. 

lecabinetdudocteurcaligarirwiene.jpg Le Cabinet du Docteur Caligari, de R. Wiene

Dada atteint aussi à Berlin sa forme la plus violente et la plus politisée. Dès 1918 s’est ouvert à Charlottenburg un club Dada. Dada est arrivé à Berlin comme les quatre cavaliers de l’Apocalypse. Quand Richard Huelsenbeck se rend en 1917 à Berlin, il trouve la ville en pleine crise. La misère, la famine, le désespoir guettent la ville. Dans une telle situation, il n’est pas étonnant que Dada soit devenu à Berlin, dans cette confrontation avec les difficultés quotidiennes, communiste. Dès 1916, Franz Jung avait fondé la revue Die Freie Strasse qui regroupait comme collaborateurs Grosz, Richard Oering, Raoul Hausmann. Les frères Herzsfeld publiaient depuis 1916 une revue politique  et littéraire Neue Jugend qui annonçait déjà l’orientation dadaïste et la guerre qu’il allait mener contre la société bourgeoise. Le 18 février 1918, Huelsenbeck fit une conférence dans la salle de

la Nouvelle Sécession qui invitait à la création d’un mouvement dada à Berlin. Parmi les signatures du manifeste pour la fondation du Club Dada, se rencontrent Richard Huelsenbeck, Franz Jung, George Grosz, Raoul Hausmann, John Heartfield, Walter Mehring. En 1919, Hausmann lui-même fondait Der Dada qui se rapprochait de Johannes Baader et Hannah Höch. De 1918 à 1920 le club Dada organisera douze soirées, matinées, publiera plusieurs manifestes et en 1920 s’ouvrit

la Grande Foire Internationale Dada à la galerie Burchard. Les dadaïstes berlinois acquierront bien vite la réputation de « bolcheviks ». Ils ne veulent rien laisser intact, même pas l’Expressionnisme. Pourtant l’unité politique du mouvement fut loin d’être claire. Si certains comme Heartfield et Grosz se rapprochent du Parti Communiste et fondent avec Piscator en 1924 le « groupe communiste des artistes » d’autres tels Raoul Hausmann, Franz Jung, Johannes Baader échappent à toute orthodoxie. 

Leurs créations furent souvent éphémères : pièces improvisées, affiches, propagandes, photomontage, photocollage, mais elles atteignirent une violence unique qui, à elle seule, définit le Dada berlinois. 

Berlin semble alors de plus en plus devenir une sorte de plate-forme de toutes les avant-gardes européennes. 

L’exposition des toiles futuristes provoque un immense scandale et c’est par milliers que les Berlinois l’ont visitée. La ville est de plus en plus une sorte de plate-forme pour toutes les avant-gardes européennes. 

C’est autour de la galerie Der Sturm et de la revue du même nom, fondées par Herwarth Walden que se sont rencontrés les courants les plus originaux de la peinture moderne : les groupes expressionnistes tout d’abord, avec
la Brücke et le Blauer Reiter, Kandinsky, Franz Marc, Chagall. Mais aussi les français : Fauves et Cubistes, Orphistes. Walden a invité à Berlin aussi bien Apollinaire que Marinetti. L’exposition des toiles futuristes provoque un immense scandale et c’est par milliers que les Berlinois l’ont visitée. Tout au long des années vingt, ces échanges vont continuer. Autour de 1922, c’est la rencontre avec l’avant-garde soviétique qui  semble la plus décisive. En 1901-1902, Diaghilev a monté ses « Ballets Russes » et les expositions collectives ont réuni des artistes aussi différents que Kandinsky, Gontcharova, Larionov, Bourliouk, Malevitch, qui avaient déjà présenté leurs œuvres au Salon d’Automne 1913. Chagall et Archipenko ont exposé ensemble au Sturm . Dans les années qui suivent la guerre, ces contacts se multiplient. L’Union soviétique exerce une profonde fascination sur tous les intellectuels allemands qui voient s’y concrétiser leurs aspirations vers un monde nouveau.  Entre le rêve et la désillusion, le Berlin des années vingt témoigne d’une aussi grande soif de vivre que de peur de l’avenir. Au milieu des troubles politiques, de la misère quotidienne, il cherche le plus souvent dans un rythme de vie effréné l’évasion et l’oubli. C’était l’époque où, selon la sœur de l’architecte soviétique El Lissitzky, « une fille coûtait une cigarette et un kilo de pain, un million de marks ». Dans les cabarets, les revues de nus se produisaient devant cette étrange affiche inspirée d’un poème de Walter Mehring : «  Berlin, ton danseur est la mort ». 

 Jean-Michel PALMIER

Maître-assistant à l’université de Paris VIII, responsable du Centre de recherches Erwin Piscator, auteur de L’Expressionnisme comme révolte (Payot), L’Expressionnisme et les arts (2 volumes, Payot), et Berliner Requiem (Galilée).

Ernst Jünger : Le chasseur de cicindèles

Dimanche 20 juin 2010

Ernst Jünger : Le chasseur de cicindèles

Article paru dans le Magazine Littéraire N° 326 de Novembre 1994 

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La passion de Jünger pour l’entomologie est une dimension essentielle de son oeuvre, un microcosme de tous son univers.

