Archive de la catégorie ‘SOCIETE’

Heidegger : une pensée inactuelle ?

Samedi 20 septembre 2008

Article paru dans Le Monde du 03 janvier 1974.

 041017fh1.jpg Friedrich Hölderlin
* HEIDEGGER, par René Schérer et Arion Lothar Kelkel, Seghers; 192 pages, 13,70 F.

      La pensée de Heidegger se veut résolument inactuelle. Sans disciples, sans continuateur, Heidegger est une figure solitaire, un géant que beaucoup préfèrent ignorer. Pourtant tous les travaux publiés en Europe comme aux Etats-Unis sur les pré-socratiques, la poésie, le langage, ne peuvent manquer de faire référence à ses écrits sur Kant, Hölderlin, ou Héraclite. L’essai de René Schérer et A-L Kelkel est remarquable par sa clarté et son honnêteté. Ce qui constitue son originalité, c’est ce souci de montrer comment l’inactualité de la pensée d’Heidegger – qui dit volontiers qu’on ne le lira que dans plusieurs siècles – rejoint paradoxalement certaines tendances parfaitement actuelles de la contestation.
     On a souvent remarqué aux Etats-Unis les rencontres entre Marcuse et Heidegger dans leur pessimisme face à la technique et à la modernité. René Schérer, en présentant celui qu’il nomme « dernier des philosophes », montre la convergence qui existe aujourd’hui entre la volonté de sauvegarder la nature et un certain regard que Heidegger s’efforce de restituer sur l’ univers familier. La mise en question de l’essence de la technique, l’enracinement paysan de sa pensée, ses évocations de l’hiver, de l’orage, de la neige, que certains qualifiaient, il y a quelques années, de « conservatisme agraire » ne font plus sourire aujourd’hui. En parlant de « dévastation de la terre » par la volonté technicienne de l’homme, Heidegger est-il, comme le prétend Schérer, un précurseur de tout le courant écologique? C’est un paradoxe qu’il soutient avec humour.
     Ce qui est certain, c’est que cette pensée intempestive qui s’interroge sur l’essence de l’oeuvre d’art et les poèmes de Hölderlin, qui délaisse la science pour la parole des poètes, s’inscrit dans une critique réelle de la modernité. Par-delà la gangue des commentaires, Heidegger serait-il à redécouvrir ?

JEAN-MICHEL  PALMIER

Vers la fin de la métaphysique –

Dimanche 7 septembre 2008

Article paru dans le journal « Le Monde » du 28 mai 1976

 percon002a.jpg Martin Heidegger  2070707393.jpg Etre et Temps

La mort de Martin Heidegger

« Il naquit, travailla et mourut ».dans un cours Heidegger décrivait ainsi Aristote. Cette phrase laconique n’est pas sans évoquer sa propre vie, toute entière éclipsée par une oeuvre qui compte assurément parmi les plus importantes de la philosophie allemande, la plus originale sans doute depuis Nietzsche.
L’homme lui même demeure un inconnu. Ce n’est que tardivement, dans des textes en prose poétique, comme le Chemin de campagne, l’Expérience de la pensée, qu’il se laisse aller à quelques confidences sur sa jeunesse et le milieu dont il est issu : « Quand, parfois, au coeur de la forêt, un chêne tombait sous la cognée, mon père aussitôt partait, traversant futaies et clairières ensoleillées à la recherche du stère de bois accordé à son atelier. »
Comme il a voulu être l’homme d’une seule pensée, d’une seule question que l’on suit comme une étoile, Heidegger a été aussi l’homme d’une sensibilité : celle de la Souabe, du sud de l’Allemagne, de la Forêt -Noire avec ce catholicisme rustique qui lui fait aimer Hebel et Hölderlin. On a vu dans ses métaphores paysannes un élément réactionnaire alors qu’elles s’inscrivent au plus profond des images du sol natal. Heidegger n’est jamais aussi déconcertant que lorsqu’il associe dans ses courts poèmes les questions métaphysiques à l’ hiver et au printemps qui s’emparent de la forêt, aux nuages et au vent. En intitulant l’une de ses oeuvres principales Holzwege – les Chemins qui ne mènent nulle part - il exprimait à travers ce symbole sa conception radicale de la pensée philosophique : dans un monde avide de réponses et de raccourcis, il est bon que certains hommes rappellent que les questions importent plus que les solutions, qu’il existe encore des chemins non frayés, que l’important, ce n’est pas de traverser la forêt mais de s’y enfoncer.
Sa formation philosophique – jusqu’à son doctorat, en 1913 – a pour horizon les polémiques philosophiques qui opposent en Allemagne le positivisme, la philosophie de la vie (Simmel, Dilthey) et les différentes variétés de néo-kantisme jusqu’à la naissance de la phénoménologie husserlienne. Si ce fut Lask, tué à la guerre de 14, qui l’orienta vers l’étude de la logique, Husserl exercera sur son développement la plus grande influence.
La lecture des premiers écrits de Heidegger, la Doctrine du jugement dans le psychologisme (1914) et surtout Doctrine des catégories et de la signification chez Duns Scot (1915) montre à quel point l’interrogation métaphysique de Heidegger passe par le langage. Mais au lieu de s’orienter vers l’hégélianisme et le marxisme comme beaucoup d’auteurs de sa génération – Bloch, Lukacs – Heidegger, lui, veut revenir vers les fondements mêmes de la métaphysique. Lorsqu’il succède à Husserl à la chaire de philosophie de l’université de Fribourg, beaucoup le considèrent comme le plus brillant représentant du courant phénoménologique. La parution de son oeuvre principale, l’Etre et le Temps (Sein und Zeit, 1927)- et les commentaires qu’en fera Husserl dans la marge de son exemplaire – montrent à quel point il s’en éloignait. Loin de vouloir fonder une science du monde vécu, un nouveau rationalisme, il interprétait la phénoménologie comme un chemin, une méthode conduisant vers l’ontologie fonndamentale. Pour lui, une seule question importe à travers toutes les philosophies et tous les temps : celle de l’être de l’étant à laquelle chaque penseur a tenté de donner une réponse. En distinguant l’être et l’étant, la puissance d’exister de l’existant lui – même, Heidegger soulignait la « déchéance » de toute la métaphysique occidentale qui repose sur l’oubli de cette distinction. L’Etre et le Temps montrait la nécessité de la répétition de la question de l’être qui ne cesse, pour Heidegger, de régir notre destin.
Une telle interrogation ne pouvait être conduite que par une déconstruction du champ conceptuel de la métaphysique, une critique de son langage et l’analytique du Dasein (être-là, réalité humaine) seule étant capable de s’interroger sur l’être. Heidegger esquissait par-delà toutes les anthropologies philosophiques une analytique de la finitude qui, considérant l’homme comme un être-pour-la -mort, voyait dans l’angoisse le sentiment qui, comme révélation du néant, permettrait un tel questionnement.
Heidegger parlera de l’assurance somnambulique dans laquelle son oeuvre fut reçue. En fait, son entreprise qui devait conduire, dans la seconde partie, au renversement Temps et Etre sembla impossible à mener à son terme. Le second volume, rédigé, ne fut pas publié et Heidegger finira par retirer de l’Etre et le Temps la mention « première partie ». Echec ? Prudence et impossibilité reconnue d’échapper au langage de la métaphysique qui le conduiront plus tard à méditer les présocratiques et à interroger les poètes. Les ouvrages publiés à la suite de l’Etre et le Temps : Kant et le problème de la métaphysique (1928), Qu’est-ce que la métaphysique? (1930) souligneront la complexité de sa démarche et son originalité. Les Journées de Davos, en mars 1929, marquées par le dialogue avec Ernst Cassirer, témoignent de l’ascension de Heidegger dans le monde philosophique allemand. Sa rencontre avec la politique allait malheureusement être moins glorieuse.

