• Accueil
  • > Archives pour septembre 2011

Archive pour septembre 2011

Le Monde Diplomatique « RETOUR A BERLIN », de Jean-Michel Palmier. Dans le brouillard des ruines

Dimanche 25 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Novembre 1989

« RETOUR A BERLIN », de Jean-Michel Palmier

retouraberlin2.jpg

Dans le brouillard des ruines

Avec l’étrange beauté de ses images, Retour à Berlin (1), de Jean-Michel Palmier, semble renouer avec la sensibilité artistique des années 20. C’est autant à la nouvelle objectivité qu’au surréalisme qu’il emprunte ce goût des détails érigés en symboles. Flâner dans une ville est un art difficile. Surtout quand elle ressemble à un immense cimetière illuminé par les néons des publicités.

Le Berlin qu’évoque Jean-Michel Palmier n’est pas seulement la ville du mur. C’est l’horizon des ruines, des terrains vagues, des vieux immeubles éventrés, échappés au bulldozer. Inlassablement, il parcourt les quartiers, les rues, scrute les monuments, tous les vestiges qui cristallisent l’imaginaire de la ville, attentif à la lèpre et aux cicatrices. C’est parce que Berlin est détruite, défigurée par l’histoire, qu’il a noué avec cette ville un étrange rapport d’amour et de nostalgie. Devant chaque édifice effondré, il ressuscite le passé. Celui qui a conduit l’ancienne capitale du Reich à devenir ce champ de ruines, mais aussi l’histoire de ceux qui y ont vécu, qui y vivent encore. Il s’entretient avec des vagabonds de la gare ou d’anciens artistes des années 20 et 30, mêle leurs souvenirs à sa sensibilité pétrie de réminiscences littéraires, et l’on ne sait plus où s’arrête la reconstruction historique, où commence la fiction.

berlinruines1.jpg

Ecrit sous forme de fragments, qui sont autant d’instantanés photographiques, le livre échappe à toute définition. Le lecteur est confronté à un kaléidoscope d’images où surgissent des mannequins de cire, le souvenir de l’ultime récital de Zarah Leander, vedette des films de l’époque hitlérienne, le récit d’une dernière rencontre avec le philosophe Ernst Bloch, l’évocation des cimetières où reposent Gottfried Benn et Bertolt Brecht, les descriptions impitoyables de la beauté et de la laideur d’une ville où s’est joué le destin de l’Europe…

berlinruines2.jpg

 

Comme Christopher Isherwood dans Intimités berlinoises (Goodbye to Berlin) , Palmier se veut un témoin, un oeil, une caméra. Il mêle le Berlin d’aujourd’hui à celui d’Alfred Döblin, rêve, en contemplant la nouvelle Alexanderplatz, à ce qu’elle fut jadis. La tristesse de la ville l’obsède en même temps qu’il l’aime. Elle est présente aussi bien dans une statue mutilée qui gît dans la neige, les restes du portail d’une église, que dans la suie et la poussière qui s’accrochent aux vieux immeubles de Wedding et de Kreuzberg. Le passé de la ville, il le porte dans sa mémoire. Il le retrouve dans les vieilles boutiques du marché aux puces, à chaque coin de rue. Et sa connaissance précise des années 20 et 30 lui permet de réaliser d’étonnants montages. Les êtres qu’il croise, qu’il aime, ne sont que des visages perdus dans le brouillard de ces ruines. Des êtres à la dérive.

lesailesdudesirderhimmeluberberlin19861.jpg

De cette ville dévastée, Jean-Michel Palmier fait un portrait qui veut la faire aimer, comme s’il tentait de la sauver en en décrivant les stigmates de souffrance et de mort lente. Peu d’espaces berlinois échappent à son autopsie. La précision de chaque description – qu’il s’agisse de Berlin des années 30 ou de celui d’aujourd’hui – donne l’impression qu’il y a vécu deux existences parallèles, à présent confondues dans la mémoire et dans l’histoire. Elle perpétue, pour toute une génération, le travail du deuil. Le long essai sur le film de Wenders les Ailes du désir , qui clôt le livre met en évidence le sens politique d’une certaine vision de Berlin pour une génération née après la guerre.

 lesailesdudesir2.jpg

Ce sont les mêmes quartiers, les mêmes terrains vagues que Wenders et Palmier évoquent à travers une sensibilité très proche. Ils demandent aux anges de prier sur les ruines, d’en raconter l’histoire.

Frédéric de Towarnicki.

(1) Retour à Berlin , par Jean-Michel Palmier, Payot, Paris, 1989, 305 pages.

 

Le Monde Diplomatique : Notes de lectures par Jean-Michel PALMIER.

Dimanche 25 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Juillet 1988

 katzamourestplusfroidquelivre865078964ml.jpg

Une vie de Rainer Werner Fassbinder

Rainer Werner Fassbinder souffrit toute sa vie de l’histoire de l’Allemagne comme d’une blessure. Et tous ses films sont une tentative désespérée de s’expliquer avec son identité. Robert Katz a écrit beaucoup plus qu’une biographie de l’un des plus importants cinéastes contemporains. A travers ses souvenirs personnels, les films et les interviews, il tente de tracer un portrait complexe et nuancé de Fassbinder et de sa génération. Au-delà du portrait de l’homme, avec ses contradictions, il s’efforce de faire revivre son rêve, en montrant comment sa vie est inséparable de toute l’histoire de l’Allemagne contemporaine, de ses mouvements politiques, de sa sensibilité. Aussi, l’ouvrage transcende-t-il l’histoire du cinéma pour éclairer l’histoire tout court.

Jean-Michel PALMIER.

Une vie de Rainer Werner Fassbinder, Robert Katz – Presses de la Renaissance, Paris, 1987 ,317p.

Rainer Werner Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne

Dire de Rainer Werner Fassbinder qu’il était l’auteur le plus doué de l’Allemagne d’après-guerre serait un euphémisme. Cinéaste unique à tous égards, il n’était pas qu’un réalisateur allemand : il s’inscrivait dans le cinéma européen, avec un désir secret mais inassouvi de faire ses preuves même à Hollywood. Si les années 1960 furent la décennie de Jean-Luc Godard, dont chaque film, impatiemment attendu, déclenchait de déroutantes discussions, les années 1970 furent les années Fassbinder, de même qu’elles furent dominées outre-atlantique par Martin Scorsese et Francis Coppola. Ces trois cinéastes sont encore actifs. Fassbinder, quant à lui, réalisa une œuvre de plus de quarante films en à peine quinze ans, traversant en accéléré non seulement sa propre décennie, mais, apparemment, le reste du siècle.

Né un mois après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en mai 1945, Fassbinder mourut en 1982, à trente-sept ans. Issu d’une famille bourgeoise, il grandit à Munich. C’était un solitaire, pour qui «le cinéma était la vie de famille que je n’ai jamais eue». Après avoir abandonné le lycée et échoué à l’examen d’entrée de la Berliner Film Akademie, il commence à réaliser des longs métrages en 1967. Sa passion pour le cinéma – les classiques hollywoodiens, le cinéma commercial allemand, l’avant-garde américaine et la pornographie à petit budget – se révèle tout particulièrement dans ses premiers films, qui foisonnent de citations, d’emprunts, de pastiches et d’émulations, souvent maladroites, des maîtres. Réalisés parallèlement à ses activités de metteur en scène, d’auteur et d’acteur avec l’Action-Theater de Munich, ces films donnèrent du travail à Peer Raben et Kurt Raab, Hanna Schygulla et Irm Hermann, tous futurs membres essentiels de la troupe cinématographique de l’usine Fassbinder, et lui valurent leur amitié et leur loyauté.

À dater de son premier succès, LE BOUC, sa productivité fut effarante : trois à quatre films par an, jusqu’à ce que son corps lâche, le cocktail permanent d’alcool et de cocaïne s’étant avéré fatal.

Ce rendement s’explique également par un mini-système de studio à la Warhol, tournant autour de la diva, où un même noyau dur d’acteurs, de monteurs et de techniciens travaillait pour ce cinéaste charismatique et démoniaque projet après projet. Le rythme impossible, le crépitement des idées, les nuits blanches et les colères noires étaient portés par une créativité maniaque, dans laquelle la vie et le travail, le travail et la vie se mêlaient et s’emmêlaient constamment. C’est Fassbinder qui promut le plus vigoureusement – en le vivant dans sa chair même – le mythe romantique d’une vie courte et violente, typique de l’artiste maudit qui brûle la chandelle par les deux bouts. Il mena une existence de nomade, toujours entre deux avions ou sur la route ; il y conduisait à la fois ses amours et ses affaires, y écrivait ses scénarios ou ses pièces. Mais sous le masque travaillé de l’auteur maudit, débauché et coléreux – hirsute, la cigarette aux lèvres, toujours vêtu d’une veste en cuir – Fassbinder était un artiste adroit, à l’intelligence aiguë, suprêmement sûr de lui. Admirateur de Rimbaud, Artaud et Genet, il vivait selon la devise de Bertolt Brecht, d’après qui l’artiste moderne se doit d’être «son propre meilleur ennemi». Si sa vie turbulente, ses relations sado-masochistes avec ses collaborateurs et ses fréquentes provocations ont fait de lui un mythe vivant et lui ont valu une réputation de monstre, son talent a été de faire résonner ces affirmations du moi violent dans la sphère publique, où elles ont poursuivi leur propre vie politique, au-delà même de la mort.

TOUS LES AUTRES S’APPELLENT ALI, LE MARCHAND DES QUATRE SAISONS, LE DROIT DU PLUS FORT et DESPAIR inaugurent ses grands succès internationaux. Dès 1976, Fassbinder devient une vedette mondiale, alors que son œuvre ne reçoit encore qu’un accueil mitigé auprès des critiques allemands, dont la plupart ne commencent à le prendre au sérieux qu’une fois encensé par la presse étrangère. À la fois farouchement indépendant et opportuniste, Fassbinder collectionne les subventions publiques, travaille avec des producteurs de films commerciaux, monte des co-productions internationales afin de financer ses films et son mode de vie. Certains de ses projets les plus ambitieux furent co-financés par la télévision: grâce au producteur Peter Märtesheimer, de la prestigieuse chaîne WDR, Fassbinder se tourna à la fin des années 1970 vers des sujets typiquement allemands. Il réalisa ainsi avec Märtesheimer LE MARIAGE DE MARIA BRAUN, son plus gros succès commercial, premier volet de sa «trilogie RFA», suivi de LOLA, UNE FEMME ALLEMANDE et du SECRET DE VERONIKA VOSS.

Adoptant le réalisme psychologique d’un Strindberg, accentué par la stylisation et l’artifice hollywoodien, Fassbinder soumet ses protagonistes typiquement allemands à une double épreuve : nourries de fantasmes cinématographiques et affamées par l’absence d’amour, leurs âmes divisées révèlent les mensonges de la société d’avant et d’après-guerre à travers les contours mêmes des idéaux impossibles et pervertis que ces personnages s’assignent.

Ses chroniques de l’histoire allemande, notamment, qui couvrent la période des années 1920 aux années 1960, sont racontées comme des histoires d’amour impossibles. Sentimental et triste, alternant les moments de tendresse délicate, de vulnérabilité et de cruauté insoutenable, le cinéma de Fassbinder assemble les couples les plus improbables, souvent séparés par l’âge, le milieu social ou la race autant qu’ils sont liés par les aiguillons d’éros et de thanatos. L’œuvre de Fassbinder rencontra – et coupa même littéralement – le tissu le plus tendre de l’identité allemande d’après 1945 : le sentiment d’une Allemagne sans véritable ancrage dans sa propre histoire nationale. Dans les années 1970, ce trait de l’Allemagne de l’Ouest était plus douloureux que la division territoriale et idéologique de la nation. « Ni abri, ni foyer», telle aurait pu être la devise de toute cette génération née à la fin ou juste après la guerre, et dont certains furent capables, dans les actions terroristes de la Fraction Armée Rouge, de violences spectaculaires, dirigées autant contre eux-mêmes que contre les autres. Membre de cette société sans pères, Fassbinder adopta Douglas Sirk/Detlef Sierck, qui vivait alors sa retraite en Suisse, comme mentor. Fassbinder doit à Sirk la découverte du mélodrame hollywoodien comme vecteur d’une critique sociale mordante. Mais Fassbinder rendait aussi hommage à Sierck l’Allemand, qui, avant ses mélos en technicolor pour Universal, avait été l’un des meilleurs réalisateurs de films de femmes à la UFA dans les années 1930. Ces films de divertissement – c’était bien connu, mais rarement admis – représentaient ce «foyer» affectif ambigu dont l’Allemand moyen, même après la catastrophe du nazisme, rêvait plus que jamais.

Contrairement à certains de ses contemporains (Werner Herzog et Wim Wenders, par exemple), Fassbinder s’exila de cette Allemagne de nostalgie et de culpabilité non pas en partant à l’étranger mais en se plaçant en marge. Ouvertement homosexuel à une époque de discrimination juridique et de harcèlement, il recherchait la compagnie des exclus, que ce soit en raison de leur sexualité, de leur précarité économique, de leur origine raciale ou de leur vulnérabilité affective, à l’image des marginaux, des opprimés, des petits voyous et des prostituées qui peuplent ses films.

