Article publié dans Le Monde Diplomatique de Mars 1983.
Une nouvelle génération à la recherche de son identité
En 1945, les villes étaient en ruine ; la culture et la langue aussi. Le nazisme avait fait table rase de toute la vie artistique de la République de Weimar, détruit les oeuvres, contraint la plus grande partie des écrivains et des artistes à un exil dont beaucoup ne reviendront jamais. La culture « sang et sol » du Reich millénaire ne lui survécut pas. Si la peinture fut médiocre, la littérature fut abominable : une bouillie indigeste, plate, sanguinaire, des romans impossibles à relire aujourd’hui autrement que comme documents. Le nazisme ne laissa qu’un goût de sang, de mort et de ruine.
Dans cette « Allemagne année zéro » si souvent évoquée à travers les romans et les films, une nouvelle culture avait autant de mal à s’enraciner qu’un arbre sur un sol calciné. On attendait les oeuvres écrites clandestinement sous Hitler, mais les quelques rares écrivains importants qui refusèrent d’émigrer avaient leurs tiroirs vides. Quant aux exilés, les plus politisés étaient tentés de se fixer dans ce qui allait devenir la jeune République démocratique allemande, et ceux qui arrivaient en Allemagne fédérale étaient mal accueillis : les ombres du nazisme n’étaient pas dissipées, on en voulait à ceux qui avaient contemplé l’effondrement du Reich des « balcons de l’émigration ». Le climat de guerre froide et d’anticommunisme ensuite déchaîna contre eux la haine. Qu’on se souvienne seulement des polémiques suscitées par le retour de Thomas Mann, Alfred Doblin ou Erwin Piscator. On leur préférait les « émigrés de l’intérieur », ceux qui étaient demeurés en Allemagne sans trop se compromettre avec l’hitlérisme, sans hurler avec les loups.
« S’ils détruisent nos livres, alors nous disparaîtrons des mémoires et nous n’existerons plus », s’était écrié en exil le poète René Schickelé. C’est un fait que, pendant longtemps, leurs oeuvres ne seront plus rééditées, leurs noms rarement cités dans les manuels scolaires, et que la rencontre entre ce qui allait devenir la nouvelle littérature allemande et celle des exilés ne s’effectua pas.
Depuis 1970, on assiste à une multiplicité de tentatives en Allemagne fédérale, aussi bien en littérature et au cinéma que dans le domaine des arts plastiques, pour ressaisir une certaine identité culturelle, par-delà le nazisme. Cette fascination étrange pour les années 20 et 30 – que l’Allemagne n’est pas seule à partager, – jointe au malaise, à l’angoisse de l’avenir, est le fait principalement de jeunes auteurs. Contrastant avec l’apparent consensus économique, même s’il se fissure de plus en plus, cette explosion de créativité culturelle mérite qu’on l’interroge. Pour toute une génération, ce ne sont pas seulement les modèles politiques, mais les modèles culturels, qui sont en train de se transformer.
Le Groupe 47 est un monument de l’histoire de la nouvelle littérature allemande. En 1946, Hans Werner Richter avait fait reparaître sa revue Der Ruf (l’Appel), tribune des adversaires du nazisme dans un camp de soldats prisonniers, et elle allait devenir le premier organe de la littérature allemande d’après-guerre. On y trouvait les signatures de H.-M. Enzensberger, Heinrich Böll, Günter Grass. L’année suivante, se forma le groupe lui-même, qui rassemblait Alfred Andersch, Peter Weiss, Heinrich Böll, Martin Walser, Siegfried Lenz, Uwe Johnson, Günter Grass. La cinquantaine d’écrivains qui le fréquentèrent parlaient d’esthétique, de politique, mais surtout de la recherche d’une nouvelle langue littéraire. Si, comme le dit Holderlin, « le langage est le plus dangereux des biens », comment écrire en allemand après les discours de Hitler, de Goebbels et de Himmler ? Ils avaient le sentiment que leur langue était souillée, moralement déchue, qu’une ascèse, une purification s’imposaient. La littérature devint moralité face à ceux qui, pour reprendre le titre de la célèbre étude d’A. Mitscherlich, trouvaient « le deuil impossible » .
