Article paru dans Le Monde Diplomatique; Avril 1990.
« Quand l’Allemagne pensait le monde », de Michel Korinman
L’ouverture du mur de Berlin, les discussions sur la garantie juridique internationale de la frontière Oder-Neisse ont redonné une actualité aux concepts d’une discipline pendant longtemps proscrite, la géopolitique. Dans la préface à la remarquable étude de Michel Korinman (1), dont le sous-titre « Grandeur et décadence d’une géopolitique » résume l’objet même du livre, Yves Lacoste rappelle avec raison à quel point la géographie allemande fut un milieu mouvant. Alors que les frontières françaises étaient solidement établies, celles de l’Allemagne, par suite de la poussée expansionniste de la Prusse, n’eurent pendant longtemps aucun contour définitif. Et si ce concept de géopolitique, discrédité par l’usage qu’en fit le national-socialisme, est aujourd’hui banni du vocabulaire, comment oublier que c’est justement en Allemagne qu’il naquit.
L’Allemagne, « pays des poètes et des penseurs » , fut aussi, plus curieusement, le pays des géographes et des professeurs de géographie, discipline qui fascinait Kant et dont Alexandre von Humboldt, frère du fondateur de l’université de Berlin, demeure le grand représentant. Cette génération de géographes qui parcoururent et explorèrent la terre entière permit à l’Allemagne de « penser le monde ». Les savants allemands (Büschning, Humboldt, Ritter et surtout Ratzel et Hausdorfer) ont non seulement contribué à l’enrichissement de la géographie puis de la géopolitique comme disciplines universitaires dans la Prusse du dix-neuvième siècle, mais aussi forgé l’idéologie de l’unification nationale, et parfois du pangermanisme.
Alexander von Humboldt
C’est dans l’analyse minutieuse de ces rapports, tantôt distants, tantôt étroitement imbriqués, de la géographie universitaire et de l’expansionnisme allemand, des intérêts théoriques et des objectifs militaires, que le livre de Michel Korinman est passionnant. Michel Korinman nous fait découvrir pas à pas, à travers des organes comme la Revue de géopolitique , les théories de ces professeurs, de ces géographes, de ces explorateurs qui, tout en édifiant une oeuvre scientifique, cherchaient pour l’Allemagne des possessions outre-mer et conseillaient l’installation de bases militaires en Chine.
A l’image habituelle d’une Allemagne démunie d’empire colonial, il substitue celle, infiniment plus nuancée, de la diversité des implantations allemandes à travers le monde, soulignant la fonction d’agence de renseignements que jouèrent les grandes firmes commerciales. La remarquable série de cartes de géographie anciennes qui illustrent son volume montre l’importance de la présence allemande à travers le monde, avant 1914, et permet de comprendre les interrogations politiques actuelles. Anéantie comme science, comme la Prusse fut abolie par décret, la géopolitique, en Allemagne, ressemble à ces volcans éteints dont on n’est jamais sûr qu’ils ne se réveilleront pas.
Jean-Michel PALMIER.
Références bibliographiques :
(1) Michel Korinman, Quand l’Allemagne pensait le monde , Fayard, Paris, 412 pages.
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