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Le Monde Diplomatique:Littératures oubliées ou anéanties; Voix juives de Czernowitz

Article publié dans Le Monde Diplomatique; Juillet 1993

Littératures oubliées ou anéanties

Voix juives de Czernowitz

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In der sprache der Mörder

« Dans la langue des meurtriers » – l’exposition organisée sous ce titre au Literaturhaus de Berlin et montrée ensuite à Vienne, Salzbourg, Francfort et Düsseldorf – a pour seul but de ressusciter une littératue oubliée : celle des juifs de Czernowitz (1).

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L’histoire de la Bukovine, dont cette ville fut le seul centre culturel important, est aussi ignorée que celle de ses habitants. Bordée par des collines et des plaines au nord et à l’est, au sud par les forêts des Carpates, elle touche la Bessarabie et la Galicie. Colonisée par les Romains, les Huns et les Goths, elle accueillit dès le treizième siècle une importante émigration juive, avant d’être soumise aux Tatars, aux princes de Moldavie, aux Turcs, aux Autrichiens, aux Roumains et aux Russes. En dépit des affrontements et des guerres, les juifs, les Tziganes, les Ruthènes, les Roumains, les Ukrainiens, les Allemands, les Polonais, les Tchèques, les Slovaques, les Hongrois et les Arméniens s’y fixèrent. Le rattachement à la monarchie austro-hongroise permit un remarquable essor culturel. Czernowitz, dont la moitié de la population était juive, vit s’ouvrir des théâtres, naître un grand nombre de journaux, de revues en langue allemande, des centres de piété fervente sous l’influence du hassidisme.

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      Centre ville de Czernowitz

Après la guerre de 1914, la Bukovine devint une province roumaine. La vie culturelle s’y maintint malgré un fort climat d’antisémitisme. Avec l’occupation par l’armée rouge en 1940, puis le pacte entre Hitler et Staline, commencèrent les déportations de population. Plus de 100 000 Allemands émigrèrent. En octobre 1941, les troupes roumaines alliées à l’Allemagne nazie et les SS décimèrent la population, envoyant les juifs dans des camps de concentration. A nouveau occupés par l’armée rouge en 1944, Czernowitz et le nord de la Bukovine furent rattachés en 1947 à l’Ukraine.

L’immense mérite de cette exposition – et de son excellent catalogue, – c’est d’abord de briser le ghetto dans lequel on enferme si facilement les littératures juives d’Europe centrale, souvent avec les meilleures intentions, en n’y voyant que des témoignages sur un monde englouti. Les écrivains de Czernowitz écrivaient en allemand, la langue de leurs futurs bourreaux. S’ils étaient sensibles aux couleurs étranges des paysages de Bukovine, à cette rencontre entre l’Europe et l’Asie, à la diversité des habitants et de leurs moeurs, ils étaient surtout passionnés par les formes littéraires de la modernité européenne. C’est de ce monde qu’est issu Paul Celan. En dehors de quelques spécialistes, qui connaît encore l’histoire de ces écrivains et de ces poètes ? Qui se souvient que, dès la fin du dix-neuvième siècle, un auteur comme Karl Emil Franzos était traduit dans dix-sept langues ?

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Loin de se nourrir des récits hassidiques, chers à Martin Buber, ces écrivains juifs se sentaient proches de l’expressionnisme, de Gottfried Benn, de Carl Sternheim et d’August Stramm. Ils se reconnaissaient dans les théories anarchistes de Kurt Hiller ou de Ludwig Rubiner. Leur revue, Der Nerv, était attentive à toutes les formes d’expressions nouvelles comme à la Fackel de Karl Kraus. Sans doute étaient-ils tentés par l’exil à Berlin, Vienne, Bucarest ou Paris. Mais jusque dans les années 30, des poètes comme Moses Rosenkranz, Alfred Margul-Sperber, Georg Drozsowski, Alfred Kittner, Rosa Ausländer publièrent leurs recueils en Bukovine.

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                 Kurt Hiller

Massacrés par les nazis, avec l’aide du dictateur rouman Antonescu, persécutés par Staline, certains se réfugieront, quand ils le purent, à Paris, Vienne ou New-York. Et c’est à partir des musées roumains et autrichiens, des collections privées qu’il faut reconstituer leur histoire, ressusciter leur mémoire. Des photos du jeune Paul Celan voisinent avec des revues d’avant-garde, des articles anarchistes cohabitent avec des éloges du bolchevisme. Rien, sur le plan poétique et politique, ne leur demeura étranger. A la modernité, ils voulaient ajouter leur petite pierre, oubliés dans leur lointaine province. Roumanisés, germanisés, russifiés, ils tenaient à affirmer la spécificité de leur identité. Dans cette Bukovine, on parlait de Freud et de Nietzsche, des poètes et des peintres d’avant-garde, comme de Büchner et de Dostoïevski. Là où battait aussi jadis le coeur de l’Europe, il n’y a plus aujourd’hui que le silence. En Russie, en Roumanie ou en Allemagne, on n’aime guère se rappeler leur histoire. Trop de mauvais souvenirs s’y rattachent. L’hommage que leur rend Berlin est aussi celui de la langue allemande.

Jean-Michel PALMIER.

(1) In der Sprache der Mörder. Eine Literatur aus Czernowitz Bukowina, catalogue de l’exposition du Literaturhaus de Berlin (avril 1993), sous la direction d’Ernest Wichner et Herbert Wiesner, 279 pages.

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