On connaît la légende de ce moine d’Heisterbach, attiré par le chant d’un oiseau en qui s’était incarnée l’éternité. Il le poursuivit toute sa vie, d’arbre en arbre, de colline en colline. Quand il revint au monastère, il le trouva en ruines : un siècle s’était écoulé. L’auteur des Chasses subtiles (1) a collecté des insectes sur près d’un siècle, car ils renfermaient une parcelle de la Beauté. La passion d’Ernst Jünger pour l’entomologie n’a rien d’une marotte. C’est une dimension essentielle de son oeuvre, de sa sensibilité, un microcosme de tout son univers. A 90 ans, il confiait à Julien Hervier (2) que, loin d’aspirer à se détourner du monde, il lui serait très agréable de se consacrer à ses coléoptères car, ajoutait-il, «   comme le dit Goethe, on se retire petit à petit du monde de l’apparence… » Qu’un écrivain s’intéresse aux insectes ne saurait surprendre. Imagine-t-on l’implacable chasse à laquelle se livre Humbert Humbert, avec sa Lolita, sans la passion de Nabokov pour les papillons ? La magnifique scène de scorpions dans l’Age d’or de Bunuel sans l’intérêt du cinéaste pour ces admirables arthropodes ? Que dire de Breton et de Caillois ? Quant au roman de l’écrivain japonais Abé Kobo, La Femme des sables, qui raconte le destin d’un entomologiste prisonnier avec une femme, au fond d’un entonnoir de sable, comment en comprendre le sens sans avoir vu les redoutables mandibules de la larve du fourmilion, tapie au fond d’un entonnoir semblable, qu’elle a creusé au bord d’un chemin ou sur la dune ?

Je n’ai jamais vu Jünger exhiber ses médailles ou ses décorations. Mais le sourire de l’homme qui montrait l’un de ses cartons vitrés où étaient méthodiquement classées, impeccablement étalées, des séries de longicornes ou de carabes était bien celui d’un enfant qui dévoile ses trésors. Goethe, à la fin de sa vie, attachait plus d’importance à ses travaux scientifiques, à ses études sur les plantes  qu’à son Faust. L’un des plus grands bonheurs de Jünger est d’offrir non pas sa photo dédicacée, mais une carte postale qui représente un papillon de 12 millimètres, originaire du Pakistan, le Trachydora jungeri qui porte son nom. La nomenclature entomologique étant universellement respectée depuis Linné, il y voit le gage de sa survie, pour la postérité.

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Cicindela juengeri

Cette passion pour les insectes suffit à créer une dimension de complicité au-delà des générations un lien privilégié que nombre de ses lecteurs et exégètes ont du mal à partager. La beauté des Chasses subtiles, les descriptions de captures de cicindèles avec une poignée de sable, la longue méditation sur la mort que lui inspire la vue de cadavres desséchés de Copris espagnols dans le Contemplateur solitaire (3) ne peuvent émouvoir que ceux qui partagent ou ont partagé cette  redoutable passion et les admirateurs de J.H Fabre. Je me souviens d’une soirée passée à Paris, avec Jünger, dans les années 70. Nous nous sommes entretenus un peu à l’écart d’un sujet qui,  tout autant que son rapport à  Heidegger, fut au centre de nos conversations: ces merveilleux scarabées qui nous inspiraient la même admiration.  Le dialogue était technique :  il s’agissait de savoir ce qui, du vinaigre ou de la bière éventée, était le plus efficace dans la confection de pièges à carabes. Gabriel Marcel suivit quelques instants notre conversation, en hochant la tête, comme un grand-père contemple deux enfants jouant dans un bac de sable.

Comment est-on gagné par cette passion ? Elle remonte toujours à l’enfance, à la surprise que l’on ressent devant une énorme guêpe Scolie butinant un chardon, devant les couleurs d’un papillon Machaon, la beauté d’une cétoine, à l’étonnement que l’on ressent en découvrant un lucarne cerf volant ou un Oryctes à la corne aussi impressionnante qu’inoffensive. Quel enfant n’a pas été enchanté par les marbrures, le frottement stridulent des élytres de ce hanneton des pins (Polyphilla Fullo) qu’admirait déjà Fabre ?  Plus tard viennent les rencontres difficiles, provoquées : un carabus hispanus, véritable boule de feu, que l’on arrache dans la mousse à sa logette hivernale, un Scarite géant au bord de la mer, terrifiant éventreur. Comment nier que les insectes soient de véritables oeuvres d’art ? Aucun monstre de science-fiction n’égale l’inquiétante étrangeté qu’inspire la femelle gigantesque de l’Heteropterix dilatata malais, un phasme déguisé en cactus, celle des dynastes asiatiques ou sud-américains, les Megasoma ou les Chalcosoma aux cornes multiples. Quel orfèvre pourrait reproduire  les éclats d’or, d’azur et de feu d’un Polybotris sumptuosa, buprestre de Madagascar ou d’un Mégaloxanta, son frère indonésien, qui l’égale en beauté, et que les filles de Java, après avoir passé autour des pattes un fil de métal, portent comme un diadème d’émeraude, dans leurs cheveux ?

