Article paru dans Le Monde Diplomatique ; Janvier 1990
LE MYTHE ET LE RÊVE POUR FONDER L’UNITÉ
Aux sources culturelles de la « nation allemande »
La coupure entre les deux Europes avait fait oublier combien sont tenaces les valeurs culturelles enracinées dans l’histoire des peuples. A l’ouest du Vieux Continent, voici que s’avive la crainte d’une hégémonie de l’Allemagne réunifiée, hégémonie toute économique cette fois, mais nourrie d’une riche culture de la germanité . Tandis que la France, berceau des droits de l’homme, se laisse à nouveau gagner par un racisme xénophobe à l’égard des immigrés, qui désormais peut s’exprimer librement quitte à pervertir l’idée de liberté . Par Jean-Michel PALMIER *
Peu de discours sur la nation, en Europe, ont été perpétuellement chargés d’un poids d’émotion aussi fort qu’en Allemagne. Peu de peuples sont demeurés aussi sensibles à sa magie, pour le meilleur et pour le pire. Dans un pays divisé, où le rêve d’une réunification cesse d’être un slogan réactionnaire, la référence à la « nation allemande » garde encore aujourd’hui quelque chose de mythique, qui éveille la méfiance même en RFA. A la diversité des particularismes qui se sont affirmés dans l’histoire, ce rêve oppose l’unité de la culture et de la langue.
Mais dans un pays où le nationalisme mystique a fait tant de ravages – du pangermanisme belliqueux du dix-neuvième siècle à la germanolâtrie raciale de l’époque nazie, – la seule référence aux « minorités allemandes » de Roumanie ou de la Volga suffit à agacer les milieux progressistes, à l’Est comme à l’Ouest, qui craignent toujours, en particulier dans le projet de fédération des deux Etats, de voir resurgir l’éternelle nostalgie du « Grand Reich ».
Problématique bien peu compréhensible dans un pays comme la France, où l’unité nationale s’est affirmée régulièrement au fil des siècles et des événements vécus en commun, autour d’une dynastie, d’une capitale et d’une culture éminemment centralisée. Comment imaginer qu’à l’époque où, en dépit des déchirements qu’elle avait provoqués, la Révolution française créait, à la faveur de nouvelles structures, le lien le plus fort que la France ait connu, l’Allemagne comme nation n’existait pas encore ? Son unité était plus culturelle que politique. Elle s’appuyait beaucoup plus sur des symboles que sur des faits : des figures d’empereurs mythiques qui donnèrent au Reich médiéval le désir d’éclipser Rome, et dont Ernst Kantorowicz, dans les Deux Corps du roi (1), a admirablement analysé l’aura messianique, de Charlemagne à Frédéric II. Elle enveloppait la Réforme et Luther, l’apparition de l’allemand comme langue commune et littéraire, une sensibilité diffuse, à jamais marquée par cette blessure de l’absence d’unité.
Peu d’époques en ont autant souffert que celle du romantisme. La nostalgie qu’elle suscite se retrouve dans le malaise du Werther de Goethe face à l’Allemagne de son temps, chez l’Hyperion de Hölderlin, à travers la dissonance qui marque le théâtre du jeune Schiller, les théories de la langue de Herder, la vision de l’Etat chez Hegel, son admiration pour la Révolution française, l’évocation du Saint Empire romain germanique chez Novalis et la référence à la Grèce antique, symbole de l’harmonieuse totalité. C’est encore elle qui donnera son sens aux Discours à la nation allemande , de Fichte, au patriotisme antinapoléonien des « guerres de libération », à l’image de la Prusse unificatrice de Bismarck.
Dans un essai récent en tous points remarquable, France Allemagne, deux nations, un avenir (2), Joseph Rovan s’interrogeait sur le nombre d’habitants de la France qui, à l’époque de Louis XIV, savaient qu’ils étaient français. Le parallèle avec l’Allemagne est pourtant discutable. Car, depuis la fin du féodalisme, de l’administration savoyarde sur certaines provinces comme le Bugey, les archives de la plus petite commune montrent que l’identité française avait un sens. Un Poméranien de la même époque, lui, se savait prussien, et le mot « allemand » ne signifiait presque rien.