Fassbinder disparut trop tôt pour avoir pu imaginer la chute du mur et une Allemagne réunifiée. Mais son œuvre souligne avec éloquence que le cinéma est toujours un miroir au double reflet, où l’individu est pris dans le regard de l’autre, qu’il soit voisin de l’autre côté d’une frontière nationale ou d’une nation divisée. Si dans la maison Europe, l’Allemagne est désormais acceptée comme l’une des principales résidentes et se perçoit volontiers comme la plus responsable des locataires, les personnages de Fassbinder et leurs histoires désespérées de violentes divisions nous rappellent combien ce bail politique était fragile il y a encore trente ans. Ce réalisateur si atypique devient finalement l’un des représentants les plus exemplaires de son pays car, par ses contradictions affectives autant que morales, l’un des plus «crédibles».

Thomas Elsaesser

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Janvier 1989 Une jeunesse allemandegolomann.jpg

Troisième fils de Thomas Mann, Golo Mann nous propose avec ses Mémoires plus qu’un recueil de souvenirs ou un roman de formation. S’il décrit les relations complexes qu’il entretint avec ses parents et ses frères et soeurs, Klaus et Erika, l’intérêt du livre réside dans un certain portrait de l’Allemagne de Weimar, de sa situation politique, de ses universités. Peu d’autobiographies accordent autant de place aux événements historiques, et sa jeunesse n’est au fond évoquée que sur cet horizon. Sans doute le livre supporte-t-il mal la comparaison avec l’autobiographie de Klaus Mann, le Tournant. Il s’agit non du fil d’une vie mais d’une succession de portraits, d’instantanés d’un monde à la dérive. Difficile de comprendre aussi comment cet étudiant proche du Parti socialiste a pu devenir l’historien conservateur dont les prises de position seront souvent controversées. Mais on ne peut nier que, avec ses partis pris, l’ouvrage demeure passionnant.

Jean-Michel PALMIER

Une jeunesse allemande, Golo Mann Presses de la Renaissance, Paris, 1988, 409 pages.

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Juillet 1990

France-Allemagne. Le retour de Bismarck ; Quelle Allemagne pour la France ? ; du Ier au IVème Reich, Georges Valance

georgesvalance.jpg
                     Georges Valance

Trois livres récents, politiques et historiques, en s’efforçant de répondre aux mêmes questions expriment les inquiétudes que fait naître en France la réunification de l’Allemagne. L’essai de Georges Valance (1) esquisse dans une perspective économique le défi que représentera à plus ou moins long terme une Allemagne de 80 millions d’habitants, pourvue d’un marché intérieur considérable, dont le poids économique et politique en Europe ne peut qu’être écrasant. Pour répondre au défi allemand, il appelle à une mobilisation autour d’une grande ambition. Méfiant à l’égard du couple idyllique franco-allemand, il s’interroge sur la perception réelle que les hommes politiques de RFA ont de la France : elle n’est pas toujours très positive. Aussi exhorte-t-il à la prudence et au réalisme. Ce triomphalisme qu’il analyse n’est toutefois pas partagé par tous les hommes politiques allemands. Le chancelier Kohl n’est pas en mesure de répondre à la question si souvent répétée : dans l’immédiat, combien va coûter la réunification ?

L’essai d’Ernst Weisenfeld (2) retrace les grandes étapes des rapports franco-allemands depuis la fin de la guerre. Ecrit en 1986, les analyses sont en partie dépassées pour l’époque la plus récente. Il présente un point de vue original sur la perception que les Allemands ont de la presse française et des débats suscités par le concept de « Mitteleuropa« . L’essai de Pierre Béhar (3), enfin, propose une réflexion remarquable sur la permanence de l’idée de nation en Allemagne depuis le Moyen Age et sur la signification parfois mythique qu’a prise le mot Reich. Soutenu par une grande culture historique, l’auteur affirme avec raison que le présent ne peut se comprendre qu’à la lumière d’une histoire tourmentée. Ce sont ses méandres qu’il parvient à nous restituer avec beaucoup de clarté.

Jean-Michel PALMIER.

France-Allemagne. Le retour de Bismarck ; Quelle Allemagne pour la France ? ; du Ier au IVème Reich, Georges Valance.

(1) Georges Valance, France-Allemagne. Le retour de Bismarck. Flammarion, Paris, 1990, 308 pages.

(2) Ernst Weisenfeld, Quelle Allemagne pour la France ? , Armand Colin, Paris, 1989, 246 pages.

(3) Pierre Béhar, Du Ier au IVe Reich ., Desjonquères, Paris, 1990, 190 pages.

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Juin 1988

Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe Centrale

michallwy.png

A la fin du XIXe siècle, toute une génération d’intellectuels juifs, venus d’Allemagne et d’Europe centrale, s’écartèrent de l’assimilation prônée par leurs aînés pour puiser à la fois dans le romantisme et la mystique juive limage d’une rédemption du monde. C’est l’histoire de cette génération, de « l’affinité élective » qui permit d’unir non seulement ces deux sources d’inspiration, mais ces intellectuels aux mouvements révolutionnaires, que retrace Michael Löwy. Son essai est un véritable chef d’oeuvre, appelé à faire date, aussi bien dans l’histoire de la philosophie que dans la connaissance si lacunaire de cet univers spirituel englouti. A travers les figures de Martin Buber, Hermann Cohen, Walter Benjamin, Franz Rosenzweig, Gershom Scholem, Ernst Bloch et Georg Lukacs, il nous restitue la complexité et la richesse de ces itinéraires, dans une approche aussi érudite que sensible, dont on ne saurait souligner assez la profondeur et la beauté.

Jean-Michel PALMIER.

Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe Centrale, Michael Löwy, P.U.F., Paris, 1988, 258 pages.

Une relecture critique du messianisme marxiste

mercredi 23 décembre 2009.

Source : http://www.humanite.fr/2009-12-11_Idees-Tribune-libre-Histoire_Une-relecture-critique-du-messianisme

Michael Löwy, dans une réédition fortement augmentée de Rédemption et utopie, met en évidence ce que peuvent avoir en commun le messianisme juif et les utopies libertaires du XXe siècle.

Rédemption et utopie. 
Le judaïsme libertaire 
en Europe centrale, de Michael Löwy. Éditions du Sandre, 2009, 308 pages, 32 euros.

Une réédition fortement augmentée de Rédemption et utopie vient de paraître aux Editions du Sandre. Il s’agit d’un travail érudit de Michael Löwy sur ce que peuvent avoir en commun le messianisme juif et les utopies libertaires du XXe siècle. Le sociologue Max Weber a probablement été l’un des premiers à formuler l’hypothèse du caractère potentiellement révolutionnaire de la tradition religieuse du judaïsme antique. Pour l’auteur de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, toute l’attitude envers la vie du judaïsme est déterminée par la conception d’une « révolution future d’ordre politique et sociale sous la conduite de Dieu ».

Pour beaucoup d’auteurs comme Max Scheler, Karl Löwith, Nicolas Berdiaeff, c’est la pensée de Marx qui constitue typiquement l’expression profane du messianisme biblique. D’aucuns pensent qu’il s’agit d’une interprétation passablement réductrice de la philosophie marxiste de l’Histoire. Le philosophe allemand Karl Manheim se situe sur un terrain plus concret et plus précis quand, dans Idéologie et utopie, il avance l’idée d’un « anarchisme radical » qui serait la forme la plus pure de la conscience utopique et millénariste moderne. C’est également ce que pense le sociologue anarchiste juif Gustav Landauer qui fut l’un des dirigeants de la commune de Munich en 1919. D’autres, comme le dramaturge Ernst Toller (Hop là, nous vivons), ont joué un rôle important dans la République des Conseils de Bavière tandis que Lukacs et d’autres membres de l’intelligentsia de Budapest ont été parmi les dirigeants de la Commune hongroise de 1919.

La nouvelle version de Rédemption et utopie répond par l’affirmative à la question de savoir s’il y a dans le messianisme juif des aspects pouvant s’articuler avec une vision du monde révolutionnaire. En fait, il contient deux tendances intimement liées et contradictoires, un courant restaurateur de type romantique tourné vers le rétablissement d’un état idéal du passé et un courant mis en avant par Gershom Sholem selon lequel la rédemption est un événement qui se produit nécessairement sur la scène de l’Histoire. Les idéologues les plus importants de ce messianisme purement révolutionnaire sont Ernst Bloch (Le principe espérance), Theodor Adorno (La dialectique négative) et Herbert Marcuse (L’homme unidimensionnel). Il faut ajouter à ce panorama la visée de Walter Benjamin qui a été de montrer que les philosophies de l’Histoire s’accommodent fort bien de l’idéologie du progrès tandis que le matérialisme historique, lui, débarrasse le progrès de son aspect inéluctable.

Trois souches : le romantisme allemand, le messianisme juif et le marxisme. Tous trois traversés d’intuitions fulgurantes. Comment savoir d’avance quelles aspirations seront ou non réalisables à l’avenir ? La démocratie apparaissait à cette époque comme une utopie irréaliste. L’auteur se réfère encore à trois penseurs qui représentent des variantes assez différentes de cette culture utopico-messianique de l’Europe centrale : Martin Buber, rénovateur de la spiritualité religieuse juive, Erich Fromm, freudo-marxiste d’inspiration sécularisée, et Bernard Lazare, assimilé, qui finit par succomber à la conversion catholique à l’issue de la réhabilitation du capitaine Dreyfus. Ce qu’il y a de plus intéressant dans ce nouvel ouvrage, c’est que les marxistes les plus radicaux sont ceux qui ont su exploiter les intuitions extérieures au marxisme. Voyez l’utilisation de la psychanalyse par l’Ecole de Francfort ou l’emploi par Lukacs des catégories sociologiques de Max Weber. Marx lui-même n’a pas produit son œuvre ex nihilo. Il s’est trouvé en dialogue permanent avec les penseurs révolutionnaires ou non de son temps.

Arnaud Spire.

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Janvier 1989

Théologie politique

carlschmitt.jpg

Ce volume rassemble deux grands essais parus en 1922 et 1970, fort différents dans leurs propos. Ce qui les sépare est à l’image de l’itinéraire de Carl Schmitt (1888-1983) lui-même.

Figure intellectuelle de premier plan sous la République de Weimar, il appartenait aux grands théoriciens de la pensée antidémocratique. Sa formation de juriste l’amena très tôt à élaborer une véritable philosophie du politique qui exerça une influence profonde sur toute une génération, même de gauche, de Hugo Ball à Walter Benjamin. Son ralliement au régime nazi de 1933 à 1936 explique que son oeuvre ait été presque systématiquement rejetée en Allemagne ou considérée avec la plus extrême méfiance. Le point de départ de sa Théologie politique n’est pas fondamentalement différent de celui de la gauche chrétienne. Lui aussi refuse la notion d’un christianisme apolitique et la séparation de l’ordre profane et de l’ordre spirituel. Ce qui l’intéresse, c’est de comprendre comment le catholicisme a pu être la matrice de la conception de l’Etat moderne. Aussi les concepts politiques lui apparaissent-ils comme des concepts théologiques sécularisés.

C’est ce parallélisme des démarches qu’explore le livre, en particulier dans le domaine du droit. Si l’on ne peut oublier l’ambiguïté de phrases comme « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » et son engagement aux côtés des nazis, il n’en demeure pas moins que Carl Schmitt fut l’un des esprits les plus brillants de sa génération.

Jean-Michel PALMIER.

Théologie politique, CarL Schmit, Gallimard, Paris, 1988, 182 pages.

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Janvier 1987

Prussianité et socialisme

oswaldspengler.jpg
                                   Oswald Spengler

L’oeuvre d’Oswald Spengler, synthèse hétéroclite et peu rigoureuse, fut avant tout un phénomène d’époque. Et la tentation de trouver en elle (comme dans celle d’Hermann Rauschning) une critique de droite valable du national-socialisme est dangereuse.

Daté, le texte l’est assurément et la volonté des éditeurs de présenter cet essai de Spengler comme l’annonce du socialisme « instauré dans les pays de l’Est et en RFA notamment » est trop simpliste. Mais les thèmes de Spengler retiennent l’attention, ne serait-ce qu’à la lumière des polémiques qui, aujourd’hui, divisent les historiens sur le rôle que joua la Prusse dans la genèse du national-socialisme. Unir la prussianité et le marxisme fut un rêve que l’on retrouve chez tous ceux que l’on nomme « la gauche de la droite » des années 20, en particulier chez Ernst Niekisch, théoricien du national-bolchevisme.

Et il est vrai que la référence à la Prusse dans les deux Allemagnes soulève de multiples interrogations historiques et politiques. On ne saurait trop conseiller au lecteur de préférer aux synthèses hâtives de Spengler l’excellent essai de Rudolf von Thadden la Prusse en question , paru chez le même éditeur.

Jean-Michel PALMIER.