Le rectorat de 1933

Jusqu’alors, on ne reconnaissait guère à Heidegger d’idées politiques. En avril 1933, le professeur Von Möllendorf, membre du parti social-démocrate, démissionnait de ses fonctions et, en accord avec le sénat de l’université, demandait à Heidegger de poser sa candidature comme recteur. Heidegger hésita à jouer un rôle dans une époque aussi troublée. Il accepta cependant. Son rectorat qui durera moins de onze mois, s’achèvera sur un conflit avec le parti nazi qui exigeait de Heidegger la révocation de doyens anti-nazis qu’il avait nommés, ce qui entraînera sa démission. Conscient de l’erreur qu’il avait commise, Heidegger, qui sera tenu en suspicion par le régime, ne manquera pas, dans ses cours, d’attaquer l’ idéologie du parti. Ne pouvant quitter l’Allemagne sans autorisation, il se verra interdire la publication de plusieurs de ses livres. Vers la fin de la guerre, après une longue campagne contre lui orchestrée par Ernst Krieck, le recteur nazi de Heidelberg, il sera déclaré le professeur le moins important de l’université et envoyé casser des pierres sur les bords du Rhin.
Pourtant, il ne fait aucun doute que le ralliement de Heidegger à Hitler fut sincère. Pendant onze mois, il a cru que le destin de l’Allemagne était lié à sa politique, et en lisant les discours qu’il prononça à l’ époque, on est frappé par leur naïveté. Même son discours de rectorat « L’auto-affirmation de l’Université allemande » est d’une grande ambiguïté. A tel point qu’un de ses élèves, devenu plus tard son critique, Karl Löwitt », affirmait que, après l’avoir écouté, il ne savait pas s’il devait relire les pré-socratiques ou s’inscrire dans les S.A. Si on ne saurait minimiser l’erreur de Heidegger, il importe de souligner que son égarement politique ne peut être compris qu’à la lumière de toute l’ histoire de l’Université allemande à cette époque.
Par-delà les calomnies dont Heidegger a été victime, il convient aussi de rappeler qu’il fut sans doute le seul recteur allemand à s’opposer aux autodafés de livres hostiles au régime, aux affiches antisémites et qu’il manifesta souvent sa réprobation de tout antisémitisme, envoyant des fleurs à la femme de Husserl, lors de l’arrestation de son fils par la Gestapo… Pourtant, cet égarement politique assombrira son oeuvre et sa vie. Après la fin de la guerre, de nombreuses polémiques éclateront à ce sujet, certains voyant même dans la détermination de l’homme comme être-pour-la mort la justification des camps de concentration. L’orgueil, la pudeur, le silence obstiné de Heidegger sur son attitude de 1933 ne firent qu’accroître le malaise, qui, aujourd’hui encore, est loin d’être dissipé.
Si, avant la guerre, l’oeuvre de Heidegger n’était connue que des germanistes et de quelques spécialistes, elle acquerra dans les années 50 une réelle célébrité, surtout après la publication de l’Être et le Néant, de Sartre. L’obstacle politique était loin d’être levé : les premiers numéros des Temps modernes se feront l’écho des disputes entre critiques et défenseurs de Heidegger. La mode était alors aux philosophes de l’existence, vastes synthèses hétéroclites où l’on faisait entrer pêle-mêle Kierkegaard, Jaspers, Nietzsche et Heidegger.
Il faut bien reconnaître que l’interprétation que donnait Sartre de l’ontologie de Heidegger était plus que contestable et il faudra attendre       la publication de la Lettre sur l’humanisme, adressée à Jean Beaufret, pour que le malentendu commence à se dissiper et que l’on renonce à interroger Heidegger comme philosophe de l’existence ou comme « existentialiste ». Si  les thèmes de l’angoisse, de la finitude, de la liberté, du  choix avaient  retenu l’attention des critiques – Mounier, par exemple, – l’originalité de la démarche était loin d’ être saisie. Les traductions, encore peu nombreuses, rendaient avec beaucoup de difficulté la complexité de son vocabulaire philosophique. Lukacs, puis Adorno s’en prenaient violemment à une pensée qu’il jugeait réactionnaire.
Pourtant, l’enseignement que Heidegger donnait à Fribourg avait des répercusions de plus en plus profondes sur le développement de la philosophie européenne. En même temps on constatait que que le style d’interrogations, les questions, s’étaient considérablement modifiés. Heidegger semblait abandonner la forme rigoureuse et démonstrative de l’Etre et le Temps, et de Kant et le problème de la métaphysiquepour aborder des thèmes nouveaux : Nietzsche comme dernier penseur de la métaphysique, les pré-socratiques, l’élucidation de l’essence de la technique moderne et le dialogue avec les poètes.

De Hölderlin à Van Gogh

Dans la réponse à l’un de ses exégètes, W.J. Richarson, qui l’interrogeait sur le passage d’un « Heidegger I » àu  « Heidegger II », de l’exposé systématique à la prose poétique. Heidegger répondait qu’il y avait approfondissement et non rupture : ces commentaires des poètes étaient le prolongement des questions de l’Etre et le Temps, et cette oeuvre les justifiait tout en les préparant. Dans ses écrits se précisait ce thème de la « Kehre », du « retournement ».
Il consacrera des études de plus en plus nombreuses aux présocratiques, cherchant dans cette aurore de la pensée  occidentale une réflexion plus originale que la métaphysique, mais surtout, dans la poésie, la possibilité d’un dialogue avec la pensée, qu’il n’a cessé lui même de mener avec Hölderlin, qu’il considère comme le poète de l’essence même dans la poésie. Après ses admirables Approches d’Hölderlin, ses commentaires de Rilke, de Mörike, de Trakl, provoqueront les réactions souvent passionnées des philologues et des germanistes.
Les positions de Heidegger à l’égard de la technique, de la science, voire des sciences humaines, éveillaient les mêmes méfiances. Loin de voir dans la technique moderne l’aboutissement de l’industrie, Heidegger la comprenait comme l’ accomplissement de toute la métaphysique occidentale. Vision passéiste, pessimiste, protesteront certains, qui ne cesseront de lui reprocher son enracinement dans une sensibilité rustique, qu’ils jugent suspecte. Pourtant les commentaires qu’il donne d’Anaximandre, de Nietzsche ou simplement de la toile de Van Gogh les souliers de paysans forcent l’admiration. Qu’on accepte ou non sa problématique, il s’en dégage une force, une beauté, une profondeur, qui ne peuvent laisser indifférents.