Joseph Rovan
Comment nier que, en dépit des rêves les plus grandiloquents du pangermanisme, la notion de Heimat , de pays, de patrie, ait souvent désigné, pour beaucoup – que l’on songe seulement au « provincialisme » de Heidegger, – avant tout un paysage, des traditions, un coin de montagne ou de forêt, tandis que les courants philosophiques se déterminaient encore, jusque dans les années 20, par leur localisation géographique, comme jadis le drame baroque était silésien ? Dès lors, on comprend à quel point la saisie du sentiment national allemand, hors de son contexte, de son histoire, est impossible. Deux études magistrales le soulignent (3). Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Age , de Charles Higounet, retrace, avec une précision et une maîtrise exhaustives, l’histoire d’un rêve : l’expansion vers l’est à travers un gigantesque mouvement de colonisation.
Dès le Ve siècle, les tribus germaniques furent en contact avec les peuples slaves, privés d’unité, à l’exception des Tchèques et des Slovaques. Aux affrontements qui opposèrent Charlemagne aux Saxons et aux Sorabes (dont il existe encore une minorité en Allemagne du Nord) succédèrent ceux des Francs et des Bulgares. Dès la première moitié du neuvième siècle, une mission d’évangélisation fut confiée à l’évêché de Hambourg, tandis que l’Eglise bavaroise faisait progresser le christianisme en pays slovène. Louis le Germanique poursuivit avec succès cette politique d’expansion vers l’est, soumettant les tribus de l’Elbe et les Sorabes, tandis que les dignitaires tchèques recevaient le baptême et que les Grecs de Salonique évangélisaient les Moraves.
A la fin du neuvième siècle, l’effort de colonisation allait se heurter à une forte résistance, et l’expansion germanique dut se transformer en colonisation intérieure. Mais les incursions dans les pays slaves ne cessèrent pas pour autant. L’accession au trône de la famille de Saxe en 919 se traduisit par une nouvelle offensive, en même temps que s’intensifiait la lutte contre les Hongrois. Les terres conquises furent transformées en marches, tel l’actuel Brandebourg. De nouveaux évêchés furent créés. Même si, à partir du dix-neuvième siècle, les rois allemands durent affronter de véritables Etats, comme la Pologne et la Hongrie, la colonisation et l’évangélisation ne cessèrent de progresser à travers la Baltique, tandis que l’on défrichait la Haute et Basse-Autriche, que la Moravie et la Silésie achevaient d’être colonisées.
L’avancée des chevaliers Teutoniques à partir de la Prusse, immortalisée par l’ Alexandre Nevski d’Eisenstein, en est demeurée le symbole ; comme ces Allemands de la Volga parlant l’allemand de Luther, déportés par Staline, parmi lesquels Piscator rêva, après l’avènement de Hitler au pouvoir, de faire renaître un théâtre antifasciste, rappellent le rôle qu’ils jouèrent, comme paysans, à l’époque de Catherine II. On comprend aussi les réactions ironiques qu’éveilla auprès des historiens la décision de la RDA de réériger symboliquement le quadrige de la porte de Brandebourg orienté vers l’est, alors que Napoléon lui avait fait subir le mouvement inverse. Que dire enfin de toutes les polémiques contemporaines suscitées par la référence, dans les deux Allemagnes, à la Prusse, dont la naissance et la disparition en tant qu’entité politique sont toujours aussi controversées, exemple surprenant d’une identité qui survit dans la mémoire, alors même que l’Histoire lui a retiré toute réalité ?