Prussianité et socialisme, Oswald Spengler

_________________________________________________________________________________________________________

 Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1990

Philosophie,  de Karl Jaspers

karljaspers.jpg
                   Karl Jaspers

Injustement oublié, Karl Jaspers fut sans aucun doute l’une des figures philosophiques les plus importantes de l’après-guerre. Très lié dans les années 20 avec Heidegger, sa notoriété a curieusement sans cesse été en contrepoint avec celle de l’auteur de Etre et Temps. En 1945, alors que Heidegger doit affronter la commission d’épuration de l’armée française, répondre de son attitude sous le IIIe Reich, Jaspers, antinazi de la première heure, apparaît comme une véritable conscience morale. Lorsque l’audience de Heidegger s’étend en Europe, la sienne disparaît peu à peu. Ce livre, écrit en 1931, contient l’essentiel des intuitions qui détermineront toute sa pensée. Exposé magistral et didactique, écrit à la première personne, c’est un résumé de toute son oeuvre.

Jean-Michel PALMIER.

Philosophie, Karl Jaspers.

Karl Jaspers (1883-1969)

Le Monde Diplomatique :  Notes de lectures par Jean-Michel PALMIER. dans SOCIETE print2

Le psychologue et philosophe Karl Jaspers est né en 1883 à Oldenburg (Allemagne du Nord) et mort en 1969 à Bâle. Connu surtout pour être un des représentants majeurs de la pensée existentialiste du XXème siècle, il a développé, après le désastre de la seconde guerre mondiale, des thèses fédéralistes qui méritent la peine d’être reconsidérées de nos jours.

Opposé au régime hitlérien, il fut obligé de quitter son poste de professeur de philosophie à l’Université de Heidelberg entre 1937 et 1945. De retour en 1946, il dénonça publiquement la responsabilité collective du peuple allemand. Poussé par un souci d’indépendance, il accepte ensuite d’enseigner à Bâle et se fait naturaliser Suisse.

Parmi ses élèves d’avant-guerre notons Hannah Arendt, l’une des plus importantes femmes philosophes du XXème siècle, avec laquelle il a entretenu une correspondance régulière toute sa vie.

La philosophie de Karl Jaspers est imprégnée d’une constante recherche des sens de la vie et de la mort, de la relation entre l’être humain et la transcendance. Mieux qu’aucune autre, elle reflète le déchirement personnel d’un homme exposé aux conséquences de deux guerres mondiales et de l’atroce expérience du nazisme. Moralement, l’une des épreuves personnelles les plus pénibles pour lui était de voir son collègue et ami Martin Heidegger gagné, lentement mais sûrement, aux idées du « 3ème Reich ».

Néanmoins, il ne perdit pas la foi en la raison humaine et la force motivante de nouvelles idées capables de surmonter les peurs collectives. Cette attitude lui permettait d’analyser la situation critique de l’humanité après 1945, conditionnée notamment par la première utilisation de la bombe atomique, dans un esprit positif et constructif:

« Ce qui est historiquement nouveau…c’est l’unité de fait de l’humanité sur Terre… Tous les problèmes cruciaux sont devenus des problèmes mondiaux. »
(Vom Ursprung und Ziel der Geschichte, 1949)
« Il est impossible d’ignorer le fait que l’humanité a atteint le stade où elle est capable de se détruire elle-même. »
(Die Atombombe und die Zukunft des Menschen, 1958)

Dans le premier ouvrage cité, Karl Jaspers resitue l’être humain dans sa dimension historique, en insistant sur les liens existant entre le passé et le futur. Objectivement il constate une interdépendance croissante des différentes civilisations et affirme le besoin de dépasser la division planétaire en Etats souverains : « Là où continue à s’affirmer une souveraineté qui n’est pas celle de l’humanité conçue comme une entité, là persiste aussi une source de non liberté; car la souveraineté nationale doit s’imposer par la force contre la force, c’est-à-dire par la guerre ».

Dans le second ouvrage cité (pour lequel il obtint en 1965 le prix internationale de la Paix), l’auteur dénonce ce qu’il appelle « Le mensonge des Nations Unies », à savoir l’idée fausse d’une paix universelle garantie par l’O.N.U:

« Au cœur de la Charte des Nations Unies réside une erreur fatale. L’O.N.U. cherche à éliminer de la planète la violence comme moyen politique. Pour le faire, elle demande l’assistance d’Etats membres qui, après l’échec des autres moyens mis en œuvre, sont obligés d’imposer la loi par la guerre… L’O.N.U. n’est pas ce qu’elle prétend être. Elle représente une illusion… L’O.N.U. peut être comparée à un théâtre qui met en scène une pièce ennuyeuse pendant que, dans la réalité, les grandes puissances passent aux actes. »

Toutefois, fidèle à lui-même, Jaspers admet qu’il faut corriger les erreurs du passé et retient, dans une vision du futur, la valeur symbolique des Nations Unies : « L’O.N.U. montre à l’opinion publique mondiale autre chose que les simples relations diplomatiques entre Etats : c’est un organe politique – aussi démuni qu’il soit – qui prend en compte toute l’humanité et fonde ainsi la race humaine. Partant, elle contribue à mettre en évidence la grande idée de la paix et de l’unité des êtres humains…»

L’espoir final du philosophe était en effet qu’un jour l’O.N.U., en réussissant à se transformer elle-même, puisse devenir une institution réellement capable d’instaurer le règne du droit dans le monde entier.

À plusieurs reprises, Karl Jaspers a rendu hommage à des qualités indispensables pour l’établissement durable d’un nouvel ordre politique mondial basé sur le droit démocratique et équitable : le courage, l’endurance et… la patience.

« La patience consiste en une attitude éthique qui ne succombe pas aux passions personnelles, qui ne perd jamais de vue la dimension globale des choses, qui discerne l’essentiel de l’inessentiel. Elle consiste surtout à continuer de porter aux choses le même regard inlassable dans l’attente et l’apparente inefficacité. »

Autres œuvres psycho-philosophiques importantes: Psychopathologie générale (en trois volumes, prix Goethe), La Situation spirituelle de notre époque (1931), Philosophie (1932, également en trois volumes), Autobiographie philosophique.

Sources : FCE – Luxembourg
Remerciements:
Nicoletta Mosconi, The Federalist, Karl Jaspers Gesellschaft Österreich, S2 Kultur, Amor mundi (FCE-CD), Joseph Peschon

 _________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1986

 Passion d’Allemagne. Une citadelle instable

patrickdemerin.jpg
           Patrick Demerin

Très personnel, ce livre est une mosaïque d’impressions, d’images, de points de vue sur l’Allemagne contemporaine. L’auteur, germaniste et traducteur, familier de la culture allemande, analyse avec autant de subtilité que d’amour un pays dont il traduit les oeuvres et qui lui semble à la fois familier et d’une inquiétante étrangeté. Au gré de son errance à travers les villes allemandes, les bistrots, les librairies, les conversations avec des inconnus, des étudiants, des intellectuels, il tente de nous faire sentir la complexité de la réalité de ce pays, de Berlin à Munich. Il s’interroge sur son identité problématique – aux yeux des Allemands comme des observateurs étrangers, – son anxiété, les relations culturelles et politiques qui se sont nouées avec la France. Dans ce voyage au coeur de l’Allemagne, poésie et politique se conjuguent pour donner à l’observation encore plus d’acuité.

Jean-Michel PALMIER.

Passion d’allemagne. une citadelle instable, Patrick Demerin. 

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Mars 1986

Les héritiers de Goethe et d’Auschwitz

gerhardkiersch.jpg

L’Allemagne est sans doute le pays qui s’interroge le plus sur son identité. Outre les raisons historiques, qui tiennent à son unification tardive, le rapport au passé le plus proche (le traumatisme du national-socialisme) n’en finit pas de hanter les nouvelles générations,

Gerhard Kiersch a réalisé autour des questions que se pose la jeunesse allemande aujourd’hui un remarquable volume. En plaçant cette jeunesse sous les symboles de Goethe et d’Auschwitz, il ne cache pas son propos. Au-delà des clichés habituels d’une jeunesse abrutie par le confort et l’américanisme, ou d’une jeunesse angoissée et marginale, l’éventail de possibilités et de questions qu’il nous dévoile est impressionnant. Avoir vingt ans aujourd’hui, en Allemagne, devoir assumer un passé dont on n’est pas responsable, un pays divisé dont il faut apprendre à découvrir – et à respecter – l’autre moitié, vivre dans un monde marqué par le chômage, l’angoisse de l’avenir et la crise des valeurs, comprendre ce que signifie la démocratie ne va pas sans heurts. L’auteur nous montre, dans un remarquable portrait impressionniste, les multiples clivages de cette jeunesse « plurielle », qu’elle vive en RFA ou en RDA. Il tente de comprendre ses aspirations communes, ses angoisses, ses tentations. Qu’y a-t-il de commun entre un punk berlinois et un jeune ouvrier de la Ruhr ? Un pacifiste de Berlin-Est et un « alternatif » de Berlin-Ouest ? Un jeune protestant et un chanteur de rock ? Un skind-head et un néo-nazi ? L’auteur essaye de nous le faire découvrir en soulignant que cette jeunesse allemande « est un immense laboratoire où règne la confusion » .

Jean-Michel PALMIER.

Les héritiers de Goethe et d’Auschwitz, Gerhard Kiersch.

Culpabilité et identité dans l’Allemagne d’après-guerre

Il est rare de nos jours que l’on cherche dans la morale, la principale explication de l’histoire d’une nation. C’est ce qu’ose faire Ingo Kolboom dans Pièces d’identité, un ouvrage où, oscillant entre l’autobiographie et l’analyse politique, il montre comment son pays, purifié par un sentiment de culpabilité consécutif aux excès des Nazis, a finalement opté pour une Allemagne européenne plutôt que pour une Europe allemande.Dans un tel contexte, la purification morale est indissociable de la purification psychologique. Pour avoir des effets positifs, le sentiment de culpabilité, doit demeurer sain, être tenu à distance de la morbidité, du masochisme, de la haine de soi, ce qui suppose une identité bien assurée. Ingo Kolboom nous fait revivre les principales étapes de sa reconquête personnelle de l’identité. Cette introspection est menée d’une manière si vraie, si directe, qu’il devient tout naturel pour le lecteur de penser que toute une génération de jeunes allemands a vécu la même catharsis qu’Ingo Kolboom. La conversion à la démocratie est au coeur de cette catharsis. Après la guerre de 1914-18, on avait d’excellentes raisons de mettre la démocratie au banc des accusés, les démocraties européennes, la démocratie française en particulier, pouvant être tenues responsables du déclenchement des hostilités et surtout de leur ampleur. Il en est résulté, dans l’élite européenne, un fort mouvement en faveur des régimes autoritaires. La guerre de 1939-45 a eu l’effet inverse. C’est la démocratie qui, par la suite, a été l’objet des préjugés favorables. Plus jamais de régimes autoritaires! Le culte de la démocratie est poussé si loin qu’on la confond avec le Bien pur et transcendant. Les anathèmes s’ensuivent : hors de la démocratie point de salut. On peut penser que la démocratie est en-elle même un moindre mal par rapport aux autres régimes, mais nul n’est autorisé à en conclure qu’elle est une garantie contre le mal. C’est la qualité de l’inspiration, elle-même tributaire de la pureté morale et psychologique, qui est ici l’élément déterminant, non le régime politique. La monarchie de Marc-Aurèle à Rome ou d’Henri IV en France est préférable à bien des démocraties démagogiques, intolérantes et corrompues.

Il manque au livre d’Ingo Kolboom une certaine distance par rapport à la démocratie, une distance à la faveur de laquelle serait mise en relief l’idée, pourtant bien présente dans le livre, que c’est la qualité de l’inspiration d’un peuple, sa pureté morale et psychologique qui importent d’abord et non le régime politique

Voici un passage important du livre :Entre Goethe et Auschwitz«Ne croyez pas au mensonge millénaire qui prétend que la honte se lave dans le sang, croyez à cette jeune vérité : la honte ne peut être effacée que par l’honneur, par la pénitence, par le mot du fils prodigue « Père, j’ai péché et je ne veux désormais plus pécher.»
ERNST WIECHERT, Discours à la jeunesse allemandeC’est l’affaire de ma génération de transmettre à cet endroit un message. Et si elle ne le fait pas, elle faillira à sa tâche comme la génération précédente, à qui elle a reproché sans pitié son échec. Et si elle aussi faillit, notre démocratie sera à son tour compromise. Cette fois-ci, cela relève de notre responsabilité.

Étant de la génération née à la fin du Troisième Reich ou après celui-ci, nous avions deux problèmes à régler avec notre passé, deux problèmes fortement liés l’un à l’autre.

Premièrement, nous ne pouvions plus tirer de Goethe autant que le pouvaient encore nos parents ou qu’ils le prétendaient. Deuxièmement, nous portions consciemment le poids d’une histoire qui avait transformé notre peuple en victimes et en bourreaux.

Élevés dans un État plus ou moins autoritaire, jeté dans le bain de la démocratie grâce à la défaite et à la guerre froide, nous étions porteurs d’une mission: le cheminement de l’Allemagne de l’Ouest vers une société démocratique et européenne.

Cette mission nous renvoyait notamment à l’affrontement conscient du passé allemand le plus récent, qui fut pour nous une terrible découverte.

La découverte d’Auschwitz en tant qu’autre visage de notre héritage allemand nous a conduits à une crise d’identité difficile et recherchée: la difficulté d’être allemand.

Quiconque âgé de 15, 20 ou 25 ans se rendant alors à l’étranger devait vivre et supporter cette difficulté, ou n’y arrivait pas. Il en est souvent résulté une fuite à l’étranger, vers l’Autre; souvent, c’est d’ailleurs à partir de cette seule expérience de l’étranger que nous sommes devenus capables de retourner dans notre patrie et de nous réconcilier avec elle.