Un héritage problématique

En dépit de son caractère volontiers intempestif, l’oeuvre de Heidegger apparaissait comme l’une des tentatives les plus radicales pour penser l’essence de la modernité, le fondement même du monde moderne, et Marcuse lui-même dira volontiers que ce qu’il y a de rigoureux dans sa pensée, il le doit à Heidegger, dont il fut l’étudiant. Alors que pour certains, la pensée de Heidegger s’effondrait dans dans un espace de théologie négative, de pathos poétique, force est bien de constater qu’il ébranle pratiquement toutes les questions fondamentales de la métaphysique. Et si, en Allemagne, il a influencé aussi bien le psychiatre Binswanger que le théologien Rudolph Bultman, on imagine mal, en France, le dernier Merleau-Ponty, Sartre lui-même, Deleuze ou Derrida sans l’apport heidegerrien qui caractérise leur oeuvre.
Pourtant les critiques à l’égard de Heidegger seront sévères. Sa fidélité à une seule question, sa limitation de la philosophie à la seule question de l’être, l’affirmation selon laquelle la tâche de la pensée future sera de dire que l’ être est, apparaissait à beaucoup comme une longue suite d’errements gratuits.
Peu d’oeuvres, en effet, ont soulevé des réactions aussi passionnelles que celle de Heidegger. Réactions qui vont de l’ hagiographie au refus le plus brutal. Parmi les obstacles qui ont sans doute empêché l’accès du public français à son oeuvre, il ne faut pas seulement énumérer l’ombre de 1933, le retard des traductions, la difficulté d’une langue philosophique qui fonde souvent l’interprétation sur l’étymologie, recourt au grec ou au moyen haut-allemand. Son dialogue avec les poètes s’intègre mal dans une conception rationaliste qui relègue habituellement la poésie dans la littérature. L’ indifférence, voire l’ hostilité qu’éveillent chez Heidegger les sciences humaines, son indifférence à l’égard du marxisme et de la psychanalyse, qu’il a néanmoins influencés (Axelos, Lacan) ont autant heurté que certaines de ses affirmations selon lesquelles seul l’appel silencieux du chemin de campagne pouvait nous préserver du danger atomique, ou que l’interprétation de tel ou tel poème de Hölderlin était l’une des tâches les plus urgentes que nous devions assumer.
De toute la tradition philosophique allemande, Heidegger est sans doute celui qui a connu l’audience la plus large – il est plus célèbre aux Etats-Unis et au Japon qu’en Allemagne même – mais aussi le seul qui n’ait laissé aucun « disciple », aucune « école ». Car il est impossible, en fait de continuer l’entreprise de Heidegger sans courir deux risques : le pastiche et la paraphrase. Nombre de  » heideggeriens » n’ y ont pas échappé. Lui-même aimait à dire qu’il n’apportait aucune doctrine mais qu’il voulait seulement « brûler de la paille sèche ». Par-là, son entreprise constitue peut-être l’une des critiques les plus radicales de toute la pensée moderne. Après lui, il est certain qu’il est impossible d’envisager les questions métaphysiques avec la même naïveté. Aussi son oeuvre agit-elle, par-delà sa beauté et sa profondeur poétique, comme une sorte d’ébranlement total du sol de nos idées : de l’esthétique à la théorie, du marxisme à la philosophie grecque. Et cela avec le même entêtement, la même fidélité à sa problématique qui lui faisait comparer le travail du penseur à celui du paysan qui,  tout l’hiver, sculpte une bûche, attentif aux formes dormant dans l’épaisseur du bois.
« Pourquoi des poètes en temps de détresse? » demandait Hölderlin. Heidegger, lui aussi, a du concevoir un tel doute en tant que philosophe.  Dans un monde où la passion de l’interrogation disparaît, il est celui qui a tenté de poser les questions les plus inactuelles. Aussi affirmait-il volontiers qu’on ne le comprendrait que dans un siècle. Lui, l’interprète de Rilke, de Trakl, de Hölderlin a trop écrit sur la mort pour que l’on songe à la sienne en d’autres termes que philosophiques. Par-delà l’émotion qu’elle suscite, elle ne clôt pas une oeuvre dont une grande partie – cours, séminaires – est en instance d’être publiée. Avec sa voix sourde, un peu rauque, son intransigeance, sa conception si élevée de la philosophie, il appartient à ceux qui se refusant à la positivité d’une doctrine, s’efforcent de nous faire acquérir un nouveau regard sur le monde.
Avec Heidegger ne disparaît pas seulement le plus grand philosophe allemand : il était, peut-être, sans que nous y ayons pris garde, le dernier.

Jean-Michel Palmier
 

REPÈRES

Né le 26 septembre 1889 à Messkirch, en Forêt-Noire, dans le Bade-Wurtemberg, Martin Heidegger a passé presque toute sa vie dans son pays natal.
Après des études secondaires au collège de  jésuites de Constance et au collège de Fribourg-en-Brigsau, il entre en 1909, à l’ université de Fribourg, où il poursuit des études de théologie dans l’intention de devenir prêtre. Abandonnant ce projet, il se consacre  quelque temps aux mathématiques et aux sciences naturelles, et, finalement, à la philosophie, influencé par les travaux de Franz Brentano sur l’ontologie aristotélicienne.
Réformé pour des raisons de santé, il poursuit ses études à Fribourg pendant la première guerre mondiale et publie en 1916, sa thèse sur la doctrine des catégories et la signification chez Duns Scot, qui lui vaut un poste de « Privatdozent ».
Cette même année, Edmund Husserl est nommé à la chaire de philosophie de cette université, et Heidegger va devenir, de 1920 à 1923, son assistant. En 1917, il a épousé Mlle Elfride Petri, dont il aura deux enfants.
Nommé, en 1923, professeur à l’université de Marburg, il commence une série de conférences qui aboutiront à la rédaction de l’Etre et le Temps, publié en 1927.
En 1928, il succède à Husserl à l’université de Fribourg, que désormais il ne quittera plus. Il publie alors, outre de nombreux articles, Qu’est-ce que la métaphysique? (1928), ainsi que Kant et le problème de la métaphysique (1930).
En avril 1933, peu après l’arrivée de Hitler au pouvoir, Heidegger est élu recteur de l’université de Fribourg.
Pendant une courte période, il manifeste publiquement son soutien au régime national-socialiste par des discours et des articles qui lui seront longtemps reprochés. En 1934, il démissionne de son poste de recteur et se retire de la vie publique et politique. Il publie en 1936, Hölderlin et l’essence de la poésie.
En 1945, un tribunal spécial juge qu’il fut « sympathisant » nazi, mais non activiste. Il reprend ses cours, et écrit, en 1947, à l’intention de Jean Beaufret, la lettre sur l’humanisme. Nommé professeur émérite en 1952, il vit retiré à Todtnauberg, tout en faisant régulièrement des conférences à Fribourg. Il publie successivement Chemins qui ne mènent nulle part (1950), Introduction à la métaphysique (1953), Qu’appelle-t-on penser (1954), Qu’est-ce que la philosophie? (1956), Identité et différence (1957).
Sa retraite en 1957, ne l’empêche nullement de poursuivre ses leçons et conférences, et il anime encore en 1966 – 1967 un séminaire sur Héraclite avec Eugen Fink.
Parmi les nombreux volumes de cette dernière période, il faut signaler particulièrement En chemin avec le langage (1959), Nietzsche ( 2 volumes, 1961) La question de la chose (1962), le cours sur Schelling, etc.
La publication des oeuvres complètes de Martin Heidegger, qui comprendront plus de quatre-vingts volumes, a commencé cette année chez l’éditeur allemand Klostermann.

 

Gramsci sort du purgatoire

Dimanche 7 septembre 2008

gramsci.jpg Antonio Gramsci        58fc2.jpg   Pour Gramsci        lettresdeprisonl20.jpgLettres de prison

Article publié dans le journal  » Le Monde «  du 22 mars 1974.

Le purgatoire est terminé. Tous ceux qui regrettaient le demi-silence entretenu en France sur l’oeuvre du dirigeant communiste italien Antonio Gramsci, auquel on doit une contribution considérable au marxisme contemporain, marqueront 1974 d’une pierre blanche. Celle -ci sera une véritable « année Gramsci » : Les oeuvres complètes vont en effet commencer de paraître au moment où s’amorcent de véritables études gramsciennes dans notre pays.

Outre Lire Gramsci, de Dominique Grisoni et Robert Maggiori, aux éditions universitaires, dont nous avons rendu compte dans Le Monde su 29 novembre 1973, et le Pour Gramsci de Maria - Antonietta Macchiocchi, dont J-M. Palmier rend compte ici, sont annoncés pour avril les Notes sur Gramsci, d’ALfonso Léonetti  (E.D.I.), vieux compagnon du leader communiste italien du  temps de l’Ordine Nuovo et des conseils d’usine de Turin, et un Gramsci et la question religieuse d’ Hugues Portelli (Editions Anthropos).

Enfin, la revue Dialectiques lui consacre un numéro spécial (N° 4-5, mars 1974) autour de trois thèmes principaux : l ‘Etat et l’hégémonie, l’ art et la culture, la révolution et la démocratie.

