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Cabarets de Berlin (1914-1930) – 3/5 – Les cabarets à l’époque de la République de Weimar.

Dimanche 23 janvier 2011

- 3/5 – Les cabarets à l’époque de la République de Weimar.

Cabarets de Berlin (1914-1930). 3/5 – Les cabarets à l’époque de la République de Weimar.

Article paru dans Cause commune. 1976/1  » Les Imaginaires  » -10/18 – 1976

Si l’Überbrettl et les Onze Bourreaux furent les premiers cabarets allemands à connaître une certaine célébrité en Allemagne et même dans toute l’Europe, bientôt toutes les grandes villes ne tardèrent pas à avoir plusieurs cabarets, même si Berlin et Munich continuaient à donner le style. Pendant la guerre de 1914, les cabarets furent rapidement gagnés à l’esprit nationaliste. On y chante des chansons patriotiques comme Die Kriegsfreiwilligen,interprétée par Trude Hesterberg qui, après la guerre, interprétera avec Brecht la Ballade du soldat mort.

Au début de la République de Weimar, Berlin constitue le plus important des foyers artistiques. Munich a connu l’agitation révolutionnaire et la répression féroce contre les spartakistes, Toller et Mühsam ont été inquiétés par la police. Berlin, qui connaît aussi d’importants troubles, devient pourtant à cette époque la ville des cabarets par excellence. On y rencontre aussi bien des cabarets de variétés que des cabarets politiques, mais aussi des cabarets artistiques car ce sont désormais les dadaïstes qui montent sur les planches, avec Walter Meyring qui deviendra l’une des personnalités les plus importantes du cabaret allemand, Kurt Schwitters qui lit devant les spectateurs ébahis ses poèmes … Dans cette floraison des cabarets, nés dans l’après-guerre, le  » Schalle und Rauch  » joue un rôle déterminant. Il est né, à l’ombre du théâtre de Max Reinhardt, en décembre 1919, puisque celui-ci l’a installé dans la cave de son grand théâtre, où il avait été l’un des premiers à utiliser les procédés d’éclairage du music-hall. Son intention primitive semble avoir été de jouer dans la cave, la parodie des pièces qu’il jouait au théâtre. Aussi rassemble-t-il autour de lui des acteurs intéressés par le cabaret et des artistes, parmi lesquels on trouve déjà Klabund, Tucholsky, le compositeur Friedrich Holländer – surtout connu par les chansons qu’il composa pour Marlène Dietrich, en particulier celles de l’Ange Bleu  – ainsi que le dessinateur Grosz, dont les caricatures féroces de la bourgeoisie allemande, semblent commenter la Noce chez les petits-bourgeois  de Brecht. Loin de limiter ce cabaret à la parodie, ils en firent un véritable miroir politique et social de leur époque. Grâce à Tucholsky, en particulier, le cabaret de Reinhardt allait incarner un style totalement nouveau dans l’histoire du cabaret allemand : c’est la critique sociale qui désormais s’emparait des spectacles de variétés, et une critique d’une rare violence.

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                          Walter Mehring

Alors que la crise ne cesse de s’aggraver, Berlin cherche à oublier sa misère dans les plaisirs les plus divers et les plus excentriques. Tout l’Ouest de Berlin devient la capitale des plaisirs. Entre le Kurfürstendam et la Kanstrasse se multiplient les cabarets artistiques où s’expriment et se rencontrent les artistes d’avant-garde, de Tucholsky à Kästner, mais aussi les chansonniers à la mode et l’on voit s’implanter ce style si particulier de la rengaine, du Schlager,de la chanson à la mode, née hier dans le cabaret et que l’on fredonnera demain dans les rues de Berlin. Ces chansons épousent les styles les plus divers – chansons d’amour, chansons très sentimentales mais aussi politiques et sociales, décrivant la misère des ouvriers, la vie de tous les jours à Berlin. Klabund chante :

Ma mère est au lit
car elle attend son troisième enfant
Ma soeur va à la messe
puisque nous sommes catholiques
Parfois une larme s’échappe
Et mon coeur bat fort
Et je balance les jambes devant moi.

Mon Père s’assied pour la énième fois
A cause du  » Hm  » à Plötzensee,
Et son trésor, il se fait réprimander pour la énième fois
Et à la mère, ça fait si mal. (11)

Holländer décrit la misère d’une pauvre fille, issue d’une famille ouvrière et qui finit par souhaiter mourir :

« Quand je serai morte et en robe de soie blanche
Et quand je serai dans un cercueil avec modestie
Alors y aura pas d’école
Alors on ira vers le cimetière
Alors toute la classe
alors toute la classe viendra dans la maison en deuil
Puisqu’ils voudront tous me voir
Quand je serai morte. »

Mais Berlin, sa mythologie, son étrange sensibilité tiennent aussi une grande place dans ces chansons. Comment oublier le Berlin de Döblin, avec ses mendiants, ses prostituées, ses joueurs d’orgue de Barbarie errant autour de l’Alexanderplatz et qui sont présents dans toutes les oeuvres de cette époque, qu’il s’agisse des mendiants et de la pègre de M. le Maudit de Fritz Lang, ou de l’Opéra de Quat’sous de Pabst, avec l’extraordinaire Ernst Busch dans le rôle du chanteur de rues ? Comment oublier l’étonnante solitude de la grande ville, de la gare et des cafés de Berlin, thème lancinant des chansons à succès, de décrire l’atmosphère fiévreuse du Berlin des années 20, avec sa vie précipitée, ses angoisses :

Le long du Linden, au galop, au galop
A pied, à cheval, à deux
Avec la montre à la main et le chapeau sur la tête
Pas de temps ! Pas de temps ! Pas de temps !
On se bécote, on s’embrasse, on boxe, on catche
Un pneu éclate, le taxi saute
Tout d’un coup, le corset craque
Et celui qui a guinché à Halensee
Transpire jusqu’à ce que ça lui dégouline du nez
Celui-là retourne toujours de temps en temps,
Avec la main, sur l’Alexanderplatz
Neuköllner et Kassube
De Nepp à Nepp, une seule phrase
Dedans, dans la bonne piaule
A la caisse ! Mon vieux ! La grande ville crie
Pas de temps ! Pas de temps ! Pas de temps !

Tandis que l’on avance dans ces années 30, ce sont les cabarets politiques – plus tard redoutés par les nazis – qui sont absolument caractéristiques de l’atmosphère berlinoise. Tucholsky est sans doute l’écrivain le plus représentatif de ce style qui mêle la poésie expressionniste et la satire sociale. Dans les cabarets, on voit s’affronter à travers les artistes, les pamphlétaires, tous les courants politiques qui marquent cette république de Weimar d’un signe sanglant. Si l’on continue à réciter des poèmes, à parodier des pièces, la satire politique a pris depuis la fin de la guerre, la première place. On aurait tort de s’imaginer que ces cabarets ne sont qu’un phénomène de décomposition de la société allemande, un plaisir que s’offre la bourgeoisie pour tromper son ennui. Un peu partout, et surtout à Berlin, on voit s’ouvrir des cabarets … communistes !

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            Kurt Tucholsky

Tucholsky lui-même a composé des  » Mélodies Rouges  » pour Rosa Valetti, où il attaque violemment Ludendorf. Il le fait comparaître devant le tribunal des soldats morts, qui lui crient « Général, oseras-tu encore une fois ?  » Tucholsky ne cesse d’exalter le pacifisme et l’antimilitarisme. Il rappelle que tant d’hommes sont morts pour rien, qu’il y a tant de jeunes Allemands à présent dans les tombes. Ces artistes prônent l’internationalisme, défendent les communistes, les  » Rouges  » et ne cessent d’évoquer la misère des ouvriers de Berlin, l’absurdité de la guerre et ses conséquences néfastes pour l’Allemagne. On craint aussi qu’en éclate une nouvelle. C’est l’époque où Brecht, à Munich, chante dans les cabarets sa Ballade du soldat mort.

L’Expressionnisme agonise et pourtant beaucoup de thèmes du cabaret lui sont empruntés. Le messianisme, le pacifisme, la haine de la guerre, l’idéal d’une fraternité universelle, l’outrance, tout cela, assurément, constitue l’héritage de l’Expressionnisme. Noske, ministre de la Reichwehr en 1919-1920 est l’une des figures les plus critiquées dans ces cabarets de gauche qui se développent à Berlin. A lui seul, il résume la politique allemande. On raille sa  » haine de la gauche  » (Hasse von Links). Il apparaît même dans les chansons d’amour. Désormais le cabaret n’est plus seulement un lieu de distraction et d’expression artistique, c’est un moyen d’agitation politique. Il veut non seulement faire rire, provoquer, mais aussi politiser le spectateur, lui faire comprendre la racine réelle du mal dont souffre l’Allemagne. C’est ce qu’affirmait Tucholsky dans son célèbre article Wir Negativen, paru dans le Weltbühne du 13-3-1919. L’artiste doit devenir la mauvaise conscience de l’Allemagne et il donne comme mot d’ordre « Wir lehnen ab und kritisierten und beschmutzen gar das eigene deutsche Nest (12) « . IL dénonce la bourgeoisie allemande comme la plus réactionnaire de toute l’Europe, la rend expressément responsable de toute la misère sociale et de la guerre. Sans doute Tucholsky est-il un adversaire déclaré du bolchevisme, mais il attaque aussi violemment la réaction anti-communiste. Il se veut avant tout un défenseur de la liberté et refuse de choisir entre  » la hiérarchie des seigneurs et des patriarches  » et  » le bolchevisme russe « . Pour défendre ses idées Tucholsky se fait le porte-parole d’un style nouveau de cabaret que l’on désigne alors par le terme de  » Linksbürgerliches Kabaret  » – le  » cabaret bourgeois de gauche « . Mais ce style que défend Tucholsky est sans cesse menacé de devenir simplement bourgeois. Souvent les chansons politiques, les poèmes s’effacent devant les revues, les mélodies sentimentales et l’ » orgie des yeux  » (Augenorgie), avec ses filles vulgaires, ses lumières, ses plaisanteries ambiguës, son érotisme de pacotille.

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       Georg Grosz – Les piliers de la société

Aussi les communistes commencèrent-ils à s’intéresser aux cabarets comme moyen de propagande, étant donné le succès dont ils jouissaient auprès du public. C’était un moyen original de toucher un large public et de le sensibiliser à certains problèmes. Bientôt apparurent les premiers « cabarets rouges « . Dans différentes villes se multiplièrent les « Revues rouges « , les   » Politisch-satirische Abende « , les « Werbabende « . C’est à partir de ces revues communistes de cabaret que se développèrent par la suite les troupes de l’Agitprop et le théâtre de rues. Le groupe le plus célèbre est alors celui des Blouses bleues, qui depuis 1923, est connu en U.R.S.S., assez étroitement lié au Proletkult. Le mode d’action choisi est le théâtre d’agitation, le théâtre de rues étroitement lié à l’actualité. La première revue prolétarienne, la revue Roter Rummel  (13), se produisit le 22 novembre 1924 sous la direction d’Erwin Piscator et avait pour but de favoriser les élections du 7 décembre. A partir de chansons, de sketches, on montre comment les bourgeois écrasent les prolétaires, comment fonctionne la justice bourgeoise, quelles sont les conditions de travail à l’usine et par de multiples exemples quotidiens, on décrit la lutte des classes, et comment le prolétaire sort toujours vainqueur de la scène, c’est à dire de l’histoire. Parfois, on allait même jusqu’à personnifier la force des communistes sous forme d’un match de boxe : sur un ring s’affrontaient Ludendorff et Streseman, Wilhelm Max et Noske.
Enfin, l’un des thèmes lancinants de ces spectacles est la misère de Berlin. On évoque la foule des mendiants, les infirmes de guerre si nombreux dans les rues, jetés à la porte des restaurants pour riches. Dans tous ces spectacles, comme dans ceux qui se développent alors au sein du Proletkult soviétique, le prolétariat sort toujours vainqueur de sa lutte contre la bourgeoisie et l’Internationale  est reprise en choeur sur la scène au dernier acte. Dans ces premiers cabarets communistes se rencontrent presque tous les procédés et les techniques utilisés plus tard par l’Agitprop. Sous l’influence de Piscator, ces revues d’agitation seront de plus en plus liées aux jeunesses communistes. On retrouve partout les mêmes figures familières : le capitaliste, le junker, le fonctionnaire, le prêtre et le gros général opposés aux prolétaires (14). A partir de textes toujours esquissés, ce qui permettait de déjouer la surveillance de la police, on cherchait à mettre à nu toutes les contradictions de l’Allemagne de Weimar.

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                             Ernst Busch

 

A l’automne 1927 fut fondée la troupe d’agitation Rote Rakete  liée à l’organe communiste  » Rote Fahne « , qui jouera dans presque toutes les villes allemandes. La troupe reprenait le thème du match de boxe pour exprimer la lutte des classes en Allemagne et la politique parlementaire. Deux boxeurs noir-blanc-rouge et noir-rouge-doré s’affrontent pour un fauteuil de ministre, jusqu’à ce qu’ ils s’aperçoivent qu’ils peuvent s’y asseoir tous les deux confortablement et s’unir pour combattre les socialistes et les communistes.

 » Mais il y a de la place pour tous les deux
Et pourquoi nous battons-nous alors?
Réunis, ça marche tellement mieux
Faisons-la, la grande coalition
Et réunis, nous fabriquerons des chars
et les communistes
Nous les mettrons K.O. « 

Le Roten Rakete déploya une activité pour le moins débordante : entre février 1928 et novembre 1928, il se produisit dans plus de 100 villes, joua dans plus de 184 établissements, touchant un public de 90 000 personnes. Parmi les spectateurs 112 s’abonnèrent immédiatement à la Rote Fahne,42 s’inscrivirent au KPD, 648 entrèrent au Roten Frontkämferbund.

A partir de 1928, presque tous les cabarets développeront la satire politique.

Jean-Michel PALMIER.

(11) Les traductions que nous proposons sont des essais de traduction et elles ne prétendent pas du tout rendre fidèlement toutes les nuances, pour la raison très simple que toutes ces chansons sont chantées et écrites dans le dialecte de Berlin et sa prononciation si particulière avec ces  » Ick  » à la place des  » Ich  » et ses  » j  » à la place des  » g  ». Par ailleurs, ces chansons se référaient souvent à des faits d’actualité – sociaux et politiques – mais aussi locaux, si bien qu’il n’est pas toujours très facile de comprendre le sens de l’allusion. Quant aux chansons, aux sketches munichois, écrits en bavarois, ils défient toute traduction ! Comment rendre par exemple le  » nei – i ko nix dafür  » de Valentin en français, et tous ses jeux de mots, sans le trahir ?
(12)  » Nous refusons, nous critiquons et salissons même le propre nid allemand. »
(13) Vacarme Rouge.
(14) Il serait intéressant de comparer les caricatures de Grosz et celles que Maiakovski exécuta pour la ROSTA.
(15)  Parmi ces nombreux témoignages, citons tout d’abord le plus célèbre : Goodbye to Berlin  de Christopher Isherwood, qui vécut à Berlin à l’époque de la montée du nazisme, enseignât l’anglais aux jeunes filles riches de la capitale. Inspiré de son recueil de récits plus ou moins autobiographiques le film Cabarets  donne une image outrée mais assez fidèle de cette atmosphère, de cette gaieté artificielle qui règne dans le monde des cabarets de Berlin, tandis que les nazis tiennent la rue. Plusieurs autres nouvelles d’Isherwood décrivent aussi cette bourgeoisie allemande, et le monde étrange des chanteuses de cabarets. Citons également les souvenirs de l’acteur Fritz Kortner, qui joua sous la direction de Max Reinhardt, et dans des films expressionnistes et réalistes : Le montreur d’ombres de Robinson, Lulu de Pabst, Escalier de service  de Len : Alle Tage Abend (DTV München 1969) et ceux de Holländer.

