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INTERVIEW DE BRICE PARAIN

Dimanche 30 novembre 2008

Référence. Interview de Brice Parain réalisée par Jean-Michel Palmier,le Monde, 2 août 1969.

 parain01.jpg Brice Parain

INTERVIEW DE BRICE PARAIN

 Vous dites dans la préface d’Une histoire de la philosophie que la «philosophie est peut-être en train de mourir sous nos yeux». A quelle mort songez-vous? Pensez-vous, comme Hegel, qu’elle puisse s’achever dans un système, ou, comme Heidegger, qu’elle s’efface de la réalité historico-mondiale présente? 

— La philosophie n’a pas mérité de mourir. Ma préface est faite pour indiquer dans quelle voie elle peut essayer de renaître.

 Quelle est cette voie? 

— Aujourd’hui, les promoteurs des sciences humaines [... ] voudraient nous faire croire que nul n’a commencé à penser avant eux. C’est faux dans la prétention, désastreux dans les conséquences. Ce que j’ai lu jusqu’à présent ne me permet pas de penser qu’il y a dans ce mouvement une découverte si importante qu’elle puisse tenir lieu de commencement.
La nouveauté, c’est la mort de Dieu et 
l’émancipation de l’esprit hors de l’emprise cléricale. Mais cela ne suffit pas à créer un monde nouveau. La révolution russe a tenté aussi de fonder un monde nouveau.C’était un formidable événement, dont j’ai été le contemporain : j’avais 20 ans en 1917. J’y ai cru. La Russie a voulu devenir une grande puissance industrielle, et elle y est parvenue. Je ne crois pas que l’on puisse échapper aujourd’hui à la civilisation industrielle et à la crise qui en est issue. Si on veut transformer ce monde, il faut le penser. Il est radicalement différent de tous les autres.

 Comment situez-vous cette crise de la civilisation industrielle par rapport à la tradition philosophique? 

 C’est une crise de l’enseignement. Il est certain que l’enseignement de la philosophie en Grèce s’identifie avec sa naissance. Platon fut le premier à fonder une «école» où l’on enseignait la philosophie. C’était peut-être une fausse route, car il ne me paraît pas certain que la philosophie puisse s’enseigner, comme Socrate le disait de la vertu.
En tout cas, il faudrait trouver autre chose que ce système de cours, de thèses. 
La discrétion manque à la philosophie enseignée et justifie la révolte des étudiants. Cette prétention magistrale est nuisible. Tout aussi nuisible est la prétention des philosophes à gouverner la Cité. Je condamne aussi ce moralisme impraticable qu’ils enseignent et cette démission devant la poésie. Nietzsche était un poète. Mais il y a un abîme entre la philosophie et la poésie.


 
Heidegger prétend pourtant que «la philosophie et la poésie, tout en se tenant sur des monts opposés, disent le même».

 Eh bien! ce que dit Heidegger est faux. La poésie, c’est la recherche inconditionnelle de la liberté. Un poète, c’est un homme qui veut être libre. C’est pourquoi il est toujours «mauvais garçon», pour ne dire que cela. Un philosophe sait au contraire qu’il ne peut pas être libre. Il accepte cette condition, car elle rend possible sa réflexion sur la vie en commun; la vie de toute la société.

 A travers toute l’histoire de la philosophie, les questions vous semblent-elles identiques et éternelles?

 Oui, dans la mesure où les hommes ont toujours dû vivre ensemble. L’homme est un animal social capable de détruire la société, et les problèmes restent identiques.

— Mais les réponses? Pour comprendre le monde moderne, Marx, Freud et Nietzsche ne sont-ils pas plus indiqués que les pré-socratiques?


 
Les philosophes ont toujours répété la même chose. La philosophie, c’est le rêve de la paix : il est le même chez Héraclite, Platon, ou saint Thomas d’Aquin. C’est une question éternelle, car l’homme ne change jamais. C’est le vocabulaire qui change. Au fond les philosophes se contredisent rarement. Mais le jeu de massacre qu’est la dissertation d’agrégation veut qu’on les fasse s’entre-détruire! La philosophie commence une fois que l’on abandonne ces exercices puérils.

Interview de Brice Parain réalisée par Jean-Michel Palmier.

 
 

Les lettres russes à l’enseigne de la NRF

Brice Parain, un homme de parole

  Trente-cinq ans après le numéro d’hommage que lui consacrait à sa mort La Nouvelle Revue française, cet ouvrage rassemble une matière inédite sur le philosophe, écrivain et éditeur Brice Parain. Grand connaisseur de la langue et des littératures russes, il joua un rôle décisif dans l’essor du domaine russe au catalogue de nos éditions.

INTERVIEW DE BRICE PARAIN dans SOCIETE fleche_rouge Bonnes feuilles : avant-propos, par Jean-Noël Jeanneney
fleche_rouge dans SOCIETE Œuvres de Brice Parain parues aux Éditions Gallimard

  Il s’agit, d’une part, de textes et témoignages prononcés lors d’une Journée d’études en juin 2002 organisée par la Bibliothèque nationale de France, détentrice de ses archives personnelles. On y a joint, d’autre part, un ensemble de documents (correspondance, articles de presse, textes de l’auteur) éclairant d’un nouveau jour le parcours singulier d’une des grandes figures intellectuelles françaises du siècle dernier. Les analyses des historiens se mêlent ici, documents et archives à l’appui, aux travaux des philosophes et des critiques pour porter un regard plus renseigné sur ses multiples interventions dans la vie intellectuelle, littéraire et politique du pays : son rapport au communisme et aux communistes français, son rôle exact dans l’histoire éditoriale de la NRF, son dialogue avec les nouvelles figures dominantes de la vie intellectuelle de l’après-guerre (son célèbre affrontement avec Jean-Paul Sartre est l’épisode le plus souvent cité ; mais il y en aura d’autres)… Et voilà bien sûr que, par d’autres voies, on interroge à nouveau, en s’efforçant de la saisir sous tous ses aspects et variations et dans sa grande profondeur, ce qui demeure la grande question de sa vie : qu’est-ce qu’un langage à la mesure et au service de l’homme ?
  Homme de courage et de cœur autant qu’homme de lettres, Parain tire sans doute son opiniâtreté d’une enfance paysanne où l’on ne se payait pas de mots. Les témoignages abondent pour dépeindre la gentillesse, l’ouverture d’esprit, l’obstination aussi du « philosophe paysan » qui n’a jamais rien oublié de la campagne de son enfance. Ni de la Russie, d’ailleurs, qu’il connaissait intimement et dont il contribua à faire connaître les grands auteurs passés et contemporains en menant une politique active de publications et de traductions — des grandes traductions données par la « Pléiade » au Docteur Jivago de Boris Pasternak. Un Français à l’âme slave, donc. Et une personnalité très attachante.

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Brice Parain, un homme de parole
« Les Cahiers de la NRF »
Gallimard/BnF, 2005
 

 

  Avant-propos

  Rendre à l’œuvre de Brice Parain un hommage longtemps différé en révélant les multiples facettes d’une pensée et d’une personnalité atypiques, demeurées à l’écart des feux parfois artificiels de la célébrité, tel est le but de cette coédition proposée sous le double sceau de Gallimard et de la Bibliothèque nationale de France. Si l’homme de cœur et de parole a été salué, dès sa disparition, dans un numéro spécial de La Nouvelle Revue française, à laquelle il collabora durant plus de trente années, son activité féconde d’éditeur et d’« inventeur » de la littérature russe en France méritait d’être mise en lumière à l’aide de témoignages et de documents encore inédits. Ce volume permettra également de faire comprendre le cheminement d’un homme amené à la philosophie par la violence de l’histoire. Son expérience de la Première Guerre mondiale le conduisit, en effet, à dénoncer le hiatus tragique séparant la réalité vécue des vues de l’esprit et, partant, le redoutable pouvoir des mots sur l’existence même des hommes : si nous sommes avant tout des êtres de langage, comment choisir entre « parler sa vie » et « vivre sa parole » ?
  Parain s’est toujours plu aux situations décalées, cultivant le paradoxe pour mieux sonder les âmes et les arcanes du logos. Secrétaire littéraire et homme de confiance de Gaston Gallimard, membre de son comité de lecture et
interlocuteur des intellectuels les plus éminents de son temps — au premier rang, Albert Camus, l’un des premiers « désenchantés » du communisme, et Jean-Paul Sartre, rival quelque peu condescendant —, il resta méfiant envers les littérateurs de toute nature et entretint un rapport complexe avec l’écriture. La sienne, faussement bonhomme, masque une rigueur et une intelligence analytique rares. Elle rend ses écrits difficiles à classer, oscillant entre l’essai et la fiction sans se plier aux strictes lois d’aucun genre. Elle manifeste un double refus du beau parler et du jargon de spécialiste : c’est à quoi il doit sa réputation de penseur demeuré en marge de la modernité, parfois ignoré ou même décrié (notamment par Foucault, Derrida ou Meschonnic), alors que sa réflexion sur la vérité du langage se situe en réalité au cœur de la linguistique contemporaine.
  Il s’agissait ici de renvoyer l’écho de ces mots qui, selon Brice Parain, survivent à celui qui les a prononcés un jour et l’engagent par-delà la mort. La correspondance puisée dans les fonds de la Bibliothèque nationale de France et des Éditions Gallimard laisse entendre la voix de ceux qui l’ont côtoyé. De joutes intellectuelles en témoignages d’amitié se dessine ainsi un portrait fidèle du disparu ; en ressortent, comme on va voir, tout à la fois son courage et ses désillusions politiques, sa force de travail, son amour pour sa femme et pour la Russie, son aura discrète et chaleureuse.  

Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque nationale de France

       
      © www.gallimard.fr 2005

 

le cas fascinant de « Sybil »; la petite fille au moi éclaté.