Le livre militant de M. A. Macciocchi

Depuis ses  » Lettres de l’intérieur du parti » (1) et surtout « De la Chine » (2)  Maria – Antonietta Macchiocchi n’a cessé de provoquer, par ses prises de position, les réactions les plus vives. Son livre sur la Chine fut refusé à la vente officielle de la fête de l »Humanité », son cours sur Gramsci à l’ Université de Paris VIII (Vincennes) faillit être interdit par la Ministre de l’intérieur, et l’on peut prévoir que de nombreuses phrases de son « Pour Gramsci », comme celle-ci : « il y a un cadavre dans le placard et ce cadavre c’est la théorie marxiste elle-même comme pratique révolutionnaire », feront grincer des dents. Cette militante italienne a choisi de devenir la mauvaise conscience du marxisme établi, qu’il s’agisse des partis communistes  ou des professeurs gauchistes qui enseignent à l’ université. On retrouvera dans son étude sur Gramsci (3), la foi, l’enthousiasme et la richesse d’analyse qui caractérisaient ses précédents ouvrages.

Parler de Gramsci pour Maria – Antonietta Macchiocchi, c’est d’abord éclaircir un mystère et briser une conspiration du silence. Aujourd’hui encore, de tous les théoriciens marxistes, il est le moins connu. Sa vie elle même s’est dissoute dans la légende. Pendant longtemps, on a tout ignoré de cet homme, véritable plaie vivante, dont la lente agonie a commencé dans les prisons de Mussolini; cet homme solitaire, abandonné des siens, depuis qu’il avait manifesté officiellemnt en 1935 son désaccord avec Staline. Même en Italie,  Gramsci est resté longtemps un inconnu. La figure du martyr avait recouvert celle du militant. Il a fallu briser le « tandem de fer Togliatti-Gramsci » pour que s’éclairent les relations avec le parti communiste italien, et que son oeuvre devienne, entre 1957 et 1967, objet d’étude théorique. En France, en dehors d’un volume d’écrits paru aux Editions sociales et des « Lettres de prison », peu de textes de Gramsci sont accessibles (4).

Souvent, les historiens se sont emparés de quelques – uns de ses concepts sans souci d’en montrer le lien avec l’ensemble de son oeuvre, et les disciples d’Althusser, qui ont pourtant retenu ses analyses dans leur conception des « appareils idéologiques d’Etat », l’ont finalement relégué dans le marécage « idéaliste », « historiciste », « humaniste », aux côtés de Lukacs, Korsch et Marcuse. Pourtant son étonnante figure ne cesse de fasciner.

Maria – Antonietta Macchiocchi n’hésite pas à attaquer les interprètes de Gramsci – ceux qui l’ont relégué au musée de l’histoire comme ceux qui en ont fait un de leurs précurseurs – pour montrer qu’il est l’héritier directe de Lénine, le seul qui nous permette peut-être aujourd’hui d’élaborer une théorie révolutionnaire à la mesure des pays capitalistes et de comprendre des phénomènes aussi importants que le schisme sino-soviétique, la révolution culturelle chinoise et la pensée de Mao Tse-Toung. Ce livre est la plus importante étude sur Gramsci publiée jusqu’ à ce jour. C’est non seulement le théoricien qui ressucite, c’est un « Gramsci vivant », c’est le révolutionnaire, l’homme.

Ni Staline, ni Trotski

Si Gramsci n’a cessé d’être suspecté d’hérésie, c’est avant tout parce qu’il a été un « critique de gauche du stalinisme », le premier peut-être à mettre en question les rapports entre le parti et les masses, la démocratie et la hiérarchie politique.

Dès ses premiers articles,  sur la révolution d’Octobre, Gramsci s’oppose à toute conception mécaniste de la révolution. Même « le Capital » n’est pas un dogme et doit être sans cesse confronté au développement de l’ économie capitaliste. Historicisme ? Certitude au contraire que Marx « n’est pas un pasteur armé de sa houlette » et que marxiste « est un adjectif usé comme une monnaie passée par trop de mains ». Depuis l’expérience des conseils d’usine de Turin, Gramsci n’ a cessé de critiquer le réformisme syndical pour aboutir, en 1921, à la création du P.C.I. La période qu’inaugure « Ordine Nuovo » est celle du contact direct avec les masses et de sa collaboration la plus étroite avec Togliatti. Dès cette époque, rejoignant Lénine, il pose la nécessité d’une « révolution par le bas ». Le déferlement du fascisme italien lui permet d’approfondir le rôle politique joué par la petite bourgeoisie et d’élaborer une stratégie révolutionnaire à l’échelle des pays industrialisés, la France jouant dans sa pensée le rôle que l’Angleterre joua dans celle de Marx et Engels. S’il maintient vivant l’héritage de Lénine, il s’oppose aussi bien à Staline qu’à Trotski, dont il critique sévèrement l »utopisme » et le « formalisme littéraire ».

De nombreux testes de Gramsci sont consacrés à l’approfondissement de l’alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie. Partant de la « Question méridionale », en Italie, Gramsci montre l’origine du silence politique du Sud et ses analyses sur le rapport ville-campagne sont toujours d’une extrême pertinence. Des concepts comme ceux d’hégémonie du prolétariat, de bloc historique, ne concernent pas que la question italienne. Ils élaborent une stratégie révolutionnaire qui tente d’ éviter les écueils du parlementarisme et de la démagogie. Maria - Antonietta Macchiocchi éclaire non seulement le contexte économique de tant de discussions théoriques chez Gramsci mais ébauche des parallèles avec la Chine et l’URSS, qui sont du plus grand intérêt.

L’ analyse approfondie qu’elle consacre au rôle des intellectuels selon Gramsci, question qu’il fut le seul à étudier avec tant d’ampleur, est sans doute l’un des chapîtres les plus riches de son ouvrage. Pour Gramsci, l’intellectuel ne saurait être autonome par rapport au groupe dominant. Opposant à « l ‘intellectuel traditionnel », « l’ intellectuel organique » dont le rapport à la classe ouvrière est « source d’une pensée commune », Gramsci a été amené à prendre position sur les questions les plus actuelles  et les plus importantes que pose la relation de l’intellectuel au parti et à la classe ouvrière, ou celles que soulève la création artistique.

Entre l’étude proprement dite et le recueil de textes de Gramsci qui constituent les deux volets de cet essai prend place un post-scriptum « Paris – Cambridge – Paris » ou M-A Macchiocchi restitue les étapes de sa recherche. On la voit écrire dans son studio du boulevard Saint-Germain, on la suit à Cambridge lorsqu’ elle rencontre ce célèbre professeur, dernier ami vivant de Gramsci, et qui, terrorisé par ses questions, a oublié jusqu’à la date de naissance de celui dont elle recherche toutes les traces.  » Les amis meurent, ils ne naissent pas » s’excuse-t-il. Enfin, elle évoque ce que fut son expérience d’enseignante de sociologie à Vincennes.

Regards sur la Chine

De nombreux historiens du marxisme etde Gramsci seront prêts à reconnaître l’importance et l’intérêt des questions soulevées par Maria - Antonietta Macchiocchi, mais les rapprochements qu’elle effectue entre la pensée de Gramsci et celle de Mao Tse-Toung éveilleront, sans nul doute, bien des réserves. C’est dans ces rapprochements, souvent inattendus, que réside le caractère le plus provoquant et le plus passionné de son livre. Mais les analogies qu’elle établit entre la conception de l »intellectuel organique » et la révolution culturelle donnent à réfléchir, même si elles ne sont pas toujours absolument convaincantes. Agressif, violent, chaleureux, ce livre, presqu’inclassable, qui prétend témoigner de ce que peut être un marxisme vivant, aussi éloigné du sectarisme que du gauchisme infantile, ne peut que séduire et irriter. Il réalise parfaitement son propos : c’est un livre militant.