Depuis l’époque romantique où les poètes comme Novalis se passionnaient pour les plantes, les roches, les cristaux, y cherchant des allégories de la vie toute entière, la nature, le sentiment de la nature, fit partie de l’éducation en Allemagne. Mörike entassait des curiosités géologiques dans son presbytère de Souabe. Ce n’est pas lui qui aurait commis l’impardonnable erreur de Heidegger, dans sa conférence sur l’Origine de l’oeuvre d’art (4), d’évoquer… une cigale dans l’herbe, alors qu’elle chante au plus haut des pins ! A  cette époque, il n’était pas ridicule d’offrir aux enfants un filet à papillons. La « chasse aux papillons » est le thème de l’un des plus beaux fragments d’ Enfance berlinoise de Walter Benjamin (5) comme elle ouvre le recueil de Jünger Chasses subtiles . Dès son enfance à Hanovre, il fut initié à l’observation de la nature par un père pharmacien, un grand-père botaniste amateur et un instituteur, comme il en existait alors. Les maîtres n’étaient pas diplômés en psychopédagogie, mais ils savaient reconnaître les arbres, apprenaient les enfants à ouvrir les yeux. Les premiers terrains de chasse de Jünger étaient pauvres : c’était la lande gelée, les roseaux du lac de Steinhuden. Il y découvrit néanmoins des chrysomélides multicolores, des carabes dorés (carabus auratus), violets (Megodontus purpuraescens), des granulatus et des catenatus, le lourd Osmoderme ermite, aujourd’hui rarissime en France, certain qu’ils étaient une facette de la beauté de l’univers, qui luisait au pâle soleil de janvier. Dès cette époque, il comprit que la nature était la vraie caverne d’Aladin, que chaque trouvaille n’était que l’antichambre de plus belles rencontres. Et ces carabes à reflets, il les enfermait dans sa boîte comme des poignées d’émeraude. Leur beauté le ravissait. Devenu adulte, alors que tant d’hommes attendent la mort, il ne cessera de parcourir la terre, de la Transylvanie à l’Afrique, de l’Anatolie au Caucase, des jungles asiatiques aux savanes africaines, à la recherche de ces éclats de beauté, de ses émotions d’enfant.

La Beauté, pour Platon, ne cesse de faire rêver à d’autres beautés, plus parfaites encore. Et la construction musicale des Chasses subtiles n’est pas sans évoquer celle du Banquet. Le petit carabe vert doré des forêts allemandes, aboutissement d’une double migration qui vient de la Provence et des Pyrénées, appelle celle des Coptolabrus, ses magnifiques cousins chinois, aux armures granuleuses, bardées de franges d’or, de pourpre et d’azur. Jünger fut vite conscient que cette beauté du microcosme exprime celle du macrocosme. Les scarabées lui paraissaient faits de main humaine. Ils détiennent dans leurs couleurs et leurs formes la grammaire de tous les styles artistiques. J’ai vu des masques africains qui paraissaient reproduire les magnifiques thorax des gros Goliathus du Gabon et du Zaïre. L’insecte, brun velouté, zébré de blanc ou moucheté de neige semble, lui, peint à la main. Le Coptolabrus de Chine ou de Corée porte sur ses élytres la structure rutilante et tourmentée des temples. Il éclipse dans sa parure le plus fastueux des Empereurs Ming. Les carabes japonais, aux formes étirées, d’une étonnante pureté, ressemblent aux motifs qui ornent les paravents.

Une fois cet univers découvert, on ne l’abandonnera jamais. Jünger a recueilli avec la même piété, le même émerveillement enfantin, ces insectes tout au long de sa vie. Il les a chassés adolescent, sans doute aussi dans la Légion. Il les observera au cours de la Seconde Guerre mondiale, heureux de découvrir un proche parent du scarabée sacré, dans un champ de manoeuvre, au sortir de l’hiver 1939-1940. A Paris, sous l’occupation, il rendit visite à Eugène le Moult, qui résidait non loin du Jardin des Plantes. J’ai rencontré 25 ans plus tard ce vieil homme à longs cheveux blancs, entouré d’immenses Morpho, magnifiques papillons bleu d’azur, parfois opalescents, qu’il avait appris à chasser aux bagnards de Cayenne, lorsque son père s’occupait du pénitencier.

« Quand je tenais l’un de ces êtres sur le plat de ma main, je me demandais pourquoi ils sont revêtus d’un telle splendeur. »

J’imagine fort bien Jünger grattant la mousse sur le front de l’Est à la recherche de quelque rare Procustes ou Procerus, ces immenses carabes noirs ou violets, sous les balles des partisans russes. D’ailleurs, le splendide Carabus Olympiae italien, que l’on croyait depuis longtemps éteint, n’a-t-il pas été redécouvert, comme le rappelle Jünger, par Carl Ludwig Blumensthal, commandant de la Bundeswehr? Avant la Seconde Guerre mondiale, il rendit visite à d’autres entomologistes, au neurologue Oskar Vogt, plus tard démis de ses fonctions pour avoir fait l’éloge du cerveau de Lénine, l’URSS lui en ayant confié l’étude. Il cite avec plaisir la phrase d’Otto Schmiedeknecht, célèbre spécialiste des hyménoptères d’Europe centrale confiant que ses études étaient « source de délices sans mélange et refuge dans les vicissitudes de la vie ». Comment douter que cette passion de Jünger pour les insectes, la nature, le fut aussi ? Elle s’inscrit dans l’horizon du Traité du rebelle (6), de son recours aux forêts. Elle illustre l’attitude du narrateur des Falaises de marbre (7), du Contemplateur solitaire qui ne peut que confier :  » Quand je tenais l’un de ces êtres sur le plat de ma main, je me demandais pourquoi ils sont revêtus d’une telle splendeur ? « 

