De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933.
Article paru dans « Éléments pour une analyse du fascisme / 1« . Intervention de Jean-Michel Palmier lors du
Séminaire de M-A. Macciocchi- Paris VIII – Vincennes 1974 -1975. UGE Éditions – Collection 10-18 – 1976 -
La mainmise des nazis sur les arts
L’art, instrument de propagande
Pour comprendre comment s’effectua la mise au pas de la vie artistique et culturelle allemande par les nazis, il faut d’abord souligner l’importance qu’ils ne cessèrent d’accorder à l’art. il s’agissait d’absorber purement et simplement l’art dans les structures de l’état, d’en faire un simple instrument de propagande. On peut dire que peu de régimes se sont souciés autant de développer certaines formes d’art que le régime nazi. Les moyens mis en oeuvre étaient souvent gigantesques. Non seulement les sculpteurs, les architectes chargés de transformer le visage des villes allemandes reçurent des sommes énormes, mais le cinéma devint une véritable affaire d’état. Acteurs et metteurs en scène étaient de véritables « soldats de la propagande « . L’armée, même vers la fin de la guerre, était abondamment utilisée pour la figuration dans des films à grand spectacle. Qu’il s’agisse du théâtre, de la sculpture, de la peinture ou encore plus du cinéma, toutes les formes d’art étaient destinées à devenir autant d’instruments de propagande et à inculquer les valeurs national-socialiste.
L’art se devait de glorifier non seulement les chefs, la race des seigneurs, l’aryen, mais aussi toutes les valeurs sur lesquelles étaient fondée l’idéologie du Reich millénaire : la violence, le sang, le racisme, la haine, la cruauté et la mort. Jamais l’art ne fut peut-être aussi près du mythe. L’artiste lui-même n’existe plus en tant qu’individu : il n’est que le lien entre « la communauté d’âme et le sang de la nation « , l’instrument de la vision du Führer. Il doit représenter ce que lui inculque l’état et devenir à son tour un propagandiste des idées du Führer. La création artistique n’existe qu’en tant qu’instrument politique : les nazis rejettent tout ce qui se prétend seulement artistique. L’art n’est rien sans la communauté raciale qui lui donne son sens et sa valeur. Il n’est rien sans l’idéologie du parti. Hitler l’affirmait déjà dan Mein Kampf: « il faut chasser du théâtre, des beaux-arts, de la littérature, du cinéma, de la presse, de la publicité, des vitrines, les productions d’un monde en putréfaction; il faut mettre la production artistique au service d’un Etat et d’une idée de culture morale. » Aussi ne voit-il d’autre inspiration que dans le sang et la race. Les valeurs esthétiques sont remplacées par les valeurs biologiques. L’art a une fonction de cohésion mythique, organique, politique et religieuse. on ne peut concevoir une oeuvre qui n’exalte pas les sacro-saintes valeurs : culte de la « germanité » même s’il s’agit d’un simple paysage, glorification des paysans, des héros, du parti, de l’armée, du courage, de la beauté du travail et de la joie de l’ouvrier.
La nomination de Goebbels, le 13 mars 1933, à la tête du nouveau ministère de la Propagande allait marquer un tournant décisif dans la vie culturelle allemande. Son talent d’organisateur, son absence totale de scrupules allait permettre une radicalisation de cet écrasement de l’art par la propagande. En moins d’un an, il fallait refondre toutes les institutions, les soumettre au parti, éliminer tout ce qui lui semblait étranger ou hostile au mouvement nazi. Si Göring fut responsable des théâtres, c’est Goebbels, qui allait développer aussi le cinéma nazi à une échelle capable de servir la propagande hitlérienne sur tous les fronts.