Cabarets de Berlin (1914-1930). - 4/5 – Le Berlin des années 30.

Cabarets de Berlin (1914-1930).-2/5 – Les Onze Bourreaux. Expressionnisme et révolte politique.

Samedi 15 janvier 2011

Cabarets de Berlin (1914-1930). 2/5 –  » Die Elfschafrichter  » (Les Onze Bourreaux.)

Expressionnisme et révolte politique

Article paru dans Cause commune. 1976/1  » Les Imaginaires  » -10/18 – 1976

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Si l’ expérience de Wolzogen avec l’Überbrettl fut un échec, s’il s’avéra incapable d’implanter en Allemagne l’esprit du cabaret, la création du cabaret les Onze Bourreaux (die Elfschafrichter) à Munich fut beaucoup plus importante.

Munich, seconde ville du royaume, était aussi la plus libérale et sa bohème artistique était on ne peut plus éloignée du sérieux de la bourgeoisie berlinoise. On y trouvait dans un espace assez étroit une extraordinaire concentration d’écrivains, de poètes et de peintres, assez semblable à celle que connaissait Paris . A Schwabing, dans le ghetto intellectuel de Munich, on rencontrait cette bohème méprisée par la bourgeoisie, unie dans une même volonté de contestation artistique, hantée par le rêve d’un monde nouveau, de formes de vie différentes qui pourraient s’édifier sur les décombres de la morale bourgeoise. Ainsi s’était constituée une véritable opposition artistique qui jouissait de grandes possibilités d’action par la satire, le comique, le ridicule dont ses représentants affublaient les bourgeois.

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Le modèle du cabaret munichois semble avoir été le journal fondé en 1896 par l’éditeur Alfred Langen « Simplicissimus « , véritable miroir satirique de toute l’époque qui connut un très grand succès. Si le premier numéro ne fut tiré qu’à 15 000 exemplaires le 1er avril 1896, celui du 1er avril 1904 atteignait 85 000 exemplaires. Simplicissimus n’épargnait rien : il s’en prenait à la morale, aux moeurs et même à l’Empereur. Dans son poème In heiliger Land, Frank Wedekind, sous le pseudonyme de Hieronymus, tournait en dérision le Kaiser Wilhelm II, ce qui lui valut ainsi qu’à Thomas Theodor Heine, auteur de la caricature, six mois de prison pour crime de lèse-majesté. Mais cette influence de la satire sociale et politique allait encore se développer jusqu’à ce que le cabaret l’amplifie. A l’origine, la cabaret munichois fut l’expression de la révolte de la bohème artistique contre une  » Kunstpolitik  » qu’elle jugeait réactionnaire. La fameuse  » Lex Heinze  » , votée en 1900, se proposait de redonner du poids aux vieilles valeurs morales et pour combattre tout art subversif, de limiter la création artistique. A Munich, certaines statues jugées trop nues furent même pudiquement recouvertes de feuilles de figuier. La réponse des artistes munichois à cette mesure stupide ne se fit pas attendre. Se nommant eux-mêmes  » les criminels  » ils montèrent le cabaret qui s’ouvrit le 13 avril 1901 et qui devait rester célèbre sous le nom étrange les Onze Bourreaux. Contrairement à Wolzogen qui voulait créer un  » cabaret allemand « , celui qui naquit avec cette révolte se voulait très proche du cabaret parisien. Il n’y avait ni spectacle organisé, ni acteurs professionnels mais des artistes qui lisaient leurs poèmes et les interprétaient souvent eux-mêmes dans la plus complète improvisation. Le répertoire des Onze Bourreaux, qui changeait toutes les quatre à six semaines, était des plus variés : on y interprétait aussi bien le Jugement de Paris de Wieland que Satyros de Goethe ou des pièces de Wedekind.

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Le rôle que joua Frank Wedekind dans le développement du cabaret fut tel qu’il convient de souligner l’étrangeté du personnage. En Allemagne, la naissance du cabaret avait été une tentative pour combattre le naturalisme. Avec leurs spectacles de variétés, leurs pianos mécaniques, les cabarets semblaient annoncer un retour au romantisme. Wedekind semble avoir été très tôt associé à la fondation du premier cabaret, lors de sa rencontre avec Bierbaum en 1895, peu de temps après son arrivée à Berlin. A Paris, Wedekind avait connu les premiers cabarets au moment même où Bierbaum écrivait en 1895 son célèbre roman Stilpe . Dès 1900, Bierbaum avait édité un recueil de la  » Chanson allemande  » et dans ce recueil on trouvait, outre ses propres chansons, des textes de Dehmel, Falke, Holzer, Liliencron, Schröder, Wedekind, Wolzogen, qui étaient les premières chansons de cabaret. La préface du recueil affirmait que la vie entière devait être traversée par l’art et que les poèmes ne devaient plus être réservés à une élite, mais chantés devant une foule de gens. (5) Dès lors le projet allait se développer très vite. Albert Langen rêvait de créer un cabaret littéraire du style du  » Chat Noir « , Wedekind participa avec Ernst von Wolzogen à la création du premier cabaret artistique à Berlin et aux tournées organisées en Allemagne, mais aussi en Autriche et en Hongrie, mettant au point son répertoire de couplets, de monologues, de chansons, de pantomimes, de satires qui feront plus tard sa célébrité à Munich. Toutefois Wolzogen ne semble jamais avoir réellement cru à l’intérêt de ce répertoire satirique.

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        Le baron Ernst von Wolzogen

Bierbaum avait annoncé dans son recueil de chansons allemandes que le projet d’un cabaret allemand serait bientôt réalisé. En fait, l’Überbrettl ne s’ouvrit qu’en janvier 1901 et son succès fut bref. Wolzogen préférait son idéalisme mièvre à la violence satirique de Wedekind et il ne trouva en dehors de Wedekind que peu de collaborateurs artistiques de réelle valeur. Seul, l’étrange Hanns Heinz Ewers – auteur de la Mandragore (Alraune) et du scénario de l’Etudiant de Prague bien connu pour ses romans où se mêlent le fantastique, l’épouvante et l’obsession du sang – accepta d’y travailler, écrivant même l’une des premières études sur le cabaret. Alfred Kerr devait aussi plus tard s’y intéresser, mais ce fut surtout la musique, les chansons qui donnèrent à ce premier cabaret auquel participe Wedekind une célébrité incontestable. On y vit se développer un style musical que Wedekind ne manquera pas de reprendre à Munich. En janvier 1901, Wolzogen demanda à Wedekind de lire, devant le public du cabaretTantenmörder, mais il refusa, craignant sans doute un succès médiocre. Seul H.E.Ewers semble s’occuper activement des spectacles de l’Überbrettl. Wedekind s’opposa à ce que l’on y joue ses oeuvres, Pourtant en mai 1901, il accepta que l’on représente Rabbi Esra.Toutefois, voyant l’échec probable de l’entreprise de Wolzogen, c’est dans le cabaret de Munich qu’il mit ses espoirs.

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Assez curieusement, le cabaret des Onze Bourreaux fut fondé à Paris en 1873 par Achille Georges d’Ailli-Bancheret, qui en 1899 éditait avec Léo Greiner le Deutsch-Franzozisch Rundschau, journal politique et littéraire qui s’efforçait de rapprocher les deux nations. Le cabaret des Onze Bourreaux réunissait primitivement des écrivains, des musiciens et des artistes. Pouvant accueillir une centaine de spectateurs, ses murs étaient célèbres par les décorations et les peintures exécutées par des artistes allemands et français comme Rops, Steinlein, Leandre. L’entrée du cabaret n’était même pas payante : il fallait y être invité pour y avoir accès. Le premier numéro était une grotesque  » Marche d’introduction  » pour clavecin et orchestre de Greiner-Weinhöppel, interprétée par les Onze bourreaux en costume rouge sang, puis le présentateur annonçait le programme de la soirée – chansons, satires, pièces de théâtre, poèmes récités, théâtre d’ombres et de marionnettes – dans lequel Frank Wedekind et Otto Flackenberg avaient un rôle déterminant. Unissant la satire sociale, la poésie, le théâtre, la musique, le cabaret de Munich n’eut aucun mal à supplanter celui de Berlin. Wedekind consacra tout son talent à ces spectacles dans lesquels les femmes jouaient un grand rôle, notamment avec des chanteuses comme l’alsacienne Marie Delvard. On y interprétait des oeuvres allemandes d’avant-garde mais aussi étrangères. Même s’il ne participa pas aux tous premiers numéros, Wedekind devint rapidement l’un des plus célèbres onze bourreaux. En 1902, ses chansons constituaient l’une des attractions les plus violentes et les plus spectaculaires du programme, d’autant plus qu’il les interprétait lui-même. En novembre 1902, il avait lu au public le prologue de son extraordinaire Erdgeist et depuis on n’avait cessé d’interpréter ses pièces. Non seulement il prit part aux représentations, mais aussi aux tournées organisées dans toute l’Allemagne. Toutefois, malgré sa célébrité, le cabaret des Onze Bourreaux fut très vite assailli de difficultés financières. Désormais les bourreaux étaient au nombre de trente, et il était impossible de payer tous les artistes engagés. Par ailleurs, le succès escompté à Berlin fut loin d’être obtenu. La bourgeoisie berlinoise semblait peu apprécier la satire munichoise et bien qu’il fut toujours acclamé sur scène, Wedekind dût bientôt, à la suite de dissensions intérieures, quitter le groupe au cours de l’hiver 1902-1903. Ce petit cabaret munichois – qui annonce dans une certaine mesure ce que sera le cabaret Voltaire et la naissance de Dada avec Tristan Tzara – laissa des traces profondes dans la vie artistique allemande. Wedekind lui-même est un jalon étonnant entre la révolte contre le naturalisme et la naissance de l’Expressionnisme. Toute son oeuvre est une immense satire sociale qui, par sa violence, n’épargne pratiquement rien. Wedekind n’a cessé de frapper sur la morale, les valeurs bourgeoises, la religion et l’Empereur. Ses oeuvres écrites avant la guerre de 1914 constituent sans doute, comme le remarque Albert Soergel dans son ouvrage célèbre Im Banne des Expresionismus l’une des sources les plus directes,  de l’Expressionnisme littéraire. Il y a chez Wedekind une violence, une provocation qui l’apparente bien au théâtre expressionniste. Wedekind s’en prend surtout à la société bourgeoise et à sa morale qu’il juge dangereuse pour l’individu. Non seulement cette morale s’oppose aux aspirations de chacun mais elle le mutile par le sentiment de culpabilité qu’elle inculque. Influencé par Nietzsche et la philosophie de la vie, Wedekind se révolte contre tout : il attaque les tabous, prône une libération de la sexualité et ses chansons sont souvent – pour l’époque – d’une rare hardiesse. Déjà dans les pièces comme Frühlings Erwachen, parue an 1891, il montrait l’instinct étouffé par la société bourgeoise et sa morale anti-naturelle. Aussi la sexualité apparaît chez lui comme le principe le plus corrosif à l’égard de cette morale. Thème qui atteindra son apogée dans l’Esprit de la Terre et la Boîte de Pandore, plus tard réunis sous le titre de Lulu-tragédie, dont Pabst tirera un des plus beaux films des années 30 avec l’extraordinaire Louise Brooks. L’esprit de la terre, que Wedekind veut faire découvrir au public n’est autre que la femme dans ce qu’elle a de plus sensuel et de plus indomptable. Aussi apparaît-il sur la scène, vêtu d’un costume rouge de dompteur, afin de présenter au public le monstre le plus beau et le plus innocent qu’il ne cesse de célébrer. Les chansons de Wedekind ne cessent de railler les préjugés, de dénoncer la morale hypocrite qu’il a combattue toute sa vie. Voyant dans la répression de la sexualité la clef de voûte de la répression sociale il exalte la sexualité féminine comme  » une menace infernale pour notre sainte civilisation  » (Tod und Teufel ). Il semble d’ailleurs qu’au cabaret, Wedekind ait été encore plus violent qu’au théâtre. Ses sketches féroces et ses chansons érotiques lui vaudront la haine de la bourgeoisie et de la censure qui ne pouvaient lui pardonner des couplets de ce genre :

Ich hab’ meine Tante geschlachtet,
Meine Tante war alt und schwach;
Ihr aber, o Richter, ihr trachtet
Meine blühenden Jugend (6)

Ce fut la jeunesse qui manifesta à l’égard de Wedekind le plus d’admiration. Lorsqu’il chantait au cabaret, il avait devant lui des étudiants, des jeunes artistes qui se reconnaissaient dans sa révolte. Il est d’ailleurs remarquable que le premier texte en prose de Brecht qui ouvre le recueil Ecrit sur le théâtre soit précisément consacré à un éloge de Wedekind que Brecht, spectateur assidu du cabaret des Onze Bourreaux, avait souvent applaudi :

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Louise Brooks dans La Boîte de Pandore de Wedekind

 » Samedi, descendant en groupe le long du Lech dans la nuit constellée, nous avons par hasard chanté à la guitare ses chansons, celle à Franciska, celle de l’enfant aveugle, une chanson à danser. Et tard dans la nuit déjà, assis sur le barrage, les chaussures effleurant l’eau, la chanson des Caprices de la Fortune, qui sont si bizarres, dans laquelle il est dit que le mieux à faire, c’est de faire chaque jour les pieds au mur. Dimanche matin, nous avons lu, bouleversés, que Frank Wedekind était mort samedi.
Il n’est pas facile d’y croire. Sa vitalité était ce qu’il avait de plus admirable. Qu’il pénétrât dans une salle où des centaines d’étudiants menaient grand tapage, qu’il entrât dans une pièce ou sur le plateau, avec son attitude caractéristique, un peu voûté, son crâne énergique aux lignes dures légèrement projeté en avant, l’air un peu lourd et angoissant, le silence se faisait (…) Il remplissait tout l’espace de sa personne. Les mains dans les poches, il était planté là, laid, brutal, dangereux, les cheveux roux coupés courts, et l’on sentait que celui-là, aucun diable ne l’emportera. Dans le frac rouge du directeur de cirque (7), il s’avançait devant le rideau, fouet et revolver au poing, et nul ne pourra plus oublier cette voix sèche, dure, métallique, cet énergique visage de faune aux  » yeux mélancoliques de chouette  » dans ses traits figés. Il y a quelques semaines, s’accompagnant à la guitare, il chantait ses chansons à la Bonbonnière, d’une voix rêche, un peu monotone et totalement dépourvue de métier : jamais chanteur ne m’a autant enthousiasmé ni bouleversé. La formidable vivacité de cet homme,, l’énergie qui le rendait capable, sous les rires et les quolibets, de produire son chant d’airain à la gloire de l’humanité, lui conféraient aussi ce charme qui n’appartient qu’à lui. Il semblait ne pas être mortel (…) Tant que je ne l’aurai pas vu mettre en terre, je ne pourrai concevoir qu’il est mort. Il faisait partie, avec Tolstoï et Strindberg, des grands éducateurs de l’Europe nouvelle. Sa plus grande oeuvre fut sa personnalité.  » ( 12 mai 1918 )