Jean-Michel Palmier 

 (1) Maspéro, 1970 – (2) Le Seuil, 1971 – (3) Pour Gramsci. Le Seuil. 429 p., 39 F. (4) Gallimard annonce une édition complète de ses écrits.

VERS LES  »OEUVRES COMPLETES »

La mise au point de l’édition française des « Oeuvres complètes » a été confiée par Gallimard à Robert Paris, diplômé d’études supérieures de philosophie et docteur en histoire contemporaine. Elle comprendra d’abord trois volumes d’ »écrits politiques », dont le premier paraîtra au mois de juin, ou au mois de septembre, au plus tard. Suivront trois à quatre volumes consacrés aux « Cahiers de prison » c’est à dire aux notes philosophiques et politiques accumulées par Antonio Gramsci tout au long de ses onze années d’incarcération dans les prisons mussoliniennes jusqu’à sa mort en 1937.La traduction des  » Cahiers » ne suivra pas la première édition italienne, qui avait regroupé par grandes séries thématiques les notes prises au jour le jour au hasard des lectures qui les alimentaient. Elle reproduira au contraire, comme la deuxième édition italienne en cours, l’ordre originel. Elle respecte ainsi ce que Jacques Texier, auteur d’un livre pionnier et toujours indispensable sur le philosophe italien, appelait  » l’aspect pascalien » de la réflexion de Gramsci.Le texte français est établi directement à partir des manuscrits. Il faut, d’autre part, noter la véritable floraison d’ouvrages consacrés à Antonio Gramsci, à sa pensée, à son rôle.

LUCIEN GOLDMANN, SOCIOLOGUE DE LA LITTERATURE.

Dimanche 22 juin 2008

 Article publié dans Le Monde des Livres en 1974

834587765l.jpgLucien Goldmann  lukacs.jpg Georg Lukacs

* LUCIEN GOLDMANN ET LA SOCIOLOGIE DE LA LITTÉRATURE
Volume collectif publié par l’Institut de sociologie de l’Université de Bruxelles.
365 pages, 500 FB.

L es premières démarches de Lucien Goldmann soulevèrent de nombreuses critiques. Elles heurtaient le préjugé selon
lequel le marxisme  n’avait rien à apporter à l’étude des auteurs classiques tels Pascal et Racine. Aujourd’hui, elles
constituent un des acquis théoriques important de la critiques moderne Les écrits de Goldmann, notamment ses ouvrages
 posthumes,  Marxisme et sciences humaines, Structures mentales et créations culturelles, Lukacs et Heidegger, qui laissaient présager des orientations nouvelles, sont devenus de véritables « classiques » du marxisme. Aussi les articles  qui lui sont consacrés se multiplient-ils. Alors que les éditions Anthropos s’apprêtent à publier un recueil d’ études consacrées à sa pensée, l’institut de sociologie  de l’université de Bruxelles, auquel il collabora activement, publie un volume dont il faut souligner le sérieux et la nouveauté.

Ceux qui ont tenu à rendre hommage au penseur marxiste ont été ses élèves, ses amis, ses collaborateurs, ses compagnons
de lutte. Parmi les témoignages les plus émouvants : Jean Piaget, qui nous rappelle son étonnement devant ce jeune étudiant roumain qui voyait dans ses travaux d’épistémologie génétique l’un des plus radicaux développements de la pensée dialectique ; Herbert Marcuse, qui souligne la chaleur du personnage et la valeur de ses interprétations littéraires.

 Plusieurs études précisent la méthodologie de Goldmann ou la prolongent. D’autres s’attachent à l’aspect politique de ses oeuvres : J. Leenhard à propos de Marxisme et sciences humaines; E. Esaer qui s’efforce de décrire l’ évolution des concepts lukacsiens dans les écrits de Goldmann.

Si les écrits esthétiques du jeune Lukacs – l’ Ame et les formes, la Théorie du roman - et son oeuvre plus tard si violemment critiquée, Histoire et conscience de classeont été connus en France grâce aux efforts de Goldmann, il s’en faut de beaucoup que l’on puisse le considérer comme un disciple orthodoxe du philosophe hongrois. Non seulement Goldmann s’est inspiré des écrits de jeunesse que Lukacs a reniés, mais il a  manifesté les plus grandes réserves – à tort ou à raison – à l’ égard des écrits plus tardifs. Aussi ne saurait-on confondre l’esthétique de Goldmann et celle de Lukacs.

Même si l’on peut regretter que Goldmann ne se soi pas plus intéressé aux polémiques qui  opposèrent Lukacs, Brecht, et Ernst Bloch, ou encore Lukacs et Anna Seghers sur le réalisme, même s’il est dommage qu’il n’ ait pas pris position avec plus de précision sur les derniers écrits esthétiques de Georg Lukacs, il faut reconnaître que son interprétation est toujours fascinante. On redécouvre l’oeuvre de Jean Genet et d’Alain Robbe-Grillet après avoir lu les essais qu’il leur a consacrés. Nul n’est parvenu, avec autant de maîtrise, à en dégager la vision du monde et les implications politiques.

Aussi éloigné de l’utopie que du désespoir, Lucien Goldmann fut l’un de ceux qui virent dans l’analyse des oeuvres littéraires un moyen de déceler les symptômes de la barbarie croissante et qui, avec autant de courage que de lucidité, s’efforcèrent, comme le rappelle Herbert Marcuse  » de ne pas perdre le sourire de la connaissance et l’espoir – la foi dans la libération ».

JEAN-MICHEL PALMIER.

 

 

 

Joseph Gabel : Idéologies.

Samedi 21 juin 2008

Article paru dans Le Monde en 1974
* Joseph Gabel : Idéologies.
Éditions Anthropos, 358 pages. 50 F.

 gbl.jpg Joseph Gabel

      Les travaux de Joseph Gabel constituent,un des apports les plus féconds à la critique marxiste de l’ idéologie. La Fausse Conscience (1) et la Sociologie de l’ aliénation(2) jetait un pont entre deux domaines aussi différents que le marxisme et la psychopathologie. Venu de la psychiatrie à la sociologie, Gabel montrait qu’il était possible d’analyser la pensée idéologique comme une sorte de délire, présentant les caractéristiques de la schizophrénie.
      Dans son nouveau livre, Gabel entreprend l’analyse de différents courants idéologiques. Il y découvre le même processus de réification. Il isole ces manifestations idéologiques comme un chirurgien isole une tumeur, et les interprète comme des symptômes. Il montre comment, de la vie politique à la vie quotidienne, on ne cesse de se débattre dans les fils presque invisibles de l’idéologie. Un livre, riche d’aperçus, qui s’efforce de renouveler la pensée dialectique. – J.-M. P.

(1) Éditions de Minuit, 1962.
(2) P.U.F.; 1970.

HABERMAS : un continuateur de l’Ecole de Francfort ?

Samedi 21 juin 2008

Article paru dans Le Monde en 1974

2.jpg
Jürgen HABERMAS

* PROFILS PHILOSOPHIQUES ET POLITIQUES, de Jürgen Habermas.
Traduit de l’allemand par F. Dastur, J-R Ladmiral et M-B de Launay.
Gallimard, 292 p.; 41 F.

UNE thèse aujourd’hui assez répandue présente en Jürgen Habermas l’ héritier et le continuateur de l’ École de Francfort. Une telle affirmation repose sur le fait qu’il a été l’ élève, puis le collègue de Théodor Adorno, non sur une étude précise de son oeuvre. Sur le plan théorique, cette affirmation est déjà loin d’être évidente. Sur le plan politique, elle est erronée. Dès 1968, en effet, des divergences profondes, apparues entre Habermas, Adorno et Horkheimer, ne permettaient plus de le considérer comme  le continuateur d’un mouvement vis à vis duquel il prenait officiellement se distances. Ses démêlés avec la contestation étudiante pour laquelle il créa cette expression tristement célèbre de « fascisme de gauche » montre qu’il ne saurait en aucun cas être identifié à des penseurs qui ont formé les armes théoriques de cette contestation.

