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Le Monde Diplomatique : Les minorités, L’Etat et la social-démocratie; La brûlante question des nationalités

Article paru dans Le Monde Diplomatique; Juillet 1988

Les minorités, L’Etat et la Social – Démocratie

La brûlante question des nationalités

C’est peu dire que l’ouvrage d’Otto Bauer la Question des nationalités et la Social-Démocratie (1) représente aujourd’hui encore l’un des rares grands ouvrages classiques consacrés à l’étude de la question nationale d’un point de vue marxiste. Qu’il ait fallu attendre quatre-vingts ans pour voir paraître sa traduction en français laisse songeur. D’autant plus que les questions qu’il pose sont toujours étonnamment actuelles même si elles ne se présentent plus sous le même éclairage.

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         Otto Bauer

Rien d’étonnant à ce qu’un théoricien comme Otto Bauer se soit attaché à une telle problématique. Citoyen de cet empire austro-hongrois, véritable mosaïque de peuples, dont l’unité fantomatique reposait sur la personne de l’empereur, la langue allemande, l’armée comme force de police intérieure et la bureaucratie, il semblait pressentir que ces conflits de nationalités entraîneraient tôt ou tard l’effondrement de la vieille monarchie danubienne. Et les théoriciens marxistes qui s’attacheront après lui à cette question nationale sauront tous aussi peu la résoudre, alors qu’ils ne cessèrent de s’y heurter.

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Rappelons seulement les textes de Marx et d’Engels sur l’Irlande ou la Pologne ; ceux que Lénine consacrera au Bund, le grand syndicat d’ouvriers juifs et aux problèmes des minorités de Russie ; la brutalité avec laquelle Staline tentera de résoudre ces problèmes en déportant les populations ; l’importance de la notion de « culture nationale » dans la Yougoslavie d’aujourd’hui ; les revendications contemporaines des minorités au sein de l’URSS. Enfin, avec les réflexions modernes sur l’ »identité nationale », l’ »impérialisme culturel », jamais les thèmes débattus par Bauer n’ont peut-être été aussi évidents, même s’ils naquirent autant d’une réflexion sur le marxisme que sur l’état de cette étrange Cacanie qu’évoque Robert Musil dans l’Homme sans qualités.

Regrettons seulement que la traduction d’un ouvrage d’une telle importance n’ait pas été précédée d’une introduction un peu plus détaillée, qui en retrace l’origine, en éclaire la complexité, au lieu de supposer de tout lecteur une immense culture politique et historique.

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                           Karl Kautsky

Otto Bauer, né en 1881 à Vienne, mort en exil à Paris en 1938, fut sans aucun doute le représentant le plus éminent de l’austromarxisme. Militant, journaliste, essayiste, théoricien d’une réelle envergure qui éveilla très tôt l’intérêt de Karl Kautsky, il demeure une figure de proue du socialisme international qui ne cessa de remettre en question ses propres théories. Au moment où il rédigea cette étude, en 1906, il n’avait que vingt-cinq ans, et c’est de l’issue de la révolution russe de 1905 qu’il espérait tirer un enseignement pour l’empire austro-hongrois. Sensible à toute l’histoire des relations entre l’Autriche et la Hongrie, il se passionna pour les événements qui déchirèrent son époque : antagonismes slaves, annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine, crise entre la Serbie et la Russie, tensions dans la péninsule balkanique, qui marquèrent profondément la politique de la monarchie austro-hongroise au début du siècle.

Conscient de l’incapacité de cette monarchie à résoudre par le haut cette question des nationalités – les Habsbourg non seulement brimèrent systématiquement les cultures nationales mais exploitèrent les antagonismes entre nationalités, – il acquit la conviction que cette question trouverait sa solution dans le socialisme. Alors qu’Engels misait sur la disparition des luttes nationales, Bauer a admirablement compris que le vingtième siècle serait celui de leur réveil. Et son livre tente d’apporter une réponse pour son temps, avec des solutions politiques concrètes (détermination des nations en personnes juridiques extra-territoriales, dissociation de l’auto-administration locale de l’autonomie nationale culturelle, réflexion sur la langue, la culture, le territoire) qui sont encore aujourd’hui riches d’enseignement.

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        Ferdinand Tönnies

Marqué par Durkheim et Tönnies, Otto Bauer fait autant oeuvre d’analyste politique, de théoricien marxiste, de sociologue que d’historien. Tout un volume de son livre est consacré à une définition complexe du « caractère national » , de la « nation » , de son émergence depuis le féodalisme en saisissant aussi bien le processus historico-économique qui la constitue que les sentiments qui l’accompagnent. Loin de figer les peuples en entités éternelles, il les montre entraînés dans un perpétuel devenir. C’est ce qui l’amène à comparer l’Etat-nation moderne aux Etats multinationaux, produits d’une histoire infiniment complexe, dont la Russie et l’Autriche offraient d’étonnants exemples. Aucune des questions, brûlantes à son époque, n’est omise : il s’efforce de donner une réponse aux revendications nationales qui ne cessent d’éclater dans l’empire, observe l’évolution des relations de l’Autriche et de la Hongrie, les revendications des minorités, s’interroge sur la possibilité d’une autonomie nationale pour les juifs et surtout essaye de formuler une position claire de la classe ouvrière à cet égard, mettant en garde contre les collaborations de classes qui se dissimulent derrière les luttes nationales.

La préface qu’il écrivit à la seconde édition de l’ouvrage (1924) montre qu’il ne cessa de s’attacher à ces questions, qu’il revint sur ses positions initiales à la lumière de la révolution d’Octobre, du bolchevisme et de l’effondrement de l’empire. Nous sommes aujourd’hui bien loin des réponses qu’il apporta, mais encore au coeur des questions qu’il pose. Et comment nier que ses intuitions fondamentales – l’importance pour le XXe siècle du réveil des « nations sans histoire » , la certitude que toute nation est une communauté en devenir, que ce qui la fonde à travers l’histoire est une communauté de destin – nous interpellent toujours ? Plus qu’une contribution passionnante au marxisme, c’est toute la formation de l’Europe moderne qui resurgit, avec ses ombres et ses lumières.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

(1) Otto Bauer, la Question des nationalités et la Social-Démocratie (traduit de l’allemand par Nicole Prune-Perrin et Johannès Brune), EDI, Paris, 1988, 2 vol.

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