Mardi 11 novembre 2008

Article paru dans Le Monde des Livres le 30 août 1974

51nqrbduqelbo2204203200pisitbstickerarrowclicktopright3576aa240sh20ou01.jpgsergeipankejeffwithhiswifec1910.jpg Serguei Pankeleff (l’homme aux loups) vers 1910

* Sybil, de Flora Rheta Schreiber. traduit de l’américain par Paul Alexandre, Albin Michel, 408 p.; 90 F.

Présentée sous forme d’observation clinique, l’histoire de Sybil Isabell Dorsett, jeune fille hystérique habitée par seize personnalités antagonistes, aurait pu constituer l’un des cas les plus prestigieux de la littérature psychanalytique. Diluée en un roman psychologique de quelques quatre cents pages par une journaliste américaine férue de psychiatrie, elle perd malheureusement beaucoup de son intérêt, même si l’auteur a passé dix anées à retracer la vie de la malade avec l’aide de l’analyste qui a guéri celle-ci. Pourtant le cas Sybil demeure fascinant. Il s’inscrit non seulement à côté des cas bien connus d’hystérie soignés par Charcot, Breuer et Freud, mais aussi à côté de toutes les fictions littéraires qui de Peter Schlemihl, l’ homme qui a perdu son ombre, à l’ »Etudiant de Prague », l’homme qui a perdu son reflet, ne cessent par les liens qu’ elles établissent entre le double, l’inconscient et la mort d’éveiller en nous ce sentiment que Freud caractérise si bien par le terme d’ »inquiétante étrangeté ».
Lorsqu’elle se réveille dans une chambre d’hôtel inconnue, lorsqu’elle se voit accostée par des gens qu’elle n’a jamais rencontrés, errant dans les rues qui lui semblent à la fois familières et étrangéres, Sybil est loin de supposer que, pendant ses pertes de conscience, seize personnalités se sont emparées de son corps et lui ont volé sa vie. Elle a cessé d’être la jeune fille triste pour devenir Peggy Lou, la gamine effrontée, Peggy Ann, son double angoissé, Vicky, la jeune fille séduisante qui possède la mémoire qui manque aux autres doubles, Mary, rêveuse et contemplative, Marcia et Vanessa, pour ne citer que quelques-unes de ses incarnations successives. Sybil n’apprendra l’existence de ces différentes personnalités, prolongements fantasmatiques de son moi appauvri, qu’à travers l’analyse. Pourtant tous ces doubles,  masculins et féminins, semblent vivre chacun de leur propre existence, se décrivant sous les aspects les plus divers. Ils changent de visage et de vois, sans même que Sybil s’en aperçoive. Seule l’analyste reconnaît du premier coup d’oeil, d’après l’aspect extérieur et surtout l’accent, qui se présente aujourd’hui à la consultation.

Mère et bourreau

L’histoire de Sybil commence dans un petit village de la campagne américaine qui semble sorti d’un roman de Faulkner. Ses parents, autoritaires et répressifs, considèrent la sexualité comme une chose sale et la psychanalyse comme diabolique. On n’entreprend rien sans l’avis du pasteur. Dès l’âge de quatorze ans, Sybil ressent en elle ce trouble vague qui ira en s’accentuant. Renvoyée de l’école, c’est l’intérêt qu’un psychanalyste porte à son cas qui lui permettra d’échapper à l’hôpital psychiatrique. On imagine la richesse extrême que l’on aurait pu tirer, du point de vue tant clinique que thérapeutique, de ce cas de « grande hystérie », assez rare aujourd’hui, dont les manifestations rejoigne celles de la psychose. Malheureusement les données cliniques sont altérées par les reconstructions de sa biographie. Nous ne savons pas ce qui amena la jeune fille à refouler toute sexualité. Si l’on en croît Flora Schreiber, c’est la fameuse scène primitive – où l’enfant est témoin de rapports sexuels entre ses parents – vécue à l’âge de neuf ans, la vue de l’ombre du pénis de son père en érection, qui serait à l’origine du refoulement. Le désir incestueux du père, perçu par la fillette, l’aurait menée à l’hystérie. Mais une lecture des cas rapportée par Freud, « Dora » et l’ »Homme aux loups », aurait sans doute conduit le biographe à plus de circonspection. Que penser enfin des relations entre Sybil et sa mère, qui constituent la clef de voûte de sa maladie? La mère est décrite par sa fille comme une psychopathe perverse. Au cours de l’analyse, Sybil revit avec un mélange d’horreur et de fascination les actes dont sa mère se serait rendue coupable, à son égard notamment.

Il semble que ce soit l’horreur éprouvée à l’égard de cette mère qui ait contraint la fillette à démultiplier son moi, chaque double réagissant violemment au traumatisme subi alors qu’elle même sombrait dans un état de prostration. Mais peut-on donner crédit à ce récit? L’analyste, il est vrai, affirme que les tortures décrites par sa patiente sont exactes. On se trouverait alors confronté à une relation monstrueuse entre la mère te la fille, la première se comportant comme un véritable bourreau sadique à l’égard de l’enfant, avec la complicité du père, qui, tout en sachant que sa femme était atteinte de schizophrénie et que sa fille présentait d’ étranges blessures, refusa de s’interposer.

Quant au traitement qui permit à Sybil de réintégrer ses multiples personnalités, il associa à la cure psychanalytique des méthodes actives comme des électrochocs et les injections de penthotal destinées à combattre les impulsions suicidaires et les crises de dépression de Sybil. Le récit du traitement, pour succinct qu’il soit, laisse entrevoir quelques grandes étapes; découverte par Sybil de ses doubles, dont elle entend les voix enregistrées au magnétophone, ce qui l’amène à prendre conscience que celle de Peggy n’est autre que celle de sa mère, abolition des frontières qui séparent les doubles et récupération progressive par l’analyse et le penthotal de leurs souvenirs, réintégrés ensuite à la personnalité de Sybil.

Il semble que ce soit l’hypnose qui ait joué un rôle déterminant dans la lutte contre cette dépersonnalisation, en ramenant toutes les personnalités au même âge et en leur faisant revivre les mêmes traumatismes pour mieux les liquider. La guérison, pour inattendue qu’elle soit, est exemplaire. Après ce voyage à travers la terreur et l’angoisse, qui dura près de onze ans, la petite fille au moi éclaté a fini par tuer tous ses doubles en acceptant son passé.

JEAN-MICHEL PALMIER.

les revues expressionnistes et la guerre – 4/4

Mardi 11 novembre 2008

Article paru en 1978 dans le catalogue de l’exposition Paris-Berlin, rapports et contrastes France-Allemagne 1900 – 1933

149b2.jpg Lajos Kassak, créateur de la revue hongroise Ma

 

3jpgs.jpg Distribution de pain par les conseils ouvriers et de soldats à Berlin

C’est pourtant l’horreur et la révolte qu’éveillèrent cette guerre qui décidèrent pour une large part de l’évolution des artistes et des poètes expressionnistes. Fauchée par les balles et les éclats d’obus, cette génération pacifiste ne tarda pas à s’engager aux côtés des conseils ouvriers de Bavière et de Berlin, aspirant à jouer un rôle actif dans la révolution de Novembre. Sans doute tous les expressionnistes ne devinrent-ils pas des militants, mais Pfemfert, Herzfelde, Piscator, Goll, Carl Einstein se radicalisèrent à partir de la guerre tandis que d’autres tels Kokoschka, Benn, Kornfeld restaient à l’écart de la lutte. leurs idéologies étaient très différentes – bolchevisme germanisé, utopisme et socialisme messianique, anarchisme, humanisme – se mêlent sans cesse, mais on ne saurait comprendre le destin de l’Expressionnisme sans la guerre. En réalisant cette Apocalypse qu’ils avaient tous pressentie, elle les a conduit pour la plupart vers la réalité. Après 1918 il était difficile de croire encore dans l’humanité, dans la possibilité de transformer le monde par des mots, des discours, des appels, fussent-ils les plus généreux et les plus enflammés. La guerre a laissé, dans les esprits eux-mêmes, peu de choses intactes. Si Kurt Wolf, Barlach, Campendonk (membre du Sturm-Kreis) ont réussi à se faire réformer, une grande partie des poètes expressionnistes y trouvèrent la mort. Kokoschka, Fritz Lang y furent blessés, Kirchner n’échappa que de peu à un premier suicide à la suite de crises dépressives et de paralysies, Ernst Toller fut envoyé en prison et en asile psychiatrique, Grosz faillit devenir fou.

Aussi la guerre de 1914 marque-t-elle à la fois le sommet de l’Expressionnisme et son agonie. Après 1918, il commencera à décliner, alors même qu’il se répandait en Allemagne, était accepté car son inspiration, sa révolte initiale était morte. Le long chant de l’Expressionnisme n’avait plus de prise sur la réalité. Kurt Hiller et les « activistes » préconisaient la formation de conseils ouvriers dans lesquels se retrouveront de nombreux représentants de l’Expressionnisme. Mais peu d’entre eux ont une réelle conscience politique. Ils se réclament encore plus de Nietzsche que de Marx et seuls quelques-uns comme Becher adhèrent véritablement au communisme. Toller, même lorsqu’il veut prendre part à l’action militaire, ne peut renoncer à son socialisme messianique. C’est aussi la guerre qui va radicaliser Brecht, qui va constituer la seconde naissance d’Erwin Piscator, qui va pousser indirectement Lukacs vers le marxisme, avec le déclenchement de la révolution hongroise. Les années qui suivent la fin de la guerre constituent la période sans doute la plus intense de l’engagement des Expressionnistes. Même si Walden ne s’éveille que lentement à la politique, c’est au cours de ces années que Die Aktion atteint son sommet : Pfemfert, dont la revue paraîtra jusqu’en 1932, sombrera de plus en plus, après sa rupture avec l’ancienne Ligue spartakiste (janvier 1920) dans une position anti-intellectualiste qui s’accompagnait d’un dogmatisme stérile.