     La Technique et la science comme idéologie, récemment parue en français, était loin de prouver l’originalité de Habermas. Profils philosophiques et politiqueséveille encore plus de méfiance. Le recueil d’articles de circonstances, parus dans les journaux allemands, est aussi pauvre que la conception qu’il propose du rapport de la philosophie à la politique. Les études qu’il consacre à Heidegger sont superficielles et n’atteignent pas la méchanceté incisive du Jargon de l’authenticitéd’Adorno. L’introduction au volume d’anti-hommages offert à Marcuse pour son soixante  dixième anniversaire n’est guère meilleure et les essais consacrés à Ernst Bloch et Théodor Adorno ne mettent guère en relief la prodigieuse richesse de leurs oeuvres.

     On peut donc s’interroger sur l’ intérêt de la traduction (d’ailleurs excellente) d’un tel volume.

JEAN-MICHEL PALMIER.

Horkheimer et les infortunes de la raison

Dimanche 8 juin 2008

 Article paru dans Le Monde du 25 octobre 1974

 horkheimermax.jpg   Max Horkheimer 

S’il est un thème constant dans l’oeuvre de Horkheimer, c’est bien cette étude minutieuse, impitoyable et sans cesse approfondie de la rationalité occidentale, de sa naissance et de son déclin. Les quatre livres récemment traduits en français : la Dialectique de la raison (1944), Éclipse de la raison (1947), Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire (1970), Théorie traditionnelle et Théorie critique (1970) semblent ne former qu’un seul et même ouvrage dont l’objet serait à la fois l’archéologie de la rationalité, l’inventaire de ses formes et de ses perversions.
Pour comprendre le sens profond de cette interrogation, il convient de la replacer dans le contexte historique où elle prit naissance : la flambée d’irrationalisme qui,  en Allemagne, prépara et accompagna la montée du nazisme, avec la philosophie de la vie (Dilthey, Simmel, Spengler), le néo-romantisme de Klages, l’aristocratisme mystique de Stefan George. En un mot, la haine de l’ hégélianisme, de la pensée dialectique et du matérialisme, conçus comme autant d’obstacles au développement de la vision nationale-socialiste. C’est cette conscience du danger historique que faisait courir l’irrationalisme à l’Europe tout entière qui explique la genèse commune d’oeuvres telles que cette Dialectique de la Raison, écrite en collaboration avec Adorno, Raison et Révolution de Herbert Marcuse et la Destruction de la Raison de Georg Lukacs.

L’héritage des Lumières

La Révolution française et l’ Aufklärung ont entraîné en Allemagne comme en France la découverte de la rationalité. Non pas de cette raison instrumentale cartésienne qui propose la domination de la nature, mais celle qui s’efforce d’organiser le monde selon les principes du progrès et de la liberté. La dialectique qui oppose le bohème au philosophe dans le Neveu de Rameau de Diderot n’est rien d’autre que la découverte de la puissance de l’esprit du négatif dévoilant le néant de toute réalité qui se prétend éternelle. L’histoire occidentale n’est pour Horkheimer qu’une gigantesque lutte entre la Raison et le Mythe qui d’Homère à Spengler, ne cessent de s’affronter. Que cette rationalité historique trouve son origine dans la philosophie bourgeoise, Horkheimer ne le nie aucunement. Mais il ne cesse d’affirmer qu’elle est inséparable de la liberté. Dès que l’on tente de bannir la raison de l’histoire, celle-ci se met à charrier des cadavres.
Toute abolition de la rationalité conduit au totalitarisme. C’est la thèse centrale que ne cesse d’illustrer Horkheimer. Combattre la raison au nom de la nature et du mythe est un leurre : la glorification de la nature chez Sade ne conduit qu’au déchaînement du petit-bourgeois criminel. Tous les exemples cités concourent vers un même but : montrer que l’autodestruction de la rationalité est le prélude à la barbarie.
Mais il ne saurait être question d’opposer à l’irrationalisme n’importe qu’elle sorte de « rationalité ». Si celle-ci est inséparable de la liberté, il existe toutes sortes de perversions de la raison aussi dangereuses que l’irrationalisme : la raison d’Etat, la raison scientifique, la raison technologique sont également nuisibles. Bien plus, elles recourrent aux mêmes mythes. Trop souvent on a sacrifié la liberté individuelle et fait de l’utopie une puissance aliénante.

Le « pouvoir des gangsters »

Aussi Horkheimer insiste-t-il sur ce qui sépare la raison bourgeoise de la raison dialectique, la théorie traditionnelle et le théorie critique. Si la rationalité dégénère, il faut la combattre à son tour. Dès qu’elle perd sa dimension dialectique, ce n’est qu’un masque hypocrite qui dissimule à peine les force d’oppression et de domination qui s’en sont emparées.Hostile à tout dogmatisme, Horkheimer ne peut que constater que l’irrationalisme a conduit au fascisme, que la raison bourgeoise sert de support au capitalisme, que la raison dialectique a dégénéré dans le stalinisme. C’est ce qui explique le pessimisme qui marque souvent ses derniers écrits. Comme Marcuse, il reconnaît la facilité avec laquelle le négatif se change en positif, c’est à dire en aliénation.
Les premières analyses qu’il proposait s’appuyaient sur la croyance en l’imminence d’une révolution dans les pays capitalistes et sur la foi dans le marxisme. Les dernières semblent marquer la faillite de toutes les entreprises critiques y compris de la contestation dans laquelle-contrairement à Marcuse et Adorno – il ne semble placer que bien peu d’espoir. Horkheimer constate que la technologie est devenue une puissance aliénante, que la démocratie n’existe nulle part, que le progrès est l’idéologie de la bourgeoisie réactionnaire.
Y-a-t-il même une différence essentielle entre nos démocraties et le fascisme? Il n’en est pas certain :  » Ce ne sont pas des gangsters, qui, pénétrant par effraction eurent l’audace de s’approprier le pouvoir sur la société en Allemagne, mais c’est le pouvoir social qui est sorti de son propre principe économique pour passer du côté du pouvoir des gangsters ». On aura beau montrer à tous les images de la barbarie hitlériene, cela n’empéchera pas le développement du fascisme quotidien: « Jamais les dupes n’ont accepté avec autant de foi qu’aujourd’hui, comme des arrêts sur-humains, les forces de la répression, car chacun parle de la rénovation de la société ». Ce n’est pas seulement la raison dialectique qui est en miettes, c’est l’individu et, comme l’affirme Adorno, « l’ idée qu’il est en train d’être liquidé est encore trop optimiste ». En lisant aujoud’hui ces ouvrages, pendant si longtemps occultés, on découvre ce que peut signifier la force de la pensée dialectique, même dans ses accents les plus désespérés. Réhabilités dans leurs universités, couverts de gloire, les théoriciens de l’ Ecole de Francfort n’ont jamais oublié qu’ils avaient été des gibiers de camps de concentration. Dans un monde où s’épanouissent les pseudo-théories philosophiques et politiques, leur lecture est une entreprise salutaire.

Jean-Michel Palmier.

Adorno et l’esthétique

Samedi 7 juin 2008

Article paru dans Le Monde du 25 octobre 1974

thodorwadorno.jpg  Theodor. W. Adorno

 nellysachs3.gif Nelly Sachs

Du concept à la contestation : l’école de Francfort

Adorno et l’esthétique

Bien que laissée inachevée, la Théorie esthétique(1), dernier livre d’Adorno, paru peu de temps après sa mort, peut être considérée comme l’aboutissement de sa pensée philosophique, sociologique et esthétique. Pourtant l’ouvrage à de nombreux égards, demeure fragmentaire. Loin d’être un manque, cette incomplétude exprime plus essentiellement la haine que nourrissait Adorno à l’égard de tous les systèmes.