Walter Benjamin a consacré de très belles analyses au rôle des chansons et des ballades dans les pièces de Brecht. Il est probable que l’influence de Wedekind fut décisive dans la genèse de ce style. Brecht a repris la violence, la satire, l’ironie souvent cruelle des chansons de cabaret interprétées par Wedekind. Il est difficile d’évoquer Munich, et ses cabarets, aux alentours de le Première Guerre mondiale sans évoquer aussi l’influence grandissante des premières pièces expressionnistes, de leur révolte utopique si bien incarnées par un Toller, mais aussi par Karl Valentin, un extraordinaire clown, qui accompagna Brecht dans plusieurs spectacles et qui demeure l’un des phénomènes les plus étonnants de la vie artistique munichoise. Surnommé « le clown métaphysique « , Karl Valentin a été et demeure encore aujourd’hui l’un des personnages les plus célèbres de Munich. Il récitait des sketches dans des dialectes locaux (8), avec sa partenaire Liesl Karlstadt, et mêlait les épisodes burlesques et els morceaux les plus émouvants avec une extraordinaire facilité. Son rôle favori était celui de la « Kleine Seele « , le pauvre type qui se fait rosser. Brecht, qui l’accompagna à la clarinette, semble avoir beaucoup appris de lui, quant à l’art des dialogues. Dans ses Écrits sur le théâtre, Brecht le présente ainsi :

 » Quand, dans n’importe quelle brasserie bruyante, Karl Valentin s’avançait, mortellement sérieux, au milieu des bruits douteux des pots à bière, des chanteuses et des pieds de chaises, on avait aussitôt le vif sentiment que cet homme ne raconterait pas de blagues. Il est lui-même une blague.
Cet homme est une blague sanglante des plus complexes. Il a un comique très sec, du dedans, qui  vous permet de boire et de fumer tandis que vous êtes constamment secoué d’un rire de l’âme qui n’a rien de particulièrement bienveillant. Car il est question de la paresse de la matière et des plaisirs les plus raffinés qui sont absolument à portée de main. On nous démontre ici l’
insuffisance de toute chose y compris de nous-mêmes. Quand cet homme, l’une des plus pénétrantes figures intellectuelles de notre époque, présente en personne aux âmes simples les rapports qui existent entre la placidité, la bêtise et les joies de l’existence, le troupeau rit et en prend note au fond du coeur.
Il est impossible de comprendre pourquoi on ne mettrait pas Karl Valentin sur le même plan que le grand Charlot avec lequel il n’a pas pour seul point  commun la renonciation presque complète aux jeux de physionomie et à la psychologie de pacotille. A moins qu’on n’attache pas trop d’importance au fait qu’il est allemand. « 

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Dans son roman Erfolg, Lion Feuchtwanger a décrit longuement cet étonnant clown mélancolique qui  » s’efforçait de résoudre des problèmes absurdes à l’aide d’une lugubre pseudo-logique « , qui, lorsqu’on lui demandait pourquoi il portait des lunettes sans verre, répondait que c’était sûrement mieux que rien. Valentin continuera à faire rire le public jusqu’à l’avènement du nazisme, s’efforçant en vain de se défendre de l’horreur par l’humour. Dans ses Mémoires, Veit Harlan évoque les dernières apparitions de Karl Valentin:

« C’était l’époque où on avait encore la possibilité de faire de l’humour. Tel cet autre fantaisiste, Karl Valentin, qui arrivait sur scène en levant le bras droit et en criant :  » Heil,  » et ajoutait après une pause : « Mon Dieu, je ne me  souviens plus du nom !  » Parlait, dans un de ses monologues, du camp de concentration de Dachau, des hauts murs, du fil de fer barbelé qui l’entourait et des sentinelles armées jusqu’aux dents, il racontait comment il s’était adressé à ces dernières en disant :  » Vous aurez beau mettre autant de fil de fer barbelé et autant de canons que vous voudrez, vous ne m’empêcherez pas d’entrer si je veux (10). « 

Jean-Michel PALMIER.

(5) Wir haben nun eimal die fixe Idee, es musste jetz das ganze Leben mit Kunst durchfesst werden… So wollen auch wir Gedichte schreiben, die nicht bloss im stillen Kämmerlein gelesen, sondern vor einer erheiterungslustigen Menge gesungen werden mögen. Angewangte Lyrik – da haben Sie unser Schlagwort.
(6) « J’ai assassiné ma tante
ma tante était vieille et faible
mais vous, ô juges, vous considérez
ma jeunesse éclatante . »
(7) Il s’agit du prologue de
l’Esprit de la terre.
(8)
Une partie des sketches de Karl Valentin et de Liesl Karlstadt a été rééditée sous le titre Die Raubritter vor München Szenen und Dialoge, DTV 1963.
(9) L’Arche, 1963, 1972, p. 44.
(10) Le cinéma allemand selon Goebbels, éditions France-Empire, p. 97, 1974.

Cabarets de Berlin (1914-1930). 3/5 – Les cabarets à l’époque de la République de Weimar.

Cabarets de Berlin (1914-1930).1/5 – Naissance du cabaret allemand.

Dimanche 9 janvier 2011

Les cabarets de Berlin (1914-1930).

Article paru dans Cause Commune. 1976 / 1   » Les Imaginaires « 

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à Jean Duvignaud

 » En définitive, c’est toujours la société qui se paie elle-même de la fausse monnaie de son rêve « 

                                                                                                                 Marcel MAUSS :
                                                                                        Esquisse d’une théorie de la magie

On ne nous a pas demandé
Lorsque nous n’avions pas de visage
Si nous voulions vivre ou non
Maintenant, je vais seule à travers une grande ville
et je ne sais pas si elle m’aime
Je regarde dans les pièces, par les portes et les fenêtres
Et j’attends, et j’attends
Quelque chose.
Si je devais me souhaiter quelque chose
Je serais bien embarrassée
Car ce que je devrais souhaiter
Serait-ce un temps meilleur ou pire
Si je devais me souhaiter quelque chose
Je souhaiterais être un peu heureuse
Car si j’étais trop heureuse
J’aurais une nostalgie pour la tristesse. »

Marlène DIETRICH.
(Chanson composée par F. Holländer
pendant le tournage de l’Ange Bleu )

Cette étude, qui, ne prétend aucunement être exhaustive, s’inscrit dans une double perspective : l’analyse de différents phénomènes qui permettent de saisir les manifestations de ce que l’on pourrait appeler provisoirement « l’imaginaire social (1) », en comprenant sous ce terme, volontairement imprécis, la somme de désirs, de rêves, d’aspirations confuses, d’angoisses propres à un ou plusieurs groupe sociaux à une époque historique donnée et une étude sociologique de la vie artistique en Allemagne au cours de  cette période d’une densité tragique extraordinaire que fut la République de Weimar. En prenant comme thème, l’évolution du cabaret allemand entre les deux guerres, nous nous proposons d’ explorer un fragment de cet imaginaire en montrant comment un phénomène artistique d’apparence mineure a pris dans les circonstances politiques précises, une importance grandissante, à tel point que la mainmise sur le cabaret a pu avoir une importance politique incontestable par les possibilités de propagande – au niveau du conscient comme de l’inconscient – qu’il offrait. Nous analyserons ici le cabaret, non comme genre artistique, mais comme une sorte de miroir qui reflète certaines manifestations de cet imaginaire. Dans les années qui précédèrent la montée du nazisme, à Berlin notamment, le cabaret semble prendre une importance unique. Plus la crise sociale et économique devient catastrophique, plus l’avidité à l’égard des plaisirs, des divertissements les plus scabreux est importante. Le cabaret est une refuge et un exutoire. Il accueille aussi bien les ouvriers, la petite bourgeoisie que l’aristocratie décadente. Il mêle le théâtre – surtout expressionniste – aux divertissements les plus vulgaires, aux chansons, à la satire politique, offrant un spectacle à peu près unique qui, à lui seul, caractérise le Berlin des années 30, l’effondrement des valeurs que symbolise le film de Sternberg L’Ange Bleu, tiré d’une nouvelle de Heinrich Mann Professeur Unrat (comme la nouvelle de Thomas Mann La Mort à Venise exprime cette même décomposition des moeurs).

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Friedrich Holländer et Blandine Ebinger

Nul doute que le cabaret allemand, qui se développe depuis le Première Guerre mondiale, a joué un rôle particulier et difficilement définissable dans la mythologie berlinoise à tel point que si la vie politique fait irruption sur la scène, les chansons du cabaret, ses figures les plus célèbres font partie de l’horizon quotidien. Les plus grands artistes – Franz Wedekind, Bertolt Brecht, Max Reinhardt – ont fréquenté le cabaret. On y joue des pièces de théâtre d’avant-garde (Wedekind, Toller), on y représente la misère qui sévit à Berlin, on y fustige les responsables, mais aussi un endroit où l’on trouve refuge, cherchant à oublier la tristesse de l’après-guerre et les ravages qu’elle a engendrés. De 1914 à 1931, le cabaret a vu se succéder sur les planches tous les phénomènes les plus frappants qui ont marqué l’Allemagne, devant un public des plus diversifiés. Expressionnisme théâtral, goût du morbide, érotisme de pacotille, anti-sémitisme, propagande anti-nazie, tout, absolument tout, s’y rencontre. L’esthétique du cabaret n’est pas seulement la conséquence de tous les mouvements artistiques qui ont marqué le théâtre allemand, mais présente une originalité certaine, qui ne semble jamais avoir été retrouvée depuis. Aussi, retracer l’histoire des cabarets de Berlin, c’est montrer quels groupes se sont successivement emparés de la scène, mais aussi ce que le phénomène a pu signifier au niveau du public, c’est rechercher quels sont les mécanismes idéologiques et psychanalytiques que l’on peut déceler dans le phénomène lui-même et sans la fascination qu’il exerce. Il serait sans doute intéressant de comparer par exemple ce succès des cabarets avec celui de certains films qui semblent avoir fasciné le même public : les comédies sentimentales de Lubitsch, les films marqué par l’atmosphère si particulière du « caligarisme  » et que l’on retrouve non seulement dans les films de R. Wiene, auteur du célèbre Cabinet du Dr Caligari, mais aussi dans Nosferatu le Vampire de Murnau, l’Etudiant de Prague de P. Wegener, Mabuse le joueur de Fritz Lang, et aussi dans un certain type de littérature où se déploie le même imaginaire, comme les romans de H.E.Ewers, auteur de la Mandragore, l’Apprenti-sorcier, Dans l’épouvante (2) et, du scénario de l’Etudiant de Prague, oeuvres qui baignent dans un climat d’érotisme morbide, de sadisme et de violence qui donne à toute l’oeuvre d’Ewers un aspect inquiétant.

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Car les cabarets assurément atteignent leur apogée avec la décadence et y sont étroitement associés. Phénomène de décomposition sociale, politique, morale, le cabaret reflète toute la crise que connaît l’Allemagne – c’est que cette époque et cette décadence ne cessent de nous fasciner. Non seulement l’Ange Bleu, qui donne à cette esthétique du cabaret une dimension expressionniste, ne cesse à travers les figures de Marlène Dietrich et d’Emile Jannings de nous émerveiller, mais on assiste à une réapparition d’un certain nombre d’artistes qui ont connu la gloire à cette époque. Si Marlène n’a rien perdu de son succès, la réédition des disques de Zarah Leander, chanteuse de cabaret, actrice de cinéma qui a connu la gloire sous le troisième Reich est plus étonnante. Enfin, le thème du cabaret lui-même ne cesse d’être repris dans d’autres films qui s’efforcent de donner une vision symbolique plutôt qu’historique de cette époque. Le numéro de travesti exécuté par l’un des fils de la famille Krupp dans les Damnés de Visconti, où Helmut Berger, grimé en Marlène vulgaire, fredonne pour l’anniversaire, Ein Mann, ein richtiger Mann, tiré de l’Ange Bleu, est une reprise du thème du cabaret comme phénomène de l’époque pré-hitlérienne et symbole de la décadence. Le film Cabarets prend expressément cette époque pour thème et tente de nous faire saisir cette même décadence à travers les moeurs étranges des personnages – chanteuse de cabaret rêvant de se faire remarquer de Max Reinhardt et qui, en attendant, se prostitue plus ou moins, en chantant dans un cabaret, interprétée par une Liza Minelli délicieusement vulgaire, sans beauté réelle, mais avec un charme et une présence qui la rendent inoubliable, étudiant anglais sexuellement indécis, gigolo en quête d’une jeune fille riche qui devient amoureux de la fille d’un certain Landauer, propriétaire de grands magasins, d’origine juive, en pleine montée de l’anti-sémitisme, aristocrate décadent qui a des relations sexuelles indifféremment avec la chanteuse de cabaret et son amant l’étudiant, bourgeois vulgaires, S.A., travestis et prostituées qui constituent le public du cabaret – et surtout les scènes de cabaret, avec leurs refrains agressifs et vulgaires, les chansons sentimentales, l’érotisme de pacotille, le mauvais goût, les lumières et les décors, les filles aux cuisse grasses, acclamées par un public où se mêlent aristocrates, bourgeois et nazis en uniforme. Que dire du sentiment d’angoisse que l’on ressent devant le présentateur, l’étonnant Joël Grey, le visage grimé, au masque aussi inquiétant qu’imperméable, qui fait défiler les attractions où se mêlent l’obsession de l’argent, l’érotisme, la vulgarité, l’anti-sémitisme, invitant le public à s’amuser car  » la vie est un cabaret  » . L’angoisse que l’on ressent devant ces images de la décadence n’a d’égale que celle qu’éveille la scène où l’on voit un jeune scout nazi, chanter dans une petite auberge de campagne une mélodie dont le refrain  » demain nous appartient « , est peu à peu repris en choeur par toutes les personnes présentes. Plus récemment encore, le film de L. Cavani, Portier de nuit, évoque une scène non moins violente par son symbolisme : dans un cabaret pour SS, une détenue, victime plus ou moins consentante des caprices sexuels sado-masochistes d’un SS, interprète, la poitrine nue, un pantalon trop grand autour des reins, une casquette de SS sur la tête, la chanson de Marlène Dietrich, composée par Holländer, Wenn ich mir etwas wünschen dürfte.
Après cette séquence, d’une grande beauté, il faut le reconnaître, le SS lui fait apporter dans une boîte la tête coupée d’un prisonnier qui la faisait souffrir et dont elle avait demandé la mutation, version sadique et macabre de l’histoire de Salomé.

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Marlène Dietrich, au piano F. Holländer.

Il serait intéressant d’étudier les raisons pour lesquelles cette mythologie de la décadence a gardé sur notre sensibilité une telle puissance de fascination, et pourquoi la cabaret ne cesse d’apparaître comme son symbole le plus troublant de cette époque et de cette mythologie. Nous ne prétendons apporter ici que quelques éléments de réflexion pour une telle étude.

1 / La naissance du cabaret allemand :
 » Das üeberbrettl « 

L’ origine du mot  » cabaret  » est finalement mal connue. Ce qui est certain, c’est qu’il apparaît en France au XIXème siécle et désigne plutôt un endroit où l’on boit. Ce n’est que peu à peu qu’il correspond à un style de spectacle, englobant la satire politique et la variété. Pendant longtemps le terme « cabaret » désignera en français plus un café qu’un  » café-théâtre « . Au contraire, en Allemagne, le cabaret semble s’orienter très vite vers la satire politique et littéraire. Le cabaret n’est pas un théâtre. Il n’en a ni l’ampleur, ni le sérieux. C’est une  » petite scène « ( Kleinkunstbühne ) pour des  » petits spectacles « . Sans très haute prétention littéraire, le cabaret veut faire rire au moyen de sketches.