La haine de la République de Weimar
Un second caractère qu’il faut mentionner pour comprendre la genèse de l’art nazi, c’est la haine de Weimar. ce n’est pas seulement sur le plan politique que les nazis détestent Weimar mais aussi artistique. De tous les mouvements qui ont marqué ces années, il ne restera rien ou presque dans l’art nazi. Les années de Weimar leur apparaissent comme des années de corruption, de décadence, de décomposition et ils rendent les artistes responsables de cette corruption. L’art moderne n’est pour eux qu’un pur produit de décadence, l’Expressionnisme un art dégénéré – Benn lui-même sera sans cesse insulté – et ils ne voient dans l’art des années 20 que la marque des juifs, des communistes et des nègres. Ils s’indignent de la rencontre entre les écrivains et le communisme et qualifient la plupart des courants de l’époque de Weimar de « bolchévisme culturel « . Dans Mein Kampf, Hitler affirme à propos des artistes juifs :
« le fait est que les neuf dizièmes de toutes les ordures littéraires, du chiqué dans les arts, des stupidités théâtrales doivent être portés au débit d’un peuple qui représente à peine le centième de la population du pays. Il n’y a pas à le nier, c’est ainsi. «
et concernant le » bolchevisme culturel «
« Déjà, à la fin du siècle dernier, commençait à s’introduire dans notre art un élément que l’on pouvait jusqu’alors considérer comme tout à fait étranger et inconnu. Sans doute y avait-il eu, dans des temps antérieurs, maintes fautes de goût, mais il s’agissait plutôt, dans de tels cas, de déraillements artistiques auxquels la postérité a pu reconnaître une certaine valeur historique, non de produits d’une affirmation n’ayant plus aucun caractère artistique et provenant plutôt d’une dépravation intellectuelle poussée jusqu’au manque total d’esprit. par ces manifestations commença à apparaître déjà, au point de vue culturel, l’effondrement politique qui devint plus tard visible.
Le bolchevisme dans l’art est d’ailleurs la seule forme culturelle vivante possible du bolchevisme et sa seule manifestation d’ordre intellectuel. «
Et il cite les affiches, les dessins de propagande apparus pendant la courte république bavaroise comme exemple de décomposition politique et culturelle. pour lui, cette décomposition culturelle due aux juifs, aux communistes, voire « aux nègres » (cubisme influencé par l’art africain) culmine dans les avant-gardes modernes : le cubisme, l’expressionnisme, le futurisme symptômes mêmes de l’effondrement culturel. Le cubisme et le dadaïsme en particulier lui apparaissent comme « des extravagances de fous ou de décadents » Evoquant Dada, il ne peut s’empêcher d’écrire : » le développement à l’envers du cerveau humain aurait ainsi commencé…mais on tremble à la pensée de la manière dont cela pourrait finir. »
Dadaïsme-Kurt Schwitters
S’opposant à toute idée d’internationalisme dans l’art, il souhaite l’avènement d’un art véritablement allemand, qui enracine dans le sol et le sang de la communauté raciale germanique et qui balaye toutes ces productions décadentes et dangereuses. L’anarchie culturelle lui semble refléter toujours l’anarchie politique. Aussi aspire-t-il à une réglementation étroite de la création artistique. L’Allemagne nazie devra créer non seulement son art, mais l’art éternel du peuple allemand. Aussi les nazis affectionneront-ils les formes artistiques les plus anciennes et les plus périmées, les thèmes paysans et médiévaux, en cherchant à y couler un nouveau contenu politique. Tout ce qui rappellera l’époque de Weimar sera cloué au pilori.
Premières mesures répressives.