Il n’en faut pas moins, pour autant, oublier ce que ces revues et la sienne particulièrement signifièrent dans l’Europe de 1914 et c’est encore en liaison avec Pfemfert que se développera la revue si importante de l’avant-garde hongroise de 1919, le Ma de Lajos Kassak.

JEAN-MICHEL PALMIER

Exposition Die Brücke

Au premier étage d’un grand immeuble de la Hardenbergstrasse,une galerie a organisé une rétrospective Die Brücke. La salle d’exposition est pratiquement vide. Pourtant en regardant les  toiles, les lithographies de Pechstein, Otto Muller, Nolde, Kirchner, on ressent la même émotion comme si on les voyait pour la première fois. Les gravures et les toiles de Kirchner sont sans doute les plus étonnantes. Les scènes de rues – ruelles pauvres, tristes et sordides – larges avenues où se pressent des femmes élégantes, scènes de cafés – sont toutes fascinantes. Ce sont autant d’images du Berlin des années 30 comme les gravures de Grosz, les portraits de Beckmann. Mais le désespoir de Kirchner est sans doute le plus profond. Il n’y a que les gravures de Käte Kollwitz qui expriment une telle détresse. Kirchner s’est suicidé après son départ d’Allemagne, désespéré par la situation politique. Avec Brecht, Grosz et quelques autres, il est de ceux qui ont vécu le plus tragiquement les contradictions sociales de ce temps.

Extrait de Berliner Requiem de Jean-Michel Palmier p.46 Editions Galilée -1976-

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Käte Kollwitz                                                                    Ernst Ludwig Kirchner

Les revues expressionnistes et la guerre – 3/4

Lundi 10 novembre 2008

Article paru en 1978 dans le catalogue de l’exposition Paris-Berlin, rapports et contrastes France-Allemagne 1900 – 1933

 

tranches1.jpg Tranchées de la première guerre 101611780l.jpg L’Expressionnisme

 

 

 2641100318a3b02a.gif René Schickelé                 arton540.jpg Franz Pfemfert

 

        Aussi les revues jouèrent-elles, dans cette opposition à la guerre, un rôle fondamental. Il est impossible de toutes les recenser. Nous nous limiterons à quelques exemples : Die Aktion de F. Pfemfert, Die Weissen Blätter de Schickelé et Der Sturm de Walden, à leurs positions respectives durant la Première Guerre Mondiale.(6)


        Presque immédiatement après le début de la guerre,  plusieurs revues littéraires soupçonnées de défendre des positions pacifistes ou internationalistes furent soumises à la censure. Au début de l’année 1915, Das Forum fut interdit à cause d’un article contre la guerre dont l’auteur était le directeur de la revue, Wilhelm Herzog. Die Weissen Blätter, dont la publication avait été suspendue pendant plusieurs mois, reparurent à Berlin, puis à partir de 1916 en Suisse. La plupart des revues artistiques devaient s’abstenir d’aborder des sujets politiques et surtout éviter toute attaque à l’égard de la guerre. Celles qui refusèrent de se plier à la censure furent complètement interdites à partir de 1918. Le Zeit-Echo de Rubiner ne prétendait pas à l’origine être une publication contre la guerre: il s’agissait seulement de donner un reflet de la guerre sur la vie artistique, de voir comment les peintres, les écrivains et les poètes la vivaient. Mais Rubiner choisit prudemment de faire paraître sa revue à Berne et non à Munich. La seule revue résolument hostile, qui continua à paraître en Allemagne, fut Neue Jugend de Wieland Herzfelde qui a raconté dans ses mémoires comment il dut ruser avec la censure. Renvoyé pour insubordination Herzfelde revint à Berlin où il rencontra de nombreux artistes, haïssant la guerre, mais inactifs. Il envisagea de publier une revue contre la guerre et lança en 1916 Neue Jugend, revue qui théoriquement était celle des lycéens de Charlottenburg. Comme la censure l’interdit immédiatement, il demanda à faire paraître au Malik Verlag un roman d’Else Lasker-Schüler et à la place sortit la même revue en « format américain » c’est à dire avec la taille d’un grand journal et de multiples couleurs. Der Sturm de Walden sembla vouloir rester  » au-dessus de la mêlée. » Dans ses souvenirs, Neil Walden, qui fut la compagne d’Herwarth Walden à cette époque affirme que pour lui, il n’existait aucun rapport entre l’art et la politique, et qu’il fut préoccupé par la guerre à cause des liens qu’elle allait briser entre les différentes avant-gardes. C’est un fait que la politisation de Walden, ses « écrits bolchéviques » datent de 1927 et que les seules mentions de la guerre que l’on trouve dans Der Sturm sont en rapport avec le décès des collaborateurs, des artistes qui y trouvèrent la mort. Tandis que d’autres revues se politisent ou se radicalisent, Der Sturm semble uniquement préoccupé par les théories de Stramm sur le WortKlang.

        Toute autre est la position de Die Aktion de Pfemfert. Les tendances critiques déjà présentes dans la revue avant la guerre se transforment en une critique ardente de la guerre. Au début, Pfemfert affirmait que, pendant la guerre, la revue ne parlerait que de littérature, mais par différents moyens, il trouvait la possibilité d’exprimer son hostilité au nationalisme, à l’impérialisme, qui étaient exaltés par la propagande officielle. Quand on relit les numéros de Die Aktion, publiés au cours des années du conflit, on y trouve des poèmes écrits sur la guerre, qui en décrivent l’horreur, tels les Verse vom Schlachtfeld de Wilhelm Klemm. Pour éviter la censure, il avait eu l’idée de publier sous la rubrique Ich schneide die Zeit aussi des coupures de presse dont l’assemblage était une terrible critique contre la guerre et la bêtise qui s’était emparée de tant d’intellectuels allemands. Ces citations n’étaient accompagnées d’aucun commentaire, mais les numéros de Die Aktion étaient envoyés gratuitement aux soldats du front qui, tels Erwin Piscator, lisaient avidement ces numéros dans les tranchées. Afin de pouvoir financer ces envois gratuits, Pfemfert tirait des éditions sur un papier de luxe, et les bénéfices de ces ventes servaient à éditer ces numéros. Ce que Pfemfert détestait le plus c’était le chauvinisme dans lequel il voyait le plus grand danger qui pesait sur l’humanité. Aussi consacra-t-il de nombreux numéros spéciaux aux artistes, aux écrivains étrangers, qu’il s’agisse de la Russie, de l’Angleterre, de la France, de l’Italie, de la Pologne, de la Tchécoslovaquie, de la Belgique.

        Alors que Die Aktion prenait parti, de manière prudente et indirecte, pour les pacifistes réfugiés en Suisse, Der Sturm les méprisait, ce qui entraîna de la part de Pfemfert une répartie contre Der Sturm et contre Walden dont il raillait les penchants mercantiles. Il faut d’ailleurs remarquer que Die Aktion et Der Sturm n’avaient qu’un seul collaborateur commun en 1918, Franz Richard Behrens qui publiait dans la première revue des poèmes politiques comme « Du darfst nicht töte« , dédié à Ludwig Rubiner et dans la seconde des oeuvres non politiques. Par contre, la même année, Die Aktion et Die Weissen Blätter en comptait plusieurs : Yvan Goll, Max Hermann Neisse, Albert Ehrenstein, tandis que Die Weissen Blätter ne comptait, avec Der Sturm, aucun collaborateur commun. La revue de Schickelé , avant la guerre, voulait déjà unir étroitement les considérations sur l’art et celles sur la politique. Après l’installation des Weissen Blätter en Suisse, cette critique de la guerre s’intensifia. Toutefois, il faut noter qu’en dépit des collaborateurs communs, il n’y avait aucun contact entre Pfemfert et Schickelé. Il est d’ailleurs remarquable que l’ensemble des adversaires de la guerre ne purent jamais constituer véritablement un front uni : lorsqu’eut lieu à Weimar en 1914-1915, le célèbre « concile » des écrivains hostiles à la guerre qui réunit, sur l’appel de Hasenclever, des auteurs tels que Rudolf Leohnard, H.E. Jacob, Martin Buber, Albert Ehrenstein et Paul Zech. Schickelé ne vint pas, étant à Berlin, tandis que Pfemfert et Herzog ne furent pas même invités et quand, le soir de la Saint-Sylvestre, à Berlin, Hugo Ball invita ses amis à crier sur le balcon : « A bas la guerre ! », il lui fut répondu seulement :  » Prosit Neujahr« … La critique de la guerre, accomplie au sein de ces petits cercles, en y ajoutant celui de Kurt Hiller à partir de 1917, ne parvint jamais à aboutir à la création d’un front relativement uni, comme ce sera le cas dans l’émigration, parmi les adversaires du fascisme.

        Die Aktion fut assurément l’une des revues les plus actives dans la propagande anti-belliciste. Elle consacra en particulier des « Sonderhefte » (numéros spéciaux) symboliques, au milieu même du conflit. Le Sonderheft Noël 1917 contenait un dialogue sur Hérode. Le roi donne l’ordre de tuer tous les enfants, mais lui-même est finalement puni par Dieu et il est entraîné par le diable et la mort. L’identification entre les enfants tués et la jeunesse européenne, le roi Hérode et le Kaiser, étaient évidente. Des poèmes consacrés aux anges se terminaient par des hymnes à la paix, même si cette paix était rapportée à Jésus, à la Sainte Vierge. La venue du Christ permettait de donner libre cours aux idées messianiques expressionnistes dans la venue d’un monde meilleur. Les coupures de journaux choisies par Pfemfert dans la rubrique Ich schneide die Zeit aus portaient sur la pénurie de charbon en Allemagne et la révolution soviétique. A Pâques 1918, Pfemfert consacrait un numéro spécial Golgotha, sur la mort de Dieu. Ici encore, derrière les motifs religieux, se dissimulaient des thèmes politiques. La résurrection du Christ était un appel à la fin des hostilités, la folie qui avait conduit à sa mort était rapprochée de celle de l’époque actuelle. A côté du tombeau du Christ, il y avait la boue des tranchées comme linceul et de nombreux poèmes évoquaient la vie du front. Die Aktion ne cessait en effet de publier des volumes qui donnaient de la guerre une vision particulièrement réaliste. Sous la rubrique « Verse vom Schlachtfeld » (Vers du champ de bataille) furent publiés de nombreux poèmes qui décrivaient la guerre de position, les tranchées, le désir de rentrer chez soi.