Cette crise aboutit en même temps à un conflit de génération dépassant de loin les limites normales d’un tel conflit. Sous la forme de ce conflit père-fils-fille, la lutte portait sur une meilleure Allemagne – et cela avec toute l’injustice et l’infatuation du vertueux qui a préservé sa vertu parce qu’il n’a pas encore eu l’occasion de la perdre. « Cette manière de rendre responsables, ce discours de culpabilisation, cette manière de démasquer! Toi, moi, nous, fils et filles de la génération nazie, souffrons d’un complexe d’innocence. Et il faut reconnaître que jamais auparavant une génération n’avait été autant incitée par l’histoire à dénoncer la culpabilité totale de ses propres parents et à affirmer sa propre innocence. » Le roman de Peter Schneider, Paarungen, le rappelle encore une fois douloureusement.

Ces deux conflits ont profondément marqué la culture politique de la République fédérale d’Allemagne depuis les années 1960, en bien comme en mal.

Les héritiers de Goethe et d’Auschwitz, ce n’est pas là par hasard le titre d’un excellent livre sur la jeunesse allemande écrit par mon ami berlinois Gerhard Kiersch dans les années 1980. C’est ce livre qui a inspiré le titre antithétique de ce texte.

Goethe et Auschwitz incarnent les deux faces d’une patrie dont l’ancien président de la République fédérale Gustav Heinemann disait: «C’est une patrie difficile, mais c’est notre pays. »

Cette phrase même contient un message d’espoir, à savoir le refus de la haine et de la négation de soi. La capacité d’assumer son propre pays, de l’aimer, d’en accepter de la même manière la joie et le fardeau, et de le modifier en conséquence. Normaliser sans oublier. Devenir normal et se souvenir malgré tout.»

Ingo Kolboom.

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1988

La vie quotidienne des écrivains et des artistes sous l’occupation. 1940-1944

gillesragache.jpg
             Gilles Ragache

En avril 1940, Jean Giraudoux exalte la victoire à venir, Antoine de Saint-Exupéry est au front comme Paul Nizan. Philippe Hériat et Paul Hazard travaillent à la censure tandis que Sartre s’occupe de météorologie, qu’Anouilh se morfond dans sa caserne, qu’Aragon est infirmier sur la frontière belge, que Brasillach, officier d’état-major, non loin de Nancy, continue de correspondre avec ses amis de Je suis partout.

Après la défaite, la vie reprend. Avec les uniformes allemands dans les cafés, les restaurants et les music-halls, les lois contre les juifs, l’Occupation. Chacun doit choisir son camp, son attitude, son éthique. Au-delà des images édifiantes et des procès, les auteurs de cette remarquable étude suivent pas à pas, dans les rues de Paris, dans les journaux intimes, dans leurs activités, tous ceux qui incarnaient un certain monde artistique et littéraire. Que font-ils tous ces écrivains, ces journalistes, ces acteurs, ces artistes après 1940 ? Ni réquisitoire, ni plaidoyer, c’est tout un pan de l’histoire culturelle française qui nous est restitué, avec ses ombres, ses lumières, son héroïsme et sa lâcheté dans une fresque passionnante et souvent douloureuse.

Jean-Michel PALMIER.

La vie quotidienne des écrivains et des artistes sous l’occupation. 1940-1944, Gilles Ragache, Hachette, Paris, 1988, 342 pages.

Ragache Gilles, Ragache Jean-Robert, L,a vie quotidienne des écrivains et des artistes sous l’occupation, 1940-1944, Paris, Hachette, 1988, 348p. (coll. «La vie quotidienne »).

Ambition large pour un beau sujet : il s’agissait de traiter des écrivains, donc de la littérature, mais aussi de leur engagement dans la presse et de leurs relations à l’édition ; du côté des artistes on touche au théâtre, au cinéma, aux arts plastiques, à la musique, à la chanson. Disons-le d’emblée, l’ouvrage est loin d’être à la hauteur de ses objectifs. Les auteurs donnent à lire une chronique essentiellement fondée sur les souvenirs édités depuis 1945. Quelques articles de presse viennent renforcer ce corpus qui ne comprend ni archives ni interviews. Victimes de leurs sources, les auteurs versent vite dans l’anecdotique, voir l’anecdotique mondain. On retrouve abondamment Sacha Guitry, mais pas un mot sur le développement massif du jeune théâtre ou encore sur l’importance de Jeune-France dans l’émergence d’une production artistique décentralisée. René Rocher n’est pas cité une seule fois, alors qu’il fut rien moins que le directeur de l’Odéon et le président du Comité d’organisation des entreprises de spectacles ! Il y a bien un paragraphe sur « le statut des juifs » , mais il ne fait aucune référence au décret du 6 juin 1942 spécifiquement relatif aux professions d’artiste dramatique, cinématographique ou lyrique. Enfin, même la bibliographie comporte des lacunes graves puisqu’elle ignore le livre de Laurence Bertrand-Dorléac sur les arts plastiques, ou encore les travaux de François Garçon sur le cinéma.

Pour un tel sujet, nous aurions pu rêver d’une sorte d’étude sociologique rétrospective, nous nous retrouvons avec une chronique qui ressemble fort à une compilation de souvenirs des vedettes de l’écriture et des arts.

Serge Added.

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Février 1990

Les Allemands de la Volga. Histoire culturelle d’un minorité. 1763-1941

lesallemandsdelavolga.jpg

Les Allemands de la Volga comptent parmi les communautés germaniques les moins connues et les minorités d’URSS les plus défavorisées du point de vue de l’autonomie culturelle. Leurs ancêtres répondirent au manifeste de Catherine II, qui, le 21 juillet 1703, invitait les étrangers à venir s’implanter en Russie pour y coloniser des terres. Ainsi prirent naissance les premières communautés germaniques des rives de la Volga qui, très rapidement, connurent une expansion spectaculaire.

Si elles ne comptaient au XVIIIe siècle que 25 000 ou 30 000 habitants, ils étaient 400 000 en 1914. Le statut de république socialiste soviétique leur fut accordé en 1924. Staline, par crainte de leur sympathie pour Hitler, les dispersa en 1942 et mit fin à l’existence de la République de la Volga. Jean-François Bourret a minutieusement retracé leur histoire, dans une étude remarquablement documentée.

Jean-Michel PALMIER.

Les Allemands de la Volga. Histoire culturelle d’un minorité. 1763-1941, Jean-François Bourret.

_________________________________________________________________________________________________________

 Article paru dans Le Monde Diplomatique : Juillet 1989

L’Histoire escamotée. Les tentatives de liquidation du passé nazi en Allemagne.

jrgenhabermas2.jpg
                             Jürgen Habermas

Dans un article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 6 juin 1986, l’historien Ernst Nolte s’interrogeait sur la singularité des crimes nazis et affirmait le caractère « originel » du goulag par rapport à Auschwitz. Cette prise de position suscita de cinglantes répliques de la part d’un grand nombre de personnalités intellectuelles allemandes, dont Jürgen Habermas. La plupart des textes concernant ce qu’on nomme « la querelle des historiens » ont été publiés en France au printemps 1988 ( Devant l’histoire , éditions du Cerf). Le mérite de ce nouveau volume est de resituer ce débat dans le contexte politique général de la République fédérale d’Allemagne, en essayant de l’éclairer à partir de thèmes plus vastes. Ainsi nous sont proposées d’excellentes analyses des interprétations de l’Histoire – notamment celle de la République de Weimar et de la Résistance – depuis 1945, du rapport des Allemands à leur passé à partir d’expositions ou de livres scolaires, des réactions que pose l’édification d’un mémorial aux victimes du nazisme. Sans prétendre à l’originalité, tous ces textes ont le mérite de rendre sensible le malaise suscité par ces discussions. On regrettera toutefois que le titre fracassant de l’édition française, pour des raisons commerciales, soit source d’ambiguïtés : il ne s’agit pas d’ « escamoter l’Histoire » et de « liquider le passé nazi en Allemagne » mais de dénoncer une certaine interprétation de l’Histoire par des historiens conservateurs, tentative qui a fait l’objet d’une large réprobation dans un pays où il n’est pas de jour où ne soient publiés un article ou un livre qui évoquent les atrocités nazies.

Jean-Michel PALMIER.

L’Histoire escamotée. Les tentatives de liquidation du passé nazi en Allemagne, Collectif.

La mémoire allemande, tombeau du passé nazi

- DANS UN ARTICLE rédigé pour le Zeit, Jürgen Habermas écrivait en 1986 que le «travail du deuil» n’avait pu s’accomplir, en République fédérale, parce que les Allemands n’avaient jamais envisagé la culpabilité comme une part constitutive de leur histoire . L’analyse était provocatrice car elle engageait à réhabiliter tant les défaillances de la mémoire que leurs conséquences sur la société allemande. La réunification juridique des deux Allemagnes, le 3 octobre 1990, démontre, sur ce point, la pertinence de l’analyse d’Habermas. Accepter la réunification n’a pu en effet s’accomplir que par l’entremise d’une déclaration officielle de la responsabilité de tous les Allemands dans le nazisme. Un aveu tardif qui reconnaissait pour la première fois, non seulement le silence des années écoulées, mais aussi le poids du passé dans la constitution d’un avenir commun.

En 1945, la remise en cause du passé nazi s’est imposée du dehors, par la voix des occupants, marquant de façon spécifique la mémoire ultérieure des Allemands vis-à-vis de la période hitlérienne. L’occupation du territoire allemand ­tant par les Alliés que par les Soviétiques­ n’a en effet suscité que haines et rancoeurs de la part d’une population qui s’est sentie incomprise et injustement persécutée. Devant les accusations , les Allemands invoquèrent les souffrances endurées et surtout l’ignorance. Les Allemands dépeints dans les rapports de la SS exprimaient alors une amère déception vis-à-vis de ceux qui détenaient le pouvoir. Göring était par exemple «maudit» pour ne pas avoir su «maintenir l’armée de l’air au sommet». Le peuple allemand proclamait sa stupeur et son innocence: «Nous n’avons pas mérité qu’on nous conduise à une telle catastrophe». Phrases où dirigeants nazis et occupants étaient confondus en filigrane parce que jugés également responsables d’avoir poussé les Allemands à la déchéance.

Pour les occupants comme pour les Allemands, la priorité accordée à la reconstruction amena à circonscrire la culpabilité et limiter le nombre de responsables. Très vite, on parla de politique constructive et les Allemands s’interrogèrent sur la validité des décisions prises par les occupants en matière d’épuration. Dès 1946, le philosophe allemand Karl Jaspers réfutait pour sa part la thèse selon laquelle nazis et Allemands ne feraient qu’un. Selon le philosophe, les Allemands étaient politiquement responsables, non pas moralement coupables. Une distinction pesant lourd à l’heure de l’épuration de la société allemande. En fait, cette souffrance unitaire aidait les Allemands à lutter contre le sentiment d’exclusion suggéré par la présence des occupants, et les fermait à toute compassion vis-à-vis des Juifs . Introduisant de fait une idée de partage, la souffrance excluait tous ceux qui avaient fui l’Allemagne, que ce soit de leur plein gré, ou non. Il est ainsi significatif que le premier film ouest-allemand réhabilitant ouvertement le national-socialisme le fit sur le principe d’un refus absolu de l’exil (les Fils de Mr Gaspary, Meyer, 1947) .

A l’Est comme à l’Ouest, l’avenir fut l’argument fédérateur en mesure de convaincre les Allemands qu’ils avaient choisi la bonne Allemagne. En s’identifiant à l’Armée rouge, symbole de liberté, les Allemands de l’Est pouvaient ainsi affirmer qu’Hitler n’était pas mort à l’Ouest et que les nazis y trouvaient encore asile. A l’Ouest en revanche, c’est l’anticommunisme qui fut le moyen de réunir des individus d’origine et de provenance différentes autour d’un objectif commun. Des deux Allemagnes, seule la République fédérale prit en compte l’extermination des Juifs. L’évacuation du thème à l’Est était non seulement liée à l’identification de la RDA avec les pays ayant vaincu le nazisme, mais également à l’analyse économique que les historiens marxistes avaient toujours donnée de la solution finale.

Les films de guerre réalisés en Allemagne de l’Ouest au cours des années 50 confirment l’idée selon laquelle l’anticommunisme a permis aux Allemands d’éluder tout sentiment de culpabilité au profit d’une lutte morale engagée sur un autre terrain, celui du danger que représentait l’adversaire soviétique. Un film est significatif de ce transfert: Nacht fiel Uber Gotenhafen (Wisbar, 1959. En Français, l’Ombre de l’Etoile rouge). Mettant en scène la brutalité systématique des armées soviétiques qui s’acharnent sur d’innocentes victimes allemandes, le film s’achève sur une apothéose meurtrière au cours de laquelle l’armée soviétique torpille un navire de réfugiés. L’événement était véridique. Transposé au cinéma, il réussissait à engager une opération de mystification en détournant les Allemands des brutalités commises par leurs propres armées. Dans les années 50 à l’Ouest, l’anticommunisme a permis d’éluder le problème de la culpabilité, mais il a parallèlement permis d’innocenter certains. Ainsi en est-il de la Wehrmarcht qui a régulièrement servi de point de départ à des publications, des débats, des films qui s’interrogeaient tous sur son degré d’implication dans les rouages nazis. Une distinction devenait opérante: celle distinguant les officiers de la Wehrmacht des membres de la SS. Les films qui mettaient par exemple en scène le destin tragique de la Wehrmacht le faisaient en opposant au héros intègre et dévoué à l’Allemagne, un SS noir et machiavélique ( le Général du diable de Helmut Kaütner).