La chasse aux insectes, la seule qui trouve grâce aux yeux de Jünger, s’apparente au jeu. Aventure de chaque instant, elle exige autant de qualités physiques que de dons d’observation. Le chasseur admire sa proie autant qu’il la désire et le moment crucial, c’est moins celui où il l’étalera pour la conserver, soigneusement étiquetée, dans son carton vitré que celui de la capture. Benjamin a magnifiquement décrit à propos de ses papillons, le mimétisme de la proie et du chasseur. « Plus je me conformais de toutes mes fibres à l’animal, plus je devenais en moi-même lépidoptère » (8). Jünger décrit aussi ce phénomène doublement hypnotique, présent dans ce serpent qu’il croise un jour, indifférent à son passage, car il est lui-même pétrifié par le lézard qu’il observe. Il note que  » le chasseur est toujours en même temps le chassé, de même que l’homme en guerre est aussi l’homme à qui l’on fait la guerre « . Il se doit d’affronter les pires chaleurs, les rigueurs des hivers pour surprendre quelques variétés rarissimes, soulever des montagnes de pierres à la recherche de minuscules carabiques, inventer des pièges, des appâts et pire : soutenir le regard apitoyé des autres. La gêne de l’écrivain à poursuivre pendant une heure entière sur le sable avec un filet, un cicindèle, insecte qui ne mesure même pas un centimètre, tout en masquant son ombre, à immobiliser sa proie par une poignée de gravier, laissera perplexe le lecteur non familier de ces magnifiques insectes aux reflets métallisés. Il fera sourire ceux qui vécurent semblables expériences. 

Dans cette étrange passion, Ernst Jünger ne se sent jamais seul. Là où les autres ne voient qu’un désert, une étendue vide, il découvre des myriades d’univers, décèle dans un marais une multitude de biotopes. Il est accompagné d’un cortège d’ombres, les savants ou les amateurs qui ont partagé sa passion et sont passés à la postérité en décrivant ou en nommant l’un de ces minuscules scarabées, au terme de polémiques souvent implacables. La connaissance que Jünger a de la littérature entomologique est exceptionnelle. Derrière le nom latin de chaque insecte, il entrevoit le visage de celui qui le nomma. Il admire la patience de Linné, respecte les frères Bodemeyer qui explorèrent les sommets d’ Anatolie pour en étudier la faune, il a lu les monographies de Hauser, de Staudiger, n’ignore rien des polémiques de Kolbe et de Kraatz, qui éclipsent en longueur la Guerre de Troie. Il sait l’importance de cet extraordinaire savant que fut Stephan von Breuning (1894-1983), descendant d’une famille anoblie par Frédéric Barberousse, dans laquelle grandit plus tard le jeune Beethoven, et qui rédigea, après des études de philosophie, quelque 600 publications, les plus décisives du siècle, sur les Cérambycides africains. Breuning participa à l’occupation de la France comme lieutenant de réserve, il serait douteux que Jünger n’ait jamais rencontré cet homme qui se qualifie d’opposant passif au régime hitlérien et qui choisit, après la guerre, de demeurer à Paris.

La collection n’est pas le but de l’entomologiste. Il ne s’identifie pas au « Collector » obsessionnel du roman de John Fowles. Elle n’est que la trace visible de ses explorations, son matériel d’étude, de comparaison. Correctement entretenue une collection d’insectes se conserve un temps infini. On possède pour un certain nombre d’espèces les paratypes qui servirent à les décrire, il y a plus de 100 ans. J’ai conservé des lucanides que m’offrit Eugène le Moult, quand j’étais lycéen, et qu’il hérita lui-même de je ne sais qui. Ils furent capturés dans le Haut- Tonkin bien avant la Commune de Paris. Ce qui fait la richesse d’une collection, ce n’est pas le côté spectaculaire des espèces, mais leur rareté, la représentation optimale de chaque genre. Certains Cerambycides  des iles Célèbes du type Batocera ne sont connus que par un unique exemplaire détérioré, des carabes asiatiques ne  sont imaginables qu’à partir de quelques élytres. C’est le lieu inaccessible, insolite qui fait rêver Jünger, qu’il s’agisse du Turkmenistan, du Sikkim ou du Tibet. Evoquant sa passion de collectionneur, il illustre les analyses que Benjamin – qui attaqua jadis les livres de Jünger sur la guerre – consacre à cette figure dans son essai sur Edvard Fuchs, le collectionneur d’estampes. Il rêve de tenir dans sa main, comme une possession, tout l’univers. Un amateur de toiles peut toujours espérer rassembler tout l’oeuvre d’un peintre. Le collectionneur d’insectes est confronté au tonneau des Danaïdes; même s’il se limite, comme le souligne Jünger, à une famille, à une sous espèce, il ne pourra jamais réunir les dizaines de milliers de représentants qui l’illustrent de par le monde. Mais il parcourra toute la terre pour les y découvrir. Il ne saurait se satisfaire de leur esthétique. Il s’attachera aussi bien aux multiples variantes de Scarabaeus, Onitis, Copris, Geotupes, Ontophagus, qu’il recueille en creusant sous les déjections des chèvres de Corse, des buffles de rizières, qu’aux sombres nécrophores, les fossoyeurs de cadavres,  aux Blaps présages de mort, aux pimélia qui ne sortent que la nuit dans les déserts ou les étendues sableuses. Ces momies multicolores ne sont jamais mortes. Jünger ne cesse de retrouver dans leur contemplation les paysages de leurs captures, de sentir « un climat bien précis, un printemps soudain », les odeurs de Naples ou les parfums des Alpes, le sable de l’Egypte ou de Syrie, comme emporté sur le manteau de Faust.

