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Le Monde Diplomatique « TÊTE DE TURC », de Günter Wallraff; Une société démasquée.

Article paru dans Le Monde Diplomatique; Avril 1986

« TÊTE DE TURC », de Günter Wallraff

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Une société démasquée

Depuis son irruption dans les médias allemands, Günter Wallraff n’a cessé d’affirmer qu il faut se déguiser pour démasquer la société. En 1977, il était parvenu à se faire embaucher, sous une fausse identité, dans la rédaction régionale de la Bild Zeitung , appartenant au groupe Springer, et en tira un document étonnant, le Journaliste indésirable (Maspero, Paris, 1978), qui analysait le fonctionnement d’une certaine presse à grand tirage. Il a récidivé, mais cette fois-ci en se glissant dans la peau d’un ouvrier turc. Grâce à une perruque, des lentilles de contact, la transformation de son allemand en sabir, il est devenu Ali Senorlioglu, ouvrier non qualifié mais robuste, sans carte de travail mais prêt à faire les travaux les plus pénibles et les plus mal payés. Le livre qui raconte cette expérience, Tête de Turc (1) – en allemand : Ganz unten , « Tout en bas« , – a immédiatement connu un énorme succès de curiosité et d’estime en République fédérale allemande. Vendu en une semaine à 600 000 exemplaires, il constitue un miroir – hélas ! pas spécialement allemand – où l’on se regarde, assez interloqué, sans oser se reconnaître.

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Wallraff-Ali s’est enfoncé dans la jungle des villes et les chantiers d’usine pendant deux ans et demi. Juste assez pour ne pas se ruiner définitivement la santé et en tirer un bilan accablant des rapports qui régissent, dans nos sociétés, le profit, la rentabilité et la moralité.

Ali n’aura aucun mal à devenir l’un de ces travailleurs immigrés corvéables à merci et sans visage. Qu’il soit turc a finalement assez peu d’importance : il pourrait tout aussi bien être arménien, algérien ou portugais. Il est tout simplement « en bas de l’échelle sociale » et « non-allemand » . On n’en veut pas spécialement à sa couleur, à sa nationalité ou à sa religion. Le problème, c’est qu’il n’existe pas, qu’il n’est pas vraiment un homme. Dans un monde régi par l’informatique, les assurances, les cartes de travail, de séjour et d’identité, où chacun se définit par les assises juridiques, religieuses, politiques de son existence, il a le malheur d’être en marge de tout, Moins un visage qu’une ombre, un zombi musclé, en marge de la société, en marge de la vie et de l’humanité.

Et c’est d’abord cette logique kafkaïenne – que les citoyens « normaux » ne connaissent pas – que Wallraff donne à voir. Il lui suffit de rédiger une annonce-piège affirmant qu’il est prêt à effectuer un travail pénible et mal payé pour qu’on fasse de lui un véritable esclave. Qu’on ne s’y méprenne pas : les gens qui l’exploitent et le martyrisent ne sont pas forcément racistes ou sadiques. Ils tirent seulement les conséquences logiques de son état de sous-homme en lui confiant des tâches infectes, dangereuses et humiliantes, dont chacune suffirait à transformer un homme « normal » en moribond. Il n’a guère le choix : s’il veut être payé à la fin de la journée, il doit tout accepter. On a besoin de sa pauvre force musculaire, si peu payée, pour réaliser d’excellents profits. Lui, il doit seulement ne pas mourir de faim. Pourtant, il se heurte à la même logique : s’il n’est pas reconnu par la société et ses lois, il ne doit rien en attendre. S’il proteste, on le congédie sur l’heure, et s’il n’est pas content, il n’a qu’à repartir en Turquie.

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L’horrible du récit, c’est que sa souffrance, son état physique, sa détresse morale n’intéressent rigoureusement personne. Puisqu’il n’est pas un ouvrier en règle, il est parfaitement normal qu’il respire de la poussière d’amiante, suffoque dans la saleté, vive dans une cave humide ou une voiture abandonnée. Ses négriers-tortionnaires ne sont pas une bande de fascistes mais des employés des grandes firmes de l’industrie allemande, se souciant aussi peu de son destin individuel que ces entreprises qui, sous le IIIe Reich, utilisaient le travail des détenus des camps de concentration. Ali est surtout confronté à un monde de fonctionnaires qui ne connaissent que la logique de la rentabilité et du profit. Etranger, il le restera toujours et aucune communauté n’en veut. Même lorsqu’il se rend chez des curés pour se faire baptiser, attestant de son excellente connaissance des Evangiles et des valeurs chrétiennes, il est plus ou moins poliment mis à la porte. Les sectes n’en voudront pas non plus. Quant aux hommes politiques de droite, il les intéresse seulement lorsqu’il se déclare un émissaire des Loups gris, formation d’extrême droite, et Wallraff-Ali s’offrira le plaisir de se faire dédicacer un livre par M. F.-J. Strauss : « Pour Ali, avec mon cordial salut ! »

Ce livre, assurément, provoque un profond malaise, On y découvre que les entreprises les plus modernes se comportent comme de véritables marchands d’esclaves, violent impunément les lois, ne se soucient pas de la moindre législation du travail lorsqu’il s’agit de Turcs. Toute la presse allemande – en particulier Die Zeit et Der Spiegel – ont salué l’exploit de Wallraff.

Plus qu’un document sociologique et politique sur la République fédérale allemande et ses travailleurs immigrés, le fonctionnement de ses industries de pointe, c’est un constat moral assez tragique sur le rapport à l’autre, à l’étranger, sur la banalisation de l’égoïsme le plus meurtrier.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Günter Wallraff, Tête de Turc (traduit de l’allemand par Alain Brossat et Klaus Schuffels), La Découverte, Paris, 1986, 318 pages.

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