Conjointement, fut évoqué le problème relatif à la résistance de l’armée allemande. Ainsi, début 1952, Publications européennes était créé. Il s’agissait d’un cercle d’études qui s’appuyait sur des documents et des témoignages retraçant l’histoire de la résistance militaire pendant la période hitlérienne. Un de ses rapports publié en juillet 1954 ne présentait pas la thèse d’une insubordination à l’Etat quand celui-ci était perverti. Il défendait cependant l’idée que «la fidélité au serment perd toute valeur si celui qui possède la puissance a lui-même trahi son peuple. Le droit à la résistance est donc conforme au droit allemand traditionnel». Le contexte international se prêtait en fait à la définition de ce qui pouvait ou non être jugé légitime. En effet, au début des années 50, est envisagée la possibilité d’intégrer l’Allemagne de l’Ouest dans l’Otan. Or, l’intégration ne pouvait qu’impliquer des exigences quant à la représentation de l’armée. En montrant une armée courageuse, refusant la trahison comme le fit le cinéma à l’époque, l’Allemagne apportait la preuve que la remilitarisation de l’Allemagne était envisageable.

Au cours des années 60, 70 puis au début des années 80, l’Allemagne a connu un enchaînement de crises qui ont profondément modifié sa façon d’envisager le passé nazi. La rupture entre les générations dans les années 60 et la suspicion généralisée à l’encontre de tous ceux qui avaient vécu la période nationale-socialiste s’était muée pour certains en une haine systématique de l’Etat. La virulence du mouvement terroriste en Allemagne procédait ainsi d’une combinaison de facteurs où la mémoire du passé, la reconstruction et l’institutionnalisation de l’oubli sur laquelle elle s’était fondée étaient déterminantes. La période suivante privilégia une approche quelque peu différente de la culpabilité, par le biais des mouvements de contestation envers les Etats Unis. Un glissement fut opéré, faisant évoluer la critique de la politique américaine vers une comp araison de celle-ci avec la période hitlérienne. Avec le mouvement pacifiste, on évoqua de plus en plus fréquemment la neutralité de la République fédérale, à travers une conscience panallemande. Le fait est d’importance. Il a certainement permis de dépasser les différences entre les deux Allemagnes pour privilégier ce qui les unissait: le passé, mais aussi la situation contemporaine où, à l’Est comme à l’Ouest, les Allemands faisaient les frais d’enjeux qui les dépassaient.

En 1983, les chrétiens-démocrates remportaient les élections, avec Helmut Kohlqui séduisit les électeurs par ses arguments patriotiques. Sa victoire indiquait le désir partagé par une grande partie des Allemands de l’Ouest de retrouver la confiance envers l’avenir, mais aussi la sérénité vis-à-vis du passé.

Au milieu des années 80, philosophes et historiens allemands s’affrontèrent en une violente controverse dont l’enjeu portait en grande partie sur la singularité de la solution finale. Le débat fut déclenché après qu’Habermas eut qualifié de révisionnistes les analyses proposées par trois historiens: Michael Sturmer, Ernst Nolte, Andreas Hillgruber qui, outre la réintégration du passé sur laquelle ils fondaient leurs travaux, engageaient par ailleurs une discussion sur la place de l’historien dans la société. A l’époque, nombreux étaient en effet les hommes politiques qui attendaient de l’histoire qu’elle devienne le support d’une éducation civique où patriotisme et fierté nationale auraient pu être abordés sans honte. Dans le même temps, deux faits allaient être perçus comme allant dans le sens d’une insidieuse réhabilitation de l’histoire nazie: d’une part, la visite du chancelier Kohl et de Reagan au cimetière de Bitburg, en 1986, où les deux hommes saluèrent la mémoire d’officiers allemands, d’autre part la participation du chancelier à la rencontre des expulsés de Silésie. Même contestés ou largement débattus, ces événements traduisaient une lassitude devant les conséquences et la singularité qu’engendrait le fait d’être un Allemand. L’évocation du quotidien fut pour certains le moyen de transgresser, par l’ordinaire, les erreurs de la grande Histoire, et d’offrir ainsi à l’homme de tous les jours l’ancrage lui permettant de réhabiliter une mémoire continue. Tel est le contenu du film d’Edgar Reitz, Heimat (1984), qui rencontra un succès considérable, au moment de sa sortie en Allemagne de l’Ouest. Si la chute du mur, le 9 novembre 1989, a confirmé une tendance déjà amorcée au cours des années précédentes, elle n’a pas tout à fait permis la réconciliation. Car La peur de l’Autre, c’est également la peur d’afficher sa propre identité. Dans les années 50, à l’Ouest, la peur du communisme avait permis de ne pas aborder le passé nazi. Plus tard, l’Américain a rempli une fonction identique. Dans la presse allemande sont aujourd’hui assimilés le régime nazi et le régime est-allemand au sein d’un débat qui remplace parfois les questions posées par l’Histoire. Même si les Allemands ont considérablement évolué dans leur approche du passé, on peut avancer l’idée que la peur de l’étranger, mais aussi la traque des anciens de la Stasi empêchent à nouveau une réelle compréhension du passé.-

  Par FLEURY-VILATTE Béatrice

Bibliographie

Alain Brossat, Sonia Combe, Jea-Yves Potel, Jean-Charles Szurek, A l’Est, la mémoire retrouvée. Paris, La Découverte,1990

Sonia Combe, «Passé nazi, passé stasi», les Temps modernes, juillet 1993, n$564.

Norbert Frei, l’Etat hitlérien et la société allemande 1933-1945, Paris, Seuil, 1994.

Andreas Hillgruber, l’Histoire escamotée. Les tentatives de liquidation du passé nazi, Paris, la Découverte, 1988 – Zwelerlei Untergang, Die Zerschlagung des deutschen Reiches und das Ende des europaïschen Judentums, Berlin: Siedler verlag, 1986.

Karl Jaspers, la Culpabilité allemande, Minuit, nouvelle édition 1990.

Ernst Nolte, les Mouvements fascistes: l’Europe de 1919 à 1945, Hachette, Pluriel, 1992 (avec une préface d’Alain Renaut qui situe les travaux d’Ernst Nolte dans la querelle des historiens allemands.)

Michaël Sturmer, «L’Histoire dans un pays privé de son histoire». Devant l’Histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi (1re éd.: Munich, 1987), Paris, éd. du Cerf, 1988.

La réunification n’a pu s’accomplir qu’à travers l’acceptation de la responsabilité de tous les Allemands envers le nazisme. Mais le travail de la mémoire n’est pas terminé.

Dans «le Général du diable»(1955), un film inspiré d’une histoire vraie, Curd Jürgens incarne un héros de la Luftwaffe qui prend parti contre les nazis.

La mémoire allemande, tombeau du passé nazi PAR BÉATRICE FLEURY-VILATTE maître de conférences à l’université de Nancy.

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1993

L’éthique de Predrag Matvejevitch

epistolairedelautreeurope.jpg

Il y a encore peu de temps, Predrag Matvejevitch, professeur de littérature française à l’université de Zagreb, était considéré en Yougoslavie comme le meilleur spécialiste de la culture française. Auteur de nombreux ouvrages sur la théorie esthétique, familier des littératures romanes comme des littératures slaves, il haïssait tout nationalisme. Son Bréviaire méditerranéen , paru chez le même éditeur (Fayard, 1992), qui a été salué dans tous les pays européens comme l’un des essais les plus importants de ces dernières années, était une rêverie géopoétique sur les symboles autour desquels se sont cristallisés les cultures, les peuples, les civilisations, les modes de vie que la Méditerranée a marqués.

Ce nouveau livre, Epistolaire de l’autre Europe (1), dévoile un autre versant de l’oeuvre de Predrag Matvejevitch : son engagement politique. En même temps, il renoue avec la grande tradition du roman russe épistolaire. Ces lettres ont été écrites pendant les deux dernières décennies. Elles furent publiées en franchissant plus ou moins d’obstacles en fonction des pays, des régimes politiques, parfois dans des revues, parfois sous forme de véritable « szamisdat ». Elles n’étaient pas destinées seulement à un interlocuteur privilégié, mais constituaient de véritables brûlots idéologiques.

Leurs destinataires ont en commun d’avoir été liés aux bouleversements politiques qui ont marqué la politique mondiale depuis plusieurs décennies, et plus spécialement l’Europe. Qu’il s’agisse de chefs d’Etat (Castro, Ceaucescu, Husak, Jaruzelski, Mitterrand, Gorbatchev), d’écrivains ou d’intellectuels (Sakharov, Havel, Kundera) et de responsables de la politique yougoslave. Elles abordent les questions fondamentales de l’éthique et de la politique avec une audace, un courage qui témoignent que Matvejevitch a placé au-dessus de tout un certain idéal de la responsabilité morale de l’intellectuel au détriment de son confort personnel.

Matvejevitch est un disciple de Zola et de Sartre. Ce bréviaire de lettres désespérées, qui dénoncent le cours catastrophique de l’histoire, les injustices, les crimes, qui s’attaquent aux puissants du jour et réhabilitent les ombres de la nuit, qui ne cessent à la manière de l’antique Cassandre de mettre en garde, en brisant tous les conformismes, méritera d’être lu un jour comme une réplique moderne au Don Quichotte de Cervantes.

Ce qui anime Matvejevitch, c’est non seulement la passion de la liberté et de la justice, mais la certitude que la conscience humaine est le seul tribunal de l’histoire.

Jean-Michel PALMIER.

Epistolaire de l’autre Europe, Predrag Matvejevitch

(1) Epistolaire de l’autre Europe (traduit du croate par Mireille Robin et Mauricette Begic), Fayard, Paris, 1993, 346 pages.

Épistolaire de l’autre Europe
(Éditions Fayard, Paris 1993)

Épistolaire de l’Autre Europe renoue avec la grande tradition du roman russe épistolaire… Ces lettres dénoncent les cours catastrophiques de l’histoire, les injustices, les crimes, elles s’attaquent aux puissants du jour et réhabilitent les ombres de la nuit, elles ne cessent, à la manière de Cassandre, de mettre en garde, en brisant tous les conformismes. Ce bréviaire méritera d’être lu un jour comme une réplique moderne au Don Quichotte de Cervantes.
Jean-Michel Palmier: Le Monde Diplomatique

Un mélange de malheur et d’utopie fait tout le prix de cet Épistolaire, rangé par les libraires sur le rayon des ouvrages politiques alors qu’il s’agit d’un roman. Mais un roman au sens où l’entendait Victor Chlovski et les formalistes russes qui, dans les années vingt, renouvelèrent le genre par le subtil mélange de la fiction et du document… L’ensemble forme un étonnant tableau de l’histoire récente, une sorte d’épopée paradoxale… Matvejevitch, le premier, a composé le roman de cette décomposition, de ce lent passage du totalitarisme au post-totalitarisme où les démocraties naissantes se déforment en démocratures. À l’horizon flamboie la forme qui exprimera enfin le nouveau rapport du particulier et de l’universel, de l’homme et du monde. Predrag Matvejevitch surgit du carrefour yougoslave, de ce violent entrechoc de passé et d’avenir, pour nous rappeler à sa manière unique que l’homme en ce siècle a beaucoup changé et qu’il lui reste à trouver sa langue.
Jean-Baptiste Michel: Le Nouvel Observateur

Comment revenir à la raison? Predrag Matvejevitch, le Croate de Mostar, interrogeait sans fin – Boukharine, Mitterrand, Brodsky, Gorbatchev, etc. – dans ce volume plein d’informations, intitulé Épistolaire de l’Autre Europe (Fayard, 1993).
Nicole Zand: Le Monde

Cette littérature épistolaire s’inscrit dans une grande tradition slave, celle par exemple des lettres de Gogol pour sauver la Russie.
Richard Kleinschmager: Dernières Nouvelles d’Alsace

Ces lettres ouvertes dessinent la biographie d’un homme soucieux d’exercer et de défendre le droit à la libre parole. Ce qui assure la cohésion de l’ensemble, ce n’est pas une démonstration, mais plutôt une manière de questionner, de créer une perspective, un sfumato littéraire grâce auquel Matvejevitch accomplit dans les Lettres une tranquille révolution de velours – comme Vinci et Le Corrège révolutionnèrent en leur temps la présence picturale du paysage. Cet épistolaire est une œuvre écrite au futur.
Renaud Ego: Les Lettres françaises

Ces lettres visent à réhabiliter la mémoire d’hommes politiques et d’écrivains connus, victimes du stalinisme (Trotski, Boukharine, Mandelstam, Boulgakov) ou bien font l’éloge des « hérétiques » (Pasternak, Milosz), ou bien défendent ceux qu’on appelait naguère les dissidents : Soljenytsyne, Kundera, Havel, pour ne citer que quelques noms.
Jean-Pierre Morel: La Quinzaine littéraire

Dans certains monastères méditerranéens, on donnait le nom d’épistolaire à la lecture des Épitres. Predrag Matvejevitch, né à Mostar (Herzégovine) d’une mère croate et d’un père russe d’Odessa – propose ici sa propre collection de lettres parues pour l’essentiel en samizdat en 1985… Ce livre est un précieux témoignage de cette « Autre Europe », de ce que furent les combats de certains intellectuels pour faire éclore la vérité au sein du mensonge officiel, un appel aussi pour que se constitue aujourd’hui « une Europe moins euro-centriste plus ouverte au reste du monde ». Un témoignage d’humanité.
Michel Jordan: L’Action des chrétiens – l’a.c.a.t.