La lecture des Chasses subtiles ne cesse d’ évoquer les magnifiques écrits de Jean-Henri Fabre, le plus grand naturaliste français, largement méconnu en France, malgré ses talents d’écrivain, de peintre et de poète, mais dont le « harmas » transformé en musée – un arpent de garrigue qu’il entoura d’un mur, à Sérignan – accueille chaque année des centaines de Japonais.  Cet autodidacte de génie, ami de Pasteur et de Mistral, nous a laissé avec ses Souvenirs entomologiques (9) d’inoubliables portraits d’insectes qui vivaient jadis en Provence, avant le bétonnement systématique des paysages. Observateur prodigieux, il fut le premier à décrire les moeurs du scarabée sacré, du géotrupe, du Minautaure Typhée, de la Guêpe maçonne comme du scorpion languedocien. Fabre était un humaniste. La beauté de ses évocations de  » moeurs des insectes  » réside dans l’anthropologisation qu’il en effectue. Le scarabée sacré (Scarabaeus Sacer ) est un travailleur besogneux qui roule son butin – sa pilule de bouse – avec entrain, dans l’euphorie des agapes qui vont suivre. Il le défend contre les faux amis, prêts à l’aider pour lui subtiliser son bien. Le Typhée Minautore (Typhoeus Typhoeus ), un bousier à trois courtes cornes jadis commun sur les chemins suivis par les moutons, est un époux modèle, un père consciencieux. Il participe de son mieux à la vie de la famille, aménage la chambre, pousse la terre que remue la femelle avec ses cornes en guise de pelle. Rien ne peut le détourner du sérieux conjugal. Lorsqu’il part en quête de nourriture, il résiste aux invitations des autres femelles, pressé d’en faire profiter sa famille, comme un  ouvrier ramène son salaire. C’est en vain qu’on le précipite dans le nid d’une autre. Il en déguerpit prestement pour regagner son logis. Fabre aime le travail bien fait, celui de la Guêpe maçonne, de l’Épeire diadème. Par contre, il n’a que mépris pour les vandales et les ingrats telle cette femelle du carabe doré qui éventre à coups de mandibules une demi-douzaine de mâles dont elle n’a que faire ou la mante religieuse qui dévore consciencieusement la tête et le thorax de son mâle, pendant l’accouplement, maintenant fermement son abdomen. Jünger rêve autour des mêmes insectes. Mais le Typhée Minautore lui rappelle le monstre du même nom, à tête de Dragon, fils de Gaïa et du Tartare, évoqué par Hésiode. La carapace se fait cuirasse, armure de chevalier. Le scarabée illustre la parole de Novalis selon laquelle dans la plus menue des créatures, on peut déceler la vie exaltée à l’état de mystère.

Devant le Copris espagnol Jünger s’interroge :  » A quoi bon s’activer, creuser et bâtir dans notre monde éphémère. »

Fabre a longtemps décrit ce travailleur infatigable qu’est le Copris espagnol – le Mondhorn allemand – qui ne cesse de creuser des puits pour mettre sa récolte à l’abri, pétrissant la sphère où la femelle dépose ses oeufs. IL aimait et respectait tout ce qui vit et peine sur sa terre de Provence. Véritable mère, la femelle du Copris veillera ses larves jusqu’à l’éclosion des imagos, aux fêtes automnales. Devant le même insecte, observé en son pays sarde, Jünger s’interroge : « A quoi bon s’activer, creuser et bâtir dans notre monde éphémère.  » Un siècle et demi sépare les deux regards, les deux portraits. Devant les petits cadavres sombres, desséchés au soleil, avec leurs parures et leurs couronnes  gisant dans la poussière, il ne peut que songer à la mort, à cette prodigieuse richesse de la nature qui s’apparente au gaspillage : gaspillage de de formes, de couleurs, jusque dans ces insectes. Nés avant la nuit, la mort les rattrape aux premiers rayons de l’aurore.

Comme les Egyptiens associaient étroitement le scarabée sacré qui disparaît sous la terre pour reparaître, roulant sa pilule comme un soleil, à la résurrection d’Osiris, Jünger voit dans l’entomologie moins une simple science qu’un hiéroglyphe de la nature. Célestes ou chthoniens, ces insectes détiennent une part de son secret, de sa magie. Ils sont une facette d’un même diamant. Dans le petit scarabée noir, au thorax bombé, à la tête armée d’une corne, il entrevoit le buffle des prairies américaines, le rhinocéros des savanes d’Afrique. L’enfant qui capturait, émerveillé, des carabes dorés dans la lande, au bord d’un étang, survit toujours dans le « contemplateur solitaire  » qui murmure :  » Après une longue préparation souterraine, ces créatures magnifiques ne vivent plus qu’un instant. » Cet immense réseau de correspondances que Jünger décèle entre les insectes, les plantes, les animaux et les pierres, ce réservoir de formes fantastiques qu’il ne cesse d’inventorier constitue une résurgence insolite de la sensibilité des Romantiques, qui voyaient dans chaque pierre une parole pétrifiée. Pour voir surgir l’énigme de la vie et de la mort, il suffit à Jünger de tenir cette petite momie, dans la paume de sa main.