        Dans différents textes théoriques, Pfemfert ne cachait pas ses convictions politiques : il publiait des articles sur le socialisme et l’anarchisme, et en 1917 les lettres de Bakounine à Herzen, un chapitre de la biographie de Marx par F. Mehring. Il consacra un numéro spécial de Die Aktion à Marx et publia à 80 pf. le Manifeste du parti communiste. Les textes de Marx qu’il choisissait étaient tous symboliques: critique du capitalisme, vision de la possibilité de terminer une guerre par une révolution.

        Die Weissen Blätter de Schickelé ne furent pas moins actives. Après une interruption d’un an, la revue paraissait en 1918 avec des textes de Svend Borberg qui s’efforçaient  d’analyser la situation sociale et idéologique des années qui précédaient la guerre en montrant comment celle-ci avait constitué une solution à la crise. Le monde bourgeois, l’Allemagne impériale y était impitoyablement dénoncés. Les considérations de Broberg ne se limitaient pas au  domaine économique: il analyse aussi la crise morale qui a préparé la guerre, l’opposition entre le progrès technique et l’âme, retrouvant de nombreux thèmes propres au romantisme anti-capitaliste de Simmel mais aussi aux poètes expressionnistes. Dans cette perspective la guerre n’apparaît pas directement comme un conflit d’impérialismes, mais comme l’aboutissement d’une fêlure qui marque toute l’Europe depuis le XIXème siècle. Aussi les thèses de Borberg sont-elles toutes empreintes d’un fatalisme historique qui ne laissa guère de place à l’action politique. C’est là, sans aucun doute, ce qui différencie le plus la perspective idéologique des Weissen Blättter de celle de Pfemfert : la guerre n’est que l’aboutissement des conflits propres à l’ère technique, l’apocalypse d’un monde qui a oublié l’âme, qui l’a sacrifiée à la machine. Aussi combattre la guerre c’est aussi combattre le monde technologique. – thème qui hante de nombreuses oeuvres expressionnistes (en particulier la trilogie Gas de Kaiser et Maschinenstürmer de Toller). Les positions politiques de Die Aktion oscillent entre l’anarchisme et le bolchévisme, celles des Weissen Blätter ne dépassent guère la KulturKritik de la sociologie allemande. Les articles ne s’efforcent jamais de mettre en évidence l’origine économique de la guerre, mais opposent l’esprit à la matière, l’âme au progrès et c’est avec une défense de la subjectivité qu’il s’efforce de lutter contre la barbarie. Il est remarquable que la situation en Russie ne soit jamais évoquée, sauf le meurtre de Raspoutine, et la révolution russe elle-même ne laisse guère de traces sinon quelques échos. Après les événements de Novembre 1918 en Allemagne, René Schickelé s’exprimera sur le « bolchévisme » et condamnera la révolution d’Octobre car elle ne s’est pas accomplie sans violence. Jusqu’à la fin, Schickelé et les Weissen Blätter se conteront d’exalter une révolution du spirituel.

        Quant à Walden, et au Sturm, il ne prendra aucun engagement effectif au cours des années de guerre, se contentant de rappeler que Der Sturm était « l’organe de l’Expressionnisme ». Face aux attaques de Pfemfert qui qualifia Walden de « faiseur d’affaires », de « commerçant », Der Sturm répondra par le plus profond mépris, affirmant  » La révolution n’est pas un art, mais l’art est une révolution ».

JEAN-MICHEL PALMIER

Poème Ernst Toller extrait du drame Die Wandlung (La métamorphose)

Un frère qui en lui, portait le grand savoir,
De toute souffrance et de toute joie
De l’apprence et du mépris atroce,
Un frère portant en lui, la grande volonté,
De bâtir le temple enchanté de la haute joie,
Et d’ouvrir grandes ses portes à la haute souffrance,
Prêt pour l’action.
Et flamboyant il lance l’appel tenace:
Le chemin !
Le chemin !

Toi Poète sage!

Les revues expressionnistes et la guerre – 2/4

Dimanche 2 novembre 2008

Article paru en 1978 dans le catalogue de l’exposition Paris-Berlin,
rapports et contrastes France-Allemagne. 1900-1933

p11chikele.jpg    Caricature de René Schickelé en 1913

Mais c’est surtout parmi les expressionnistes que la guerre suscita la plus grande révolte. Il y a à cela plusieurs raisons. Si quelques uns connurent un moment d’égarement nationaliste, beaucoup réagirent immédiatement par le pacifisme. Dès 1914-1915, Walter Hasenclever, Hugo Ball affirmaient leur haine de la guerre. Il faut aussi souligner l’hécatombe que signifie pour les expressionnistes cette guerre: Alfred Lichtenstein fut tué le 25 septembre 1914, E. W Lotz et August Macke le 26 septembre, Ernst Stadler le 30 octobre, Georg Trakl se  suicida le 3-4 novembre, Hans Ehrenbaum-Degele aussi en 1914, August Stramm fut tué le 1er septembre 1915, Franz Marc le 4 mars 1916, R.J. Sorge le 20 juillet 1916, Whilelm Morgner en août 1917, Robert Jentsch le 21 mars 1918, Geritt Engelke le 15 octobre 1918, Franz Nölken le 4 novembre 1918.


 Dès le début du conflit, le cercle de Die Aktion, groupe autour de Franz Pfemfert, était résolument hostile à la guerre. A la fin de l’année 1914, Hasenclever, Pinthus, Zech, Leonhard, Ehrenstein se réunissaient à Weimar pour discuter de leur attitude. Hasenclever demandait à René Schickelé de reprendre la publication des Weissen Blätter, qui avaient cessé de paraître au début de la guerre. La censure avait déjà frappé plusieurs revues: le Zeit-Echo de Rubiner dut paraître en Suisse de même que les Weissen Blätter; das Forum de Herzog avait été interdit. Ces revues ne manquaient pas de consacrer des articles aux artistes  » ennemis : ainsi le second volume du Zeit-Echo(automne 1915) comprenait une lithographie de Picasso, dans le numéro suivant, Franz Blei signait une nécrologie de Péguy. Franz Pfemfert consacrait un numéro de Die Aktionau poète et même à Derain que l’on croyait mort. La légende se répandait en Allemagne : Péguy et son traducteur Stadler s’étaient rencontrés avant d’être tués et auraient échangé des lettres ou des messages.


L’action des pacifistes s’intensifia lorsqu’au début des de l’année 1916 les Weissen Blätter de Schickelé furent transférées à Zurich. La Suisse devint alors un intense foyer d’agitation artistique où se mêlaient Allemands et Français opposés à la guerre, pacifistes, activistes, expressionnistes, dadaïstes. En 1917, le Zeit-Echo de  Rubiner s’y fixait aussi. Yvan Goll vivait à Lausanne. A partir de 1916 d’autres écrivains gagnaient la Suisse et s’installaient à Zurich : Ehrenstein, Hardekopf, Leonhard Frank, Richard Huelsenbeck, Hugo Ball et sa femme Emmy Hennings. Wolfenstein rendit aussi visite à Romain Rolland. Pourtant on ne peut considérer ces exilés comme constituant un front uni : les dadaïstes et les expressionnistes se disputent sur l’attitude à adopter à l’égard de la guerre. Pour Ivan Goll, il s’agit d’une opposition idéaliste, messianique et humaniste, un refus des morts inutiles., des sacrifices qu’elle entraîne. Pour Tzara, il s’agit d’un refus général de la société bourgeoise et de la dérision. Aussi Goll et Tzara se détestent-ils, le premier accusant le second d’être un « salaud » qui n’a aucun respect pour tous ceux qui tombent sur les champs de bataille et qu’il enveloppe aussi dans son nihilisme. Les groupes français et allemands vivent souvent dans les mêmes villes mais ne sont pas  pour autant très liés. Sans doute connaît-on les manifestes de Romain Rolland; certains écrivains allemands lui rendent visite; mais rapport sont limités. Claire Studer traduit les poèmes de Pierre-Jean Jouve. Romain Rolland lui fera connaître celui qu’elle épousera: Yvan Goll. Henri Guilbeaux, réfugié en Suisse, condamné à mort en France, est un connaisseur des lettres allemandes: il a publié une anthologie des poètes allemands depuis Nietzsche. On l’accuse à Paris d’avoir lancé sa revue Demainavec de l’argent allemand (4). Il est lié à des émigrés russes, en particulier Lounatcharsky et Lénine. En 1917, on rencontre en Suisse une grande partie des écrivains européens les plus marquants: Joyce vit à Zurich mais aussi Arp, Stefan Sweig, Emil Ludwig, Tzara, Else Lasker-Schüler, Werfel y séjournent souvent. L’une des figures les plus intéressantes du côté français est sans doute celle de Marcel Martinet, militant socialiste internationaliste qui, en 1917, publiait en Suisse ses poèmes refusés par la  censure française, les Temps maudits(5), commencés en juillet 1914 et qui paraîtront aux éditions de la revue de Guilbeaux, Demain. Sa pièce, La Nuit, achevée en 1919, paraîtra en 1922, préfacée par Trotski. Marcel Martinet écrit des poèmes contre la guerre qu’il dédie à Romain Rolland et aux « Poètes d’Allemagne, O frères inconnus« . Yvan Goll compose son Requiem pour ceux qui sont tombés en Europe, Ehrenstein ses poèmes dédiés Aux frères assassinés. Poèmes, manifestes, proclamations, nouvelles : il s’agit presque toujours d’oeuvres écrites par des Expressionnistes.