Après le Bréviaire méditerranéen, couronné par le Prix européen de l’essai en Suisse et le Prix du meilleur livre étranger en France cette année-ci – L’Épistolaire de l’Autre Europe. Ne doutons pas d’une audience analogue, et dans des milieux plus divers encore. En effet, on pourrait parler de cet Épistolaire comme du Bréviaire de la dissidence : la même culture multiforme s’y constate, la même mémoire vigilante, la même attention aiguë au présent… Le grand connaisseur des cultures se double ici d’un penseur politique d’une rare sûreté et d’une égale lucidité.
Pierre Calderon : Le Journal de Tanger

Cet Épistolaire de l’Autre Europe forme un témoignage de première main, et de première force, sur ce que furent au long des années, dans l’Europe communiste, les circonstances au cours desquelles se nouèrent, pour les intellectuels, les enjeux (politiques, moraux, littéraires) qui donnent sens à l’idée même de liberté de l’esprit.
J.-C. A.: ConstruirePredrag Matvejevitch est un témoin privilégié de tous les courants qui ont secoué les « certitudes » générées par les totalitarismes. Après le Bréviaire méditerranéen c’est la découverte de l’engagement de toute une vie à côté des dissidences en Europe de l’est qui est développé dans son dernier ouvrage. L’acuité du regard servie par le souci d’exactitude fait de ces lettres des documents de grande qualité littéraire.
Gabriel Beis : La Nouvelle Alternative

Ce nouveau livre montre un nouveau visage de l’auteur du Bréviaire méditerranéen : celui d’un dissident opiniâtre qui, par ses lettres envoyées à travers le monde, témoigne de vingt-deux années d’indignation, d’énergiques protestations, de défense de la littérature et de la liberté de pensée. Il était seul, il le reste aujourd’hui, alors que les lendemains de la dissidence ont un goût amer. C’est la fidélité à ces principes qui donne la cohérence et son émouvante densité humaine à l’Épistolaire de l’Autre Europe.
Michel Audétat: L’Hebdo, Lausanne

Souvent prémonitoires, ces lettres témoignent des espoirs d’une génération d’intellectuels de l’Est aujourd’hui désabusés. Quelques-unes, les dernières, évoquent la tragédie de l’ex-Yougoslavie avec la lucidité désespérée d’un « intellectuel des frontières ».
Marc Semo : La Libération

Essais, lettres ouvertes, récits, plaidoyers, actes d’accusation, défenses et illustrations des intellectuels persécutés et emprisonnés…, c’est une vieille tradition russe que Predrag Matvejevitch ressuscite ainsi. C’est un des résultats remarquables du travail de Predrag Matvejevitch. Avec lui l’autre Europe parle à cœur ouvert.
Antoine Spire: Chronique d’Amnesty international

L’Épistolaire de l’Autre Europe présente le combat incessant d’un humanisme qui prend la défense de tous les exilés, censurés, dissidents. Ces lettres sont rattachées à une tradition russe, historique, et démontrent avant tout une fureur de justice.
Frédéric Martel: Le Quotidien de Paris

La question du genre littéraire est ici secondaire: il s’agit de haute littérature.
Ismail Kadaré: FNAC, Paris

Predrag Matvejevitch, messager depuis des lustres entre l’Autre Europe et la nôtre, offre à la réflexion sous forme épistolaire un livre de grande humanité… Sa pensée se déploie au fil des pages dans un style sobre, dense. Construction littéraire originale où souvenir et lettres s’entrelacent dans un tempo qui nous fait lire le cœur battant ce récit de la douleur… Ce livre nous parle de l’Homme, comme l’a fait en son temps le grand poète Georges Séféris.
Moïra Gulmart: Arc en Ciel

Fait de fragments de l’histoire, cet Épistolaire retrace le devenir historique de notre époque sous une lumière crue et par moment insoutenable.
L’Amour des livres

L’Épistolaire de l’Autre Europe est une magnifique anthologie des lettres, celle qui forment un brillant et complexe florilège. Predrag Matvejevitch nous dit tout cela en quelques terribles et mémorables phrases.
Daniel Walther: Dernières nouvelles d’Alsace

Roman de poète, l’Épistolaire est un livre d’Histoire. Entre l’imprécation et la chronique on y dépeint un monde arraché à ses amarres, dérivant hors de la réalité, se nourrissant de mensonges. De loin en loin, comme autant de naufragés, quelques figures émergent : celle de Kadaré ou de Soljenitsyne, un Havel, un Michnik. On ne sait s’ils vont sombrer ou survivre. En tout cas, ils témoignent du refus de capituler, et, porteurs du signe d’utopie, disent la persistance de la conscience.
R.A.: Le Méridional, Marseille

L’Épistolaire de l’Autre Europe constitue un bréviaire bariolé et très éclairant de la dissidence, une saga des rapports Est-Ouest, une reconstitution implicite de l’Histoire de l’Europe centrale et orientale, de la révolution d’octobre à nos jours.
Le Midi Libre

Un grand témoignage à la fois humain et littéraire, une défense audacieuse de la liberté et un profond sentiment cosmopolite, irréductible à toute clôture nationale.
Claudio Magris: Il Corriere della Sera

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique – Août 1993

Le suicide d’une République. Weimar 1918-1933

petergay.jpg
              Peter Gay

Emigré lui-même issu de cette culture de Weimar, Peter Gay lui a consacré plusieurs conférences destinées à des publics universitaires américains. La réunion de ces conférences fut à l’origine de l’essai Weimar Culture (1968), qui compte parmi les premiers essais théoriques et politiques à avoir tenté de ressusciter l’univers idéologique, artistique et littéraire assassiné par les nazis.

L’ouvrage ne développe aucune véritable thèse, il se tient à l’écart des débats d’aujourd’hui – ainsi le rôle éventuel et controversé des intellectuels dans la déstabilisation de la République. Son mérite, c’est de proposer la synthèse étonnamment vivante de cette culture de Weimar – parfois érigée en mythe par les émigrés eux-mêmes, tel Heinrich Mann, – d’en explorer la prodigieuse richesse, la complexité, en nous montrant aussi certains de ses paradoxes. La culture de Weimar, assurément, ne fut pas l’expression de la République. Elle s’édifia souvent contre elle, devant affronter une censure impitoyable et l’indifférence ou l’hostilité des universités.

Les intellectuels de gauche n’étaient pas les plus représentatifs. Si l’histoire culturelle a retenu les noms de Bertolt Brecht, Alfred Döblin, Carl von Ossietzky, ceux de Carl Schmitt, Ernst Jünger, Oswald Spengler n’étaient pas moins connus. Avec son poids de rêves, d’utopies, ses audaces artistiques, cette culture fut un véritable ghetto, au sein d’un univers hostile, qui s’identifie à l’acte de naissance de la modernité. Jamais le contraste entre la faiblesse, voire la lâcheté d’un système politique et de ses représentants officiels et la richesse des expressions culturelles d’une époque ne fut aussi tragique. Et c’est dans ce va-et-vient entre la vie intellectuelle et son décor politique que l’essai de Peter Gay demeure passionnant.

Jean-Michel PALMIER.

Le suicide d’une République. Weimar 1918-1933, Peter Gay.

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Mars 1995

La question de la question de l’art. Note sur l’esthétique analytique

dominiquechateau.jpg
                                    Dominique Chateau

L’interrogation ouverte par les philosophes anglo-saxons quant à la nature de l’oeuvre d’art a largement dépassé les frontières de la philosophie analytique pour devenir un enjeu aussi bien philosophique que politique en Europe. C’est ce dont témoignent les innombrables prises de position que les travaux des théoriciens anglo-saxons ont entraînées en France, en Allemagne, en Italie et aux Etats-Unis. L’originalité de cet ébranlement apporté par l’esthétique analytique réside dans un déplacement fondamental de toutes les questions concernant le statut de l’oeuvre d’art – ses modes de signification, d’interprétation et de fonctionnement – mais aussi une réévaluation de celui de l’esthétique. La diversité des points de vue et des réactions théoriques à ces thèses, l’hétérogénéité des textes rendent difficile une saisie globale de l’ensemble de ces enjeux. Le mérite de l’ouvrage de Dominique Chateau est d’offrir, pour la première fois, une remarquable synthèse théorique de ces interrogations et des polémiques qu’elles ont engendrées. Sans sacrifier à la rigueur théorique, il rend tous ces débats accessibles en exposant minutieusement, avec objectivité et une connaissance exhaustive de la problématique, les idées en présence.

Jean-Michel PALMIER.

 

La question de la question de l’art. Note sur l’esthétique analytique, Dominique Chateau.

 

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1986

La dictature allemande. Naissance, structure et conséquences du national-socialisme

ladictatureallemande.jpg

Auteur d’une monumentale étude sur la dissolution de la République de Weimar (Die Auflösung der Weimarer Republik , 1955), Karl-Dietrich Bracher fait partie des quelques grands historiens du national-socialisme dont les travaux font partout autorité. La Dictature allemande (1969) ne remplace pas les travaux souvent très précis de Werner Maser et de Joachim Fest sur la naissance du national-socialisme et la personnalité de Hitler. Son propos est plutôt d’offrir une synthèse accessible à un public non spécialisé.

D’une grande objectivité, son étude retrace minutieusement comment un petit parti réactionnaire parmi d’autres, dirigé par un chef dont la personnalité prêtait alors à rire, a pu anéantir la démocratie en Allemagne, engendrer une monstruosité qui suscite encore aujourd’hui tant d’interprétations contradictoires. K.-D. Bracher laisse de côté les nombreuses polémiques des historiens concernant la structure du national-socialisme, son caractère de classe, pour se limiter à la chronique des événements. Scientifique et objectif, l’ouvrage est guidé par une conception résolument hostile à toute structure autoritaire de l’Etat. Sa critique de la  » prédisposition allemande à la dictature » appelle des réserves, et le lien qu’il établit entre le national-socialisme de 1933 et l’extrême droite actuelle en Allemagne, nous semble plus complexe qu’une simple – « survivance »…

Jean-Michel PALMIER.

La dictature allemande. Naissance, structure et conséquences du national-socialisme, Karl-Dietrich Bracher.

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Décembre 1988

Heidegger

habermasheidegger.gif

Cet opuscule constitue la préface à la version allemande du livre de Victor Farias Heidegger et le nazisme (Verdier, 1987), qui est à l’origine de la grande polémique sur son engagement politique de 1933. Il paraît curieusement avant le livre lui-même dont Habermas a exigé la révision de plusieurs chapitres. On n’y apprend rien de réellement nouveau sur les faits, mais ce court essai a le mérite d’élever le débat en posant la question essentielle : existe-t-il un lien entre la compromission de Heidegger avec le régime nazi et ses prises de position philosophiques ? Habermas ne propose ni réquisitoire ni plaidoyer mais invite à relire les cours des années 40 et souligne autant l’importance de la pensée de Heidegger dans l’horizon du vingtième siècle que la gravité de son égarement, en s’efforçant de montrer comment, à partir de sa conception du sujet et de l’histoire, il fut rendu possible.

Jean-Michel PALMIER.

Heidegger, Jürgen Habermas, Editions du Cerf, Paris, 1988, 73 p.

Jürgen Habermas
[ Né en 1929 ] 20e sièclePhilosophe et sociologue allemand né en 1929, Jürgen Habermas a obtenu son doctorat en 1954 grâce à une thèse sur Friedrich Schelling. Il fut professeur de sociologie et de philosophie à l’Université d’Heidelberg de 1961 à 1964 et à l’Université de Francfort de 1964 à 1971. Il dirigea de 1971 à 1983 l’Institut Max Planck de Starnberg (Munich). Il enseigna à nouveau à Francfort-sur-le-Main de 1983 à 1994, année de sa retraite. Habermas est souvent assimilé à l’École de Francfort mais il a sans doute été plus influencé par Max Weber que par Karl Marx. Il est un des penseurs de l’éthique de la discussion avec Karl-Otto Apel, éthique qui s’inscrit dans la veine de l’éthique kantienne, tout en y apportant un certain décentrage avec l’impératif catégorique.

Pour la clarté du débat qui s’est développé autour des rapports entre la pensée philosophique et l’engagement politique chez Heidegger, J. Habermas estime nécessaire de distinguer entre l’œuvre philosophique et les éléments idéologiques qui s’y sont infiltrés depuis 1929 environ. Il montre l’importance d’« Être et Temps » pour la critique de la philosophie du sujet et de la conscience, puis retrace l’histoire des infiltrations idéologiques dans la substance même de la philosophie, et les efforts de Heidegger pour surmonter sa déception politique, efforts qui s’avèrent être étroitement liés au « tournant » de sa pensée et à la genèse de sa dernière philosophie de l’histoire de l’Être comme fatalité.