Dessins de G. Grosz pour les décors de la mise en scène des « Aventure du brave soldat Schweik » par Piscator
La lutte contre « l’art de gauche » en Allemagne avait commencé bien avant la montée des nazis au pouvoir. de nombreux artistes avaient été poursuivis ou furent l’objet de tracasseries policières et administratives tel Piscator. Parmi les plus célèbres mesures prises contre des écrivains et des artistes de gauche dès l’époque de Weimar, il faut citer celles qui furent dirigées contre Georg Grosz qui avait acquis une grande célébrité par ses caricatures au vitriol des représentants de la « nouvelle classe régnante ». ses gravures qui donnaient de la bourgeoisie allemande une image odieuse et exécrable l’avaient rapidement rendus célèbre. Lorsqu’il dessina un certain nombre de masques pour la pièce montée par Piscator Les Aventures du brave soldat Schweik et que ses dessins furent repris par le Mali-verlag, l’album fut saisi sous prétexte qu’il portait atteinte à la religion. De nombreux écrivains furent poursuivis. Parmi les plus célèbres, citons : Johannes R. Becher, Hanns Lorbeer, Ernst Toller, Erich Mühsam.
G. Grosz « Les Piliers de la société »
Lorsque ces écrivains et ces artistes n’étaient pas poursuivis par la justice de la République de Weimar, ils étaient directement malmenés par les nazis. Non seulement la presse d’extrême-droite faisait campagne contre eux, mais les nazis commencèrent une campagne d’intimidation contre tous les spectacles qui leur semblaient insulter « l’honneur allemand » ou les valeurs prônées par le Parti : les acteurs juifs ou communistes étaient lynchés, les jeunes nazis en uniformes intervenaient sur la scène et il fallait bientôt interdire la pièce afin d’éviter les affrontements – tel était le prétexte le plus fréquemment invoqué par les autorités pour interdire les spectacles de gauche. Ces actions furent souvent brutales et sanglantes : Tucholsky faillit être lynché, Else Lasker-Schüler battue à mort.
Else Lasker-Schüler
Claire Waldorff ne pouvait plus chanter en public. C’est souvent à Berlin dans les théâtres, les cabarets, devant les cinémas que ces heurts furent les plus violents.
Lorsqu’Hitler accéda au pouvoir, le Völkischer Beobachter affirmait qu’il était temps de régler des comptes avec ceux qui étaient coupables des malheurs de la nation. Les artistes de gauche apparaissaient comme des traîtres par excellence. Aussi les mesures répressives allaient-elles s’intensifier : Rosenberg appelait à l’assainissement de la vie intellectuelle. Cette mise au pas de la vie culturelle allait commencer par une lutte contre les institutions jugées trop libérales.
Erich Mühsam au Café Grössenwahn – Berlin
Lutte contre les institutions.
Comme en témoignent les documents publiés par Joseph Wulf, les nazis s’en prirent tout d’abord aux institutions qui leur apparaissaient comme le symbole du libéralisme et dont les membres étaient hostiles à leur doctrine.
L’ »Académie prussienne » fut la première frappée. Sans doute comptait-elle des sympathisants nazis tel le compositeur Max von Schillings, mais elle comprenait une grande partie de sympathisants de gauche et les « artistes » admirés par les nazis n’en faisaient pas partie. La section « Littérature » de cette Académie était d’autant plus insupportable aux nazis que leurs sympathisants y étaient pratiquement inexistants et qu’elle comprenait par contre des partisans sincères de la la démocratie. Depuis 1930, elle avait à sa tête, comme président, Heinrich Mann, frère de Thomas Mann, bien connu pour ses idées progressistes.
Les frères Heinrich et Thomas MANN
Le 5 février 1933, il signa, avec Käthe Kollwitz, l’une des plus célèbres artistes graphiques des années 20, auteur de nombreuses oeuvres sur la misère et contre la guerre, un appel invitant à la création d’un front uni de la gauche contre les nazis. Le texte de cet appel, placardé sur les murs de Berlin, peu de temps avant les élections législatives de mars, allait servir de prétexte à un démantèlement de l’Académie. Estimant que l’académie devait être apolitique et que Heinrich Mann et Käthe Kollwitz avaient transgressé cette règle, le ministre de l’instruction du gouvernement de Prussse exigea la démission des deux signataires en menaçant de dissoudre l’Académie s’ils refusaient (4).
