Article publié dans Le Monde Diplomatique, Mars 1988
UNE ÉDUCATION AUTRICHIENNE
Waltraud Anna MitgutschEnfance assassinée
« Ta mère était-elle comme toi ? » A partir de cette question anodine, que lui pose sa fille de douze ans, Waltraud Anna Mitgutsch rassemble ses souvenirs, pour raconter ce que fut son enfance et celle de sa mère. Cette mère, elle ne l’a jamais vraiment aimée, sauf une fois morte. Sans doute ne peut-on voir dans ce roman une simple autobiographie. Mais le réalisme des descriptions, leur précision, la parenté avec le roman de l’auteur autrichien, Franz Innerhofer, De si belles années (Gallimard), qui évoque le même univers, invitent à croire que l’expérience vécue est bien réelle.
C’est à Linz qu’est née la narratrice. Et le décor du roman est celui de la campagne autrichienne, dominée par une mentalité paysanne d’une rare dureté, en dépit de son catholicisme rustique ; monde sans amour, où l’éducation se limitait à inculquer des préceptes à coups de trique, de vexations cinglantes, d’humiliations sadiques. Sa mère, qui l’a méprisée, qu’elle a haïe, elle ne cesserait de la haïr encore, jusque dans sa tombe, si elle n’avait appris par bribes, son histoire. Fille de paysans au coeur aussi dur que la pierre, elle fut, elle aussi, victime de la même éducation et des mêmes principes, avant de se transformer, à son tour, en tortionnaire. Aussi, tente-t-elle de ressaisir dans sa mémoire les images meurtries de cette mère qui ne sut l’aimer parce qu’elle ne reçut jamais d’amour.
L’évocation touche au fantastique et est d’une rare beauté. L’enfant malingre s’est transformée en une petite fille laide et méprisée, qu’on épouillait chaque semaine près du tas de fumier. Réduite en esclavage, en souillon à traire les vaches, elle ne connut que la haine, la violence physique et la peur. Sinistre portrait d’une enfance assassinée qui nous est restituée à travers des images sordides : la rivalité et la jalousie entre frères et soeurs, la fillette ligotée à un arbre, tandis qu’on arrache les yeux à son chat, le chiffon qu’elle serre entre ses cuisses, le jour de ses premières règles, sous le regard moqueur de sa propre mère, elle-même trompée, battue et humiliée par son mari et, surtout, cette angoisse de n’être aimée puis désirée par personne, jusqu’à la rencontre brutale avec l’histoire.
Cette histoire va frapper l’enfance avec une violence à son image. Elle ne nous est restituée que par bribes, à travers les événements familiaux. On devine, lorsque les paysans vont voter, surveillés par la Gestapo, qu’il s’agit de l’Anschluss. Dans le village. certains ont revêtu, eux aussi, les uniformes noirs. D’autres disparaissent. Les enfants apprennent les chants nazis, tandis que les aînés sont mobilisés. A la ferme, les garçons deviennent rares. Et bientôt, les premiers télégrammes arrivent, annonçant qu’ils sont morts à Stalingrad. La mère s’est trouvé un fiancé, un journalier maladroit qu’elle n’aimera jamais et avec lequel elle gâchera sa vie et celle de ses enfants. Les années de l’après-guerre et leur cortège de misère verront triompher le même égoïsme au sein du couple, comme si tous ces êtres, pauvres pantins désarticulés, ne pouvaient que reproduire indéfiniment leurs enfances meurtries. Quant à la femme qui rassemble ces lambeaux d’histoire, elle ne peut que songer à sa fille qui, à son tour, se révoltera comme elle-même s’est révoltée contre sa mère.
La Trique prolonge à sa manière cette Väterliteratur (littérature des pères), illustrée par toute la génération de Peter Härtling, qui s’efforce, à travers l’interrogation des adultes, de comprendre le pourquoi obscur de leurs destins. Le nazisme est l’ombre inquiétante qui plane sur chaque page. Car en essayant d’élucider la rencontre d’un certain type de mentalité et de l’histoire, en soulignant l’importance des traumatismes de l’enfance dans la formation de la personnalité de l’adulte, c’est toujours la racine du même mal que l’on essaie d’extirper. Ce thème a engendré outre-Rhin, une sorte de mise en accusation systématique de l’éducation reçue par les générations antérieures. Problématique classique en Allemagne comme en Autriche, qui unit des oeuvres aussi différentes et éloignées dans le temps que les Désarrois de l’élève Törless , de Robert Musil, le Sujet de l’empereur , de Heinrich Mann, les Cadets , d’Ernst von Salomon ou De si belles années , de Franz Innerhofer. Il est impossible, en lisant l’étonnant roman de Waltraud Anna Mitgutsch, de ne pas songer au succès rencontré par les travaux psychanalytiques d’Alice Miller, en particulier, son essai C’est pour ton bien , paru en français aux éditions Aubier, qui évoque l’enfance d’Adolf Hitler, les coups qu’il a reçus de ses parents et les cicatrices qu’ils ont laissées sur sa personnalité.
Franz Innerhofer
L’audience rencontrée, par ces analyses en République fédérale d’Allemagne, suffirait à montrer combien cette mise en question de l’éducation autoritaire est investie de significations politiques. Toute une génération semble se retrouver autour du même rêve ; celui d’un monde où l’enfant, libéré de la peur de la violence physique exercée par l’adulte ne pourra plus jamais devenir un apprenti tortionnaire ou son complice muet.
Jean-Michel PALMIER.
LA TRIQUE, de Waltraud Anna Mitgutsch, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Gallimard, Paris, 1987, 259 pages.
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