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1986

Hannah Arendt

hannaharendt2.jpg

Cette monumentale biographie de Hannah Arendt a d’abord l’avantage de tracer un portrait souvent très riche de la vie philosophique et politique allemande avant et après le national-socialisme. L’auteur a eu accès aux archives et à la correspondance la plus personnelle de Hannah Arendt. Si l’on peut regretter le manque d’analyses politiques et les aperçus trop succincts des idées de Hannah Arendt – dont la plupart des ouvrages, qu’il s’agisse de ses études sur le totalitarisme ou d’Eichmann à Jérusalem, ont fait l’objet de nombreuses et intéressantes polémiques, – ses relations avec les personnalités qu’elle rencontra en Amérique et en Allemagne sont largement étudiées, qu’il s’agisse de Martin Heidegger, de Karl Jaspers ou de tous ceux qui, un moment ou l’autre, traversèrent sa vie. L’auteur analyse longuement la liaison qui exista entre cette jeune étudiante juive et le philosophe Martin Heidegger au moment même ou la démocratie allemande s’effondrait et où celui-ci allait devenir recteur de l’université de Fribourg, tandis qu’elle se trouvait condamnée à l’exil. On regrettera que nombre d’affirmations souvent graves – tentative de compromis entre Th. W. Adorno, figure de proue de l’Ecole de Francfort, et le régime nazi, faits rapportés concernant Heidegger, portraits éminemment négatifs de sa femme, accusée d’antisémitisme assez virulent – ne soient guère étayées que par des fragments de lettres à peine citées ou des affirmations invérifiables. Et l’usage de la correspondance intime de personnalités aussi importantes, mortes il y a tout juste une dizaine d’années, éveille un certain malaise.

Jean-Michel PALMIER.

Hannah Arendt, Elisabeth Young-Bruehl

Edition :La critique au fil des lectures (Thierry Ternisien)

Je profite des figures imposées de l’édition « La critique au fil des lectures » pour vous proposer, un parcours initiatique en dix livres de l’auteur, qui avec Proust et dans un genre bien différent, a provoqué chez moi, ces dernières années, l’émotion et la réflexion la plus intenses. Je n’ai abordé Proust que tardivement (j’avais 45 ans !). Quant à Arendt, c’est encore pire il m’a fallu dépasser la cinquantaine pour oser me confronter à une œuvre et une pensée dont j’avais beaucoup entendu parler. Merci à Daniel Pennac et ces dix droits du lecteur d’avoir contribué à me sortir de la lecture scolaire et trop respectueuse dans laquelle je m’étais manifestement englué.

Cinq livres d’Arendt (six en fait, deux étant regroupés).

Tracer son chemin dans l’œuvre d’Arendt traduite en français est une première difficulté. Editeurs multiples, parutions dans le désordre, titres parfois éloignés de ceux des éditions originales, absences en général d’appareil critique,…Ma clé d’entrée a été la parution en 2002 du Quarto de Gallimard rassemblant des œuvres alors dispersées. Depuis je lis et constitue une bibliothèque en français et, petit à petit et quand c’est nécessaire, en anglais, autour de la pensée d’Hannah Arendt. J’ai créé en 2007 deux blogs pour « explorer à haute voix » une œuvre qui m’aide à comprendre notre époque, à « penser ce que nous faisons ».

·Les Origines du totalitarisme – Eichmann à Jérusalem (Quarto Gallimard)

Cette édition de 2002 est une somme que je travaille régulièrement. Rassembler les trois parties, auparavant dispersées en français, des Origines du totalitarisme (parution en anglais en 1951) avec Eichmann, Rapport sur la banalité du mal (parution en anglais en 1963), est une démarche éditoriale remarquable qui permet de saisir la globalité, l’évolution et les nuances de la pensée d’Hannah Arendt sur le totalitarisme et sur le mal (radicalité du mal, banalité du mal). Livre et édition indispensables. S’autoriser le « temps » de la lecture et de la relecture.

·Condition de l’homme moderne (Pocket/Agora)

Seule édition disponible en français d’une œuvre pourtant majeure pour comprendre notre époque (parution en anglais en 1958). Elle reprend la traduction de 1961 avec une préface de Paul Ricoeur. Un triple regret : la traduction réductrice du titre anglais (The Human Condition) ; l’absence de traduction de la préface de Margaret Canovan à la seconde édition en anglais de 1998 ; absence d’index contrairement à l’édition anglaise. J’ai traduit et publié sur mes blogs la préface de Margaret Canovan. Je vous y renvoie pour saisir toute l’importance de ce livre dans l’œuvre d’Arendt et son lien avec les Origines du Totalitarisme.

·La crise de la culture (Folio essais)

Cette édition reprend la traduction de 1972 de huit exercices de pensée politique écrits entre 1954 et 1968. Le titre de l’édition originale en anglais est beaucoup plus explicite, Between Past and Future, sur les intentions poursuivies par Hannah Arendt : savoir s’exercer à penser pour se mouvoir dans la brèche, dans l’intervalle entre le passé révolu et l’avenir infigurable. Livre essentiel donc, dont ne sont souvent extraits que le cinquième exercice (la crise de l’éducation) et le sixième (la crise de la culture). L’édition française risque de faire passer à côté de la dimension « exercice de pensée » pour privilégier un discours théorique. Mal très hexagonal….

·On Revolution (Penguin Classics)

Autre mal très français, le mauvais traitement infligé aux auteurs étrangers et, par là-même, à leurs lecteurs. La traduction française, sous le titre « Essais sur la révolution », n’est plus disponible chez Gallimard. C’est d’ailleurs heureux puisque cette traduction était catastrophique. Depuis 2003, plus de nouvelles et donc indisponibilité en français d’un des ouvrages importants d’Hannah Arendt, paru en 1963 ! Son analyse des révolutions française et américaine est, en effet, un élément essentiel dans l’évolution de sa pensée politique. Préface très intéressante de Jonathan Schell, que j’ai commencée à traduire.

·La vie de l’esprit (Quadriges PUF)

Au moment de lamort d’Arendt[1], la première partie de son dernier livre, la Vie de l’esprit, consacrée à la pensée,est achevée depuis quelque temps. La deuxième, sur la volonté, vient juste, non sans mal,d’être terminée. La troisième, sur le jugement[2], a été explorée et approfondie dans de nombreuses conférences. D’après son amie Marie McCarthy[3], Hannah Arendt considérait la Vie de l’esprit comme sa tâche finale, le couronnement de ses efforts, non seulement pour remplir l’autre côté de la médaille des capacités humaines (la vie active ayant été traitée dans Condition de l’homme moderne), mais pour rendre hommage à la capacité la plus haute et la moins visible : l’activité de l’esprit. « Étant Hannah Arendt, elle eut senti que le service, la mission pour lesquels elle avait été mise au monde, étaient remplis.[4] ». L’édition française ne comporte malheureusement pas, contrairement à l’édition anglaise, d’index.

Deux livres présentant globalement la pensée et les concepts d’Arendt. Ces deux livres m’ont beaucoup aidé pour trouver mes premiers repères pour lire Hannah Arendt.

·Hannah Arendt, une introduction par Jean-Claude Poizat (Pocket/Découvertes)

Paru en 2003, ce livre est plus qu’une simple introduction. Il donne une vision globale de la pensée d’Arendt à travers une présentation précise de l’œuvre et le récit des controverses qu’elle a suscitées. J’y reviens souvent et viens d’acheter un nouvel exemplaire, le premier rendant l’âme (la qualité du papier n’est pas au niveau du contenu).

·Hannah Arendt – Le vocabulaire de Hannah Arendt par Anne Amiel (Ellipses)

Deux petits livres présentant les concepts fondamentaux permettant de saisir l’unité et la cohérence de la pensée de Hannah Arendt. Le premier à travers une introduction et des textes d’Arendt commentés. Le second à travers son « vocabulaire ». Deux petits livres que je relis d’un œil différent après chaque approfondissement de la pensée d’Arendt.

Deux biographies « intellectuelles ». D’autres, intéressantes, existent, mais sans atteindre le même équilibre dans la mise en perspective de l’œuvre et de la vie d’Hannah Arendt.

·Hannah Arendt, biographie par Elizabeth Young-Bruehl (Calman-Levy)

Publiée en 1982, rééditée en 1999 avec une nouvelle préface, elle reste la biographie de référence (bibliographie, notes, index nominal). Elizabeth Young-Bruehl, qui a eu pour directeur de thèse Hannah arendt, vient, à l’occasion du centenaire de sa naissance, de publier Why Arendt Matters ?, livre sur lequel je reviendrai.

·Hannah Arendt, par Sylvie Courtine-Denamy (Hachette/Pluriel)

Publiée en 1994 et rééditée en 1997, cette biographie, elle-aussi très complète ( bibliographie, index nominal), constitue, à mon sens, la meilleure présentation globale de l’œuvre et de la vie de Hannah Arendt par un auteur français.

Enfin, malheureusement non traduit en français, bien que publié en 1992, le remarquable ouvrage de Margaret Canovan sur la pensée politique de Hannah Arendt.

·Hannah Arendt, a Reinterpretation of her Political Thought by Margaret Canovan (Cambridge University Press)

Je suis en train de rédiger une note de synthèse sur cet ouvrage essentiel qui replace Hannah Arendt, ce qui était son souhait, parmi les théoriciens et penseurs politiques plutôt que parmi les Philosophes.



[1]Le 4 décembre 1975

[2] Dont on trouvera le titre sur la dernière feuille tapée sur sa machine à écrire

[3]:« Pour dire au revoir à Hannah » publié en préface des Considérations morales (Rivages/Poche -1996

[4] « Pour dire au revoir à Hannah » publié en préface des Considérations morales (Rivages/Poche -1996

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Décembre 1988

Europe, Europe !

europeeurope.jpg

Ah, cette Europe… Ce serait peut-être le meilleur équivalent du cri du coeur, faussement accablé et complice, du poète et journaliste Enzensberger, un anticonformiste de longue date : Ach Europa. L’auteur a rassemblé sous ce titre sept récits de voyages et reportages qui entraînent le lecteur au nord, au sud et à l’est, bref tout autour du noyau historique des grands pays fondateurs de la Communauté, RFA, France et Royaume-Uni, sans jamais y pénétrer, sinon pour un épilogue de politique-fiction.

Les sept étapes – Suède, Italie, Hongrie, Portugal, Norvège, Pologne et Espagne -, d’observations pittoresques en rencontres stimulantes, forment un plaidoyer pour une Europe un peu marginale sans fausse honte, celle des petits pays et du bricolage au ras du quotidien, à l’écart des politiques décrétées d’en haut.

« Imaginons un instant que la politique soit davantage que la production ou la course aux armements ; imaginons qu’il existe une Europe des désirs » : elle vit ici, dans un livre plus profond qu’il n’en a l’air, sous une plume agile et toujours curieuse. Un souffle d’air vivifiant parmi les piles de rapports statistiques et de projections arides.

Jean-Michel PALMIER.

Europe, Europe !, Hans Magnus Enzensberger (Traduit par Pierre Gallissaires et Claude Orsoni, Gallimard, Paris, 1988, 380 pages.)

Les Français l’ont découvert avec son récit Hammerstein . Rencontre avec un grand monsieur de la scène littéraire allemande. «Je ne suis pas un héros. [...] Je fais face quand il le faut. Mais je ne me bouscule pas pour empoigner la roue de l’histoire comme vous autres. »Provocation tranquille assenée par Kurt von Hammerstein telle que l’invente Hans Magnus Enzensberger dans Hammerstein ou L’Intransigeance. Une histoire allemande . L’histoire de ce haut gradé prussien, chef de l’état-major général de la Reichswehr, ayant dit non à Hitler en 1934, un esprit non conformiste et un peu dandy, ainsi que de ses filles militantes communistes, a trouvé un public enthousiaste en Allemagne en 2008 et en France, où il a été traduit en 2010. Peut-être parce que, dans son caractère extraordinairement romanesque, cette famille cristallisait un concentré puissant de l’histoire allemande au temps du nazisme : le déclin de Weimar, l’échec de la résistance à Hitler, l’Allemagne déchirée entre l’Est et l’Ouest, l’attrait du communisme, les derniers signes de la symbiose judéo-allemande. De ce scénario fatal mille fois analysé, l’itinéraire de Hammerstein offre une version décalée : ce n’est en effet ni un rallié de la dernière heure ni un résistant activiste ; néanmoins, dans son geste souverain de refus (il demanda à être démis de ses fonctions en 1934), dans sa réserve aristocratique et son extra-lucidité désabusée, il incarne la survie possible sous le régime de Hitler, sans capituler avec lui.

Comme Hammerstein qu’il a tiré des soupentes de l’histoire, Hans Magnus Enzensberger est un homme de caractère. Avec Günter Grass et Martin Walser, c’est le troisième auteur majeur de la sainte trinité de la littérature d’Allemagne de l’Ouest. Moins connu pourtant, car plus inclassable, tant la palette de ses pratiques littéraires est étendue, entre la poésie, essentielle et première, le théâtre, l’opéra, les chansons (pour Ingrid Caven), les nombreux essais, les romans, les pièces radiophoniques et les livres pour enfants dont l’un d’eux, Der Zahlenteufel , sera son seul best-seller.