C’est en France que l’on trouve le premier grand cabaret  » Le Chat Noir  » à Montmartre où se réunissent les bohèmes parisiens que Henri Murger décrira plus tard, en 1847, dans ses Scènes de la vie de bohème, parmi lesquels on trouve des poètes, des étudiants, des peintres unis par un même mépris à l’égard de la bourgeoisie. La satire politique va se développer rapidement. Aristide Bruant est le premier artiste à atteindre une célébrité internationale comme chanteur de cabaret, notamment en Allemagne. Il se veut le porte-parole d’un monde sans espoir. ses héros ce sont les pauvres, les mendiants de Paris. Toutes ses chansons sont dirigées contre la bourgeoisie et défendent le peuple des rues. Il est fier d’être un marginal, un ami des mendiants, des voleurs, des souteneurs et des prostituées. Les chansons de Bruant parviennent à unir une double tradition celle de la satire politique qui s’exerce par voie d’affiches, de tracts, de journaux et celle de la chanson révolutionnaire – en particulier les chansons des Sans-Culottes – issues de la Révolution française et qui fournira une partie du répertoire du cabaret après que ces arts populaires eurent été refoulés loin de la culture officielle par la bourgeoisie.

Puis c’est Pierre-Jean Béranger qui, dans la première moitié du XIXème siècle, va faire connaître dans l’Europe entière le style de la chanson de cabaret. Après la révolution de juillet 1830, Béranger devient le porte-parole des idées socialistes et utopistes. Considéré comme l’un des poètes de la Commune, il propage dans toute l’Europe cette chanson anti-bourgeoise. D’ailleurs, avec l’importance qu’elle a connue pendant la Révolution de 1789, la chanson politique s’est répandue dans toute l’Europe et le cabaret, qui lui a redonné vie, semble devenir l’un des hauts lieux d’expression de cette révolte anti-bourgeoise, qui prend la forme bien connue de la bohème littéraire. A ses débuts, le cabaret allemand semble imiter le cabaret français, mais il allait très vite conquérir son originalité par rapport à son modèle. On ne trouve guère en Allemagne de tradition comparable à celle de la chanson révolutionnaire, mais les grandes villes – Berlin et Munich notamment – étaient des centres artistiques où poètes et peintres ne cessaient d’exprimer cette même haine de la bourgeoisie. Groupés autour de Georg Conrad, les artistes allaient faire du cabaret un moyen de lutte contre la bourgeoisie. Toute l’histoire du cabaret allemand pourrait se résumer à cette lutte des artistes pour faire du cabaret un foyer de démystification et de satire sociale et politique, face à la bourgeoisie qui sans cesse menace de s’emparer du cabaret, pour en détourner l’inspiration sociale et critique. Il semble que ce soit Otto Julius Bierbaum, auteur du roman Stilpe, qui ait créé la première image du cabaret allemand. Le héros de son roman, après avoir échoué comme étudiant et comme critique littéraire, rêve de créer une forme de spectacle qui bouleverserait les arts et les valeurs. Il rêve même d’une esthétique berlinoise et d’un Berlin esthétique. Il rassemble des chansons de cabaret et les édite en 1900. Parmi les auteurs de ces chansons de cabaret, on trouve des précurseurs de l’expressionnisme comme Richard Dehmel, Gustav Falke, Ludwig Finckn, Alfred Walter Heymel, Arno Holz, Frank Wedekind.

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Otto Julius Bierbaum

Ces chansons devaient être interprétées non pas pour un public restreint mais pour les gens les plus simples. C’est pourquoi le cabaret de Bierbaum apparaît comme un moyen de « Kulturerevolution « , cette révolution étant avant tout la révolution anti-bourgeoise, le renversement de la morale et de ses valeurs. Comme le héros de Bierbaum, Ernst von Wolzogen s’est tourné vers le cabaret faute de mieux. Après avoir fait des études à Leipzig, et à Weimar, il s’installe à Berlin et participe à la vie de bohème de la grande capitale, fréquentant les socialistes et les anarchistes. A Munich, il rencontre aussi des écrivains et des poètes et s’efforce de devenir directeur de théâtre. C’est lui qui fonde à Berlin la Freie Bühne rêvant aussi d’un nouveau théâtre à Munich, mais ses efforts resteront sans succès et il retourne à Berlin où il fonde le 18 janvier 1901, son Buntes Theater (Das Überbrettl ) que l’on peut considérer comme le premier cabaret allemand.

L’Überbrettl est très différent de la tradition française et du Chat Noir . Par suite de la sévérité de la censure, il est impossible de monter des spectacles de satire politique. Contrairement aux espoirs de Bierbaum, c’est un cabaret sans caractère populaire. Wolzogen n’est plus un poète bohème, il veut faire du cabaret un théâtre nouveau, destiné à un public bourgeois. Il ne songe aucunement aux ouvriers. La satire qui s’y développe n’a rien de politiquement très engagé. Les vedettes sont des poètes ou des dilettantes. Assez curieusement, il trouve le fondement de son idéal du cabaret dans les écrits de Nietzsche : Le cabaret est un jeu pour les Surhommes. Wolzogen l’affirme lui même :  » Je suis un aristocrate radical (3) . » Il ne s’agit ni de séduire la masse, ni de critiquer la société mais d’élever le goût d’une minorité vers des valeurs aristocratiques. Ausssi se tient-il également éloigné de la poésie socialiste et du naturalisme.

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Affiche : das Überbrettl

En fait, le public de l’Überbrettl n’était pas composé d’aristocrates mais des bourgeois des grandes villes, et surtout de Berlin, avides de divertissements. L’Überbrettl n’était pas un « petit théâtre  » mais une construction imposante, l’ancienne Secessionbühn, située au 40 de l’Alexanderstrasse, qui comprenait quelques 650 places ! Les deux numéros les plus célèbres de L’Überbrettl semblent avoir été Der lustige Eheman d’Otto Julius Bierbaum et Die Muzik Kommt d’Oscar Strauss. Très vite associée aux numéros de cabaret, la chanson a joué un grand rôle dans sa renommée. Certains spectacles connaîtront une célébrité dans toute l’Allemagne par leurs chansons – phénomène caractéristique des années 30, du succès foudroyant que connaîtra par exemple une Marlène Dietrich avec les chansons composées par Holländer pour l’Ange Bleu. Sous le troisième Reich, on verra même Lili Marlène transformée en marche militaire…

Par son désir d’élever le goût des spectateurs vers des valeurs aristocratiques et sa crainte de la censure, Wolzogen a abordé fort peu de thèmes politiques. En ce sens, ce premier cabaret allemand est assez paradoxalement la négation de l’essence du cabaret français et de toute la tradition de la chanson socialiste qui depuis l’époque de Marx et Engels n’a cessé de se développer en Allemagne. A la bohème littéraire et artistique, aux déclassés de tous genres se sont substitués les bourgeois et les petits-bourgeois. L’Überbrettl semble d’ailleurs avoir eu assez peu de succès. Les raisons de ce demi-échec sont diverses. Wolzogen lui-même a tenté de l’expliquer à plusieurs reprises. En 1922, il ira même jusqu’à dire que cette idée de cabaret était anti-germanique et anti-allemande, l’Allemand ne donnant le meilleur de lui-même que dans le sérieux. En fait, Wolzogen a cru pouvoir transposer en Allemagne une forme de spectacle comme le cabaret en refusant toute sa tradition populaire, ce qui vouait l’entreprise à l’échec. Il était impossible de faire vivre le cabaret en excluant sa bohème, et sa révolte sociale. Refuser la bohème et la satire (4), c’était le tuer dans son originalité même. Le cabaret apolitique, destiné aux bourgeois de Berlin n’était qu’une caricature, une incompréhension de l’essence même du cabaret.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Cette recherche s’inscrit dans le prolongement de plusieurs travaux. Sur le plan historique, citons l’étude de Lothar Schäffner : Das Kabarett, des Spiegel des politisches Geschehens (Kiel, 1969), et sur le plan méthodologique les recherches de Jean Duvignaud sur la sociologie du spectacle et de l’imaginaire  et de Gilbert Durand : les Structures anthropologiques de l’imaginaire, P.U.F., 1963.
(2) Ces différents textes ont été réédités par Christian Bourgois. H.E Ewers, rappelons-le, fut non seulement un écrivain fantastique célèbre, mais aussi un familier d’Hitler et des nazis, auteur d’une biographie controversée du héros S.A. et proxénète Horst Wessel, considéré plus tard comme un martyr par les nazis.
(3) Verse zu meinem Leben, 1903, p. 166.
(4) D’ailleurs le cabaret diparaîtra en Allemagne, dès que les nazis interdiront toute critique et toute satire à l’égard du nouveau régime. Certains artistes tenteront une lutte désespérée pour perpétuer la tradition, mais ils se heurteront rapidement aux S.A. et à la police qui craint les incidents avec les nazis.


 
Les cabarets de Berlin (1914-1930).Article paru dans Cause Commune. 1976 / 1   » Les Imaginaires « 2/5  » Die Elfschaffrichter  » ( Les Onze Bourreaux) : Expressionnisme et révolte politique.

Dorn ou le musée de l’enfance.

Lundi 20 décembre 2010

Dorn ou le musée de l’enfance, de Martin Walser, traduit de l’allemand par Hélène Belletto, Robert Laffont, Paris, 1992, 384 pages.

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Martin Walser

Article publié dans Le Monde Diplomatique N° 464 de novembre 1992

Dorn est né à Dresde. Il a gardé au plus profond de son âme le souvenir de sa ville, de sa beauté passée, mais aussi des bombardements de mai 1945 qui semèrent la mort et les ruines. Déchiré entre des parents désunis, étudiant à Leipzig, il avance dans la vie en regardant derrière lui. Sa famille, banale entre toutes, a accepté les régimes politiques du bout des lèvres. Un jour, comme représentant du consistoire des Eglises, il s’est rendu à Berlin-Ouest. Et c’est dans les rues de la ville, face à  ceux qu’il rencontre, qu’il s’enfoncera dans ses rêves et son étrange folie, tentant de sauver son enfance, à jamais blessée par l’histoire.

Dans ce nouveau roman, qui a rencontré en Allemagne une large audience, Martin Walser renoue avec les thèmes qui lui sont les plus chers. D’abord la passion pour les êtres humbles,, ordinaires, dont on ne parle jamais. Emergeant à peine de l’ombre, ils n’ont rien fait de très précis.Emportés dans le tourbillon des événements, ils se sont réveillés sans comprendre, écartelés entre les deux Etats allemands. cette confrontation du présent avec le passé, caractéristique d’une génération, est à l’origine, dans des visions politiques bien différentes, de certaines des plus belles oeuvres de la littérature allemande contemporaine, de Günter Grass à Christa Wolf. L’originalité de Martin Walser, c’est sa fidélité -jadis très critiqué par beaucoup d’écrivains orogressistes de RFA – à une Allemagne unique, qu’on ne peut séparer en deux sans en briser la sensibilité et l’histoire. Aujourd’hui, il triomphe, mais avec modestie. Ce qu’il nous offre, c’est une rêverie sur ce que des millions d’hommes ont pu vivre de contradictoire et d’absurde, face à une histoire dans laquelle ils ne pouvaient se reconnaître. La frontière qui séparait la ville et les hommes mutila aussi leurs souvenirs. Contraints de se solidariser avec des entités idéologiques qui les séparaient,  ils parlaient la même langue, avaient vécu des expériences ponctuées d’espoirs et de désillusions semblables.

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Dorn n’est qu’un allemand parmi les autres. Mais son obsession des albums de famille, des vieilles photos jaunies, l’amène à transformer le style proustien en moyen d’investigation historique. Le passé qu’il veut retrouver gît là-bas, quelque part sous les ruines calcinées des bombardements inutiles dont Dresde fut victime. Cette ville, c’est le payasage de son enfance, le souvenir de l’amour pour sa mère. L’histoire els a piétinés. Elevé à l’Est, devenu juriste à Berlin-Ouest, il a connu la vie des deux Allemagnes. Mais aucune frontière ne surait briser ce qu’il y a en lui de plus intime.

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Dresden

Aussi conçoit-il le projet insensé de sauver ces pauvres reliques. Il se fait l’historien de son enfance, met sa mémoire au service des autres. il s’attache à chaque détail de ce vécu blessé, sans que l’on sache exactement si c’est une quête éperdue de sa mère ou de sa ville, le désir de sauver son passé ou la révolte contre le présent qui le poussent à déchirer le linceul où ils gisent ensevelis.

Jean-Michel PALMIER.

Le »Pays mort » de Syberberg.

Lundi 20 décembre 2010

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires, N° 2606 du 13 au 20 octobre 1977. 

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Hans Jürgen Syberberg

Hans Jürgen Syberberg est en Allemagne l’homme par qui le scandale arrive. Après les remous provoqués dans son pays par son film inachevé sur Hitler, Syberberg, dans une lettre ouverte à la presse allemande, lance un adieu pathétique à une certaine Allemagne.

Les polémiques autour du dernier film sur Hitler du réalisateur allemand Hans Jürgen Syberberg qui, à la suite des incidents du Festival de Cannes, a été conduit à rompre officiellement avec la vie culturelle de son propre pays, ne peuvent se comprendre qu’ à partir du rôle si particulier joué par le  » nouveau cinéma allemand « , ces dernières années.

Dans l’étonnante médiocrité des films produits depuis la fin de la guerre, quelques réalisations uniques comme Les désarrois de l’élève Törless  de Schlöndorff, Portrait d’Anita K.  d’A. Kluge, et les films de la nouvelle génération de Syberberg, Fassbinder, Herzog, Schroeter et Wenders ont fait oublier la masse des navets policiers et pornographiques, des comédies sentimentales et paysannes produits en grand nombre outre-Rhin. Ce qui d’emblée ne manquait pas de surprendre, c’est que ces films déconcertants, mais d’un intérêt certain, trouvaient un accueil et une audience beaucoup plus favorables en France, en Angleterre voire aux Etats-Unis, qu’en Allemagne où ils se heurtaient à une franche hostilité ou à un mépris glacial.

Sans doute les critiques étaient-ils embarrassés lorsqu’il s’agissait de réunir ces cinéastes dans une même école, et des termes tels que  » Cinéma néo-expressionniste « , « décadent « , « école de Munich  » sont lourds de contre-sens. Qu’y-a-t-il de commun entre le baroque, le romantisme, la construction systématique des films de Syberberg, les mélodrames sociaux et cruels de Fassbinder, l’onirisme musical de Schroeter et les visions d’Herzog ? Peu de choses sinon des références communes, l’emploi des mêmes acteurs, un goût marqué pour le rêve, un rapport ambigu à l’Allemagne. Ce qui caractérise ce nouveau cinéma allemand, c’est moins une vision idéologique ou une esthétique précise qu’une exceptionnelle qualité.

Le cas Syberberg est le plus étrange de tous. Ce cinéaste qui passa son enfance en Allemagne Démocratique à étudier le matérialisme dialectique, à assister aux représentations du Berliner Ensemble, est sans doute le plus conséquent et le plus  original de cette nouvelle génération. Ses films, Ludwig, Requiem pour un roi vierge et Karl May ou le paradis perdu, qui ont trouvé en France beaucoup d’admirateurs, ont soulevé en Allemagne de violentes polémiques.