De grâce qu’on épargne à Jünger le parallèle d’un goût douteux entre le chantre des combats de la Guerre de 1914 et le chasseur de scarabées. C’est parce qu’il a vu très jeune et si souvent la mort en face que cet homme, toujours épargné par la mort, n’a cessé de célébrer la vie. Des âmes sensibles ne manqueront pas de s’indigner de ce que l’on puisse fixer dans des recueil de verre ces insectes crucifiés. Un entomologiste ne collecte qu’un nombre très limité de spécimens qui l’intéressent. Il sait qu’il travaille sur un monde en train de disparaître, que son regard lui-même bientôt n’existera plus. Lorsqu’on visite le harmas de Fabre en Provence , que l’on voit ses deux ou trois cartons d’insectes, recroquevillés autour d’énormes épingles, fixés au mur à côté de son grand chapeau noir, on réalise qu’il fut un extraordinaire observateur mais un bien piètre collectionneur. Les scarabées sacrés étaient légion dans la garrigue; à quoi bon s’emparer de leurs dépouilles ? Il n’en subsiste plus que quelques rarissimes en Corse et en Camargue. Nombre d’insectes décrits par Fabre ont aujourd’hui pratiquement disparu de nos campagnes. J’ai capturé, enfant, en Corrèze, des dizaines d’exemplaires de cet extraordinaire Minautore Typhée qui émerveillait Fabre et Jünger. Ce monstre noir à trois cornes suivait les troupeaux de moutons. Je l’y ai recherché en vain. Au cours du tournage d’un film sur Fabre, dans son propre village un réalisateur japonais voulut filmer un nid de guêpes maçonnes. Même en proposant dix mille francs à qui lui en montrerait un, il fut impossible d’en découvrir. Le Scarite géant du Languedoc, qui feint la mort dès qu’on l’approche, a disparu des dunes. Le ratissage des plages, en éliminant les vieilles souches apportées par la mer, a privé l’Orycte nasicorne de son biotope naturel. Si l’on mentionne qu’un hectare de forêt incendié tue plus de 5 millions d’insectes, que le nettoyage des bas côtés des routes élimine les plantes indispensables aux papillons, on comprendra mieux la tristesse si souvent présente dans les évocations de Jünger. Quant à ces espèces exotiques, qu’il a cherchées aux quatre coins du monde, elles ne sont pas moins menacées. J’ai vu dans les Cameron Highlands de Malaisie, la patrie des plus grands papillons du monde, des dynastes les plus impressionnants (Chalcosoma, Eupatorus), des buprestres les plus rutilants, les marchands chinois faire ramasser les insectes par les aborigènes et les entasser dans des containers en plastique.  Des sacs de papier renfermaient des sagra multicolores par dizaines de milliers. Les grands Megaloxantha, vert émeraude à lunules d’ivoire, gisaient en tas, à même le sol. Ce n’était pas la caverne d’Aladin, mais l’entreprise d’équarissage des Falaises de marbre. Au sommet des collines, parmi les serres éclairées jour et nuit où l’on cultive des roses et des asters, en plein climat tropical, de gigantesques projecteurs étaient fixés au sommet des arbres pour attirer l’énorme Chalcosoma atlas, l’un des plus gros coléoptères du monde. Tous ces trésors étaient destinés à l’exportation, à la confection de porte-clés, de presse-papiers en résine synthétique, vendus de Kuala-Lumpur à Singapour. Je suis seulement heureux que le marchand chinois m’ait permis de tenir dans ma main l’un de ces énormes Chalcosoma vivant, un coléoptère noir aux cornes fantastiques, presque aussi gros que les deux poings. Capturé au piège à lumière, le sinistre lightrap, il agonisait depuis des mois dans une cage en plastique, en bas d’un escalier.

Alors j’ai eu envie de relire les Chasses subtiles  d’Ernst Jünger et j’ai compris pourquoi ce livre m’avait toujours bouleversé.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Chasses subtiles.. Christian Bourgois, 1969.
(2) Entretiens avec Ernst Jünger . Arcades Gallimard, 1986.
(3) Le Contemplateur solitaire . Ed. Grasset, 1975.
(4) Chemins qui ne mènent nulle part . Ed. Gallimard, 1962.
(5) Enfance berlinoise in Sens Unique . Ed. Les Lettres Nouvelles, 1978.
(6) Traité du rebelle ou le Recours aux forêts . Ed. Christian Bourgois, 1981.
(7) Sur les falaises de marbre . Ed. Gallimard, 1942.
(8) Enfance berlinoise . op.cit.
(9) Souvenirs entomologiques . Réédition collection « Bouquins « .