(4) Réédités en 10/18, 1975
(5) Pour un étude détaillée de ces revues cf. les rééditions célèbres de Paul Raabe et l’étude d’Eva Kolinsky : Engagierter Expressionismus. Metzler Studien ausgabe Stuttgart 1970.

JEAN-MICHEL PALMIER

A celui de 14 à celui de 39

A celui de 14 à celui de 39
Et puis de l’an 40
A celui du Chili à ceux de l’Algérie
Aux Juifs déracinés qui fuient la Palestine
A ces Palestiniens comme un arbre coupé

Vingt ans déjà petit la mer toujours revient
De plus loin que là-bas les oiseaux blancs dévorent
Ce qu’il reste de suc à l’azur quotidien
Tu pars soumis défait boutonné de métal
Ta maman au poignet battant le pouls du diable
Tu as dit aurevoir aux grèves syndicales
Aux copains au ciné aux filles charitables

Tu sais que l’homme pousse et qu’il faut le couper
Quand il est encore vert dans le lit des délices
Comme on coupe les plombs de l’électricité
De peur que dans la nuit vos Soleils n’y complicent

La loi donnera des morts et du café

Léo Ferré

Les revues expressionnistes et la guerre – 1/4

Dimanche 2 novembre 2008

Article paru dans Paris – Berlin 1900-1933 – Centre national d’art et de culture Georges Pompidou en 1978 – Catalogue de l’exposition -

dieaktionrev.jpg Die Aktion 1920
Vive la Révolution mondiale

  b8b42.jpg Catalogue de l’exposition Paris – Berlin  
   1900 – 1933 rapports et contrastes France – Allemagne au Centre Georges Pompidou 1978

De tous les thèmes qui hantent la poésie expressionniste, la guerre fut l’un des plus constants et des plus obsédants. Bien avant qu’elle n’éclatât, elle était présente chez les poètes du Crépuscule de l’humanité comme la grande menace qui plane sur leur monde, sur leurs vies. Dans son appel « l’expressionnisme meurt »(Der expressionismus stirbt), Yvan Goll affirmait : « Pas un seul expressionniste fut réactionnaire. Pas un seul qui ne fût contre la guerre, pas un seul qui ne crut à la fraternité et à la communauté. » (1) Ce jugement est vrai, bien qu’excessif, car beaucoup de futurs pacifistes passèrent d’abord par une phase nationaliste, même Brecht et Toller. Faiblesse de leur conscience politique dans ces années qui voient s’affirmer l’impérialisme de part et d’autre des frontières ?  sans doute, mais aussi volonté désespérée de briser leur solitude et les structures du monde bourgeois. dans beaucoup de poèmes, de textes écrits par des expressionnistes avant 1914, se trouve affirmé que le salut ne peut venir que d’une révolution ou d’une guerre. Alors que l’internationale socialiste était en lambeaux, les Expressionnistes sont ceux qui crièrent le plus ardemment contre la barbarie qui ravageait l’Europe. L’éclatement de la guerre, c’était non seulement la ruine de leurs espoirs messianiques, mais la concrétisation de leurs angoisses. Cette « fin du monde », ce souffle d’apocalypse que l’on trouve dans beaucoup de leurs poèmes allaient se réaliser. Ce que dans la puissance visionnaire de leurs poèmes et de leurs gravures, ils n’avaient fait qu’entrevoir, ils le vécurent tous tragiquement. Ce fut la guerre qui allait orienter beaucoup d’entre eux vers  un engagement politique de plus en plus radical dans les années 20. Nous nous limiterons ici à l’étude des positions adoptées à l’égard de la guerre par quelques revues expressionnistes.

Pour comprendre l’importance de cette opposition des poètes expressionnistes à la guerre de 1914, il faut garder en mémoire la fièvre nationaliste, l’hystérie collective que la déclaration de guerre déclencha chez de nombreux intellectuels allemands, même parmi les plus progressistes. La politique impérialiste de Guillaume II parvint à rallier à « l’Union Sacrée » la quasi-totalité des formations politiques allemandes, puisque les crédits militaires furent votés par la social-démocratie elle-même. Pendant toute la première année du conflit, une grande partie des intellectuels allemands soutinrent la propagande officielle. Max Weber et Georg Simmel, en dépit de leurs idées politiques très critiques à l’égard de la politique allemande, se présentaient à leurs séminaires en uniforme d’officier de réserve, – au grand désappointement de leurs étudiants – en particulier Georg Lukacs et Ernst Bloch, très liés au cercle de Weber comme de Simmel (2). Si Heinrich Mann, Hermann Hesse, Franz Pfemfert, Leonhard Frank se déclaraient, dès le début du conflit, hostiles à la guerre et la condamnaient, celle-ci rallia les suffrages d’une grande partie de l’intelligentsia allemande. Deux mois après le début des hostilités, alors que Louvain avait été saccagé par les troupes allemandes, que les ruines se multipliaient, parut le célèbre Appel aux nations civilisées, plus connu sous le nom de « Manifeste des 93« , signé par cinquante huit professeurs d’université et des représentants du monde de la littérature et des arts. Qualifiant de calomnies les accusations portées contre l’Allemagne, ils célébraient dans la guerre « une juste et bonne cause » et rendaient hommage à l’ empereur Guillaume II et à son pacifisme.  Ils affirmaient :
Il n’est pas vrai que nos troupes aient brutalement détruit Louvain. Perfidement assaillies par une population en fureur, elles ont du, bien à contre coeur, user de représailles et cannoner une partie de la ville. La plus grande partie de la ville est restée intacte. Le célèbre Hotel de ville est entièrement conservé : au péril de leur vie, nos soldats l’ont protégé contre les flammes. – Si dans cette guerre terrible, des oeuvres d’art ont été détruites ou l’étaient un jour, voilà ce que tout allemand déplorera certainement. Tout en contestant d’être inférieurs à aucune autre nation pour notre amour de l’art, nous nous refusons énergiquement d’acheter la conservation d’une oeuvre d’art au prix d’une défaite de nos armes.
Il n’est pas vrai que nous faisons la guerre au mépris du droit des gens. Nos soldats ne commettent ni actes d’indiscipline ni de cruautés. En reavnche, dans l’Est de notre patrie, la terre boit le sang des femmes et des enfants massacrés par les hordes russes, et sur les champs de bataille de l’Oise, les projectiles Dum-Dum de nos adversaires déchirent les poitrines de nos braves soldats. Ceux qui s’allient aux russes et aux Serbes, et qui ne craignent pas d’exciter des Mongols et des Nègres contre la race blanche, offrant ainsi au monde civilisé le spectacle le plus honteux que l’on puisse imaginer, sont certainement les derniers qui aient le droit de prétendre au rôle de défenseurs de la civilisation européenne
. »(3)

Et l’appel célébrait le peuple allemand comme celui de Goethe, de Beethoven, de Kant, affirmant l’innocence de l’Allemagne et le caractère sacré de la cause qu’elle défendait, celle de la civilisation elle-même. Ce texte d’un chauvinisme inqualifiable était signé par les plus éminents représentants de la culture allemande : Parmi les écrivains, citons seulement : Richard Dehmel qui, à l’âge de 50 ans, s’engagea volontairement dans les armées allemandes, Gerhardt Hauptmann et son frère Carl Hauptmann, Hermann Sudermann, Max halbe. Max Reinhardt le signa aussi, de même que Aloïs Brandl, président de la société shakespeare de Berlin et plusieurs peintres dont max Liebermann, Hans Thoma, Wilhelm Trübner. Non seulement cet appel reprenait toutes les thèses de la propagande officielle, mais frappait par le racisme qui culmine dans l’opposition des Germains aux autres peuples, des Blancs aux « Nègres », aux « Mongols ». Que tant d’intellectuels allemands aient pu le signer témoigne de la faiblesse de leur conscience politique et de la fragilité de leurs convictions démocratiques. Si Thomas mann ne signa pas le Manifeste, ses positions n’étaient guère plus brillantes et si on ne lui demanda pas de le signer, c’est sans doute parce que l’on connaissait son attitude critique à l’égard de la société wilhelminienne. Les positions de Thomas Mann à l’égard de la guerre sont clairement exprimées tout d’abord dans l’article publié dans la Neue Rundschau en novembre 1914, intitulé Pensées de guerre et dans son essai Frédéric et la grande coalition : Esquisse pour le temps et l’heure. S’inspirant de Nietzsche, il entend célébrer dans la guerre l’élément « démoniaque » et « héroïque » de l’âme allemande. Il oppose « Kultur » et « Zivilisation », comme la plupart des nationalistes officiels et voit dans la guerre menée par l’Allemagne une véritable croisade. Dans son essai sur Frédéric, il célèbre aussi les vertus guerrières et développe la thèse de l’encerclement des alliés à l’égard de l’Allemagne. Ces déclarations de Thomas Mann furent violemment attaquées par son frère Heinrich et aussi par Romain Rolland.
Dans ses Considérations d’un apolitique, il tente de se défendre contre ces accusations de chauvinisme en déclarant qu’il n’était pas « un patriote de bas étage » mais qu’il s’enthousiasma pour l’histoire car il y voyait une résurrection de celle de Frédéric. Ce livre marque sans doute une considérable progression de la conscience politique de Thomas  Mann, mais il n’en demeure pas moins vrai qu’il n’échappa pas, lui aussi, à la fièvre belliciste en 1914. L’opposition à la guerre en Allemagne vint des horizons les plus divers : aussi bien des démocrates sincères que de l’extrême-gauche ou de poètes qui refusaient passionnément la barbarie et affirmaient l’internationalisme – ni prolétarien ni socialiste – mais celui de la jeunesse qui allait trouver la mort dans une guerre qui n’était pas la sienne. Bon nombre quittèrent l’Allemagne pour trouver refuge en Suisse. Parmi les premiers pacifistes allemands, il faut citer Heinrich Mann, Leonhard Frank et Johannes Robert Becher. Heinrich Mann, dans tous ses romans, en particulier dans des oeuvres telles que Le Sujet (écrit en 1914), Les Pauvres (1918) avit fait une critique très violente de la société wilhelminienne, de sa misère. Leonhard Frank, émigré en Suisse, affirmait sa haine de la guerre, dénonçait les responsables et écrivait son célèbre recueil de nouvelles « Der Mensch is gut » qui affirmait ses conceptions pacifistes et sa confiance dans le socialisme. Si Dehmel fut pris par la fièvre nationaliste, Arno Holz écrivit à cette époque plusieurs poèmes dénonçant les ravages de la guerre dans un petit village. Peu à peu parurent d’autres poèmes expressionnistes contre la guerre : outre les textes publiés dans Die Aktion, il faut citer les oeuvres de René Schickelé, Yvan Goll, Hanns Johst, Albert Ehrenstein et surtout Johannes Robert Becher qui, à partir de 1918, adhéra au communisme.