Dans son récent livre Syberbergs Filmbuch, il a rassemblé un certain nombre de manifestes théoriques sur son esthétique et de critiques de ses films publiés à l’étranger comme en Allemagne : Syberberg déclare la guerre au cinéma allemand commercial. Il veut rompre avec toute conception du film comme distraction, affirme que le niveau culturel d’une nation se reconnaît aux films qu’elle produit. Pour lui, le cinéma est une chose trop importante pour qu’on puisse le galvauder. Syberberg reprenant les intuitions de Balazs dont il se réclame souvent, veut élever le  cinéma au même niveau que la peinture, la sculpture ou la poésie. Le film  » comme musique de l’avenir « , affirme-t-il, doit devenir un moyen de changer la vie, de découvrir de nouvelles possibilités de rêve et d’existence.

Cette esthétique précise et rigoureuse qu’il expose n’aurait guère ému que quelques spécialistes s’il n’avait pas voulu l’appliquer à ce qui lui tient le plus à coeur : l’Allemagne, ses cauchemars et ses rêves, son histoire et sa sensibilité. Cette investigation, il l’a menée par deux chemins différents : le documentaire le plus dépouillé et le projet d’une trilogie qui embrasserait l’Allemagne, du romantisme au nazisme et à ses survivances.

Le fantôme d’Hitler

Pour comprendre ce passé encore si proche, il a choisi d’interroger un témoin et non le moindre : Winifred Wagner, l’épouse (d’origine anglaise) du fils de Wagner, la belle-fille de Cosima, celle qui apporta la caution de Bayreuth au Troisième Reich. Pendant quatre heures il s’est entretenu avec elle, l’a filmée, l’a laissée parler, évoquer les fantômes, raconter ce que signifia pour elle Wagner, mais aussi l’Allemagne et Hitler.

Le film ne peut laisser indifférent. Cette vieille dame, à l’intelligence et à la mémoire si précises, n’a rien renié. Elle parle d’Hitler comme d’un ami disparu et affirme que s’il frappait à la porte, il serait toujours le bien venu, comme lorsqu’il venait jadis déjeuner à sa table.

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Avec ce film, Syberberg a réussi à se mettre à dos la presque totalité des courants de l’opinion allemande. La bourgeoisie lui reproche de plonger le fer dans une plaie vive, la droite de livrer en pâture au public l’une des gloires de l’Allemagne, l’extrême gauche de donner la parole à une « nazie non repentie ». Sa trilogie devait entraîner autant de scandales que d’incompréhensions. La première partie Requiem pour un roi vierge  évoque dans un décor de rêves, de fantasmes, d’une fascinante beauté, l’agonie du romantisme allemand, incarnée en Louis II de Bavière, son refus passionné de la modernité et son angoisse, Roi de contes de fées, roi-artiste, roi-enfant, Ludwig, à travers la musique de Wagner, le développement du capitalisme, de l’industrie, entrevoit l’avenir du monde moderne et le destin de l’Allemagne. Dans ses rêves, au milieu des décors d’opéra, surgissent Bismarck, le Kronprinz et un petit homme à moustache noire, à la mèche agressive, qui danse une rumba avec un S.A. homosexuel, au son de chansons bavaroises.

Au milieu de la brume qui l’enveloppe, surgit le vieux Karl May, l’auteur des romans d’Indiens, tandis que retentit la fin de Tristan et Isolde. Il adresse à Ludwig cette étrange parole :  » Par ta connaissance des oeuvres de Wagner, tu connais aussi les possibilités malheureuses de notre peuple. » Wagner lui-même est représenté tantôt comme un nain barbu, le bouffon de la bourgeoisie, et par une femme, l’artiste révolutionnaire. Quant à Louis II, il meurt une première fois dans son décor d’opéra, arrêté comme dément, et une seconde fois, guillotiné comme révolutionnaire.

Ludwig, aristocrate décadent, est le porte-parole d’une sensibilité baroque et romantique. La vision de Karl May de d’Hitler laissaient présager les deux autres films. Karl May ou le Paradis perdu retrace la fin de la vie, le procès, intenté au vieil écrivain.

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Karl May

Dans ce film, Adolf Hitler était aussi présent : il apparaissait, jeune homme brutal et névrosé, vociférant dans un asile de nuit quelque part à Vienne. Syberberg posait encore aux Allemands la même question : comment Karl May, cet écrivain presque plébéien, idéaliste, ce rêveur, cet utopiste passionné dont Ernst Bloch écrivait un jour qu’il pourrait sauver Wagner, a pu être aussi l’écrivain préféré d’Hitler, le seul qu’il ait vraiment lu ?

La rupture

Le dernier volet de la trilogie devait être consacré à Hitler lui-même. Au printemps dernier, la cinémathèque de Düsseldorf organisa une rétrospective des films de Syberberg et invita des critiques allemands et français à discuter avec le public allemand sur son oeuvre. Syberberg, présent au débat, avait apporté quelques séquences de son film sur Hitler où celui-ci surgissait, vêtu d’une peu de mouton, de la tombe de Wagner. Les réactions assez agressives du public n’allaient pas sans surprendre. pour les uns, faire un film artistique sur Hitler était un geste suspect; pour les autres, une manoeuvre odieuse. Toutefois, ce sont les réactions de la presse allemande et l ‘impossibilité dans laquelle se trouva Syberberg de projeter au Festival de Cannes quelques séquences, directement arrivées de la table de montage, de ce dernier film sur Hitler qui allait provoquer la rupture de ce cinéaste avec son pays. Il a adressé aux directeurs des principaux journaux ouest-allemands (Spiegel, die Zeit, Süddeutsche Zeitung, Frankfurter Allgemeine Zeitung), une lettre ouverte d’une dizaine de pages qui expose son  » congé  » et trace un tableau noir d’un certain climat culturel en Allemagne Fédérale. Ce document étant très complexe, car il se réfère à des faits précis de la presse allemande dont la plupart sont inconnus du public français, on ne peut qu’en résumer les grandes thèses et relever certaines affirmations fondamentales de Hans Jürgen Zyberberg.

D’emblée, il affirme :  » Nous vivons dans un pays mort « . Il rappelle ce que pour lui doit signifier le cinéma et le statut qu’il occupe en Allemagne Fédérale : un instrument de consommation, de distraction dont la valeur artistique est secondaire. Si le cinéma est  » l’un des enfants les plus importants de la démocratie « , la possibilité d’édifier un nouveau cinéma, dont la qualité a été soulignée par les critiques d’Europe et d’Amérique, cela signifie aussi  » un fragment de liberté, une nouvelle liberté « .

La presse allemande, les critiques, remarque-t-il, n’ont cessé de tenter de tuer ce cinéma, de le ruiner, de l’assassiner par le silence ou la diffamation car ils refusaient de voir, de comprendre le malaise qu’il exprimait. Si lui-même a choisi d’interroger la sensibilité allemande, c’est parce qu’il « considère l’Allemagne comme son pays d’origine « . Face au refus, aux calomnies portées contre ses films, en particulier à la suite du Festival de Cannes, il a décidé de retirer les séquences qui devaient être projetées au cours du Festival de Berlin.  » A partir de mes dernières expériences, je tiens le cinéma d’Allemagne pour mort, en particulier pour ce qu’il en est de la réception du cinéma, et pas seulement le cinéma qui a une structure analogue à celle de mes films. Quand je regarde la critique cinématographique dans les plus importants journaux, je dois douter de l’existence encore d’une liberté de la presse. » A ceux qui sont toujours prêts à critiquer la R.D.A., à évoquer l’affaire Biermann, Syberberg rappelle qu’il existe des mécanismes de censure et de mensonge encore plus subtils dans la presse dite libérale.

Trente deux ans après

En cherchant à dominer, à forger les goûts du public à partir d’une certaine vision, en refusant toute mise en question culturelle, une certaine presse et une certaine critique ont finalement provoqué la « fin du développement spirituel, la mort de la vie culturelle.  » S’interrogeant sur la haine qu’a suscité son désir de projeter quelques séquences du film de six heures sur Hitler, au Festival de Cannes, il se demande pour quelles raisons il est impossible de montrer en Allemagne un film sur Hitler – non un documentaire, mais un film – trente deux ans après la fin de la guerre.

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Syberberg analyse avec beaucoup de subtilité les mécanismes de la grande presse, son impact sur le public, la censure qu’elle exerce. Les auteurs d’oeuvres qui échappent à une certaine norme, une certaine vision, « sont examinés par les critiques comme des criminels par des juges (…) J’affirme qu’à partir d’aujourd’hui, je n’ai plus rien de commun avec ces gens là. Il ne pourrait au mieux qu’en résulter des méprises. Ou le mensonge et la tromperie pour le lecteur. Cela commence par la falsification d’interviews, et cela continue par des écrits sur des films que l’on n’a même pas vus. Ce sont les expériences communes, l’oubli jusqu’au boycott, le silence qui tue, les fruits les plus perfides et les plus empoisonnés de l’arbre de la liberté de la presse. Dois-je continuer ? Si le cinéma est uniquement ce qui est décrit et propagé dans ces journaux, alors ce que je fais ne doit plus être appelé cinéma en Allemagne (…)

Le cinéma allemand est à sa fin dans sa structure actuelle et les rats quittent le navire qui sombre. Ce pays n’est pas seulement mort, il n’y a plus de pays. Pas de centre.(…) Un pays abandonné par les intellectuels juifs du cinéma. Et, malgré tout, tant de mafia ? Dans mon livre je parlais de la mafia de l’inconscience (…). Les juifs s’en vont…la mafia reste. Mais à quel niveau ! » Aussi affirme t-il sa volonté de rompre avec le système culturel de l’Allemagne Fédérale.

 » C’est un adieu d’ennemis, qui ne sont pas des adversaires. – Revenir, quand la guerre sera finie ? Quand pourrait-ce être meilleur? Émigration sans Hitler de la génération d’après Hitler ? Émigration vers l’intérieur ? Aujourd’hui ? Adieu ! Nous n’avons plus rien à faire ensemble. Mes films ne sont pas pour vous. Je n’ai rien de commun avec vous. Mais attention, nous nous reverrons ! « 

Jean-Michel PALMIER.

Odön von Horvath; un observateur génial et méchant de l’Allemagne pré-nazie.

Dimanche 19 décembre 2010

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires. N° 2775 du 19 au 26 février 1981.

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Odön von Horvath 

Les « Histoires de la forêt viennoise » sont jouées pour la première fois en France.

« Je suis né à Fiume, j’ai grandi à Belgrade, Budapest, Presbourg, Vienne et Munich, disait Odön von Horvath, j’ai un passeport hongrois – mais je ne me connais pas de pays natal. Je suis un mélange tout à fait typique de l’ancienne Autriche-Hongrie.: à la fois magyar, croate, allemand et tchèque – mon nom est magyar, ma langue maternelle l’allemand. » Odön von Horvath est né en 1901, au sein de la petite noblesse hongroise. On sait peu de choses sur son enfance. Lui-même affirme l’avoir oubliée. Après des études à Presbourg, il séjourne à Budapest et Munich. Entre 1922 et 1924, il tente d’écrire des poèmes et des drames historiques : il en brûlera les esquisses. N’ayant jamais aimé la campagne, passionné par les villes, il se fixe à partir de 1924 à Berlin. Deux ans plus tard, il écrit Hôtel Bellevue, le cas E – l’histoire d’une enseignante révoquée pour ses idées communistes. On entend parler de lui pour la première fois en 1927, lorsque sa pièce Révolte à la côte 3018 est montée à Hambourg. Mais il ne connaît de véritable consécration qu’en 1931. Il adapte alors pour le théâtre plusieurs de ses textes en prose, publie des nouvelles, et projette d’écrire un roman. La nuit italienne qui s’inspire du climat politique de la Bavière, est montée à Berlin en 1931. Cette même année, Odön von Horvath commence à rédiger ses Histoires de la forêt viennoise, qui lui vaudront le prix Kleist, la plus haute distinction allemande. Mais les nazis commencent à l’attaquer, à cause de  ses amitiés communistes, et de son action en  faveur des droits de l’homme : sa première pièce Foi, espérance et charité ne sera pas montée en 1933, par peur des représailles S.A. Au printemps, Horvath quitte Berlin pour Salzbourg; il comprend peu à peu ce que signifie l’Allemagne hitlérienne.

Mourir bêtement à Paris

Partisan de la République, antinationaliste convaincu, Horvath se veut dans une certaine mesure au dessus des partis. Il n’aime guère la social-démocratie, mais se méfie d’un certain sectarisme du Parti communiste allemand. Il n’en est pas moins l’un des premiers auteurs à attaquer les nazis. Eux, lui dénient le droit d’écrire en Allemand: Il n’est à leurs yeux qu’un « renégat hongrois, un traître « ,  Horvath ne quittera définitivement l’Allemagne qu’en 1934. Entre temps, il se documente sur l’embrigadement de la jeunesse, ce qui lui fournira la matière de son célèbre roman Jeunesse sans Dieu, l’une des premières descriptions de l’Allemagne hitlérienne. Trois pièces de 1937 Don Juan revient de guerre, Le Jugement dernier, Figaro divorce attestent de son talent. Mais il n’y a plus de théâtre qui accepte de le jouer. Après l’annexion de l’Autriche, Horvath se réfugie à Budapest, puis en Tchécoslovaquie. Il voyage en Suisse, en Italie, fréquente Klaus Mann, le fils de Thomas Mann, à Amsterdam. Il décide de venir à Paris rencontrer son traducteur français. Avant de quitter Amsterdam, il consulte même une voyante qui lui affirme qu’il connaîtra à Paris « la plus grande expérience de sa vie  » : le 1er juin 1938, Odön von Horvath est tué par la chute d’une branche d’arbre devant le théâtre Marigny. Cet accident, digne d’une de ses pièces, plonge dans la stupeur toute l’émigration allemande antinazie.

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Extrait de Légendes de la Forêt viennoise

Ce fut peut-être le déracinement perpétuel de Horvath, sa traversée de plusieurs langues et et de plusieurs cultures qui expliquent la spécificité de son théâtre. Toute son oeuvre, comme le souligne Jean-Claude François dans l’étude qu’il lui a consacrée (Histoire et fiction dans le théâtre d’Odön von Horvath ) (P.U.G., 1978) est une chronique sociale à la fois de l’Empire austro-hongrois et de la République de Weimar. Plus qu’aux événements, Horvath est attentif aux mentalités, aux types de langages, de vérités et de mensonges propres à chaque classe. C’est avant tout un observateur génial qui mêle sans cesse la psychologie et la sociologie pour donner du réel un portrait grotesque et inquiétant – plus vrai que nature. Son humour ne fait ni rire ni pleurer : il fait peur. Ses personnages appartiennent en général aux classes moyennes, même s’il attaque aussi l’aristocratie et la haute bourgeoisie. Horvath s’en prend aux petits-bourgeois, aux employés, aux fonctionnaires, aux commerçants dont il pressent à la fois le poids politique et l’évolution vers la droite, à travers leur hantise du prolétariat. Il n’a aucune pitié pour les valeurs de la droite – le culte de l’armée, le nationalisme, l’anti-sémitisme – mais critique avec autant de violence le conformisme, et la médiocrité satisfaite.

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C’est à ce titre, que les Histoires de la forêt viennoise sont un pur chef d’oeuvre. « Pièce populaire « , par excellence, les héros qu’Horvath nous présente en l’espace de courts et nombreux tableaux sont tous médiocres et quelconques. Dans la même rue de Vienne voisinent le Roi des magiciens, réparateur de poupées, – dont la fille Marianne est promise à Oscar le voisin boucher, – et la buraliste dont l’amant Alfred tombe amoureux de Marianne. Marianne et Alfred, les deux « héros « , vivront ensemble, mais leur amour ne résistera pas à la crise économique. Ils mettent un enfant au monde, qui scelle leur iniquité. Marianne devient danseuse nue dans un cabaret. L’enfant meurt heureusement et permet ainsi le retour au point de départ. La sensualité fera place à la légalité du mariage bourgeois : adieu amant et maîtresse.