Afin de ne pas porter préjudice à leurs collègues, Käthe Kollwitz et Heinrich Mann acceptèrent de quitter l’Académie. L’architecte berlinois Martin Wagner démissionna aussi par solidarité. Cette mesure n’était en fait que la première d’une longue série destinée à éliminer tous les libéraux et les démocrates. Afin de hâter le processus, on adressa à tous les membres de la section » Littérature » un questionnaire leur demandant si oui ou non ils étaient prêts à défendre la nouvvelle tâche culturelle, ce qui excluait toute ingérence dans la vie politique. Ces instructions étaient présentées comme émanant de Gottfried Benn qui avait été pourtant un sincère admirateur de Heinrich Mann. Un certain nombre d’écrivains refusèrent de répondre par l’affirmative et quittèrent volontairement l’Académie. Parmi eux : Thomas Mann, Alfred Döblin, et Ricarda Huch.
Ricarda Huch
Les nazis décidèrent alors d’ exclure tous les auteurs d’origine juive ou connus pour leurs idées pacifistes. C’est ainsi que furent exclus de l’Académie : Franz Werfel, Leonhard Frank, Fritz von Unruh et Jacob Wassermann.
Jacob Wassermann
Comme l’Académie était évidemment devenue inutile, ne représentant plus rien, elle fut dissoute et entièrement restructurée à partir de nouveaux principes. C’est le gouvernement qui désigna les nouveaux membres : Hans Carossa, Paul Ernst, Wilhelm Schäfer, Emil Stauss, Will Vesper, Erwin Guido-Kolbenheyer.
Leonhard Frank par E.L. Kirchner
Le plus difficile était de trouver un président à l’image de cette nouvelle académie. On songea d’abord au poète Stefan George, auteur du Nouveau Royaume (Reich) qui, sans être nazi, était considéré comme l’un des précurseurs idéologiques du régime, mais il refusa. George était beaucoup trop solitaire et méprisant pour consentir à se mêler à un mouvement qui risquait de lui apparaître quelque peu plébeen et vulgaire ! la mystique nazi semblait pourtant rejoindre un grand nombre de ses idées et des thèmes qui émaillent son oeuvre, en particulier son mépris des masses, sa glorification des forces biologiques, de la dureté et de la violence comme en témoignent les poèmes du Nouveau Royaume :
« Quand ce peuple, éveillé des lâches somnolences
Se souviendra de soi, de son choix, de sa tâche
Il comprendra soudain le sens qu’eut pour les dieux
Son indicible horreur… Les bras se léveront
Et les bouches crieront pour acclamer l’Honneur
Et l’étendard royal, marqué des vrais emblèmes
Flottant au vent de l’aube, incliné, saluera
Les Seigneurs : les Héros ! «
Stefan George
On songea à Ernst Jünger, qui avait le mérite d’être à la fois un écrivain admiré par la droite et un soldat. Jünger qui détesta toujours profondément les nazis déclina la proposition, affirmant qu’il était avant tout soldat et il refusa jusqu’à son admission de membre de l’Académie. Finalement le choix se porta sur Hanns Johst, auteur médiocre qui au cours des années de Weimar évolua de l’expressionnisme pacifiste au mysticisme et à l’irrationnalisme pré-nazi, auteur d’une pièce sur Schlageter et c’est à lui qu’échut la présidence.
Peu à peu, le même type de restructuration autoritaire et d’exclusion massives frappa les autres organisations : la société allemande des gens de lettres fut pareillement décimée. Elle comprenait un grand nombre d’écrivains de gauche et anti-fascistes parmi lesquels on compatit Bertolt Brecht, Anna Seghers, Erich Mühsam (par la suite les nazis lui découperont une croix gammée dans les cheveux), Georg Lukacs. Ces auteurs étaient depuis longtemps déjà des opposants acharnés au nazisme. C’est en vain qu’ils essayèrent de gagner à eux d’autres écrivains. Isolés, ils furent facilement éliminés. Les nazis chassèrent les communistes et les juifs, vérifièrent une à une toutes les inscriptions et ne réinscrivirent pas ceux qui leurs semblaient suspects de ne pas être des sympathisants. Il ne resta plus que quelques écrivains « apolitiques » et comme la société était devenue inutile, le 8 mai 1933, de nouveaux statuts furent votés : l’association n’était plus un syndicat mais une simple organisation professionnelle (5). C’est ainsi que fut créée le 12 juin, une nouvelle Association des écrivains allemands du Reich (R.D.S.), présidée par un ancien membre des Corps-francs, ces groupes réactionnaires qui s’illustrèrent par des répressions sanglantes contre les ouvriers de toute l’Allemagne, Götz-Otto Stoffregen.
