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Le Monde Diplomatique Violence dans le style du siècle; Meurtre de luxe à Zurich

Article par dans Le Monde Diplomatique de Décembre 1986

VIOLENCE DANS LE STYLE DU SIÈCLE

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                                Friedrich Dürenmatt

Meurtre de luxe à Zurich

Dans plusieurs de ses romans, l’écrivain suisse Friedrich Dürrenmatt a usé du détournement du genre policier pour nous proposer des paroles sombres et grinçantes. Celle de Justice est sans doute la plus angoissante et la plus belle. Inversant les règles du genre, il nous tient en haleine jusqu’à la dernière page, alors qu’il nous a révélé, dès la première, qui était le meurtrier. Seulement ce meurtrier et son auteur défient, en apparence, toute logique.

Imaginez Zurich, son décor aseptisé, sa propreté méticuleuse et son arrière-fond paysan. Des cafés-restaurants où se rencontrent des gens bien nés, industriels, universitaires, députés. Pris dans l’imbroglio de leurs affaires, ils font belle figure en dînant ensemble et en s’affrontant au billard. Parmi eux, un député entre deux âges, docteur honoris causa , Isaak Köhler, abat un jour, sans raison, son ami le professeur d’université Winter. Il le tue froidement aux yeux de tous, s’en va tranquillement et assiste le soir à un concert, assis à côté du chef de la police.

Arrêté, il n’avoue rien et ne nie rien. Les témoins sont nombreux, le crime évident. Condamné à vingt ans de réclusion, il remercie même le tribunal et se laisse conduire, radieux, en prison où il a le sentiment de passer les plus beaux jours de sa vie. Ce qui agace, c’est que son geste est incompréhensible, qu’on ne lui trouve aucun mobile, que l’arme du crime a disparu et que sa satisfaction devant sa condamnation frise la folie ou la perversité.

Un jour, il propose pourtant à un jeune avocat sans argent, Spät, de recommencer l’enquête en supposant qu’il est innocent. Décontenancé, Spät accepte, bien que convaincu de l’absurdité de sa mission et de la culpabilité de Köhler. Mais une forte somme accompagne cette demande incongrue. L’univers qu’il découvre peu à peu ne cesse de l’écoeurer – intérêts financiers formant autant d’entrelacs, naine chauve vivant ses fantasmes sexuels par l’intermédiaire d’une prostituée qu’elle affuble de son identité. Aussi finit-il par revendre tous les résultats de son enquête à un avocat vedette sans scrupules.

Un nouveau procès innocentera Köhler parce qu’on n’a jamais retrouvé l’arme du crime, parce que les déclarations des témoins se contredisent et que les aphorismes brumeux de l’accusé ne constituaient pas des aveux formels. Un autre homme sera accusé, qui se suicidera immédiatement. Libéré, Köhler se contentera d’écraser Spät de son mépris. Celui-ci, toujours incapable de comprendre la logique et les mobiles du meurtre, sait que Köhler est coupable. Aussi se substituera-t-il à la justice en voulant le tuer et en se suicidant ensuite. Ni fou ni pervers, Köhler a agi, selon lui, par simple curiosité scientifique. Passionné de billard, il a seulement voulu voir comment une boule en frappe plusieurs autres par la bande . En attendant de réaliser son meurtre, Spät sombre dans l’alcoolisme et la débauche.

L’habileté diabolique de Dürrenmatt, c’est de transformer cette histoire invraisemblable en un scénario dramatique qui tient en haleine, car, jusqu’aux dix dernières pages, le lecteur n’y comprend strictement rien. L’ensemble du récit est d’ailleurs présenté comme un mauvais manuscrit adressé à l’auteur – Dürrenmatt lui-même – et qu’il ne lira que tardivement, après avoir rencontré l’un des protagonistes du drame. Prenant le relais de la police et de la justice, il aura à coeur de débrouiller l’énigme.

Parabole ? Sans doute. Et combien désespérée. La justice n’y apparaît que comme un jeu grotesque et malade de formalisme. La police est inefficace. L’homme n’est qu’une bête qui utilise son intelligence pour tuer. Si le meurtrier se confond avec une queue de billard, les victimes, elles, ne sont que de simples boules. Et le meurtrier ressemble à un Dieu ivre de pouvoir, alliant à une haine froide et implacable la passion du jeu. La violence est partout. C’est le style du siècle. Une violence gratuite, sadique, aussi perverse qu’incompréhensible. Ce mal, Dürrenmatt en fait un principe aussi politique que métaphysique. Lui-même s interroge : que signifie le visage d’un homme mort, affalé sur son tournedos Rossini, dans le décor feutré d’un restaurant chic de Zurich, pour un siècle qui a digéré sans vomir Auschwitz et Hiroshima ?

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

Justice (Justiz, 1985), traduit en français par Etienne Barilier, L’Age d’Homme, 1986, Friedrich DÜRRENMATT

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