Article par dans Le Monde Diplomatique; Mars 1988
UN AUTRE RÉVISIONNISME
La « polémique des historiens » ouest-allemands
L’ Histoire, en République fédérale d’Allemagne, est autant une mémoire qu’une blessure. Aussi toute discussion sur le IIIe Reich et ses crimes, la responsabilité collective face au nazisme, la nécessité de l’assumer, prend-elle facilement un aspect passionnel, lourd d’enjeux philosophiques et politiques. En témoigne la « polémique des historiens » (Historikerstreit) déclenchée par l’article d’Ernst Nolte, publié dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 6 juin 1986, suivi d’une réponse sévère du sociologue Jürgens Habermas, polémique qui a amené d’éminents historiens à prendre position sur une série de questions cruciales concernant le national-socialisme, Ces textes sont désormais accessibles au public français grâce au remarquable volume préfacé par Luc Ferry, Devant l’histoire (1), dont on ne saurait trop souligner l’actualité et l’intérêt.
Quels qu’en soient les auteurs, les points de vue exprimés émanent de personnalités respectables, de véritables historiens. Aussi le terme « révisionisme » n’a-t-il pas en Allemagne le même sens qu’en France. Aucun des historiens libéraux ou néoconservateurs (Nolte, Stürmer, Hillgruber) ne songe à nier la réalité des chambres à gaz, à minimiser l’atrocité du génocide. Ce n’est pas à une révision du jugement porté sur le nazisme qu’ils en appellent, mais à celle de l’historiographie.
Ernst Nolte, auteur d’ouvrages célèbres sur les mouvements fascistes, dont les thèses ambiguës sont à l’origine des attaques les plus violentes (en particulier celles de Jürgens Habermas), demande seulement que le IIIe Reich ne soit plus simplement considéré comme une perversion monstrueuse, spécifique à l’histoire allemande, mais réévalué à l’échelle de tous les autres crimes, qu’il s’agisse de ceux de Staline, de la guerre du Vietnam ou des massacres du Cambodge. Il ne s’agit pas d’excuser un massacre par un autre mais de mettre en question la spécificité des crimes de Hitler. Sans vouloir les minimiser, encore que beaucoup d’affirmations de Nolte éveillent la méfiance, c’est à une déculpabilisation collective qu’il invite, en montrant que l’Allemagne n’a pas le monopole de l’horreur, et que si la RFA est née sur les ruines d’un régime monstrueux, elle a su conquérir son identité et sa dignité.
Les arguments ne sont pas nouveaux et jalonnent déjà les écrits de Hannah Arendt (en particulier son essai sur les Origines du totalitarisme , 1951) et de Raymond Aron, qui mettaient en parallèle le fonctionnement des régimes hitlérien et stalinien, leur lutte machiavélique contre un prétendu « ennemi objectif », encore que Raymond Aron, ait toujours souligné que, si le stalinisme était une perversion de la volonté de construire par tous les moyens un « monde nouveau », le nazisme n’était qu’une volonté démoniaque d’anéantissement d’une « pseudo-race ».
Ernst Nolte va plus loin. Il cherche à montrer que le goulag a préfiguré et engendré Auschwitz, que la terreur nazie était la réponse à une prétendue « terreur rouge », que la déclaration du président du congrès sioniste Chaïm Weizmann qui, en 1939, faisait de tous les juifs des « alliés de l’Angleterre » , les transformait par là même en « ennemis du Reich » . Thèse qui a suscité l’indignation légitime de nombreuses personnalités allemandes. Tout d’abord parce que le lien causal établi par Nolte entre la terreur stalinienne et la terreur nazie est inconsistant et qu’on ne peut considérer l’ensemble des juifs du monde entier comme un « Etat national » capable de déclarer la guerre, à moins de reprendre à son compte les pires projections antisémites sur la « juiverie mondiale ». C’est cette thèse que défendent brillamment Jürgens Habermas et beaucoup d’autres historiens qui refusent de minimiser la spécificité des crimes nazis.
Au-delà du seul domaine historique, ces divergences d’interprétations, leur caractère dramatique et passionné, témoignent aussi du malaise suscité en République fédérale d’Allemagne par le rappel constant du passé (2). Et sans être suspectés de révisionisme, certains plaident pour que, quarante ans après, la dignité et la respectabilité du régime allemand soient enfin reconnues, pour qu’on accorde l’absolution à des générations qui n’ont même pas connu l’époque hitlérienne. C’est, selon eux, le voeu qui s’exprime jusque dans les mouvements pacifistes : le refus d’être toujours considérés comme les enfants d’une guerre perdue et d’une nation vaincue. D’autres estiment que la permanence de ce « travail du deuil » , au sens où l’entend le sociologue A. Mitscherlich, est le meilleur garant de la démocratie. Et comment ne pas être d’accord avec Habermas lorsqu’il affirme que non seulement il ne faut cesser de lutter contre la banalisation des crimes nazis, mais qu’il faut maintenir ce rapport critique de l’Allemagne à son passé, afin d’empêcher le réveil d’un nationalisme mystique. Car le seul patriotisme qui mérite le respect, c’est celui fondé sur une Constitution démocratique.
Jean-Michel PALMIER.
(1) Devant l’histoire , volume collectif préfacé par Luc Ferry, Editions du Cerf, Paris, 1980, 400 pages.
(2) Voir Jean-Jacques Guinchard, « Passé nazi, passé allemand ? « , le Monde diplomatique , juillet 1987.
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