Il est bien évident que cette épuration ne concerna pas seulement la littérature et la poésie. Toutes les autres institutions culturelles furent frappées. On mena une action identique contre les peintres, les sculpteurs et les architectes. En février 1933, des « nationaux » occupèrent l’Ecole des Beaux-Arts et prirent prétexte des troubles survenus pour fermer l’école, considérée comme un centre de « bolchévisme culturel ». On en profita pour faire subir le même sort à l ’Ecole supérieure de musique.
Willi Bredel
Après l’incendie du Reichstag, une série de mesures contre les communistes conduisit à l’abolition de toutes les libertés démocratiques notamment du droit de réunion, de la liberté de la presse, etc…Toutes les publications communistes furent interdites et de nombreux écrivains – tels Erich Mühsam, Kurt Hiller, Willi Bredel – furent arrêtés, jetés en prison ou dans les camps, souvent torturés.
La nouvelle » culture « .
Goebbels édicta peu à peu les principes qui devaient présider à l’élaboration d’une nouvelle culture. Nous avons déjà énuméré quelques-unes de ses valeurs fondamentales – le racisme, la germanisme exacerbé; la glorification de l’héroïsme, du sang et du sol, la haine – qui allaient désormais s’épanouir dans l’art allemand.
C’est dans le domaine de la peinture que l’offensive fut donnée. Tous les peintres racistes, nationalistes, pro-nazis voulurent prendre une revanche contre les artistes qui les avaient éclipsés. La section de La ligue de combat de Karlsruhe organisa une exposition sur l’art soutenu par le gouvernement de 1918 à 1933. C’est ainsi que prirent naissance les expositions d’art dégénéré. On montrait au public les oeuvres cubistes et expressionnistes comme exemple de bolchévisme culturel et d’art dégénéré. Un écriteau indiquait le prix d’achat de chaque oeuvre afin de laisser croire que les artistes dont les oeuvres étaient ainsi offertes au mépris et à la haine des visiteurs s’étaient enrichis pendant les années les plus dures de l’époque de Weimar. Ces expositions d’art dégénéré étaient presque toutes identiques : on y voyait non seulement des affiches communistes mais aussi des gravures expressionnistes qualifiées de pornographiques, des toiles cubistes. Les attaques portaient aussi bien contre le style que le contenu : ainsi on reprochait aux peintres d’avoir pris comme modèle des prostituées, des mendiants, d’avoir donné de l’Allemagne une vision hideuse. Les sculptures expressionnistes étaient rapprochées des oeuvres de l’ »art primitif « , le cubisme, des sculptures africaines. On présentait côte à côte une toile de E. Hoffman » Fille aux cheveux bleus » et une peinture exécutée par un malade mental jugé incurable, interné dans un asile psychiatrique et on soulignait la ressemblance parfaite des deux oeuvres.
Exposition d’ « Art dégénéré » à Berlin -1938 -
Ces expositions se développèrent dans la plupart des villes allemandes, à Munich notamment, où l’on offrait au public une sorte de panorama de l’art moderne en Allemagne depuis 1914. Même les toiles de Franz Marc y étaient présentées comme spécimen d’art dégénéré. De nombreuses toiles d’artistes cubistes ou expressionnistes furent vendues à l’étrager afin d’alimenter les caisses du parti nazi. Parallèlement on conviait le public à des expositions d’art authentiquement allemand.