Pour lui, la théorie esthétique, doit s’efforcer de comprendre ce que signifie l’art aujourd’ hui dans un monde dominé par l’administration et l’industrie culturelle. Elle doit mettre en question l’art lui-même et accepter la  possibilité de sa disparition. Devenu marchandise et support de l’idéologie dominante (malgré les tentatives les plus audacieuses des avant-gardes), l’art s’est progressivement intégré à la société. Art, art brut, anti-art, finissent toujours au musée. L’approche critique doit se méfier de tous les concepts reçus dans le domaine de l’esthétique. Kant et Hegel ont consumé la rupture entre l’art et la réalité. Mais on ne s’est libéré de l’esthétique normative, de l’idéal de la beauté absolue que pour tomber dans les pièges d’une esthétique marxiste, souvent aussi stérile, qui confond « art révolutionnaire » et « art de propagande », qui oppose aux vieilles notions bourgeoises celles de « forme », de « contenu », de »réalisme »et de « formalisme ». Même Lukacs a succombé à ses pièges et une grande partie de la Théorie esthétique est une critique directe des travaux du philosophe hongrois. Adorno est d’ailleurs tout aussi sévère  l’égard de l’approche psychanalytique, à laquelle il reproche de nous renseigner sur le créateur et finalement très peu sur l’oeuvre.

Art et administration

Mais l’oeuvre d’art fait malgré tout éclater le système qui prétend l’intégrer. Il n’y a pas de mort de l’art, il n’y a pas non plus de décadence. Hegel, Nietzsche et Wagner se rejoignent dans les mêmes erreurs. L’oeuvre d’art est un produit social. Elle est faite par des hommes et tournée vers eux. Si l’art échappe toujours à  à l’intégration totale, c’est que toute création est une négation. La fonction culturelle a disparu aujourd’hui, de même que son « aura », comme le soulignait encore Benjamin dans son remarquable essai sur « l’Oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ». Loin de le déplorer Adorno montre que l’ opposition entre l’aura et la technique de l’oeuvre est un faux dilemme. Il ne faut pas regarder vers le passé, mais créer un art à la hauteur du futur.

Menacé par la mode et le modernisme, l’art contemporain remplit donc toujours une fonction essentielle. Conscience malheureuse d’un monde aliéné, il est le témoignage de la souffrance, de la révolte et du désir.

Notre propre visage

Tant que l’homme n’est pas libéré, l’art s’inscrit dans les superstructures idéologiques et ne semble exister que comme symbole de la négativité ou comme production marchande quand il est officialisé. Mais, même lorsqu’il s’exprime avec les détritus du capitalisme, le langage qu’il parle est celui de l’imaginaire et de la libération.  » Depuis l’éveil de la conscience à la liberté, il n’y a pas d’oeuvre véritable qui ne révèle pas le contenu archétypal de la négation de l’aliénation« , écrit Marcuse, et Adorno voit dans l’oeuvre d’art une promesse de bonheur qui se brise sans cesse.

Aussi la théorie esthétique d’Adorno marque-t-elle la fin (non pas l’achèvement, au sens hégélien, mais bien l’effondrement) de tous les systèmes esthétiques. La dialectique qui s’ouvre avec l’art ne trouve son terme que dans le renversement de la société d’exploitation. Loin de vouloir proposer une nouvelle grille d’interprétation, Adorno veut nous ouvrir les yeux sur le tissu contradictoire de l’oeuvre d’art et du monde dans lequel nous vivons. L’art nous renvoie notre propre visage, celui de la tristesse et de la destruction. Mais il faut lire à travers ses formes muettes la révolte qu’il chante. Loin de nous livrer une vérité absolue, un message, l’oeuvre d’art est l’expression de notre histoire, de notre travail et de nos illusions.

« Peut-on encore écrire des poèmes après Auschwitz ? »demande Adorno dans la Dialectique négative. Nelly Sachs lui répond par ces vers de Dans les demeures de la mort :

O doigts

Vous qui avez vidé le sable

des chaussures des morts,

Dès demain votre poussière sera

Dans les souliers des hommes à venir.

Jean-Michel Palmier

(1) La traduction française, due à Marc Jimenez, est actuellement sous presse. Elle devrait paraître fin novembre, aux éditons Klincsieck

 

L’école de Francfort; les principaux théoriciens.

Mardi 27 mai 2008

Encart publié dans le Monde du 25 octobre 1974 : Du concept à la contestation : l’école de Francfort.

 horkheimermax1.jpg Max Horkheimer

MAX HORKHEIMER

1895 : Naissance de Max Horkheimer.
1922 : Thèse de doctorat.
1924 : Fondation de l’Institut de recherches sociales.
1931 : Horkheimer devient directeur de l’Institut.
1933 : Exil aux Etats-Unis.
1947 : « Dialectique de la Raison » (en collaboration avec Adorno).
1949 : Retour en Allemagne.
1973 : Mort de Max Horkheimer

Oeuvres traduites en français

« Dialectique de la Raison », Gallimard (en collaboration avec T. Adorno).
« Eclipse de la raison », suivi de « Raison et Conservation de soi ». Traduit de l’américain et de l’allemand par Jacques Debouzy et Jacques Laizé. Payot 1974. Collection « Critique de la politique », 240 pages.
« Théorie traditionnelle et théorie critique ». Traduit de l’allemand par Claude Maillard et Sybille Muller, Gallimard 1974. Coll. »les Essais ». 322 pages.
« Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire ». Payot. Collection « Critique de la politique », 160 pages.

 adornan1.gif Theodor Adorno

THEODOR W. ADORNO

1903 : Naissance de Théodor W. Adorno
1919  : Début des études à l’université de Francfort.
1921 : Rencontre de Max Horkheimer.
1923 : Thèse de doctorat sur Husserl.
1924 : Fondation de l’Institut de recherches sociales.
1933 : Exil à Oxford.
1938 : Exil aux Etats-Unis
1947 : Publication de « La dialectique de la raison » en collaboration avec Max Horkheimer.
1949 : Retour en Allemagne.
1950 : « La Personnalité autoritaire ».
1951 :  » Minima Moralia ».
1966 : « Dialectique négative ».
1968 : Démélés avec la contestation étudiante.
1969 : Mort d’Adorno.
1970 : Sa femme et son assistant Rolf Tiedemann entreprennent la publication de ses derniers écrits.

Oeuvres traduites en français

« Philosophie de la nouvelle musique ». Gallimard 1962
« Essai sur Wagner ». Gallimard 1966
« Musique de cinéma ». L’Arche 1962.
« La dialectique de la raison » en collaboration avec Max Horkheimer
Traduit de l’allemand par Eliane Kaupfholz. Gallimard.
Bibliothèque des Idées. 1974. 228 pages.
Après 1974….
« Théorie esthéthique » Klincsieck.
« Dialectique négative ». Payot.

 

34061.jpg Walter Benjamin

WALTER BENJAMIN

1892 : Naissance de Walter Benjamin.
1912-1913 : Etudes aux universités de Berlin et Fribourg.
1913 : Premier séjour à Paris.
1914-1915 : Etude sur « Hölderlin ».
1915 : Etudes à Munich. Rencontre avec Gérard Scholem.
1917 : Mariage avec Sophie Pollak. Il enseigne à Berne. Thèse
sur « le Concept de critique d’art dans le romantisme allemand ».
1923-1925 : Il prépare une thèse de doctorat sur les « Origines
de la tragédie allemande ».
Sa thèse est refusée par l’université de Francfort.
1926-1927 : Séjour à Moscou.
1930 : Reprise des relations avec Horkheimer et Adorno (qu’il connaît depuis longtemps).
Rencontre avec Brecht.
1935 : L’Institut de recherches l’admet parmi ses membres permanents
et assure sa subsitance à Paris.
1940 : Horkheimer lui fournit un visa pour émigrer aux Etats-Unis.
Menacé d’être livré à la Gestapo par un policier espagnol, il se suicide.