En fait, au début de la guerre, il n’y eu guère que quelques rares intellectuels, en France et en Allemagne, pour s’élever contre le conflit. Romain Rolland avait édité dans le Journal de Genève du 15 septembre 1914 son manifeste contre la guerre « Au dessus de la mêlée« . Hermann Hesse exprimait des convictions analogues. Bientôt se constitua en Suisse une petite colonie de pacifistes : Ernst Bloch y demeura, Romain Rolland y milita ardemment par ses lettres, ses  chroniques, ses manifestes, bientôt rejoint par Guilbeaux à Genève, René Arcos, Pierre-Jean Jouve qui publiait en 1915 son recueil de poèmes « Vous êtes des hommes« .

JEAN-MICHEL PALMIER

Un poème d’Ivan Goll :

La Grande Misère
de la France

Nous n’irons plus au bois ma belle
Les lauriers sont coupés les ponts
Aussi : les arcs-en-ciel
Et même le pont d’Avignon
Jeanne d’Arc mortelle statue
Un peu de bronze ensanglanté
Dans cette France qui s’est tue
Ton coeur a cessé de chanter

Jeanne dans sa jupe de bure
Assise sous les framboisiers
Se prépare une confiture
Avec du sang de cuirassiers

La poule noire des nuages
Pond les oeufs pourris de la mort
Les coqs éplumés des villages
N’annoncent que les vents du Nord

Car l’aube avait du plomb dans l’aile
Et le soleil est un obus
Qui fait sauter les citadelles
Et les lilas sur les talus

Le ciel de France est noirci d’aigles
De lémures et de corbeaux
Ses soldats couchés dans les seigles
Ignorent qu’ils sont des héros

Ni Chartres, ni Rouen, ni Bruges
N’ont assez d’anges dans leurs tours
Pour lutter contre le déluge
Et les escadres de vautours

Taureau chassé des pâturages
Et du silence paternel
Devant la pourpre de l’outrage
Perd tout son sang au grand soleil

Il perd son sang par ses fontaines
Par ses veines par ses ruisseaux
Il perd son sang par l’Oise et l’Aisne
Par ses jets d’eau par ses naseaux

Les douze soeurs de ses rivières
Aux bras cambrés aux noeuds coulants
Dénouent leurs lacets et lanières
Pour se jeter à l’océan

Buvez buvez guerriers ivrognes
Les vins fermentés de la peur
Les sangs tournés de la Bourgogne
Les alcools amers du malheur

Les bières gueuses de la Meuse
Et les vins platinés du Rhin
Les sources saintes des Chartreuses
Et les absinthes du chagrin

Les larmes qui de chaque porte
Ont débordé sur le pays
Les eaux de vie et les eaux mortes
Grisantes comme le vin gris

Nous n’irons plus au bois ma belle
Les lauriers sont coupés les ponts
Aussi : les arcs-en-ciel
Et même le Pont d’Avignon.

Présence de Nietzsche : Coups de marteau sur l’enseignement

Dimanche 26 octobre 2008

 Article paru dans le journal « Le Monde » du 5 juillet 1974.

nietzsche241.jpg Friedrich Nietzsche

* Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement. Gallimard. Traduit de l’allemand par Jean-Louis Backès. 154 p. Collection »Idées », 4,25 F.

        De tous les écrits « mineurs » de Nietzsche, ces cinq conférences prononcées à Bâle en 1872, publiées après sa mort et restées jusqu’à ce jour inédites en français, sont parmi les plus déconcertants. Invité à prononcer une série de conférences « sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », le jeune professeur avertit déjà son honorable public  qu’il ne répondra pas à cette question, n’étant pas prophète, mais qu’il va analyser la situation de l’enseignement allemand, qu’il s’agisse de l’école communale, du gymnase, de l’école technique ou de l’Université. Si la référence aux Grecs nous renvoie à la Naissance de la tragédie, le ton général de ces conférences, les notations incisives qui les émaillent annoncent déjà l’iconoclaste, le philosophe au marteau.
        Car c’est bien à coups de marteau que Nietzsche va frapper sur cet enseignement pour en montrer la faillite et la prétention. Il rend, certes, hommage aux buts sublimes qui ont présidé à sa fondation mais il constate que, malheureusement, toutes les tentatives faites pour réaliser ce noble idéal n’ont conduit qu’à des échecs. En voulant réformer l’enseignement, on l’a surtout « médiocrisé ». Deux tendances contradictoires et aussi néfastes sont responsables pour Nietzsche de cette décadence : la volonté d’élargir de plus en plus la culture et la nécessité de l’affaiblir. sans doute l’enseignement moderne se veut-il « démocratique » mais c’est à la condition que la culture que l’on y enseigne soit d’abord devenue « la servante de l’État ».
        Même si Nietzsche présente ces idées comme étant celles d’un philosophe qu’il a entendu discourir dans les bois, avec un de ses disciples, l’artifice ne trompe personne. Aussi ne peut-on qu’être frappé par la radicalité et la violence de sa dénonciation. Non seulement il ne croit pas à la possibilité de ressusciter l’idéal culturel dans sa pureté, mais il estime qu’en ces temps de confusion extrême, on pourrait bien assister à la destruction de l’Université et du gymnase : la culture que l’on prétend y transmettre ne forme absolument personne. A l’ancienne culture humaniste, on oppose désormais « la culture rapide », universelle et rentable. Suprême trivialité, on voudrait aussi faire croire qu’elle conduit au bonheur.
        Pour Nietzsche, il s’agit en fait, d’une nouvelle et lente barbarie. Le « libre penseur » est devenu un fonctionnaire, un fossoyeur d’idées. Quant à l’aspiration à la culture populaire, il n’y voit que mensonge : cette culture populaire est médiocre et si on la revendique, c’est que l’État exerce son oppression. Nietzsche n’est guère plus tendre à l’égard de la « culture scientifique » ce que l’on appellerait aujourd’hui l’ »hyperspécialisation ». L’enseignement scientifique n’est pas supérieur à l’enseignement littéraire. sans doute y acquiert-on un savoir spécialisé « de plus en plus aléatoire et invraisemblable » par lequel le savoir se distingue de la masse, mais il se confond avec elle dès qu’il sort de sa discipline. Le savant est aussi inculte que l’ouvrier qui, toute sa vie, n’aurait appris que les mêmes gestes destinés à fabriquer la même vis. Entre la médiocrité culturelle de la masse et la fausse culture scientifique, il accorde une place particulière à la presse, « couche de colle visqueuse », qui permet d’unir les joints entre toutes les formes de vie et qui donne l’illusion d’une culture générale.

Une « impénitente barbarie »

        Tableau pessimiste? Nietzsche ne veut pas décourager ses auditeurs – étudiants et professeurs – mais montrer du doigt les grandes tares de l’enseignement moderne. La pédagogie lui semble en grande partie responsable de cette crise. Ce qui la caractérise, c’est un manque total d’imagination, des méthodes archaïques et rigides faites de vieilles habitudes. Toute réforme universitaire devrait pour lui, commencer par une refonte radicale de l’enseignement du gymnase, et elle seule permettrait ensuite une transformation de la vieille Université. D’ailleurs Nietzsche prophétise l’effondrement de tous les « établissements de culture » si on parvient à transformer le lycée. Celui-ci, loin de former la personnalité de l’élève, lui inculque une érudition grise et inutile par un enseignement totalement coupé de la vie. Alors que tant d’élèves sont incapables de parler et d’écrire correctement leur propre langue, on voudrait les initier à la « composition allemande ». quant à l’enseignement des classiques, il est risible ! A quoi bon étudier les classiques si on ne donne pas les moyens de les comprendre ? Cette culture formelle, « impénitente barbarie » n’est qu’une illusion vaniteuse.
        L’Université n’échappe pas non plus à ses invectives. Il se moque des prétentions orgueilleuses de la sacro-sainte philologie dont il est issu, et qualifie ceux qui prétendent « posséder » la culture grecque de traîtres et d’imposteurs, condamnés à être écrasés par les statues qu’ils tentent de relever.
        Quand on relit, un siècle plus tard, ces conférences écrites par un jeune et fougueux philologue de vingt-huit ans, élevé à la vieille école de Pforta, nourri par les respectables universités allemandes, membre des corporations d’étudiants batailleurs, on est frappé par leur étonnante actualité. On ne sait trop ce qu’il faut admirer le plus : la précision et la force de l’analyse ou la magnifique insolence. Le plus inquiétant, c’est que ce réquisitoire est loin d’être dépassé.

JEAN-MICHEL PALMIER

Un mythe : Che Guevara

Dimanche 26 octobre 2008

Article publié dans le Magazine Littéraire de Mai 1968

cheguevara.jpg

Par sa mort, Che Guevara est devenu pour les étudiants surtout, le mythe de la révolution en marche. Le théoricien de la guérilla s’est effacé devant l’apôtre exécuté. Mais un poster peut-il encore incarner la révolution ?