Le vocabulaire éthique était omniprésent : dans les mises en scène d’Erwin Piscator et son « théâtre de confession », dans les pièces de Rhochhut (le Vicaire), de H. Kipphardt (le Cas Oppenheimer), de Peter Weiss (l’Instruction), mais aussi dans les romans de Heinrich Böll (Où étais-tu Adam ?, Rentrez chez-vous, Borgner), qui décrivent ces créatures désarticulées, écrasées par le passé. Pour cette génération d’écrivains « engagés » au sens où Sartre l’entend dans Situations II, le travail sur la langue était inséparable d’une certaine moralité politique. L’époque de Konrad Adenauer était préoccupée de reconstruction, de bonheur matériel. Son conformisme et ses étudiants apolitiques, son climat de guerre froide, ne laissaient, comme le remarquait Bernd Engelmann, que le choix entre l’adaptation et le risque d’être suspecté de sympathie communiste. Pourtant, Günter Grass a raison d’affirmer que ce sont les écrivains qui ont reconstruit l’Allemagne : c’est dans le domaine littéraire que les années 60 furent brillantes. Le Groupe 47 avait légué une tradition de vigilance, de rigueur, de courage. Nombre de ses membres prendront position sur le néonazisme, la guerre froide, le communisme, le réarmement. Mais il est vrai qu’ils apparaîtront aussi comme de plus en plus conformistes, proches du gouvernement.
Signataires du Groupe 61 en 1962, acte de naissance du nouveau cinéma allemand
En réaction, le Groupe 61, né à Dortmund en 1961, avec son attention pour la littérature ouvrière, sera souvent en désaccord avec la politique culturelle. Une nouvelle génération – celle de Bruno Gluchowski, Josef Reding, Hildegard Wohlgemuth, Günter Herburger, Günter Wallraf,
Christian Geisler, Reiner Kunze – fera le procès du conformisme culturel et politique.
Pièges de la littérature engagée
Ce heurt de sensibilités politiques s’intensifiera très vite, au tournant des années 60, avec le développement de la contestation étudiante. Dans un pays où le parti communiste était interdit, où le consensus social semblait rendre toute évolution impossible, l’opposition extra-parlementaire, nourrie de la crise de l’Université, de l’explosion des vieilles valeurs et de la guerre du Vietnam, apparaissait comme un recours nécessaire. Lorsqu’un certain nombre d’ »écrivains engagés » affirmeront leur lien étroit avec la social-démocratie allemande, ils seront à leur tour contestés. C’était l’époque où Peter Schneider interrompait son travail de critique littéraire pour travailler en usine, où on lisait les écrits de Rudi Dutschke, où des étudiants qui ne se reconnaissaient ni dans le socialisme de la R.D.A. ni dans le style de vie de la R.F.A. rêvaient d’université critique, de Guevara et de Ho Chi Minh. La violence de la répression qui s’exerça contre eux, l’absence de résultats face à leurs revendications opposèrent les « pères » et les « fils » de la contestation allemande. Theodor Adorno, l’un des fondateurs de la théorie critique de l’École de Francfort, devait l’apprendre à ses dépens.
Avec le passage de l’opposition extra-parlementaire étudiante à la formation de la R.A.F. (Fraction de l’armée rouge), le clivage s’accentua entre la génération précédente d’écrivains de gauche et une partie de la jeunesse radicale. Günter Grass, Heinrich Böll, Siegfried Lenz, s’associeront aux campagnes de M. Willy Brandt. Ils continueront à débattre du présent et du passé de l’Allemagne (Günter Grass : le Tambour, le Turbot ), de politique et de moralité. Sans doute le courage de Heinrich Böll dans sa dénonciation de la presse Springer (l’Honneur perdu de Katharina Blum), de son anticommunisme et de ses appels au meurtre sera-t-il salué ; mais l’attitude de nombre d’écrivains proches de la social-démocratie à l’égard des interdictions professionnelles, de la « lutte antiterroristes », des conceptions de « sécurité », les fera apparaître comme de plus en plus conformistes. Clivage de générations qu’évoque si bien Uwe Johnson dans sa trilogie Une année dans la vie de Gesine Cresspahl, allégorie des années 70.