Dans ses Mémoires Paris, Hitler et moi, Arno Breker, le plus célèbre sculpteur de l’Allemagne nazie, nous donne un compte-rendu singulièrement étrange de la naissance de ces expositions d’art dégénéré. Breker déclare avoir été horrifié par un tel dessein et affirme avoir tout fait pour protéger les oeuvres menacées. Rapportant diverses péripéties concernant le démantèlement des musées allemands, il arrive à affirmer sereinement que la position d’Hitler sur ce problème était énigmatique (alors qu’il suffit de relire Mein Kampf pour la trouver très clairement exprimée) et que Goebbels lui-même…, voulait protéger les tableaux. Les responsables du pillage des musées allemands seraient alors de simples fonctionnaires ignorants et… des groupes de pression anonymes et étrangers ayant réussi à passer des articles dans la presse nazie, désireux de racheter les oeuvres à vil prix. D’après cette plaisante explication, on ne serait pas loin de croire que ce sont les directeurs juifs des galeries de peinture qui, de l’étrager, auraient publié des articles contre cette peinture, afin de racheter les toiles ensuite très bon marché. Encore une fois, soulignons, comme le fait aussi Lionel Richard que cette politique iconoclaste et barbare n’a pas été le fait de quelques fonctionnaires ignorants, d’imbéciles (comme le pense aussi parfois Gottfried Benn) : la politique culturelle nazie a été l’incarnation même du nazisme.
De telles actions furent aussi perpétrées contre le théâtre et la musique. C’est en vain que certains compositeurs célèbres comme Wilhelm Furtwängler, dont les relations avec le régime, mériteraient une étude particulière, essayèrent d’intervenir auprès de Goebbels pour éviter que l’ensemble des arts allemands ne soit décapité : les nazis sacrifièrent les plus grands metteurs en scène et les plus grands acteurs s’ils étaient d’origine juive ou si leurs positions politiques leur étaient hostiles. L’ exemple le p^lus frappante st celui de Max Reinhardt, metteur en scène dont le nom reste lié à tout ce qui s’est fait de grand dans le théâtre allemand au lendemain de la première guerre mondiale et qui dut aussi s’exiler.
Les autodafés
Les signes les plus évidents de la barbarie nazie dans le domaine des arts et des lettres se manifestèrent à travers les autodafés qui se déroulèrent d’abord à Berlin le 10 mai 1933. Sous le slogan « L’esprit allemand prend son essor » les étudiants de l’université de Berlin entreprirent de « purifier » les bibliothèques de tous les livres « indignes » et « étrangers à l’esprit allemand « qui s’y trouvaient. Quand on écoute la bande d’archive de cette cérémonie, on ne peut s’empêcher de la trouver effrayante. Des crieurs et Goebbels lui-même hurlaient des slogans: telle que » Pour son insolence et son arrogance, pour l’honneur et le respect de l’immortel esprit allemand, Flammes consumez aussi les écrits de Tucholsky ! » Dans une atmosphère de chasse aux sorcières et de mysticisme moyenageux, on dressa les bûchers et les étudiants nazis jetèrent dans les flammes les livres d’auteurs juifs, communistes ou simplement démocrates. Plus de vingt mille volumes furent ainsi brûlés sur la place de l’Opéra. Une telle « cérémonie » avait déjà eu lieu en 1811 à Iéna, dans un style assez voisin : on avait brûlés les livres qui déshonoraient la patrie. Heine avait écrit cette phrase prophétique : » C’était un simple prélude : là où on brûle des livres, on finira par brûler des hommes « .