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En 1995, Jean-Michel Palmier fait paraître chez Hachette, éditions « Coup Double » : Ernst Jünger, rêveries sur un chasseur de cicindèles dont voici l’avant-propos :

L’intérêt que je porte à l’oeuvre d’Ernst Jünger a souvent suscité chez mes amis les plus proches un sentiment d’incrédulité ou de réprobation. J’en comprends facilement la raison. Comment peut-on travailler sur la richesse artistique de cette Allemagne des années 20-30, assassinée par les nazis, et nourrir une sympathie pour un écrivain régulièrement qualifié de « chantre de la barbarie  » pour avoir célébré, à travers la guerre de 1914, l’héroïsme le plus meurtrier. « Activiste de droite « , « conservateur « , Ernst Jünger n’est-il pas issu de cette mouvance idéologique qui contribua à saper les fondements de la République de Weimar ? Les plus indulgents voyaient dans mon intérêt pour l’auteur de Sur les falaises de marbre, passionnément admiré et passionnément haï, les vestiges d’une facination d’adolescent pour les forêts, les couleurs des pierres, les formes des cristaux, tous ces éclats d’une beauté qui émane d’un monde invisible, que l’on piétine sans l’apercevoir et que Jünger a placé au coeur de son oeuvre. L’embarras que j’ai souvent ressenti, confronté à ses admirateurs les moins critiques, n’a d’égal que celui que m’inspirent ceux qui reprochent à un homme, aujourd’hui centenaire, l’indiffférence à l’égard de la mort qu’il éprouva à dix-neuf ans, dans la boue des tranchées. L’éxécution sommaire de son oeuvre, à laquelle se livre régulièrement la critique allemande rejoint en platitude celle des panégyriques français qui exaltent « le héros de 1914 « , « l’intrépide combattant décoré de la croix pour le Mérite « , « l’adversaire acharné du national-socialisme « , « le résistant  » qui renonça  » au confort de l’exil « , le « protecteur des richesses culturelles françaises « . Pour les uns, l’oeuvre de Jünger se réduirait à un magma idéologique confus, un humus empoisonné qui féconda la pire barbarie, pour les autres elle constituerait le sommet de la littérature allemande et chacun de ses écrits aurait valeur d’oracle.

L’oeuvre de Jünger – marginale sur près d’un siècle -, résiste aux classifications politiques simplistes dans lesquelles on l’enferme si facilement. C’est ce qui en fait la richesse. Il y a plus dans ses analyses sur la technique qu’une métaphysique brumeuse, tissée de réminiscences nietzschéennes, son regard sur la nature n’est pas une simple résurgence de la sensibilité des romantiques allemands. Quant à la figure du Rebelle, du Waldgänger , qui, avec son « recours aux forêts », entre dans l’espace invisible du monde, en quête d’une liberté dont les autres ne soupçonneront jamais l’existence, comment y demeurer insensible ?

Ecrire sur Jünger est une entreprise aussi risquée que solitaire. Je n’aurais jamais rédigé ces fragments sans la sollicitation de Benoît Chantre, directeur de cette collection, qui m’a assuré que le parti pris de la subjectivité, l’insolite d’un éclairage lui semblaient garantir qu’elle ne se limiterait pas à de pieux hommages littéraires, et surtout l’amitié d’Alain Bonfand, professeur à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Ce texte n’est assurément pas une introduction à l’oeuvre d’un écrivain dont la vie s’est identifiée avec ce siècle, même s’il en suit parfois les méandres. C’est l’histoire d’une rencontre – une bien « dangereuse rencontre « - avec une oeuvre, son auteur et sa sensibilité si singulière.

Paris, septembre 1995

Jean-Michel PALMIER.

Notes de lecture : Parménide de C. Ramnoux

Samedi 12 juin 2010

Parménide
de Clémence Ramnoux
Ed. du Rocher – 180 p.

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Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2679 du 22 au 29 mars 1979.

Clémence Ramnoux qualifie ce livre sur Parménide de « dernier témoin de ses travaux universitaires « . Pour tous ceux qui ont eu la chance – et ils sont nombreux -d’avoir été initiés par elle à la philosophie grecque, cet essai rappellera tout ce qu’ils lui doivent. Cette helléniste et philosophe nous a donné, avec sa thèse sur Héraclite, son étude sur La nuit et les Enfants de la nuit, quelques-uns des plus beaux travaux consacrés en France à la philosophie grecque. Unissant une rigueur et une érudition extrêmes à une profonde sensibilité, Clémence Ramnoux qui inaugura avec son étude sur Héraclite une méthode d’analyse qui n’est pas sans annoncer celle utilisée par Claude Lévi-Strauss pour les mythes, ne propose pas seulement une nouvelle traduction commentée du poème de Parménide, mais une synthèse de ce que les hellénistes allemands, anglais, français ont produit comme interprétations sur cette aurore de la philosophie.

Deux millénaires et demi nous séparent de ce poème de Parménide, commenté sans cesse depuis. Aussi, le situe-t-elle dans son contexte, analysant les positions adoptées par Platon, Aristote, Zénon à son égard, mais aussi celles de Simplicius. On songe sans cesse aux commentaires des hellénistes allemands – Karl Reinhardt en particulier – mais aussi à Nietzsche et à Heidegger. Pourtant, Clémence Ramnoux ne destine pas seulement son essai aux philosophes et aux hellénistes. Elle le dédie aux poètes, à tous ceux pour qui la philosophie et l’ontologie grecques demeurent au sens le plus profond un acte d’interrogation, d’étonnement et d’émerveillement. Comment ne pas la remercier encore une fois, pour nous l’avoir rappelé de manière si belle et si profonde.

Jean-Michel PALMIER

Notes de lecture : Brecht ou le soldat mort.

Samedi 12 juin 2010

Brecht ou le soldat mort.
de Guy Scarpeta
Grasset – 313 p.

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Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N°2680 du 29 mars au 5 avril 1979.