Les écrivains de gauche – G. Grass, H. Böll – semblaient faire partie du statu quo. Et l’ironie acerbe d’Oskar, le petit garçon du Tambour qui ne voulait pas grandir, semblait démentie par les prises de position de son auteur.
Tandis qu’agonisait le mouvement étudiant, le phénomène culturel le plus important que connut l’Allemagne fut la naissance d’un nouveau cinéma. Alors que, depuis la seconde guerre mondiale, les films allemands passaient inaperçus, que les navets policiers ou sentimentaux semblaient perpétuer, avec la diffusion massive des films américains, la médiocrité du cinéma outre-Rhin, quelques films paraissaient témoigner d’une nouvelle sensibilité. Et le manifeste d’Oberhausen, par lequel de jeunes cinéastes exigeaient un retour à la qualité et à l’indépendance du cinéma, fut l’un des événements artistiques les plus importants de ces années.
Les films, très rares, qui à cette époque laissaient espérer cette renaissance du cinéma frappaient autant par leur qualité artistique que par leur contenu critique : les Désarrois de l’élève Törless, de V. Schlöndorff ;
Portrait d’Anita G., d’A. Kluge, et Scènes de chasse en Bavière, de P. Fleischmann. Bientôt, une nouvelle génération de cinéastes apparut, plus difficile à caractériser sans doute, à l’esthétique souvent insolite, où se mêlaient étroitement fantasmes de décadence, rêves meurtris et haine du présent. Ce fut celle de R. W. Fassbinder, de W. Schroeter, de H. J. Syberberg, de W. Herzog. Boudés par les critiques, peu diffusés en Allemagne, leurs films connurent à l’étranger un étonnant succès et ce fut la France, Paris plus spécialement, qui allait devenir la capitale de ce « nouveau cinéma allemand ». L’interrogation de ces cinéastes sur le passé de l’Allemagne, ses mythes, sa sensibilité s’unissait étroitement à l’angoisse du présent. L’Allemagne en automne, oeuvre collective, évoquant le climat de la République fédérale au moment de l’assassinat de H.-M. Schleyer, incarnait ce double mouvement.
Si le gauchisme militant de 1968 avait négligé le subjectif pour la théorie, ce jeune cinéma allemand incarnait la revanche de la subjectivité, du rêve, de la nostalgie visionnaire. Le public étranger y retrouvait une Allemagne oubliée, ensevelie sous le conformisme, et décelait dans cette nouvelle génération de cinéastes d’une exceptionnelle valeur une sorte d’irruption de la « mauvaise conscience », comme si ce bien-être tant vanté leur faisait mal et les poussait à créer. Méconnus, incompris ou franchement haïs en Allemagne, leurs films furent pourtant considérés, partout ailleurs, comme le véritable miroir de l’Allemagne, plus fidèle dans le reflet de ses contradictions que ses romans trop solides, trop massifs. Ce n’est pas Günter Grass ou Heinrich Böll, mais Fassbinder, avec son déchirement, ses faiblesses, sa souffrance, qui est l’auteur le plus représentatif des années 70-80. La troisième vague de cinéastes, celle d’Helma Sanders, Margaret von Trotta,
et surtout Wim Wenders, si elle présente un certain nombre d’analogies avec la précédente, semble approfondir cette revalorisation de la subjectivité.
Loin d’être un secteur marginal de la culture, ce nouveau cinéma allemand a été la plus grande explosion de créativité marquant la dernière décennie, et c’est lui qui porte les rêves, les cauchemars, les angoisses de toute une génération prise entre l’échec de la contestation étudiante et le désespoir de la R.A.F. d’Andreas Baader. Si l’on pouvait interpréter chez des auteurs comme l’Autrichien Peter Handke ce retour vers le subjectif comme un refus de l’engagement politique, chez la plupart des jeunes romanciers allemands - Peter Schneider,
H. C. Buch, J. Theobaldy, P. Härtling – apparaît par contre un nouveau rapport au politique totalement dominé par la subjectivité, et souvent proche d’une écriture quasi cinématographique, aussi critique qu’onirique, qui culmine dans l’oeuvre d’un Achternbusch.