En octobre 1967, la nouvelle de la mort de Che Guevara éclatait. L’étrangeté des circonstances de cette mort, les déclarations contradictoires du gouvernement bolivien laissaient encore le place au doute et à l’espoir, avant de déchaîner l’indignation et la fureur.
Vivant, beaucoup l’avait méconnu, voire ignoré. Mort, chacun voulait s’approprier son reflet, approcher son ombre, imprimer à tout jamais les traits de ce cadavre aux yeux grands ouverts et criblé de balles, dans son souvenir.
C’est alors qu’il devint vraiment redoutable et invincible. Le « Che » lui-même l’ avait bien compris, lorsque vivant, il s’était déjà dissous dans sa légende, immatériel et omniprésent, traqué par le F.B.I et la C.I.A., mais reconnu partout en Amérique latine par les pauvres et les paysans qui croyaient en lui, comme en un nouveau Christ.
Citoyen de l’Amérique latine, ce médecin argentin devenu ministre à La Havane, s’est identifié par sa mort à la figure de la Révolution.
Les mois qui suivirent son assassinat furent marqués par cette flambée de Romantisme révolutionnaire qu’il ranimait, après Hegel et Georg Büchner.
Ce fut sans doute dans les universités du monde entier, que la réaction fut la plus violente. Dès le 20  octobre, les étudiants de Rome criaient son nom dans les rues. Le 21, c’était à Moscou, devant l’ambassade des Etats-Unis, que les étudiants africains, asiatiques, latino-américains criaient à travers les slogans anti américains, leur indignation. Sa figure et son assassinat le confondaient avec Lumumba, Malcom X, Van Troï.
A Berlin éclatèrent les manifestations les plus violentes. L’Allemagne de Rudi Dutschke aller donner, à la mémoire du héros cubain, un hommage digne de lui. Toutes les Universités allemandes, les unes après les autres manifestèrent leur solidarité à sa lutte. A Heidelberg, le professeur et ministre socialiste Carlo Schmidt était interrompu dans ses cours et mis en demeure de répondre au mot d’ordre du Che:  » Créer deux, trois, de nombreux Vietnam ». A Hambourg, la faculté était investie par les comités qui, occupant les amphithéâtres, retraçaient sa lutte.
Le 21 octobre 1967, 6000 étudiants défilaient sur le Kurfürstendam, la plus grande artère de Berlin, en brandissant les premiers portraits de Che Guevara, symbole de leur lutte. Les jours suivants, les journaux de la chaîne Springer dénonçaient la vague de « guévarisme » qui ravageait l’Université allemande.
Il fallait très peu de temps pour que l’agitation gagne la France. Du 1er au 9 décembre était organisée une « semaine Che Guevara » pour le soutien de la lutte du peuple vietnamien. Des milliers de jeunes, étudiants principalement, se pressèrent, dans la grande salle de la Mutualité, afin de revoir encore dans les projections la silhouette triste et sombre du Che, son regard étincelant, son célèbre béret noir avec l’étoile de « Commandante » de la révolution cubaine. A  Nanterre, un amphithéâtre porte désormais son nom.
Sa lutte contre une société moribonde, contre un monde « sans coeur et sans joie », comme l’écrivait déjà le jeune Marx est devenue la lutte de tous les étudiants,  qui partout s’acharnent à en saper les fondements. Loin d’avoir atténuer leur ardeur, sa mort devint pour eux le symbole de leur lutte. Che Guevara est sans doute avec Herbert Marcuse, l’une des rares figures à réaliser l’unanimité des tendances souvent opposées, qui déchirent le monde étudiant progressiste. Cette unanimité tient non seulement à son immense prestige, au sceau tragique dont son assassinat a marqué sa vie, à cette pureté et ce romantisme révolutionnaire qui entourent tous ses actes, mais surtout à l’originalité de l’expérience du Socialisme cubain.
dans son célèbre article Le socialisme et l’homme à Cuba, Che Guevara répétait sans cesse: »il nous faut créer l’homme du XXIème siècle ». C’est une telle tentative qui reste liée à son nom.
Mais il est à craindre que le révolutionnaire soit enseveli sous le mythe qu’il a suscité. La gangrène est déjà à l’oeuvre. depuis cet hiver, sa figure s’étale dans tous les journaux, quelles que soient leurs tendances politiques. Les illustrés, les magazines féminins consacrent de longues colonnes au « héros ». Le soldat des forêts tropicales et des plateaux boliviens est devenu le héros des Drugstores, où l’on peut pour quelques centaines de francs, acquérir son portrait « poster » décoratif. Il est devenu le héros d’une jeunesse désabusée, avide d’émotion et qui cherche désespérément à retrouver dans sa légende celle de James Dean, voire de Johnny Halliday.
Aujourd’hui, sans aucun doute, le héros politique a été tué par la publicité qui s’attache à son nom. Sa lutte s’est obscurcie et ses traits de révolté, multipliés par les machines, ne sont plus qu’un mythe : celui d’un monde qui se console de sa mort, en revendiquant la force abstraite de l’idéal, alors qu’il porte en  lui, le sens et la responsabilité de son assassinat.
Ceux qui ont élevé Che Guevara au rang d’un héros et d’un martyr l’ont tué plus certainement que cette balle qui le frappa en plein coeur.
Aussi , n’est-il pas étonnant que ce soit avec un certain agacement que beaucoup de ceux qui se réclamèrent de lui voient aujourd’hui mésinterprété le sens de sa lutte.
Mais les étudiants de Berlin rappellent avec violence ce qu’il fut :

 » Che Guevara
Je ne veux pas faire de toi un martyr
Mais nous avons entendu l’annonce de ta mort
Et que tu voulais incendier le monde
Mais nous n’entendons ici
Aucune parole pour ceux que l’on exploite
Mais nous regardons tous vers un autre pays
Celui vers lequel se tournent tous nos espoirs. »

JEAN-MICHEL PALMIER

Georg Lukacs; du romantisme au marxisme

Dimanche 26 octobre 2008

Article publié dans le journal Le Monde du 11 octobre 1974

  seele.jpgL’Âme et les formes georglukacs.jpg Georg Lukacs     

* L’AME ET LES FORMES, traduit de l’allemand par Guy Haarscher, Gallimard, 343 Pages, 46 F.
* ECRITS DE MOSCOU, traduit de l’allemand par Claude Prévost. Editions sociales, 290 pages, 20 F.

Deux livres fondamentaux de Georg Lukacs, « l’Âme et les formes » et les « Ecrits de Moscou récemment traduits en français soulignent l’étrangeté de l’itinéraire politique et théorique de ce philosophe hongrois dont les essais ont marqué la pensée marxiste, l’esthétique et la critique littéraire. Quoi de commun en effet entre ce recueil d’essais réunis sous le titre « l’Ame et les formes » (paru en hongrois en 1909, en allemand en 1911), d’inspiration néo-romantique, qui cherchent à saisir le malheur de la vie, la déchirure que certains poètes semblent ressentir dans leur rapport avec le monde, et ces « Écrits de Moscou », rédigés au cours des années 30, et principalement consacrés aux problèmes du réalisme ? Peu de choses assurément, en dehors de la référence à l’esthétique et une certaine problématique qui, tout au long de l’itinéraire de Lukacs change quant au contenu mais non quant à la forme. Souhaitons que la traduction de ces deux livres soit le signe d’un renouveau des études lukacsiennes en France auxquelles Lucien Goldmann avait donné un premier essor.
Proche du courant romantique allemand, rencontrant parfois certains aspects des premiers écrits de Heidegger dominés par le même kantisme tragique, l’ »Âme et les formes » est sans doute, l’oeuvre la plus profonde  et la plus belle du  jeune Lukacs. A l’époque, le jeune aristocrate hongrois qui signe encore Georg von Lukacs, vient de quitter la vie tumultueuse de Budapest où il a été étroitement lié aux milieux théâtraux. A Berlin, puis à Heidelberg, il va se lier avec Simmel, Lask, Rickert, Max Weber, toutes les figures du néo-kantisme, de la philosophie de la vie, et de la phénoménologie qui dominent alors l’ Université allemande. Si les écrits ultérieurs marquent le triomphe de l’influence de Hegel et de Lask sur sa problématique, « l’Âme et les formes » est entièrement marqué par le climat de décomposition du romantisme qui règne encore en Allemagne.

Le refus de l’absolu

Ayant brûlé ses premières oeuvres, animé par une « nostalgie insondable », Lukacs tente de se faire connaître, d’abord en Hongrie, puis en Allemagne, comme critique littéraire. Influencé par Alfred Kerr et son style impressionniste, il s’efforce de faire de l’ »essai » un genre autonome, qui réconcilie l’exposé théorique et la poésie. Ces « Formes », qu’analyse Lukacs, sont des attitudes esthétiques à l’égard de la vie et du monde, dominées par le refus, l’exaltation du déchirement. Qu’il oppose le platonicien au poète, qu’il étudie le geste de Kierkegaard voulant entrer en contact direct avec l’Absolu, par la rupture de ses fiançailles, qu’il aborde les oeuvres poétiques de Schlegel et de Novalis, le lyrisme de Stéfan George, l’exaltation de de la grande solitude, c’est pour y découvrir autant de variations sur la conscience malheureuse, dont la plus authentique expression, s’incarne pour lui dans la tragédie, c’est à dire le refus absolu.
Les oeuvres ultérieures de Lukacs, « la Théorie du roman »(1) et « Histoire et conscience de classe » (2) apporteront, certes, d’autres réponses, moins idéalistes, aux questions posées ici pour la première fois. Mais, la « Théorie du roman » ne fait souvent que développer les intuitions de l »Âme et les formes » en analysant les conflits entre l’âme, tantôt trop large, tantôt trop étroite par rapport au monde. La conscience malheureuse , qui éprouve le sentiment aigu de la limitation de la vie, est l’ébauche de cet « individu problématique » dont Lukacs ne cessera de suivre les métamorphoses dans le roman bourgeois. Ce n’est qu’avec la révolution hongroise, son adhésion au parti communiste, que Lukacs trouvera la réponse aux questions qu’il pose dans dans ses premiers écrits. Les concepts de « totalité », de « conscience possible » et de « possibilité objective » esquisseront une solution politique que Lukacs avait d’abord cherchée dans l’esthétique.