L’essai de Francis Rapp les Origines médiévales de l’Allemagne moderne s’attache à décrire un phénomène non moins essentiel : la naissance de l’Empire allemand à partir du quatorzième siècle. L’avènement de Charles Quint au pouvoir (1519) a montré à quel point l’idée d’empire était restée puissante en Allemagne, même sous la forme d’un émiettement de principautés. La volonté d’universalité ne cessa de se heurter aux particularismes. Pourtant, cette division du pouvoir politique n’entravait aucunement le développement urbain et sa richesse. Le principal mérite de Charles IV (1346) avait été de consolider l’empire et de permettre la naissance de la civilisation bourgeoise. Le déferlement de la peste noire (1348-1350) accéléra la concentration des villes.
Une longue quête d’identité
Mosaïque d’Etats, l’Allemagne aspire à l’empire comme à la seule forme supranationale dans sa diversité. Même s’il n’existe aucun pouvoir allemand, les habitants prennent conscience de leur identité, de leur parenté, à travers la langue de Luther. Aussi la Réforme fit-elle naître tant d’espoirs politiques. Si l’Empire ne comprend pas que des Allemands et si les chevaliers Teutoniques de la Prusse lui échappent, le particularisme des dialectes et des mentalités n’empêche pas le développement de la notion de patria communis qui, dès cette époque, s’identifie à une mission, à un idéal à réaliser. Le mythe de l’empereur de la fin des temps, le lien étrange qu’il entretient avec l’Antéchrist joueront un rôle essentiel dans les utopies allemandes issues des prophéties de Joachim de Flore. Le mythe qui resurgit dans les époques de misère et de calamités, face aux menaces extérieures, cristallisant un véritable sentiment national.
Prophèties de Joachim de Flore
Etrange époque où une identité se cherche à travers des symboles, sans traduction politique réelle, et, à travers les siècles, demeurera l’un des plus puissants ressorts du sentiment populaire. Sans doute la fin de l’Empire, la naissance de la république de Weimar ont-elles sonné le glas de ces aspirations. Mais les nazis sauront les faire renaître, avec la réactivation du mythe archaïque du IIIe Reich, face à une république accusée d’être sans racines et cosmopolite, à l’image de la culture berlinoise. La question des minorités allemandes redeviendra un facteur d’agitation politique, témoignage d’un phénomène né quelque dix siècles auparavant.
Dans son essai sur l’Histoire culturelle de l’Allemagne (4), Louis Dupeux souligne à juste titre la difficulté de saisir cette unité culturelle de l’Allemagne qui doit tant à ses particularismes. Décrivant cette histoire comme « hachée par les événements » , il en cherche pourtant la logique. Si l’on ne saurait partager toutes ses analyses politiques et certains de ses jugements, ce livre a l’immense mérite, dans sa clarté, de montrer à quel point l’entité culturelle allemande a toujours été aussi riche que contradictoire et demeure difficile à saisir aujourd’hui encore. La notion même de littérature allemande en est le vivant symbole.
L’histoire de ces provinces, de ces villes, de ces marches qui donnèrent naissance à l’Allemagne moderne, de ces communautés d’expression allemande qui forgèrent sa culture, semble toujours actuelle. Dès lors, comment s’étonner de voir la contestation renaître là où, justement, Thomas Münzer, le prophète de la « guerre des paysans », qui voulait construire avec les pauvres le paradis de la justice sur la Terre, avait levé le poing face aux seigneurs allemands et à Luther ?
Jean-Michel PALMIER.
*Auteur de Weimar en exil, Payot, Paris, 1988 et Retour à Berlin, Payot, 1989
Voir aussi : ▪ Noces perverses
(1) Ernst Kantorowicz, les Deux Corps du roi , Gallimard, Paris, 1989, 640 pages,270 F.
(2) Joseph Rovan, France Allemagne, deux nations, un avenir , Julliard, Paris, 1988, 298 pages,140 F.
(3) Charles Higounet, les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Age , Aubier, Paris, 1989, 454 pages., 195 F, et Francis Rapp, les Origines médiévales de l’Allemagne moderne , Aubier, Paris, 1989, 436 pages, 172 F.
(4) Louis Dupeux, Histoire culturelle de l’Allemagne , PUF, Paris, 1989, 365 pages, 165 F.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.