Le paradoxe de cette explosion cinématographique, c’est qu’elle s’est finalement produite en marge de la culture officielle, de la sphère politique traditionnelle, tout en devenant à l’étranger la représentation la plus authentique de l’Allemagne et des aspirations nouvelles qui s’y dessinaient. Qu’on l’ait aimé ou haï, Fassbinder s’est vu reconnaître, à travers les nécrologies, le titre de plus important cinéaste allemand contemporain. L’Allemagne ne pouvait rester insensible au fait que cette culture qu’elle avait tendance à ignorer la symbolisait et la représentait à l’étranger, que ces cinéastes, ces artistes, rarement reconnus, étaient ses meilleurs ambassadeurs culturels.
C’est un fait que l’Allemagne est actuellement en Europe le pays où la création artistique et culturelle est sans doute la plus riche. Cette constatation s’accompagne d’une série de paradoxes. La plupart de ses artistes – plasticiens, jeunes écrivains, et surtout cinéastes – se laissent difficilement classer en familles idéologiques. Leurs positions politiques sont extraordinairement diversifiées. Si Fassbinder avait une réputation de « gauchiste », W. Herzog est un visionnaire, H. J. Syberberg aussi « révolutionnaire » que partisan d’un romantisme anticapitaliste que l’on peut qualifier de réactionnaire. Ce qu’ils ont en commun, c’est la contestation de formes de vie, de sensibilités, de cultures. Les écrivains engagés – G. Grass, H. Böll – sont finalement assez proches du gouvernement, et leurs positions moins indépendantes sur les grandes questions politiques que celles des intellectuels français. La jeunesse allemande les considère parfois avec ironie comme des classiques – même s’ils agacent toujours la droite, – et cette nouvelle génération, qui se reconnaît dans les écrits de Peter Schneider et de H. Achternbusch, dans les films de Fassbinder ou de Wenders, se sent plus concernée par les mots d’ordre des « verts », les expériences « alternatives », les cultures marginales berlinoises, que par ceux que l’on nomme ironiquement les « romanciers sociaux-démocrates ».
Or le système allemand ne semble pas craindre le moins du monde la culture contestatrice. Lorsqu’il apparaît que ces formes culturelles nouvelles sont valorisées par les médias, surtout à l’étranger, elles deviennent l’objet de séductions multiples. Il n’est pas d’écrivain, si violent soit-il à l’égard de la République fédérale, qui ne se voie récompensé d’un prix littéraire – ainsi Achternbusch, – car la reconnaissance et la consécration de cette « avant-garde » si prisée à l’étranger sont le meilleur moyen de lui retirer tout impact politique. La contestation culturelle est alors subventionnée, et les groupes de rock and roll punk se voient sélectionnés par le très auguste Sénat de Berlin.
D’ailleurs, cette culture allemande d’ »avant-garde », omniprésente dans les expositions, les théâtres, les cinémas parisiens est d’un impact minime en Allemagne. Même s’il fut candidat écologiste, le plasticien Joseph Beuys ne dérange pas plus que le néo-expressionniste Georg Baselitz, dont on s’arrache les interviews à l’étranger. Les imprécations d’Achternbusch, réfugié dans sa Bavière, ne font pas frémir J. Strauss. Et l’étudiant français connaît de toute façon infiniment mieux le « nouveau cinéma allemand » que l’étudiant allemand, lequel a rarement l’occasion de voir ces films. Quant au large public, il reste souvent perplexe quand on lui en parle : il n’a presque jamais vu un seul de ces films analysés, encensés, commentés dans toute la presse étrangère. D’ailleurs le succès de ces cinéastes risque d’émousser leur critique. Consacrés, ils perdent leur virulence. Il est symptomatique que les films les plus politiques et les plus réussis de R. W. Fassbinder soient justement ceux qu’il réalisa avec peu de moyens, comparés au succès ambigu de Lola,
ou pire, Lili Marlène . En réintégrant au fur et à mesure cette culture « marginale », on n’en tire que des bénéfices : on la neutralise en même temps qu’on l’utilise.