Une langue sans pitié.

Tous ces personnages, aussi insignifiants les uns que les autres sont saisis dans leur quotidien, à travers les situations les plus ridicules :Alfred a mangé tout le lait caillé de sa grand-mère qui lui réclame l’argent emprunté, pour qu’elle paye elle-même son enterrement. Oscar est atteint dans son amour propre car on prétend que son boudin n’est pas bon. Une cliente riche achète pour son fils des boîtes de soldats blessés et tués afin qu’il s’amuse. Le roi des magiciens cherche désespérément ses fixe-chaussettes. Valérie et Alfred se ruinent aux courses. Le dimanche, ils vont dans la forêt, près du « beau Danube bleu  » et prennent des photos de famille. Cela tient de la Noce chez les petits-bourgeois de Brecht mais en bien plus méchant: même les petits enfants endimanchés sont laids et c’est en jouant de la mandoline que l’on dit du mal des juifs. En peignoir de bain et en chapeau de paille, dans la semaine ou les dimanches, ils s’éclaboussent de la musique de Johann Strauss. Ses valses bercent leurs baisers, leurs attouchements, leur sommeil, leurs rêves et leurs joies. Les Histoires de la forêt viennoise de Strauss martèlent chaque tableau, décor en carton pâte, rideaux de velours rouge poussiéreux, moulure dorée, qui s’écaillent. Ils l’écoutent en mangeant des saucisses ou en dissertant sur Dostoievski, l’amour et la fragilité des choses humaines.

Et c’est là qu’éclate le génie d’Horvath, dans ces dialogues prétentieux et insignifiants à en pleurer, pitoyables ou cocasses où se révèle la la mentalité petite bourgeoise, où pas un mot n’est de trop. On se promène dans les forêts, les cabarets, les foyers bourgeois et les fêtes foraines avec le même sentiment de peur et de dégoût. En mêlant la « pièce populaire  » et l’opérette viennoise, à travers sa langue sans pitié, Horvath arrache les oripeaux décadents et frelatés, laisse entrevoir la réalité nue, comme ce squelette que Marianne époussette dans la vitrine. Ce monde insouciant, éclatant d’ égoïsme, de bonne humeur ne veut rien savoir de la misère. En Allemagne, ils voteront pour Hitler, en Autriche, ils assisteront à la mise en place d’un régime clérical-fasciste, envieux de son grand frère allemand qui ne tardera pas à le dévorer. Chef d’oeuvre de réalisme et d’ironie, de cruauté et de lucidité, ces Histoires de la forêt viennoises sont l’illustration de l’une des plus belles maximes horvathiennes : « Rien ne donne plus le sentiment d’infini que la bêtise. « 

Jean-Michel PALMIER.

Reprise de 4 films de Georg Wilhelm Pabst; un national-réalisme.

Dimanche 19 décembre 2010

Article publié dans Les Nouvelles Littéraires N° 2775 du 19 au 26 février 1981

Ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir (ou revoir) quatre films de Pabst d’un coup. Une raison de plus pour s’y précipiter…

Étrange destin que celui de Georg Wilhelm Pabst. Lorsqu’il mourut en 1967, c’est à peine si on le remarqua. Lui qui avait incarné l’un des sommets du cinéma allemand des années 1920 – 1930, que l’on considérait comme l’un des plus ardents partisans du rapprochement franco-allemand, dont le réalisme poétique avait été salué par des écrivains français tels Philippe Soupault, n »avait pu dans l’après-guerre faire le moindre film intéressant. Si les cinémathèques redonnaient toujours avec le même succès, devant le public de fanatiques, Lulu, l’Opéra de quat’sous, le Journal d’une fille perdue, on ne pouvait lui pardonner son attitude ambiguë sous le IIIème Reich. Même s’il avait révélé Asta Nielsen, Greta Garbo, Brigitte Helm et Louise Brooks, l’admiration qu’on lui avait jadis portée inclinait à présent à la sévérité. Pourtant, après Lulu, reconstituée avec succès par Françoise Gaborit l’an passé, quatre films : la Rue sans joie (1925), Quatre de l’infanterie (1930), la Tragédie de la mine (1931), Salonique, nid d’espions (1936) nous invitent aujourd’hui à le redécouvrir.

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Né en Bohème, le 27 août 1885, de parents viennois, Pabst se destina d’abord à la carrière d’ingénieur avant de s’orienter vers les Arts décoratifs puis le théâtre. Il interpréta les rôles les plus divers et, après la guerre de 1914, travailla comme directeur artistique à Vienne, mettant en scène des pièces expressionnistes. Seize ans, passés au théâtre, s’écouleront avant qu’il ne réalisât son premier film. Ce fut en fait Karl Fröhlich qui le détourna de sa vocation initiale en l’engageant comme assistant. Sa passion pour le théâtre et sa traversée de l’Expressionnisme imprègnent profondément son premier film, le Trésor (1923) qui n’est pas sans analogie avec le Golem de Wegener, même si l’invention est moins riche. On y trouve déjà ces éclairages contrastés, cette magie des clairs-obscurs, qui caractérisera son style ultérieur. Le même symbolisme, assez touffu se retrouvera encore dans Les Mystères d’une âme (1926), l’un des premiers films consacrés à la psychanalyse.

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C’est toutefois avec la Rue sans joie (1925) que s’affirme son style : un réalisme qui sait si étrangement mêler la violence et la poésie, la cruauté et la tendresse. Bien que moins prédominant, le contexte social est encore important dans l’Amour de Jeanne Ney (1927), inspiré d’un roman d’Ehrenburg, mais c’est avec Lulu (1928) qui révèle l’admirable Louise Brooks que Pabst atteint le génie. Loin de se limiter à la critique de la morale bourgeoise, ses films prendront désormais l’aspect d’un appel à la fraternité. Quatre de l’infanterie (1930), à travers la solidarité des mineurs français et allemands, développent la même intention. Ces films lui vaudront à la fois la haine de la presse de droite qui le qualifie de « Pabst le rouge » et la Légion d’honneur française…qu’il renverra plus tard, sous Hitler, au gouvernement qui la lui avait remise.

Non moins admirable, l’Opéra de quat’sous, qu’il tire en 1931 de la pièce de brecht est, en dépit des critiques de ce dernier, l’un des chefs-d’oeuvre du cinéma allemand des années trente, au même titre que l’Ange bleu ou M. le Maudit. Ici encore le mélange de réalisme poétique, de satire sociale, la magie des éclairages, le jeu d’ombre font merveille.

En 1933, Pabst s’établit en France où il tournera plusieurs films. En 1939, alors que la plupart des metteurs en scène importants avaient choisi l’exil,lui décide de rentrer en Allemagne. S’il ne tourne pas comme Veit Harlan, de films de propagande, il réalise Komodianten, Paracelsus -oeuvres ambiguës – qui constituent autant de compromissions avec le régime.

Il tentera après guerre de justifier maladroitement son attitude par toute une série de hasards qui l’empêchèrent d’émigrer. Sans doute ne fut-il pas le seul. Les cas d’acteurs tels que Gustav Gründgens, Heinrich Georg, Werner Krauss, et surtout Emil Jannings sont là pour en témoigner. Lâcheté et opportunisme ? Sans doute. Et les films qu’il tournera après la guerre – Procès (1947), Duel avec la mort (1949), Profondeurs mystérieuses (1949), la Maison du silence (1952), le Destructeur (1954), la Fin d’Hitler (1955) sont d’une complète indigence.

Du côté de la crise

Mais au fond Pabst le Rouge fut-il réellement un cinéaste animé d’une véritable conscience politique ? Sans doute ne peut-on nier la critique sociale implicite dans beaucoup de ses films, les sentiments humanitaires qui les animent, mais ils sont souvent mêlés à une sentimentalité qui en émousse le tranchant. Les quatre films qui sont actuellement redistribués en sont autant d’exemples.

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La Rue sans joie- dont Françoise Gaborit nous propose une superbe version reconstituée (sans la musique et les sous-titres lus) – nous montre la misère des petits épargnants viennois ruinés par la crise. Une jeune fille (Greta Garbo) est amenée à se prostituer pour sauver son père de la prison et faire vivre sa famille. Presque tout dans le film est admirable : la reconstitution d’une ruelle de Vienne, l’intérieur bourgeois, le visage à la fois beau et las de Garbo, celui vieillissant d’Asta Nielsen, le cynisme du boucher (Werner Krauss) qui fait payer bien cher aux femmes la viande qu’il leur donne, ou Valeska Gert, tenancière du bordel, cette autre maison de la rue où l’on débite aussi de la chair. Malheureusement, la fin est pitoyable: la vertu de la jeune fille est sauvée par un soldat américain de la Croix rouge. Quatre de l’infanterie atteint l’un des sommets du réalisme avec la violence des scènes d’offensives. On songe sans cesse au roman D’E.M. Remarque A l’Ouest, rien de nouveau et nul ne peut oublier l’officier fou, regardant sur le champ de bataille ses soldats morts dans la boue, ces deux soldats, français et allemand, agonisant dans une église effondrée, revoyant défiler leur vie et qui meurent en se serrant la main, non en ennemis mais en camarades. La Tragédie de la mine, avec son idéologie humanitaire, internationaliste, est aussi un chef d’oeuvre de réalisme. La confusion qui s’établit dans l’esprit du vieux, entre les galeries de mines et les tranchées est remarquable. Salonique, nid d’espionsparvient à réunir des acteurs prestigieux – Dita Parlo, mais surtout Louis Jouvet, Charles Dullin, Pierre Fresnay, Pierre Blanchar, Jean-Louis Barrault. Malheureusement, le scénario  est banal et se réduit à une faible histoire d’espionnage.

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On peut sans doute préférer Lang ou Murnau à Pabst. On ne peut ignorer ses faiblesses et son ambiguïté politique. Il n’en fut pas moins l’un des plus prestigieux cinéastes allemands des années 1920 et 1930.

Jean-Michel PALMIER.

Schopenhauer, franc-tireur de la grande philosophie allemande.

Samedi 18 décembre 2010

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2774 du 12 au 19 février 1981. 

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Arthur Schopenhauer

Professeur sans étudiants, flûtiste du dimanche, inspirateur de Nietzsche et de Wagner, penseur séduit par le bouddhisme.

De Schopenhauer (1788-1860), on n’a gardé le plus souvent que des images qui sont autant de caricatures – celles du « bouddhiste allemand « , du « célibataire grincheux « , du « philosophe le plus pessimiste de la tradition occidentale  « . On cite plaisamment l’anecdote rapportée par ses biographes, selon laquelle les passants saluaient Schopenhauer, assis derrière sa fenêtre, sans remarquer que la tête hirsute était celle de son chien. Sans doute ajoute-t-on aussi avec ironie que chaque jour le philosophe jouait de la flûte, mais c’est encore pour le faire paraître plus désuet et un peu ridicule. La tradition universitaire n’a-t-elle pas été aussi sévère pour ce philosophe trop populaire, dont les oeuvres, d’abord boudées par ses pairs, furent ensuite accueillies par les « gens cultivés », qui y retrouvaient leurs angoisse et leurs peurs ? Tardivement reconnu, mal aimé, c’est après sa mort qu’il eut réellement des disciples de valeur. Et il serait à peine exagèré d’affirmer que sans lui, Nietzsche, Wagner, Thomas Mann et Hermann Hesse n’auraient pas écrits les mêmes livres.

La haine de l’enseignement

Né le 22 février 1788, fils d’un commerçant riche et cultivé, Schopenhauer voyagea beaucoup dans son enfance. Après la mort de son père (1805), il vécut avec sa mère, romancière, qui lui laissa le choix entre la vie facile de négociant et les études classiques. A dix-neuf ans, il décida de s’inscrire à l’Université pour y étudier les lettres et les sciences. Il se passionna pour Platon, Kant et la philosophie hindoue. A Berlin, il étudiera ensuite des matières aussi diverses que la botanique, la minéralogie, la chimie, la jurisprudence, la flûte et la guitare. Sa thèse sur la Quadriple racine du principe de raison suffisante  sera peu remarquée, mais lui vaudra son habilitation comme professeur. Il est vrai que Schopenhauer aura en tout …neuf étudiants ! Berlin est encore si plein de  l’influence spéculative de Hegel et des hégéliens que sa doctrine paraît bien simpliste. En 1819, il publiera son oeuvre principale, le Monde comme volonté et comme représentation, qui, faute de succès, dut être mise au rebut.

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Dégoûté, Schopenhauer part pour l’Italie. Sa carrière universitaire s’était soldée par le même échec que son oeuvre philosophique, n’ayant ni lecteur ni étudiants, il prend en haine l’enseignement universitaire.

Il vivra désormais seul, retiré du monde et, en dehors des démêlés célèbres de Schopenhauer avec sa voisine – une couturière – on ne connaît que fort peu de choses de sa vie privée. Il se lève chaque jour à 8 heures, lit et écrit, joue de la flûte avant de déjeuner et, le soir, se rend au théâtre, après une sieste et une promenade. Quand le choléra ravage Berlin (Hegel en était mort), Schopenhauer ira s’installer à Francfort où il vivra encore vingt-neuf ans. Toutefois, à partir de 1851-1853, avec le publication des Parerga et Paralipomena (Promenades autour de son oeuvre), il connaît la célébrité, non seulement en Allemagne, mais en Angleterre. Son humeur grincheuse et taciturne fait place à une bonhomie toute nouvelle : ses livres sont réédités. Il vit au milieu d’un groupe de disciples et il reçoit à sa table de l’hôtel d’Angleterre tous ceux qui sont avides de s’initier à sa doctrine. Il mourut le 23 septembre 1860, assurant par son testament une vieillesse heureuse à son chien.

La souffrance positive

« Ma philosophie doit se distinguer de toutes les autres, écrit-il en 1814, en ce qu’elle ne doit pas être une science, mais un art. » Les raisons de l’échec officiel de Schopenhauer et de son succès populaire tiennent sans doute à l’extrême simplicité de sa doctrine. A l’origine de tout, il y a la volonté, le vouloir-vivre . Cette volonté, multiplicité de désirs sans fin, n’est que souffrance et la souffrance seule est positive. Quand elle cesse, on connaît alors le plaisir. A ceux qui lui demandaient si l’on ne pouvait reconnaître au plaisir une égale intensité, il suggérait que l’on comparât le plaisir d’un animal qui en dévore un autre à la souffrance de celui qui est dévoré. Partout règne la cruauté. Pourtant, cette volonté est à l’origine de tout. Unissant un kantisme curieusement interprété et l’influence hindoue, Schopenhauer ne voit dans le monde que la simple représentation de la volonté. Ce monde, marqué par la douleur, suscite en l’homme des désirs inassouvis. Condamné à être déchiqueté par eux, il ne peut au mieux que resentir l’ennui.

Ce sont pourtant les chemins de la liberté que Schopenhauer propose de montrer à chaque individu, s’il a le courage de vouloir échapper au vouloir-vivre. Le suicide est une solution impossible, même si l’idéal serait sans doute de n’être jamais né. Celui qui se tue le fait encore au nom de ce même vouloir-vivre. Il exige seulement une vie plus heureuse. Les trois étapes qui marquent la véritable libération sont respectivement la contemplation esthétique, la pitié et le renoncement à tout désir (ataraxie). Dans la contemplation esthétique, l’homme oublie tous ses désirs; par la pitié, il prend conscience de l’identité de son être souffrant avec celui de toutes les créatures. Pour Schopenhauer, ce sentiment est le véritable fondement de la morale. Enfin, le Nirvana qu’il nous propose d’atteindre consisterait à tuer en soi tout désir, à la manière du bouddhisme hindou.