Oeuvres en français

Oeuvres choisies. Julliard 1959.
Walter Benjamin : 1. Mythe et Violence; 2. Poésie et Révolution. Denoël, 1971.
Essai sur Brecht. Maspéro, 1969

 herbertmarcuse.jpg Herbert Marcuse

 HERBERT MARCUSE

1898 : Naissance à Berlin.
1917-1918 : Membre de la social-démocratie allemande.
1919 : Etudes avec Husserl et Heidegger.
1932 : Thèse de doctorat avec Heidegger sur « Hegel et le fondement d’une théorie de l’historicité ».
1933 : Exil en Suisse et en France avec Adorno et Horkheimer.
1934 : Exil aux Etats-Unis.
1936 : Publication avec Adorno des »Etudes sur l’autorité et la famille ».
1941 : « Raison et révolution ».
1950-1952 : Enseignement à l’ université de Columbia.
1952-1954 : Enseignement à l’université Harvard.
1955 : Publication d’ »Eros et civilisation ».
1958 : Publication de « Marxisme soviétique ».
1961 : Publication de « l’Homme unidimensionnel ».
1965 : Enseignement à l’université se San Diego.
1969 : Publication de « Vers la libération ».
1973 : Publication de « Contre-révolution et Révolte ».
1974 : Enseignement à l’université de Paris -VIII- Vincennes.
La presque totalité des oeuvres les plus importantes de Marcuse a été traduite en français.

Ouvrages d’ensemble consacrés à l’Ecole de Francfort

En attendant la traduction prévue aux Editions Payot, de la grande étude de Martin Jay « l’imagination dialectique : l’Ecole de Francfort 1923-1950″, on pourra consulter avvec profit l’excellente introduction de Pierre Zima qui vient de paraître aux Editions Universitaires ( l’Ecole de Francfort, coll. Citoyens, 194 p.;). Consacrant un chapitre à chacun des théoriciens marquants de cette école, l’essai de Pierre Zima, clair et bien documenté, constitue une excellente approche de la « pensée négative ».

jay.gif Martin Jay

 

 


 

Du concept à la contestation: l’école de Francfort

Mardi 13 mai 2008

horkheimerwanderung.jpg  Friedrich Pollok et Max Horkheimer

   3406.jpg Walter Benjamin  herbohlbfinger250pxw1.jpg Herbert Marcuse

 index1.jpg Max Horkheimer            adornotheodor.jpg  Theodor Adorno

Article paru dans Le Monde du 25 Octobre 1974

 

De tous les mouvements intellectuels qui ont marqué l’horizon philosophique et sociologique de la première moitié du vingtième siècle, l’école de Francfort est sans doute l’un des pus importants et des moins connus. Le silence qui l’a enseveli a des racines profondes, historiques tout d’abord. A peine née, elle fut bâillonnée par le nazisme qui contraignit ses théoriciens à l’exil. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec le retour en Allemagne de Théodor Adorno et de Max Horkheimeir, elle sembla renaître. Mais, vilipendée à la fois par la droite réactionnaire et une partie de l’extrême gauche qui déplorait le manque d’engagement de ses représentants, elle ne parvint pas à se reconstituer. Jürgen Habermas, qui fut grandement influencé parla « théorie critique » est le témoin actuel de sa dislocation tant pratique que théorique.

La naissance de l’ école de Francfort est l’histoire d’une rencontre, celle de Théodor Adorno,Max Horkheimer et Friedrich Pollok., qui poursuivent les travaux de l’Institut de recherches sociales, fondé en 1924 par Carl Grünberg, à Francfort, et collaborent à la revue qui en est l’organe historique. Horkheimer en devient cinq ans plus tard le directeur. Herbert Marcuse et Walter Benjamin se  joindront par la suite à ce groupe. Pressentant l’arrivée au pouvoir d’Hitler, ils fondent une filiale de l’ Institut à Genève, puis, à l’ École normale supérieure de Paris.  Avec les persécutions antisémites, ils quittent l’ Allemagne et émigrent aux Etats-Unis. L’ Institut sera reconstitué à l’Université de Columbia. Seul Benjamin demeure en Europe jusqu’ en 1940, espérant pouvoir encore lutter contre le fascisme. Lorsqu’ il tente de quitter la France occupée, à travers les Pyrénées, un policier espagnol le menace de le livrer à la Gestapo. Plaisanterie sadique ou  chantage ? Benjamin se suicide, et c’est en hommage à celui qui demeure le plus émouvant symbole de cette école que Marcuse termine « l »homme unidimensionnel » sur un de ces étranges aphorismes :  » c’est par ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné »

L’ horizon politique de l’ école de Francfort, c’est donc l’effondrement de la révolution allemande, le triomphe de la réaction, l’espoir révolutionnaire qui meurt sur les charniers espagnols et le dégoût qu’ éveille le stalinisme. Brisant les frontières fictives qui séparent les disciplines, les recherches de ces théoriciens concernent aussi bien la théorie marxiste que la philosophie et la sociologie ou l’esthétique. Si leurs premières études sont consacrées à la constitution du caractère autoritaire et à sa fonction, c’est qu’ ils y trouvent un chemin qui conduit au coeur de la société industrielle et à sa critique radicale; aussi, la « Théorie critique » de l’école de Francfort s’inscrit-elle à côté d’entreprises aussi différentes (mais nées sur le même sol du  » marxisme occidental ») que la théorie utopiste d’Ernst Bloch ou  « Histoire et conscience de classe  » de Lukàcs.

Toutefois, alors que Korsch et Lukàcs, s’efforceront de lier sans cesse leurs analyses théoriques à une pratique politique, les théoriciens de l’école de Francfort demeurent sur le plan de la pure critique. Ni Adorno ni Marcuse ne parviendront à traduire politiquement leurs intuitions, qu’il s’agisse de la « dialectique négative » ou du « grand refus ». Aussi ont-ils été violemment attaqués par les marxistes orthodoxes, et Lukàcs lui-même écrit :  » Vous avez pris des chambres au Grand Hôtel de l’abîme. La chère y est raffinée, le service impeccable, les chambres confortables. La masse des clients se contente de cela et ne va jamais regarder l’abîme. Vous le fixez avec effroi et cela donne du goût à la chère et au confort. »

Pourtant on ne peut nier l’intérêt grandissant que suscitent en Allemagne, en Italie et à présent en France, les travaux issus de l’école de Francfort. Les écrits de Marcuse ne sont pour rien dans les évènements de mai 1968, pas plus que les écrits d’Adorno n’expliquent la formation de l’extrême gauche allemande. Mais les étudiants ont trouvé en eux la justification théorique de leur révolte. Nostalgie romantique d’une révolution impossible ou redécouverte, par-delà tous les structuralismes et les compromissions, de la puissance de la pensée dialectique ?

La « Théorie critique » ne prétend pas fournir des réponses, des principes ‘action, mais une arme théorique : la critique dialectique. C’est le plus grand mérite d’Adorno que d’avoir réhabilité la puissance de cette pensée en affirmant que, tant que le règne de la liberté n’est pas réalisé, elle conserve face aux fausses rationalités tous ses droits. Loin de nier la nécessité de l’engagement politique, elle estime qu’il est d’abord nécessaire de montrer les brèches par lesquelles la société peut être attaquée. Par-delà la résignation ou l’optimisme,elle assigne à la philosophie une tâche thérapeutique. Le marxisme n’est pas pour elle un système achevé ou un discours magique qui fait violence aux faits pour qu’ ils entrent dans la théorie, mais une problématique ouverte, une école de lucidité.

JEAN-MICHEL PALMIER.

1...2223242526