Un autre symptôme caractéristique de cette créativité culturelle, c’est la recherche de plus en plus générale d’une identité renouant avec le passé d’avant Hitler. Sans doute cet engouement pour les années 20 n’est-il pas propre à l’Allemagne : on le trouve aussi en France à travers les médias. Il y a eu, bien sûr, la redécouverte des romans de Christopher Isherwood, Cabaret de Bob Fosse, l’exposition Paris-Berlin au Centre Pompidou. Les traductions, les expositions, les films aussi ont contribué à faire découvrir cette richesse artistique des années 20, ensevelie par le nazisme. La somme d’espoirs assassinés, de rêves meurtris, ce parfum d’apocalypse que portaient ces oeuvres ne nous laissent pas indifférents. Sur le plan politique et économique, il y a bien peu de rapports entre notre situation et celle de la République de Weimar. Pourtant, le désespoir, l’angoisse de cette époque nous concernent. Alors que les années 20 étaient en Allemagne, il y a une dizaine d’années encore, l’apanage de quelques spécialistes, d’historiens de l’art, de directeurs de musée, on assiste depuis cinq ou six ans à un engouement surprenant pour cette époque et ses productions, à tel point que, lorsqu’on interroge tel ou tel plasticien allemand sur ce qu’il y a de nouveau outre-Rhin, il répond ironiquement : les années 20 !
Outre les publications très nombreuses, une bonne dizaine d’expositions organisées à Berlin, Stuttgart, Cologne, Munich et dans d’autres villes du pays ont montré soit les tendances générales de l’art de cette époque, soit l’oeuvre de tel ou tel peintre apparenté à l’expressionnisme, au dadaïsme, à la nouvelle objectivité. Pour beaucoup d’intellectuels et d’artistes, ce retour des années 20 apparaît comme un moyen de ressaisir l’identité culturelle allemande par-delà le nazisme, de refuser la médiocrité de la « culture bourgeoise » et de ses médias, et surtout la vague de l’américanisme. Ils cherchent alors soit à prolonger ces courants (néo-expressionnisme, néo-dadaïsme, nouvelle subjectivité, nouveau réalisme), soit à les réinterpréter à la lumière du présent. Le feuilleton-fleuve de Fassbinder sur le Berlin Alexander-platz de Döblin en est un bon exemple.
A l’échelon le plus fruste, cette redécouverte des années 20 touche un public de jeunes, d’étudiants, qui sont moins soucieux d’une redécouverte culturelle de l’identité allemande que des expressions de désespoir et de révolte d’une époque mal connue. Il n’y a pas qu’à Paris que des groupes de rock and roll punk se produisent dans les décors expressionnistes de Caligari, et Berlin ne séduit pas que David Bowie ; en Allemagne, cette sensibilité pessimiste, ce retour à la subjectivité, ce doute dans les modèles culturels officiels sont au coeur de nouvelles recherches littéraires, plastiques, cinématographiques.
Retour à Berlin
Ces phénomènes ambigus, difficiles à analyser, qui touchent autant la culture que la politique, le réel et l’imaginaire d’une génération, expliquent en partie le curieux engouement pour Berlin qu’éprouvent les médias allemands et même européens. Cette ville belle et laide, vivante et morte, où les immeubles neufs se dressent parmi les ruines pieusement conservées et les quartiers promis à la démolition, fut un véritable cauchemar pour l’Allemand de la République fédérale. Au malaise du « mur », des rapports avec la République démocratique, s’ajoute le fait que cette ville, « façade occidentale devant le monde communiste », est un gouffre financier : elle n’est maintenue en vie que grâce au gigantesque poumon artificiel que constitue l’aide économique fédérale. L’explosion étudiante de 1968 la fit apparaître comme l’une des villes les plus politisées d’Allemagne. Avec son découpage kafkaïen et ses quartiers ouvriers aujourd’hui habités par des travailleurs turcs, qui ont fait surnommer la ligne de métro n°5 traversant Kreuzberg l’ »Orient-Express », elle n’avait pendant longtemps, dans le reste de l’Allemagne, qu’une image négative. Personne n’aurait songé à aller vivre à Berlin. On y faisait des études pour échapper au service militaire, on la quittait ensuite, faute d’arrière-pays, pour fuir le sentiment de vivre sur une île.