La querelle du réalisme

Si les écrits de jeunesse de Lukacs ont éveillé, en France, grâce à Lucien Goldmann, un intérêt certain, il n’en va pas de même de ses écrits plus tardifs, souvent qualifiés, à tort, de « staliniens ». Il ne saurait être question de défendre des livres comme « la Destruction de la raison » (3), ouvrage médiocre qui amalgame toute la philosophie post-hégélienne à l’ idéologie fasciste. Mais ses écrits sur le réalisme sont un apport considérable à l’esthétique et au marxisme. Ainsi, les « Écrits de Moscou » aident-ils à comprendre les polémiques qui marquèrent les années 20 et 30. D’où l’importance de leur traduction.
Lukacs séjourna à Moscou comme émigré anti-fasciste, et c’est  au cours d’une douzaine d’années qu’il élabora quelques-uns des concepts-clés de son esthétique et de sa méthodologie littéraire. Ami de Lifschitz – esthéticien marxiste dont l’oeuvre reste à redécouvrir – et collaborateur de l’institut Marx-Engels, Lukacs propose une relecture des textes de Marx et Engels sur l’art et la littérature, mais aussi des écrits de Laforgue, de Lassalle et de Mehring. Sans doute ses écrits sont-ils difficiles, sans référence historique précise aux querelles esthétiques au sein du parti communiste allemand, concernant la littérature prolétarienne, les premiers écrits de Brecht, les thèses de l’ »Agit-prop » et, en général, les questions débattues dans l’organe communiste « Linkskurve ». Aussi faut-il souligner l’intérêt de l’introduction critique de Jean Prévost qui fait surgir les interlocuteurs invisibles et partout présents de Georg Lukacs.
Ces écrits annoncent le grand débat qui éclatera plus tard, en 1937-38, parmi les écrivains allemands émigrés groupés autour de la revue « Das Wort » éditée à Moscou, et qui opposera, après la célèbre lettre de Klauss Mann à Gottfried Benn, partisans et adversaires de l’expressionnisme. Lukacs ébauche déjà des grands thèmes qui domineront ses ouvrages parus après son retour d’émigration. Sans tomber dans le sociologisme vulgaire et la seule analyse formelle, il tente de poser les problèmes fondamentaux d’une approche marxiste de la littérature. Quarante ans après leur rédaction, ces « Ecrits de Moscou » surprennent par leur actualité. Loin de donner une réponse dogmatique aux questions qu’ils posent, ils invitent à une prise de position et ouvrent la voie à de nouvelles discussions.

JEAN-MICHEL PALMIER

(1) Gonthier-Médiations, 1963
(2) Récemment rééditée avec une préface nouvelle de Lukacs. Editions de Minuit, 1974
(3) L’Arche, 1959.

Après la disparition de Jean Duvignaud.

Mercredi 22 octobre 2008

 Article  publié dans Les Nouvelles Littéraires le 23 février 2007

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        Jean Duvignaud, collaborateur de la Quinzaine littéraire à ses tous débuts en 1966, vient de nous quitter. Jean-Michel Palmier avait chroniqué en 1996 son autobiographie L’Oubli ou la chute des corps

Jean Duvignaud et le temps retrouvé

        L’autobiographie est un genre difficile. Quand on confronte sa vie avec l’histoire, grande est la tentation de donner à la première une dimension épique qu’elle n’avait guère dans la réalité ou d’utiliser l’histoire pour justifier chaque geste, chaque acte que l’on a cru devoir accomplir. L’Oubli de Duvignaud s’apparente beaucoup plus à la création romanesque qu’au plaidoyer pro domo.

Par Jean-Michel Palmier

Jean Duvignaud L’Oubli ou la chute des corps
Actes Sud éd.

        “Dans la vie, on perd toujours, il n’y a que les salauds qui s’imaginent réussir” écrivait Sartre. Duvignaud, lui, n’aborde l’histoire qu’à partir d’une rhapsodie d’émotions, de souvenirs qui se sont inscrits dans sa chair, comme les cicatrices de l’enfance. D’où le caractère éminemment proustien de sa démarche, l’histoire n’étant finalement que le décor, l’horizon au sein duquel surgissent ses émotions, ses souvenirs et ses rêves. Le présent, le passé ne cessent d’interférer. A chaque époque de sa vie, il semble mourir pour renaître, surpris de se retrouver encore lui-même. Et ce bric-à-brac du passé, que l’on traîne derrière soi, c’est finalement une âme que l’on s’est lentement forgée.

        Les souvenirs font mal car on a peur d’être oublié ou trahi. On les rassemble comme les enfants des contes jettent des cailloux, prisonniers de la maudite forêt enchantée. Ses confidences, Duvignaud nous les livre avec une infinie pudeur. Tout d’abord l’enfant qu’il fut, à La Rochelle, prisonnier du mythe familial, de figures qui prennent la rigidité des atlantes au-dessus des portes, véritables divinités mythologiques. A travers ces ancêtres, il est confronté une première fois à l’histoire, à leur histoire, avec leurs prénoms d’empereurs romains, les souvenirs de la Révolution française et des guerres. Mais il y a aussi ces paysages qu’il portera toujours en lui, comme autant de secrets, avec “le goût de la fleur de sel qu’on cueille dans les marais”.

        C’est dans ces portraits impressionnistes, faits de touches intimistes, qu’éclate tout son talent de conteur. Chaque figure est évoquée avec le même respect, la même pudeur tandis que, comme les stries d’un arbre, s’enroulent les tranches de vie. A une enfance rêveuse, écartelée entre un passé mythologique et la nature – surtout l’odeur de la liberté, de la mer et du large – succède l’adolescence au moment de la guerre. C’est dans la France occupée qu’il lit l’Ethique de Spinoza, qu’il suit les cours de la “khâgne” de Royan. Il rêve de s’enfuir, erre dans Marseille, tandis qu’autour de lui un monde s’effondre. En 1942, il retrouve Paris, aperçoit Valéry à la Librairie José Corti, découvre Les Mouches, dans la mise en scène de Dullin. L’impossibilité de sortir à cause du couvre-feu le fait se réfugier dans la lecture : Camus, Sartre, Bataille. Avec les cours de Jean Hyppolite, il découvre la puissance hégélienne du négatif. Puis, muni de faux papiers, il travaille dans une usine de ciment qui construit les bunkers et s’emploie au sabotage.

        A peine sorti de l’enfance, il est confronté à la tourmente de l’après-guerre, rencontre le communisme sans y adhérer vraiment. Le poids de sensibilité qu’il porte en lui, le politique ne peut le traduire ou s’en emparer. Mais avec Henri Lefebvre, il découvre le Marx des Manuscrits de 1844, fasciné par les “aînés” : Vaillant, Aragon, Paulhan. En 1947, il rencontre Clara Malraux, à l’écoute de tout, asservie à aucune doctrine. Avec elle, il rêve à la liberté reconquise.

        Assurément Jean Duvignaud qui a consacré tant de pages magnifiques à l’imaginaire, ne peut s’empêcher de vivre ses rêves et de rêver sa vie. Le théâtre lui en a donné le moyen. Avant d’en écrire la sociologie, il s’enthousiasmera tour à tour pour Artaud, Vilar, Piscator et Brecht. La vie brûle sur les planches plus intensément que dans la tristesse des rues. Et cette tristesse, cette cruauté de la vie, il les retrouve chez Artaud et Buchner. Duvignaud évoque toutes ces prestigieuses figures qu’il a connues, Adamov, Barrault ou Blin, comme des fantômes dans sa nuit, qui se rencontrent pour boire un café crème dans un poème de Prévert.

        L’adolescent rêveur et révolté est devenu un “intellectuel”. Il ne s’est jamais renié. Dans le Paris des années 50, il participe à la création d’Arguments avec Kostas Axelos, Edgar Morin, fréquentant Barthes et Georges Perec. Ils cherchent à s’orienter au-delà des dogmes, des déceptions et des utopies. La seule ivresse qu’il connaît, c’est l’écriture et l’aventure qui le pousse à la création du théâtre d’Hammamet, vers les steppes de Chebika. Après la mer, ce sont les déserts et les forêts tropicales qui entrent dans ses rêves. En Afrique ou au Brésil, il continue à chercher ses diamants : les poussières de rêve que les hommes emportent avec eux, comme un fleuve ses cailloux, et qui ne disparaîtront jamais.

        Inclassable, Duvignaud manie tour à tour la sociologie, la création littéraire, cherchant, en arpentant le monde, à prendre l’éphémère, la richesse du vécu dans le filet de ses revues, de ses romans et de ses essais. Intelligence théorique, sa sensibilité fait s’effondrer tous les cadres qui voudraient l’emprisonner. Avec sa lucidité enjouée, sa générosité, il est demeuré ce petit garçon rêveur, qui contemplait le monde inaccessible des adultes, incapable d’imaginer que les bosses, les plaies, les rêves et les désirs, les instants de détresse et d’illumination qui s’inscrivaient dans sa mémoire constitueraient un jour un regard sur notre histoire.

        Cette vie, qu’il fait défiler devant nos yeux, comme un paysage inachevé, appartient à cette histoire. Mais sa trame n’est pas seulement tissée d’événements exceptionnels. Elle est faite de rencontres, d’émotions, de hasards. Et c’est l’amour qu’il porte à ceux qui traversèrent sa vie, qui en forgèrent le visage, qui les fait accéder, dans l’écriture, à une sorte d’éternité.

JEAN-MICHEL PALMIER

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