Article paru dans Le Monde Diplomatique; Août 1989
UN ROMAN DE L’EXIL ANTINAZI
La fureur des vaincus
Peu d’oeuvres contemporaines ont suscité dans les deux Allemagnes autant de discussions passionnées que le grand roman de Peter Weiss, Esthétique de la Résistance , dont le premier volume vient de paraître en français.
Ce qui frappe d’emblée, c’est qu’il brise tous les genres. Roman historique et roman sur l’exil antifasciste, il ne s’inscrit pas simplement à côté des autres récits d’émigrés, comme le Volcan , de Klaus Mann, ou Exil , de Lion Feuchtwanger.
Publié en Allemagne en trois volumes (1975, 1978, 1981), la date à laquelle il fut rédigé le sépare de la littérature antifasciste militante, qui voyait dans chaque écrit un moyen de lutte contre Hitler, une possibilité de montrer au monde entier les souffrances des émigrés. Aussi est-ce moins un témoignage concret sur le vécu de l’exil qu’une réflexion philosophique sur l’époque et sur la place qu’y occupe l’art comme expression de la révolte et de la souffrance.
La critique allemande a été d’emblée partagée : les uns n’ont pas hésité à comparer la trilogie de Peter Weiss au Doktor Faustus de Thomas Mann, et même… au Capital de Marx, considérant qu’il s’agissait là de l’une des oeuvres les plus originales du siècle. D’autres – rares, il est vrai – n’y ont vu qu’un interminable roman métaphysico-prolétarien, écrit pour un pseudo-public d’ouvriers qui ne liraient jamais.
Par sa forme, Esthétique de la Résistance semble renouer avec la tradition du roman d’apprentissage. Le héros est un jeune militant confronté à des situations qui ont pour noms l’effondrement de la démocratie en Allemagne, la montée du national-socialisme, l’exil, la guerre d’Espagne, etc. La virtuosité stylistique de Peter Weiss, son sens dramatique lui font éviter tous les pièges et les artifices qui marquent tant de romans de l’exil. Il n’y a pas d’ »ange de l’émigration », comme chez Klaus Mann, qui permette à chaque émigré d’entrevoir la vie de tous les autres.
Le roman est une véritable pièce d’orfèvrerie où chaque détail, chaque caractère a sa place. On y retrouve les grandes étapes de l’exil, le poids de souffrances quotidiennes des émigrés. Mais ce que la génération précédente d’écrivains antifascistes racontait dans de longs chapitres devient chez Weiss un constat d’un laconisme brutal : « Paris, c’était crever contre la palissade dans des vêtements en lambeaux… Paris, c’était une liberté infinie de l’imagination. »
Le théorique se mêle sans cesse au vécu, l’analyse au récit. Il fait défiler les événements comme les personnages. Brecht, Piscator, Münzenberg comme Gropius, Grosz ou Schwarzschild y jouent un rôle. La guerre d’Espagne est aussi présente que le quartier prolétarien berlinois de Wedding, car à chaque instant l’expérience du héros s’identifie à toute l’histoire.
L’émigration allemande antifasciste a remporté peu de victoires, si l’on excepte la libération des accusés de l’incendie du Reichstag et la révélation des atrocités nazies dans les premières années du Reich. Il faut, comme le dit Walter Benjamin, « écrire l’histoire du point de vue des vaincus » . Mais de cet océan d’événements, de combats, d’espoirs et d’échecs, émergent, aussi vivantes que les hommes eux-mêmes, les oeuvres d’art.
L’évocation, au début du roman, de ces ouvriers qui contemplent la magnifique frise de l’autel de Pergame au musée de Berlin touche au fantastique. Ils sont happés par son histoire et la violence qu’elle a immortalisée dans la pierre, ils la ressentent presque dans leur chair. Les évocations de Courbet, de Dante, du Château de Kafka, du Radeau de la Méduse de Géricault ou de Guernica de Picasso ne sont pas moins belles. Elles portent témoignage du poids de souffrance dont l’art est construit, de ce que tout document de culture, comme l’affirmait encore Walter Benjamin, est un « document de barbarie » .
Alors, comme dans une symphonie, la longue plainte des vaincus et des opprimés se mêle aux voix de ceux qui luttent… L’instant se fige en éternité, tandis que ce qui est mort reprend vie. Car ce roman polyphonique, susceptible d’interprétations et de lectures multiples, est un rare, un authentique chef-d’oeuvre.
Jean-Michel PALMIER.
Références bibliographiques :
Esthétique de la résistance, Peter Weiss
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