La Métaphysique de l’amour insiste plus spécialement sur l’attitude que l’homme doit adopter à l’égard de la sexualité. Il ne doit pas procréer mais fuir la femme, car celle-ci n’est, elle aussi, qu’une ruse du vouloir-vivre : on croit comme Platon désirer la beauté d’un corps, mais c’est en fait l’espèce qui cherche à se perpétuer, et avec elle l’immense cycle de souffrance de la volonté.

Un pessimisme fondamental

Assurément, cette philosophie, par sa construction rigoureuse, ressemble à un tableau : tout y est donné d’emblée, du premier regard, facilement accessible. Rien de commun avec la complexité et l’abstraction du criticisme de Kant, les méandres et les obscurités de l’hégélianisme. Schopenhauer a rebuté les universitaires, mais séduit l’homme cultivé, qui retrouve dans son pessimisme fondamental et sa mélancolie une part de ses espoirs déçus et de son malheur d’exister. Pourtant si Schopenhauer n’avait été qu’une sorte de pessimiste alimentant une certaine sagesse populaire, il est probable que son oeuvre ne lui aurait guère survécu. Or, la profondeur de ses analyses et la beauté de ses constructions sont telles qu’elles ont au contraire marqué plusieurs générations de poètes, de musiciens, d’écrivains et de philosophes.

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Richard Wagner 

C’est tout d’abord Wagner qui vouera à l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation la plus grande admiration. sans doute le rapport du créateur du Crépuscule des dieux à Schopenhauer est-il des plus complexes, mais il est certain qu’il a transposé dans toute son oeuvre les idées fondamentales de sa philosophie. La structure de l’opéra (l’enchaînement de la faute à la quête de la rédemption, la naissance du drame musical où le héros se détache de la vie pour aller vers la mort, qu’il s’agisse de Lohengrin, le chevalier au cygne, du Vaisseau fantôme ou de Tristan et Isolde ) est empruntée au schéma schopenhauerien. Seulement, le rapport entre l’amour et la mort est inversé. Wagner est plus proche du romantisme que de Schopenhauer sur ce point. La sensualité, loin d’être bannie comme piège du vouloir-vivre, est chez Wagner profondément valorisée. L’ amour et la mort deviennent identiques.  » Inconscience, volupté suprême  » : c’est sur ce dernier mot que s’achève la longue plainte d’Isolde devant Tristan mort.

Une odeur de Faust.

Comment, dès lors, le jeune Nietzsche, n’aurait-il pas été à son tour séduit par Schopenhauer ? Son premier livre, l’Origine de la tragédie,  dédié à Richard Wagner qui en offrit le premier exemplaire au roi Louis II de Bavière, analyse aussi la structure de la tragédie grecque à travers le schéma schopenhauerien. Union éphémère de l’apollinien et du dionysiaque, elle est la seule possibilité authentique inventée par les Grecs de surmonter le tragique de l’existence en le transformant en beauté. Chez Schopenhauer, comme chez Wagner, Nietzsche retrouve ce qui le séduit le plus dans le passé allemand : le romantisme, une odeur de Faust, la gravure de Dürer le Chevalier, la Mort et le Diable, ou, comme dit Nietzsche, la Croix, la Mort et la Tombe. Nietzsche consacre encore une de ses Considérations inactuelles à  » Schopenhauer comme éducateur « , mais il la reniera par la suite, comme il a renié Wagner, ne voyant en lui qu’un produit du nihilisme européen, un « devin de la grande lassitude « . Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer la vision nietzschéenne du tragique sans Schopenhauer.

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Gravure de Dürer : Le Chevalier, la Mort, le Diable

Dès lors, son influence va marquer toute la culture allemande. De plus, il accorde à la musique un privilège, celui de pouvoir exprimer non pas le simple monde phénoménal, mais l’essence même de la volonté souffrante. On retrouve sans peine son influence, non seulement dans les compositions musicales de Wagner mais chez Gustav Malher et son romantisme plaintif de la nature, et Schönberg et chez sa musique d’un « monde brisé « .

Toutefois, les deux véritables disciples de Schopenhauer seront, dans la littérature moderne, Thomas Mann et Hermann Hesse. des Considérations d’un apolitique au Docteur Faustus, Thomas mann est finalement plus proche de Schopenhauer que de Nietzsche. Comme dans la gravure de Dürer, c’est un compagnon qui ne le quittera jamais. La vision fondamentalement pessimiste et tragique qu’il développe à propos de l’homme comme de la culture est issue, en partie, de cette inspiration. Il en va de même pour Hermann Hesse, qui poussera à son paroxysme ce goût pour l’inspiration hindoue, avec en plus, cette étrange passion de la vie qui fait rêver Klingsor, au cours de son dernier été.

La France aurait-elle ignoré Schopenhauer ? Non. Car c’est en France que parurent certaines des plus belles études consacrées au philosophe. Ainsi le magistral essai d’Edouard Sans, Richard Wagner et la pensée schopenhauerienne (Klincksiek, 1969), ceux de Clément Rosset (Logique du pire, PUF, 1969). Enfin, comment oublier que sans Schopenhauer, il n’y aurait sans doute jamais eu l’oeuvre de Cioran ?

Jean-Michel PALMIER.

La métaphysique de l’amour, métaphysique de la mort de Schopenhauer – (10/18)

Nouveau roman de Günter Grass, nouvelles polémiques.

Vendredi 10 décembre 2010

Nouveau roman de Günter Grass, nouvelles polémiques.
Article paru dans Le Monde Diplomatique -Juin 1992 -

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Il est rare qu’un roman de Günter Grass ne suscite pas de polémiques. Son tout dernier, Unkenrufe, paru le 4 mai 1992, ne faillit pas à la tradition. Depuis le scandale provoqué par Le Tambour au début des années 60, l’accueil réservé à Une rencontre en Westphalie, au Turbot ou à la Ratte, il s’y était sans doute habitué. Partisans et adversaires s’accordent néanmoins à reconnaître en lui « le premier et le plus représentatif des écrivains d’Allemagne  » . Avec un scalpel, il fouille sans cesse le passé, proche ou lointain, en exhume souvent des monstruosités que beaucoup souhaiteraient oublier. Admiré ou haï, Grass ne veut pas répéter les erreurs des intellectuels de Weimar : il faut descendre dans l’arène, s’y salir les mains, participer aux campagnes politiques, ne rester étranger à aucune question qui engage l’avenir, accepter le corps à corps avec l’histoire. Dès son appartenance au Groupe 47, alors qu’il était connu comme dessinateur et non comme romancier, son nom apparaissait parmi ceux qui, sur les ruines du nazisme, voulaient redonner ses lettres de noblesse à la littérature allemande et devenir les porte-parole d’une nouvelle génération.

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Le Tambour (1959), son premier grand succès, lui attira l’hostilité, partagée avec Heinrich Böll, de tous ceux qui voulaient laisser dormir le passé. En même temps il apparaissait à la jeunesse, à tous les adversaires du consensus social, comme l’une des intelligences critiques les plus vives et les plus corrosives de son temps, un auteur dont les oeuvres ne seraient pas mises de sitôt, comme le prophétisait le poète et sociologue Enzensberger,  » à la morgue de l’histoire littéraire « . Son cas était d’autant plus inquiétant qu’il était parvenu à créer un style d’une rare originalité, renouant avec le souffle épique du Alfred Döblin de Berlin Alexanderplatz, dont il apparaissait comme le seul véritable héritier. Attaqué ou encensé par la critique, chacun de ses romans poursuit sa carrière subversive. Qu’il évoque la guerre à travers l’histoire d’un petit garçon qui refuse de grandir, les rapports entre l’homme et la femme depuis le néolithique, mémorisé par un poisson, la dévastation de la Terre dont une ratte tire le triste bilan, il excelle à mélanger le pessimisme le plus sombre à la gouaille et à l’imagination la plus débridée.

Une vigie contre la bonne conscience

Dès 1965, il apporta son soutien au SPD et n’a cessé depuis de multiplier les interventions politiques. Son amitié avec Willy Brandt, sa participation aux campagnes électorales du SPD lui valurent des réparties cinglantes. La droite ne cessa de le vilipender, la gauche socialiste le considérait comme un allié parfois récalcitrant ou trop radical, l’extrême-gauche lui reprocha de s’aligner sur la social-démocratie en approuvant le nucléaire. a l’égard des deux Allemagnes sa position fut toujours très complexe. Rappelant inlassablement que sa patrie (Il est né près de Gdansk-Dantzig) était perdue à cause d’une guerre que l’Allemagne nazie avait déclenchée, il voyagea en Pologne avec Willy Brandt en 1970, maintenant tout aussi fermement que l’unité allemande doit être recherchée au niveau de la langue et de la littérature, que les deux Allemagnes resteraient inévitablement séparées, affirmant que le langage seul le consolait de la perte de sa ville natale.

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Lorsqu’en 1983, il encouragea à mettre fin à l’alignement de la RFA sur la politique  américaine, à généraliser l’objection de conscience, nombre de ses partisans crièrent à l’irresponsabilité et l’invitèrent à se cantonner désormais à la littérature. Seulement, celui que l’on nomme souvent outre-Rhin      
 » l’irascible écrivain à moustaches  » n’a jamais oublié le passé et son horreur. Avoir connu la guerre dans sa jeunesse lui a laissé des bleus à l’âme et des cicatrices. Et l’intellectuel, il ne peut le concevoir que comme une vigie, attentive à tous les dangers, quitte à troubler sans cesse la bonne conscience et le sommeil des autres.

C’est une véritable tempête qu’a déchaînée dans les médias allemands son nouveau roman Unkenrufe (1). Beaucoup ne sont pas prêts de lui pardonner. Cet assez long « récit » – trois cents pages – a déjà connu depuis sa parution, le 4 mai dernier, malgré l’éreintement de la critique, trois éditions successives. Il raconte, en sept chapitres, une étrange histoire d’amour. Alexander, veuf sexagénaire, est professeur d’histoire de l’art à Bochum, spécialiste des inscriptions funéraires. Alexandra, veuve du même âge, au maquillage assez appuyé, vient de Dantzig et s’occupe de la restauration des oeuvres d’art. ils se sont rencontrés par hasard et veulent acheter le jour de la Toussaint des asters rouges pour fleurir les tombes de leurs parents, aux inscriptions illisibles. Les siens ont fui Dantzig à la fin de la guerre, ceux d’Alexandra se sont échappés de Vilnius. Ils sont morts avec la tristesse de savoir qu’ils ne seraient pas enterrés là où ils étaient nés.. Il n’y a pas assez de fleurs pour les deux bouquets et il lui offrira les siennes. Elle acceptera ces asters ardents sans un mot.

Ce simple geste, cette histoire d’amour automnale de deux personnages à l’automne de leur vie, qui osent à peine s’embrasser, rouvrent le souvenir de la plaie béante, interpellent le non-sens de l’histoire. Ils sont à Gdansk, l’ancienne Dantzig, et dans ce cimetière, alors que l’Europe s’ouvre à tous les bouleversements – nous sommes à quelques jours de la chute du mur – ils font un rêve. L’Allemand et la Polonaise souhaitent contribuer à la réconciliation de leurs deux peuples par un geste d’humanité : permettre aux Allemands qui ont dû fuir Dantzig de trouver une place dans un cimetière de leur ancienne ville pour y reposer à jamais. Ils mettent immédiatement sur pieds une société de pompes funèbres germano-polonaise et l’idée devient réalité. Bientôt leur cimetière de la réconciliation peut enfin exister.

Mais ce projet généreux et idéaliste engendre immédiatement des complications car il éveille des intérêts économiques qui dépasse ses auteurs. Il leur échappe – ils ne sont même pas membres du conseil d’administration de leur association – car ils n’avaient pas prévu la convoitise que pourrait susciter la force du mark. Alexandra en vient à douter du bien-fondé de leur idée. Dans ce microcosme que représente la fondation du cimetière défilent, comme des ombres, tous les grands événements qui ont scellé l’unification des deux allemagnes. L’avertissement du danger est donné au couple d’amoureux retraités par le coassement mélancolique d’un crapaud -c’est le titre de l’ouvrage – auquel Günter Grass, qui admire son aspect « archaïque », rend hommage par quelques portraits gravés, qui jalonnent le livre. Ses cris rauques et saccadés sont censés porter malheur, annonceur de mauvais présages. mais, pour qui les écoute attentivement, le pire peut être évité.

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L’histoire n’est pas sans beauté. Elle émeut souvent. Avec une ironie cruelle, Grass excelle à mêler le présent et le passé, à nouer de manière inextricable les destins de ces familles allemandes et polonaises, séparées par l’histoire, à décrire comment la haine et l’amour les ont en permanence unies et dissociées au sein d’une même ville. Il montre surtout comment l’idée la plus humanitaire, la plus généreuse peut devenir prétexte à la spéculation la plus scandaleuse. Les deux veufs ont fait un rêve; donner aux morts une paix qu’ils n’ont pas connue de leur vivant. Leur cimetière de la réconciliation, ce sera un vieux cimetière abandonné de Gdansk. La politique finit quand les hommes sont morts. L’ange de la mort les rassemble sous ses ailes. Alexander et Alexandra, apprentis sorciers, ne deviennent, eux, que des pièces inutiles dans un jeu qui leur échappe et qui ne connaît que la loi de l’argent. Ils n’avaient pas prévus la maison de repos pour vieillards, le golf pour les familles. Même la méfiance des Polonais a disparu face au profit : on n’enterrera pas seulement les anciens habitants de Dantzig, on exhumera les autres, plus anciens, car l’opération est d’un bon rapport.

Ce coassement qui dérange

Les critiques allemands n’ont pas pardonné à Grass cette allégorie de l’unification des deux Allemagnes, des auspices sous lesquels elle s’est effectuée. C’est donc, à quelques exceptions près, à un véritable tir de barrage que s’est heurté le livre de Günter Grass. L’une des attaques les plus dures, venue du Spiegel (4 mai 1992), est signée Marcel Reich-Ranicki, l’une des plumes les plus mordantes de la critique d’Outre-Rhin, qui n’avait pas hésité à s’en prendre à Walter Benjamin lui-même. Tout en reconnaissant la force de son style, Marcel Reich-Ranicki estime le texte de Grass  » tiré par les cheveux  » et sans grand intérêt. Il lui reproche de multiplier les clichés. Mais l’habileté de l’auteur du Tambour, à travers tous ses romans, n’est-elle pas justement de jouer – un peu comme le fit R. W. Fassbinder dans ses films – avec ces clichés, de les détourner ? Reprocher à Grass l’invraisemblance de son récit ne peut manquer d’étonner quand on songe aux thèmes de ses autres romans : l’histoire raconté par un nain, le féminisme par un turbot, l’apocalypse nucléaire par une ratte.

La volée de bois vert qu’a reçu l’auteur l’a profondément blessé. Il dénonce dans ce concert d’insultes l’expression d’ »une véritable mafia des médias  » qui s’en prend plus à l’homme qu’à l’écrivain. Aussi a-t-il répondu avec vigueur à ses détracteurs dans le quotidien italien La Repubblica ( 12 mai 1992).