La Légende du soldat mort, qui conte comment le Kaiser fit déterrer l’un de ses soldats tué à la guerre pour l’envoyer mourir une seconde fois, valut à Brecht l’honneur d’être inscrit dès les années 20 sur la  » Liste noire  » d’Hitler. Guy Scarpeta reprend l’image de ce soldat pour l’appliquer à Brecht : c’est lui le « cadavre embaumé  » qui repose dans un cercueil d’acier à Berlin-Est, empestant la culture de son parfum stalinien.

Après Marx, c’est donc au tour du pauvre Bertolt d’être mangé à la sauce « nouveaux philosophes « . Mais l’auteur s’y casse les dents. Il tente de montrer que chez Brecht, le marxiste et le pervers ne font qu’un. Hanté par le fantasme de la castration-révolution, Bertolt ne serait à l’en croire qu’un imbécile stalinien, aussi dangereux et aussi vivant que le marxisme lui-même. L’auteur s’attaque non seulement à ses théories esthétiques des années 20, dogmatiques et stérilisantes et à sa conception du réalisme, mais il lui reproche aussi de ne pas avoir été attentif pendant son exil aux courants les plus novateurs de la peinture américaine. Il est vrai qu’occupé à ne pas mourir de faim à Hollywood, Brecht n’a guère eu le temps de fréquenter les expositions avant-gardistes new-yorkaises…

Il y a plus grave : Scarpeta entend nous révéler chez Brecht, derrière le discours officiel, le refoulé qui s’y manifeste. Anti-fasciste, Brecht ? Sans doute peut-on difficilement le considérer comme un auteur nazi. Mais l’auteur estime que sa vision économique du fascisme est limitative : il n’a pas compris que le fascisme était une émanation du Mal radical. Par ailleurs, il décèle un « feeling fasciste  » dans plusieurs des ses pièces, une sorte d’indifférence à l’égard des femmes honnêtes et une sympathie suspecte pour les prostituées, les maquereaux et les bordels, comme l’atteste l’Opéra de Quat’sous .

Guy Scarpeta prétend trouver aussi chez Brecht de l’antisémitisme et même du racisme, à partir d’interprétations fallacieuses, de citations tronquées. L’exemple le plus révélateur de sa méthode nous est donné par l’identification du jeune Brecht à Céline, sous prétexte qu’il s’indigne de ce que la population allemande ne réagisse pas aux exactions commises « par des nègres  » qui ont « engrossé  » des femmes… L’auteur néglige de préciser qu’il s’agit de tirailleurs sénégalais qui occupaient la Rhénanie et avaient violé des filles !

Par-delà les erreurs historiques et les erreurs d’interprétation, cette méthode a quelque chose de déplaisant. Cette accumulation d’insultes, ces procès d’intentions, cet assemblage de citations tronquées destinées à étayer un verdict déjà prononcé, illustrent ce que l’auteur prétend justement dénoncer chez Brecht : le plus pur esprit stalinien.

Jean-Michel PALMIER.

Notes de lecture : Allemands, de W. Benjamin

Samedi 12 juin 2010

Allemands
de Walter Benjamin
Trad. de G.-A. Goldschmidt
Hachette
125 p.,

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Article paru dans les Nouvelles Littéraires N° 2682 du 12 au 19 avril 1979.

Ce livre, affirme le grand philosophe allemand, Theodor Adorno est comme un recours contre l’accélération catastrophique de l’Histoire. Walter Benjamin le fit paraître sous un pseudonyme, pendant son exil, en espérant qu’il serait lu par des allemands et signifierait quelque chose pour eux. Comme beaucoup d’émigrés, il continuait à croire dans la force de l’écrit contre la barbarie nazie. Il resta bien sûr sans effet, mais ces lettres que Benjamin voulait faire lire à ses compatriotes – pour leur montrer que l’esprit, la culture allemande ne sauraient s’identifier à cette bouillie sanglante de mythes creux, d’exaltation du sang, du sol et de la race – nous interpellent toujours. Leurs auteurs sont d’une étonnante diversité : Goethe, Hölderlin, Nietzsche et Büchner voisinent avec des inconnus, et c’est à travers ce montage de lettres et de commentaires que Benjamin essaye de nous faire apercevoir sa propre philosophie. Ses interlocuteurs ont en commun d’incarner souvent des types sociaux, des styles, des sensibilités et d’avoir le goût d’écrire des lettres, ce qui, pour Adorno, est devenu à notre époque à peu près impossible. Aussi doit-on les lire  » comme une critique du cours du monde « . Benjamin a éliminé l’anecdotique pour ne garder que la densité dramatique, même lorsqu’il s’agit d’événements sans importance. Il les présente avec cette profondeur qui, chez lui, est une sorte de naïveté. Qu’il s’agisse de J.-H Kant désirant avoir des nouvelles de son frère Emmanuel avant de mourir, d’Overbeck conseillant à Nietzsche de devenir professeur d’allemand dans un lycée, bien qu’il ait déjà écrit Ainsi parlait Zarathoustra , de D.-F Strauss annonçant à un ami la mort de Hegel, victime de l’épidémie de choléra qui sévit à Berlin, du vieux Goethe, évoquant sa vie intérieure, comme le dit Benjamin, dans le style des  » communiqués de chancellerie « , toutes ces lettres sont aussi bouleversantes qu’admirables.

Jean-Michel PALMIER

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