Kurt Tucholsky
L’ émigration devint le lot de la plupart des écrivains hostiles au nazisme quand il n’avaient pas déjà été emprisonnés ou envoyés dans les camps. La dictature s’étendait désormais sur l’ensemble des arts en Allemagne. Lorsque fut créée la Chambre de culture, entièrement régie par Goebbels avec ses six chambres spéciales consacrées à la littérature, à la musique, à la radio, à la presse et aux beaux-arts et au cinéma, il ne restait plus aucune liberté. L’Etat dirigeait tout : il décidait de ce qui était valable et mauvais, beau ou laid, politiquement utile ou néfaste. Il commandait les oeuvres, les consacrait et imposait la forme comme le contenu. Une série de lois votées entre 1934 et 1935 achevèrent de perfectionner la dictature culturelle. Après la purification par les flammes, la nouvelle culture pouvait s’épanouir : les plus grandes oeuvres avaient été anéanties ou exposées à la risée du public, les peintres les plus médiocres étaient devenus les nouvelles gloires du régime. Le ministère de la Propagande régissait à lui seul l’ensemble de la vie artistique.
Liberté de création et critique littéraire
Un art libre : le mot était devenu incompréhensible dans le langae nazi. Il n’était pas question de laisser la moindre liberté à la création artistique transformée en simple intrument de propagande. Quant à la critique littéraire, elle disparaissait du même coup. En matière d’art, l’Allemagne se devait de reconnaître un guide unique. C’est lui qui devait apprécier aussi bien les Beaux-Arts, que le cinéma, le théâtre que la littérature. Hitler affirme sa compétence en tous domaines artistiques. En toute modestie, il affirme : « Si l’Allemagne n’avait pas perdu la guerre, je ne serais pas devenu un homme politique, mais un grand architecte, quelque chose comme un Michel-Ange (6) . » Recalé à l’examen d’entrée de l’Ecole des Beaux-Arts pour son manque de talent en dessin Hitler, tout au long de ces années de Vienne, les plus pénibles de sa jeunesse, n’ a cessé d’imaginer les plans d’architecture les plus délirants tout en peignant des aquarelles – qui se vendront par la suite à prix d’or et qui à cette époque, ne trouvaient guère d’acquéreurs. Son biographe Joachim Fest nous dit qu’il éléborait des plans des théâtres, de châteaux, de hall d’exposition, songeant à écrire -bien qu’il ignorât tout de la composition – des opéras dans le style de Wagner. Refusé une seconde fois au Concours de l’Ecole des Beaux-Arts, il en gardera une haine pour toutes les écoles et les académies. Pourtant Hitler ne se veut pas seulement le protecteur des artistes, il est leur maître, leur inspirateur. Lui l’autodidacte va désormais imposer à tous ses goûts, ses rêves, ses fantasmes.
La critique est devenue aussi dangereuse qu’inutile. C’est le parti, Hitler, Goebbels, Göring, qui désormais décident de la valeur de chaque film, de chaque spectacle. Aucune oeuvre ne peut être rendue publique si elle n’avait pas reçu au préalable leur approbation.. Les ouvrages de « critique littéraire » parus sous le Troisième Reich sont intéressants à étudier quant au style : une langue pâteuse, indigeste qui ne dit pas la moindre chose précise sur l’oeuvre, incapable d’élaborer la moindre analyse, et qui ne cesse d’exalter à tout propos, les sacro-saintes valeurs du national-socialisme.
Voulant cependant faire de l’art un élément de la communauté raciale et populaire, on verra se développer un grand nombre de publications artistiques. Chez les antiquaires de Berlin, on peut encore voir en piles ces revues comme L’Art sous le troisième reich qui ne sont que des monographies médiocres, des reproductions en couleur des dernières toiles exécutées par les peintres » authentiquement allemands » agrémentées d’un commentaire fanatique ou encore la tentative pour montrer dans l’art allemand des siècles passés la préfiguration des grandioses réalisations du présent.
Jean-Michel PALMIER.
Voir (4/5) De l’expressionnisme au nazisme; les arts et la contre révolution en Allemagne 1914 -1933. / Les thèmes principaux de l’art nazi /
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.