La réprobation que suscite UnKenrufe dépasse les habituelles querelles esthético- politiques qu’éveille chaque roman de Günter Grass. Méfiant, l’auteur ne participe visiblement pas à l’euphorie que suscite l’unification allemande. Lui reprocher d’avoir la nostalgie des deux Allemagnes serait absurde, car il n’a cessé de parler de la  « nation allemande « , de se référer à son unité linguistique et culturelle, et cela dès les années 60. Seulement, il imaginait qu’elle serait autrement. Une fédération de Länder lui semblait préférable à un « colosse « de quatre vingt millions d’habitants, à une superpuissance économique condamnée à porter sur ses épaules toutes les hypothèques du passé.

Et il s’interroge sur l’intégration d’une telle Allemagne dans l’Europe nouvelle. L’écrivain, qui, comme Christa Wolff (2), dont il a pris la défense contre une campagne de calomnies abjectes, a intégré si intimement la mémoire et l’histoire dans ses romans, n’hésite pas à parler d’un « degré zéro de la littérature allemande  » si l’on sépare le présent du passé, si on l’ efface d’un coup d’éponge dans l’euphorie de la nation retrouvée. Il ne supporte pas qu’on raye d’un trait la culture de l’ex-RDA. Elle s’est édifiée au prix des pires difficultés et il trouve honteux de s’en prendre à ses écrivains, ses poètes ou ses peintres, de leur faire porter la responsabilité d’un système dont beaucoup furent les victimes. Grass n’a jamais prétendu que l’Allemagne devait éternellement « faire le travail du deuil  » mais il trouve qu’il y a dans certains accents de triomphalisme quelque chose d’indécent.

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                                                                        Christa Wolff

Ce qui l’a blessé dans ce concert d’insultes à son égard, c’est qu’on s’en prenne aussi à ses qualités d’écrivain. On lui reproche de n’avoir plus rien à dire, de ne «  pas avoir de thèmes  » alors qu’ils sont dans la rue, de ne pas être sensible aux aspirations de ses contemporains, d’être devenu sourd aux rumeurs du Tambour. Et le critique du Spiegel regrette que le couple d’amoureux retraités ne soit pas brisé par un accident à la page 98 :  » Ce serait une libération pour tout le monde.  » Grass, lui, se méfie des émotions nationales et n’hésite pas à caresser l’histoire à rebrousse-poil.

Une région, qu’il évoque si volontiers avec son passé complexe, lui est chère. La Silésie n’est, pour Günter Grass, ni une province volée à l’Allemagne dont il faut entretenir la nostalgie, ni une terre polonaise reconquise. Il faut apprendre à parler sans nationalisme, à regarder l’histoire dans les yeux. Et dans le regard de Grass, de ses personnages meurtris, défilent aussi bien les images des ravages de la guerre de Trente Ans que les bombardement de la seconde guerre mondiale. Ce qui reste, c’est la culture, le seul lieu où les oppositions peuvent se réconcilier, où une unité peut être retrouvée. Le drame baroque (Trauerspiel ) fut silésien avant d’être allemand. Et on comprend que Grass rêve de lire en public, en polonais, les oeuvres d’Andréas Gryphius, le plus grand poète silésien, qui, au dix-septième siècle, inventa la tragédie allemande comme genre littéraire, tout en se révoltant contre les cruautés de la guerre de Trante Ans.

L’auteur du Tambour n’a aucune pitié pour ceux qui versent des larmes de crocodile sur les territoires perdus, mais il n’épargne pas non plus ceux qui veulent aller trop vite dans la rupture avec le passé, qui identifient l’accélération de l’histoire et la réalisation de désirs mercantiles. Ce passé, l’adolescent en a trop souffert. Il est toujours vivant en lui. L’écrivain est aussi dessinateur et il a sans doute souvent médité sur les dessins de George Grosz, le dadaïste , qui fit, au vitriol, le portrait de la République de Weimar, avec sa bourgeoisie triomphante fêtant au champagne l’écrasement du spartakisme et la victoire du capital.

Incongru, son coassement de crapeau l’est assurément. Il dérange et trouble l’harmonie, comme la vermine de la Métamorphose de Kafka. On souhaiterait qu’il crève pour s’en débarrasser. Mais si on écoute attentivement le coassement de ce crapaud, on y distingue aussi une prière, une oraison funèbre, un chant d’amour pour cette ville de Dantzig que Grass porte dans son coeur comme une blessure permanente.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Günter Grass, Unkenrufe (le coassement du crapaud), Steidel Verlag, Göttingen.
(2) Lire Jean-Michel Palmier,  » Que reste-t-il de la culture est-allemande ? « , le Monde diplomatique, octobre 1990.

 

L’angoisse atomique

Samedi 27 novembre 2010

L’angoisse atomique, article paru dans Politique hebdo N° 70, jeudi 15 mars 1973.

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Il y a des images qu’on oublie pas : celles d’Hiroshima mon amour, celles du documentaire de P. Watkins, La bombe (The Wargame), qui nous montrait ce que serait Londres quelques minutes après une attaque nucléaire : villes rasées, immeubles en ruines, monceaux de corps alignés le long des rues, méconnaissables, cadavres calcinés; blessés hurlant, avec les cheveux et la peau qui s’enflamment…

Ce n’est pas par hasard si les premiers contingents de la nouvelle gauche anglaise et américaine se sont formés lors de ces manifestations contre les armes nucléaires et, si des thèmes aussi rebattus que « la pollution « , l’ »environnement » sont aussi parlants, même aux jeunes les plus dépolitisés, ou si tant d’autres jeunes, aux Etats-Unis, depuis l’épopée de Ginsberg et la beat-generation quittent le confort de l’American Way of life, tournent le dos à la civilisation et prétendent créer – comme dans les classiques de science-fiction d’Asimov – une nouvelle « fondation », c’est à dire un nouveau monde, par-delà la peur, la souffrance inutile et la cruauté.

L’angoisse électrique de la jeunesse de Hair

Les spécialistes ont beau déplorer cet état de la jeunesse qui condamne la technique moderne en confondant la science et l’usage destructeur qui en est fait, il n’en demeure pas moins que ce refus massif d’un monde qui confond le confort et le gaspillage, la civilisation et la barbarie, qui exporte allégrement du napalm et des télévisions en couleur est un phénomène politique essentiel.

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                                     La Bombe par Grégory Corso

Cette angoisse de la mort atomique qui a ébranlé l’Amérique nouvelle – depuis le poème de Gregory Corso, écrit en calligramme en forme de bombe, jusqu’à l’orage électrique de Hair – ne touche pas seulement la jeunesse des pays capitalistes. La jeunesse soviétique présente les signes d’une même angoisse. L’affaire des fusées de Cuba, qui faillit déclencher un conflit entre l’URSS et les Etats-Unis fut l’une des causes de la chute spectaculaire de popularité de Khrouchtchev et – comme les poètes beatnicks – les poètes soviétiques ont aussi parlé. Voznessensky (1), par exemple écrit  » Je ne suis pas pessimiste. Mais lorsque, couché sur l’herbe, j’embrasse une fille, je ne peux m’empêcher de penser que l’herbe est empoisonnée par les retombées atomiques  » et il raconte qu’en 1962, au moment de l’affaire des fusées, beaucoup de filles russes qui n’avaient jamais fait l’amour ne voulaient plus attendre car elle pensaient que c’était « leur dernière chance « . Il écrira même un poème sur Marylin Monroe qui reprend le même thème : elle se suicide parce que la menace d’une guerre nucléaire rend la vie invivable et absurde.

Aujourd’hui, il semble que cette peur tende à se généraliser: ce ne sont plus seulement les jeunes, les poètes beatnicks américains ou les anti-conformistes soviétiques qui l’expriment : elle est là, tapie dans l’ombre, prête à surgir dès qu’on parle de construire une centrale nucléaire. Le fantôme de la Bombe crève les écrans de cinéma et s’identifie, dans la société moderne, à l’image même de l’Apocalypse.

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                      Franco Fornari 

En dehors du livre de Franco Fornari, « Psychanalyse de la situation atomique«   (2), psychanalyste militant qui, joignant l’acte à l’écrit, fut l’un des protagonistes de la campagne anti Bombe-H en Italie, et de quelques études partielles, nous ne possédions encore aucune étude complète et documentée de cette angoisse atomique et de la peur des centrales nucléaires. aussi faut-il souligner l’intérêt du livre que Colette Guedeney et Gérard Mendel ont consacré à ce sujet (3).

Ce travail est né d’une rencontre entre deux psychanalystes. Colette Guedeney a travaillé six ans dans le service de Radio-Protection d’un « pays de la communauté européenne » et Gérard Mendel est l’un de ceux qui ont le plus fait pour décrire la sociogénèse, c’est à dire pour confronter la psychanalyse aux phénomènes collectifs. – sociaux et politiques – comme en témoignent ses précédents ouvrages, notamment La révolte contre le père, la Crise des générations et l’Anthropologie différentielle (4). Le projet des deux auteurs est vaste : il s’agit de comprendre les liens étroits qui unissent les fantasmes liés à la bombe atomique et les représentations archaïques de l’inconscient.

Le point de départ de cette enquête est un fait irréfutable: les gens réagissent à l’égard des centrales nucléaires comme face à la bombe atomique elle-même et par ailleurs tout ce qui concerne cette bombe est en général refoulé  et nié. Tout se passe comme si la plupart des gens s’habituaient à l’idée de vivre sous la menace permanente des fusées nucléaires, de l’équilibre de la terreur, équilibre qui risque à chaque instant de se rompre par suite d’un politicien paranoïaque.

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On se souvient du film de Kubrik, Docteur Folamour, qui nous montrait avec un humour noir comment une guerre atomique pouvait être déclenchée par un général devenu fou qui aurait la mauvaise idée de mettre en action le système de riposte nucléaire américain en faisant croire que les Rouges ont attaqué.

Une énergie pacifique ?

IL était donc intéressant de voir comment ce phénomène s’exprimait au niveau de l’inconscient individuel et collectif. Depuis la fin de la guerre, l’énergie nucléaire a vu s’élargir son champ d’application : médecine, biologie, industrie. Dès 1950, on a commencé à construire les premières centrales nucléaires destinées à fournir de l’électricité. Mais ces usines – aux buts pacifiques – suscitèrent un peu partout des réactions d’angoisse qui amenèrent les pouvoirs publics à s’inquiéter du phénomène. C’est ainsi que Colette Guedeney a pu observer pendant six ans, de 1965 à 1971, en tant que médecin du Service de Radio-Protection, les manifestations de cette angoisse nucléaire et les tentatives faites pour l’enrayer.

Rien n’est plus étonnant que ces stages d’information destinés à « rassurer » les personnalités locales, dont la liste est établie par le ministère de l’intérieur qui, à leur tour, seront chargées de rassurer leurs concitoyens et administrés. Les spécialistes se succèdent pour vanter les usages pacifiques de l’énergie nucléaire et proposent que l’on regarde en face les dangers réels qu’elle présente. On projette des images de Nagasaki et Hiroshima et toutes les questions des participants portent sur la guerre atomique. Des psychologues font des cours sur la panique. Mais quelle panique ?

Il est en effet étrange, comme le remarque Colette Guedeney que, dans l’esprit même des organisateurs de ces stages, la différence entre les usages pacifiques et destructeurs soit si peu perceptible. Que montre-t-on au cours de ces stages ? L’utilisation de l’énergie nucléaire en médecine, en biologie, le rôle des radio-éléments en agriculture ? Absolument pas. On fait des cours sur la panique et la bombe et on fait visiter un abri atomique… pour montrer le visage pacifique et bénéfique de l’atome ! Paradoxe ou acte manqué, le discours militaire apparaît en filigrane dans le discours économique pacifique. Toutefois, ce qui fascine les auditeurs, ce n’est pas l’explication scientifique, c’est le récit des accidents liés à la fantasmagorie nucléaire : l’histoire du bateau japonais recouvert de cendres blanches provenant de la volatilisation d’un atoll, l’enfant de Mexico qui trouva dans un chantier une source de  cobalt et la ramena chez lui : toute la famille mourut en quelques mois. L’accident de Windscale en Angleterre, survenu lors d’un incendie…

L’analyse des fantasmes du personnel travaillant dans des centrales est étonnante: la moindre rumeur devient vérité, le décès d’un ouvrier est attribué sans vérification à l’énergie nucléaire, on craint les enfants monstres, les ingénieurs rêvent qu’ils sont poursuivis par un compteur Geiger. Quant au public, au voisinage des centrales nucléaires, son angoisse est encore plus irrationnelle car il ignore tout de ce qui s’y fait. On craint la mort des animaux et des plantes, on raconte que les feuillages, aux alentours de la centrale, rougeoient brusquement, que les cheveux peuvent aussi devenir blancs instantanément…

Livrés aux seigneurs de la guerre

Il serait facile de rire. La contre-offensive officielle n’a aucun mal, à l’aide de psychologues et de conférenciers, à montrer que les craintes des habitants sont non fondées et que les risques invoqués sont souvent mythologiques, mais n’y a-t-il pas derrière ces fantasmes une peur rationnelle ? On peut souligner naturellement le fait que cette crainte est entretenue par le secret qui plane sur ces centrales et qui donne à l’énergie nucléaire quelque chose de diabolique, mais pourra-t-on dans le climat politique international actuel, dissocier un jour la représentation de l’énergie atomique du champignon d’Hiroshima ?

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                                                         Gérard Mendel

Car c’est bien là le problème et Mendel l’a remarquablement souligné, non sans courage, lorsqu’il tente d’introduire dans la psychanalyse un esprit militant, c’est à dire – pour parler comme Fornari – un sens éthique et politique de la responsabilité : dans un monde où les individus sont sans pouvoir politique réels sur les décisions qui engagent toute leur existence, livrés à ce que C. Wright Mills, l’un des pères de la nouvelle gauche américaine, appelle « Les seigneurs de la guerre « , comment ne pas craindre l’usage systématiquement destructeur qui est fait du progrès technique et de la science elle-même? Ce que Mills a pu montrer pour les Etats-Unis est hélas trop vrai: il est impossible aujourd’hui de dissocier la recherche scientifique de la stratégie militaire, la diplomatie de l’armée, les usines géantes du complexe militaire-industriel.

Le Père est châtré par la Mauvaise Mère

L’interprétation que tente Mendel est importante : à partir de sa conception du rôle des images archaïques de l’inconscient, il nous montre que cette angoisse nouvelle vient se greffer sur les plus vieux fantasmes de l’humanité. Le père est châtré par la Mauvaise Mère archaïque, la pollution de la Nature est vécue sur la même thématique que celle d’un viol ou d’une castration.

Le débat reste ouvert. Une centrale nucléaire ne suffit pas à tuer tous les poissons et à faire mourir les arbres; elle peut être source de progrès technique et de bien-être accru, mais on ne peut oublier que l’énergie atomique est entrée dans l’histoire de l’inconscient collectif avec le visage du crime, celui d’Hiroshima, et, qu’entre l’Hiroshima mythique qui ne s’effacera jamais de la mémoire des hommes et les bombardements au napalm des Américains au Vietnam, il n’y a qu’un petit fossé que certains experts du Pentagone auraient aisément franchi.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Signalons la parution à l’Âge d’Homme (Lausanne) d’un remarquable volume qui regroupe de nombreux poèmes de Voznessensky : Mais la poésie..
(2) F.Fornari : Psychanalyse de la situation atomique, Gallimard.
(3) L’angoisse atomique et les centrales nucléaires, Editions Payot, 243 P.,
(4) Publiés aux Editions Payot.

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