Depuis plusieurs années, Berlin apparaît au contraire comme l’une des villes les plus vivantes et les plus créatrices d’Allemagne. Aux expositions qui ont fait revivre l’ancienne capitale – qu’il s’agisse de la rétrospective sur la Prusse ou sur le Berlin des années 20 – se sont ajoutées les expériences « alternatives », les occupations « sauvages » de logement, les cultures marginales punks, et, au sein de ce folklore insolite qui mêle les immigrés turcs et les « Iroquois », on prend conscience que Berlin est en passe de devenir un lieu de confrontation culturelle, d’expérimentations sociales et politiques susceptibles d’intéresser toute l’Allemagne. Les raisons de cette focalisation sont multiples : c’est à Berlin que les « verts » ont obtenu les plus forts succès, que les expériences « alternatives » ont été les plus poussées, que les cultures marginales ont pu se développer dans une relative tolérance. Il est difficile de porter un jugement exhaustif et objectif sur tout ce qui se fait derrière ces façades d’immeubles criblées de mitraille, tombant en ruines, sur lesquelles de gigantesques banderoles proclament : « Attention, Berlin est en train de mourir. »
Il n’en demeure pas moins que la place de Berlin dans la culture allemande contemporaine va croissant : c’est là que se tiennent certaines des plus importantes expositions, les mises en scène de la Schaubühne, que s’effectue ce brassage de la sensibilité d’une nouvelle génération avec les souvenirs de Weimar et qu’un nombre important d’écrivains décident de se fixer. L’expulsion d’un certain nombre d’écrivains de R.D.A., leur installation à Berlin ont apporté un sang nouveau non seulement à la culture berlinoise mais à la littérature allemande, et cela est susceptible d’influer sur les sensibilités politiques des nouvelles générations intellectuelles. Les écrivains originaires de la R.D.A. – Sarah Kisch, Günter Kunert, Kurt Bartsch, Jurek Becker, Klaus Schelsinger, Thomas Brasch, H.J. Schädlich, – sans parler de W. Biermann, sont sans doute plus proches de la nouvelle génération d’écrivains allemands – celle de Peter Schneider, par exemple, auteur de ce remarquable roman : l’Homme sur le mur, miroir de toutes les contradictions actuelles ressenties par la jeunesse allemande intellectuelle – que de Heinrich Böll ou de Günter Grass. Ils ont en commun – et c’est l’essentiel – de rechercher le dialogue en dépit des clivages de sensibilités littéraires et politiques, de ne s’identifier ni avec le modèle de l’Allemagne fédérale ni avec celui de l’Allemagne démocratique. Et ces nouveaux espaces de création et de confrontation qui se multiplient à Berlin ne peuvent pas ne pas rejaillir sur l’ensemble de la vie culturelle.
Sans doute cette évolution de la sensibilité qui se produit actuellement chez les jeunes écrivains, l’intérêt porté aux années 20 et à la culture de Weimar, la rencontre avec la jeune littérature de la R.D.A., l’association des expériences « alternatives » (conduites souvent par d’anciens étudiants) aux cultures marginales (les punks, « Iroquois » sont souvent des fils d’ouvriers) sont-ils limités à la sphère culturelle, mais ils mettent en jeu une relation à la culture et à la politique assez nouvelle pour qu’on l’interroge. A ce titre, le cas de Berlin est symptomatique de l’évolution d’une certaine articulation du politique, du culturel, du subjectif, qui ne trouve plus à s’exprimer dans les modèles classiques, considérés comme inefficaces ou trop liés au système. Cinquante ans après la venue de Hitler au pouvoir, ceux qui n’ont pratiquement rien connu du nazisme, qui ne s’estiment pas intrinsèquement liés à la social-démocratie, qui contestent le système dans ses formes de vie et qui n’ont pas renoncé à oeuvrer au sein de la culture se sentent plus concernés par la confusion et l’étrangeté de ces expérimentations berlinoises que par les crises gouvernementales de Bonn. Récusant le style de vie bourgeois, les valeurs culturelles consacrées, ils se reconnaissent davantage dans les films de R.W. Fassbinder ou de Wim Wenders que dans les romans de G. Grass, sont plus touchés par le programme des « verts » que par celui de la gauche officielle, s’interrogent autant sur la subjectivité que sur la théorie politique et semblent en quête d’une nouvelle identité, fût-elle douloureuse, onirique et morcelée.
Jean-Michel PALMIER.
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