Sa date de naissance, 1929, signe sa biographie comme celle de ses contemporains : adolescent dans les ruines de l’Allemagne année zéro, il y respire avec un paradoxal bonheur un air d’anarchie et de liberté ; et puis, il faut grandir dans ce pays peu ou mal dénazifié. La littérature – il appartient au Groupe 47[1] -, les voyages, indispensables, nombreux, à polarité idéologique multiple (en URSS, à Cuba, aux États-Unis, en Amérique du Sud…) et le gauchisme des années 1960 dans les communes de Berlin le font sortir d’une nation plus préoccupée de reconstruction matérielle que de retour sur soi. En même temps que Fassbinder au cinéma, il ne se gêne pas pour stigmatiser la médiocrité heureuse de la bourgeoisie allemande amnésique et frileuse.

Même s’il ironise sur le phénomène de « vedette intellectuelle »dont la France serait l’inépuisable vivier, il occupe, quoi qu’il en dise, une posture d’intellectuel public, poil à gratter de la bonne conscience germanique, critique féroce des choix du capitalisme financier et même, plus récemment, du « monstre mou de Bruxelles »(c’est le titre de son dernier ouvrage non encore traduit Sanftes Monster Brüssel oder Die Entmündigung Europas , Suhrkamp, 2011).

Il se sent pourtant authentiquement européen, mais une Europe remise à sa place : « Je suis polyglotte, si vous voulez. Enfin, je parle les langues de la famille : russe, anglais, italien, espagnol, français, mais ni chinois ni arabe. On est toujours un peu provinciaux. »Une Europe provincialisée donc et en même temps unie et, pourquoi pas, célébrée par toute une histoire en partage.

Comme Marc Bloch, Hans Magnus Enzensberger pense que le passé est distrayant. Il est exotique. Ce dépaysement par le temps est la joie secrète, inavouée, de tout historien toujours un peu en froid avec son époque. Hans Magnus Enzensberger n’est pas historien et n’entend nullement usurper cette identité professionnelle, mais il adore les archives, « les lettres, le journal de la grand-tante, les fonds de tiroir, le surgissement de voix ordinaires », tout ce matériau dont il parsème ses enquêtes et qui nous permet d’envisager un passé, à la fois familier et obscur.

C’est parce que les broussailles du passé restent en partie impénétrables et que l’histoire historienne ne vient pas à bout de tous les mystères que la littérature, selon Hans Magnus Enzensberger, doit entrer en scène, avec ses moyens propres : l’imagination et l’invention de formes adéquates. Pour raconter l’époque romantique par exemple, dans Requiem pour une femme romantique , le médium adapté est la langue épistolaire qui tamise et reformule la vision du monde entre le poète Clemens Brentano et son épouse : Hans Magnus Enzensberger recourt à un assemblage de lettres authentiques échangées par les deux époux et par les témoins de leur relation tumultueuse dans la première moitié du XIXe siècle. Si les communistes conservent bureaucratiquement leurs archives, les anarchistes n’en ont cure ; c’est pourquoi le livre écrit par Enzensberger sur l’Espagnol Durruti, mort en 1936 lors de la guerre d’Espagne ( Le Bref Été de l’anarchie. La vie et la mort de Buenaventura Durruti. Roman , 1972), est un collage de témoignages recueillis par l’auteur et « montés cut».

Les lecteurs de Hammerstein ont été frappés par la force de pénétration historique d’un livre au statut indécis (ni roman ni livre d’histoire), revisitant la tragédie nazie avec des chemins de traverse, qui « kaléidoscopisent » la réalité : des extraits d’archives, des « conversations posthumes » avec les principaux protagonistes, des « gloses », des photos, des coups de sonde, des morceaux de silence.

Hans Magnus Enzensberger retourne inlassablement à la séquence finale et inaugurale de l’Europe en ruine de 1945. Par un recueil de textes d’écrivains, de journalistes, de reporters qui la sillonnent à la sortie de la guerre, L’Europe en ruine ; par la republication dans sa collection « Die Andere Bibliothek » d’un récit sidérant, Une femme à Berlin, le journal d’une Berlinoise qui, alors que les Soviétiques occupent la ville, raconte la vie misérable de son immeuble, l’effroi des bombardements, les viols, la honte. Le ton, froid, lucide, grinçant, parfois comique, poignant, fait la force du livre et finalement nous donne le sens de la survie. Même les jeunes moujiks soviétiques avides de femmes ne sont que les victimes du vaste drame collectif dont l’auteur décide que c’est aussi collectivement que les Allemands devront payer, le viol de leurs femmes en constituant comme l’inévitable tribut.

Écrivain, traducteur, éditeur, cette figure de la gauche allemande aux manières de gentleman n’en finit pas de témoigner, de documenter, de cerner, de circonscrire par tous les moyens à sa disposition la séquence de temps qui lui est revenue de vivre. « Naître en 1929, une calamité ! »Et pourtant, contre Adorno qu’il a côtoyé à Francfort, Hans Magnus Enzensberger croit dans la capacité, sinon rédemptrice du moins compréhensive, de la littérature, main dans la main avec l’histoire des historiens qu’il fréquente assidûment. L’intranquillité de ce pessimiste joyeux, compagnon de Diderot, nous promet encore quelques belles découvertes, mais pour l’instant, il aimerait apprendre la paresse. Difficile à son âge.

Par Emmanuelle Loyer
publié dans L’Histoire n° 365 – 06/2011 Acheter L’Histoire n° 365 +

________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Octobre 1986

Essais de critique, Günter Grass

essaidecritique19571985.jpg

Quels rapports l’oeuvre de Günter Grass, qui s’est identifiée, en 1945-1947, au renouveau de la littérature allemande, entretient-elle avec les oeuvres classiques ? Que pense-t-il de Brecht, de Shakespeare, d’Arno Schmidt ou de Döblin ? Comment se situe-t-il par rapport aux théories littéraires du vingtième siècle ? Les courts essais rassemblés dans ce volume ne répondent pas à toutes ces questions mais éclairent assurément la genèse et la texture de son oeuvre.

On sera particulièrement sensible au bel hommage qu’il rend à Alfred Döblin, l’auteur de Berlin, place Alexander , qu’il reconnaît comme son maître, et dont le Tambour , et tant d’autres romans, semblent prolonger le style épique et grimaçant. Quant à Franz Kafka et Bertolt Brecht, ils sont aussi des interlocuteurs privilégiés de Günter Grass. Entre la politique et la littérature, tous ces textes ne cessent de jeter des ponts.

Jean-Michel PALMIER.

Essais de critique, Günter Grass, Le Seuil, Paris, 192 pages.

Günter Grass est né en 1927 à Dantzig-Langfuhr, de parents germano-polonais. Après avoir servi sous les drapeaux pendant la guerre et avoir été prisonnier des Américains de 1944 à 1946, il a travaillé comme ouvrier agricole et mineur, puis a étudié les arts plastiques à Düsseldorf et à Berlin. De 1956 à 1959, il a gagné sa vie comme sculpteur, graphiste et écrivain à Paris, puis à Berlin. En 1955, Grass est entré au «Gruppe 47», un mouvement contestataire à qui l’écrivain allait plus tard rendre hommage dans Das Treffen in Telgte («Rendez-vous à Telgte»). Il a débuté comme poète en 1956 et comme auteur dramatique en 1957. La grande percée internationale s’est produite en 1959, avec Le tambour. Ce roman picaresque et de formation, un ouvrage allégorique à la composition ample, porté à l’écran par Schlöndorff, constitue un panorama satirique de la réalité allemande de la première moitié du siècle et allait faire partie de «la trilogie de Dantzig», avec Katz und Maus («Chat et souris») et Les années de chien. Pendant les années 60, Grass s’est engagé dans la politique et a participé activement aux campagnes électorales en faveur de la social-démocratie et de Willy Brandt. Il a traité le thème de la responsabilité des intellectuels dans Anesthésie locale, Journal d’un escargot, et «la tragédie allemande» Les plébéiens répètent l’insurrection, et a publié des discours politiques et des écrits où il plaide pour une Allemagne délivrée du fanatisme et des idéologies totalitaires. On allait retrouver Dantzig, la ville de son enfance, et l’imagination narrative, vaste et suggestive, de l’auteur, dans Le turbot et La ratte, romans à succès qui critiquent la civilisation et reflètent aussi l’engagement de Grass dans les mouvements pacifiste et écologiste. Le pavé Toute une histoire, dont l’action se passe en République démocratique allemande pendant les années précédant et suivant l’effondrement du communisme et la chute du mur de Berlin, a suscité des discussions et des critiques véhémentes. Dans Mein Jahrhundert («Mon siècle») il fait un historique personnel, année par année, du siècle écoulé. En tant que graphiste, Grass a souvent été l’auteur de la couverture et des illustrations de ses œuvres. Il a été président de l’Akademie der Künste de Berlin de 1983 à 1986 et a été actif au sein de la Maison d’édition des auteurs et du Pen Club allemands. Il a reçu un grand nombre de prix, parmi lesquels: Preis der Gruppe 47 (1958), «Le prix du meilleur livre étranger» (1962), le prix Büchner (1965), le prix Fontane (1968), Premio Internazionale Mondello (1977), Alexander-Majakowski-Medaille (Gdansk, 1979), le prix Antonio-Feltrinelli (1982), Großer Literaturpreis der Bayerischen Akademie (1994). Docteur honoris causa des universités de Kenyon College, Harvard, Poznan et Gdansk.

Choix d’œuvres de Günter Grass en français
Les plébéiens répètent l’insurrection. Théâtre. Précédé d’un discours de l’auteur. Trad. par Jean Amsler. – Paris: Seuil, 1968.
Le tambour. Trad. par Jean Amsler. – Paris: Seuil, 1979.
Le turbot. Trad. par Jean Amsler. – Paris: Seuil, 1961.
Les années de chien. Trad. par Jean Amsler. – Paris: Seuil, 1965.

_________________________________________________________________________________________________________

Article paru dans Le Monde Diplomatique : Août 1990

Contre la peur. De la science à l’éthique, une aventure infinie

dominiquelecourt.jpg
  Dominique Lecourt

Le « scientisme » du dix-neuvième siècle voyait dans la science la « religion du progrès » , la réponse à tous les maux de l’humanité. Aujourd’hui, à l’époque des accidents nucléaires, des armes chimiques, des possibilités de manipulation génétique, un certain pessimisme conduit parfois à faire du savant un « apprenti sorcier ». Epistémologue, Dominique Lecourt nous propose dans ce court et brillant essai de reparcourir l’histoire de la science et des sciences pour être attentif à un certain type de pensée qui s’y fait jour. Examinant les positions de Marx, de Weber, mais aussi de Sartre, de Husserl, de Heidegger et de Habermas, s’interrogeant sur ce que signifient Hiroshima ou l’eugénisme pour la science, il montre que la seule possibilité de poser avec rigueur des questions éthiques sur la science, c’est de méditer l’essence même de sa démarche.

Jean-Michel PALMIER.

Contre la peur. De la science à l’éthique, une aventure infinie, Dominique Lecourt.

Dominique Lecourt

Lecourt penseur
Contre la peur. Suivi de Critique de l’appel de Heidelberg de Dominique Lecourt (Hachette, 1993)

Par cet essai intitulé Contre la peur. Suivi de Critique de l’appel de Heidelberg, Dominique Lecourt tend ici moins à faire preuve d’un travail d’histoire de la pensée relativement à la biologie, comme dans Lyssenko, histoire réelle d’une « science prolétarienne » (1976), que d’axer sa réflexion sur une étude polémique de la « modernité ». Par certains côtés, cet ouvrage rappelle Les piètres penseurs (1999), livre dans lequel Lecourt s’en prenait aux intellectuels médiatiques en vue comme Bernard-Henri Lévy ou Michel Onfray.

Mais le but de Contre la peur ne se résume pas à évoquer ― ici ― la figure emblématique de Michel Foucault. Il s’agit d’atteindre un degré d’abstraction supérieure. Ainsi, Lecourt ne s’arrête pas à de vagues médiocrités intellectuelles : l’auteur élabore une critique de penseurs autrement plus significatifs tels que Jurgen Habermas ou Martin Heidegger. Il n’a aucun mal à montrer ce qu’a de puéril la volonté commune de définir comme un mal effroyable ou un bien nécessaire la « techno-science ». Lecourt devient même passionnant ; lorsqu’il s’appesantit longuement sur l’évolution de la situation du « savant » de plus en plus dépendant, aujourd’hui, de l’État (le scientifique se trouve dans la position de l’individu limité dans son travail par des législations restrictives, ou, encore, employé par des intérêts à des fins politiques, voire « criminelles »). D’autre part, sa réflexion propre n’oublie pas de révéler la responsabilité de figures brillantes comme Albert Einstein, un des acteurs du programme américain en ce qui concerne la mise au point de la bombe atomique. Comme elle ne manque pas de souligner les errements « scientistes » de toute une descendance de philosophes prompts à soutenir la maîtrise absolue de la nature par l’homme. En conséquence, la science, par le biais de la philosophie des lumières représentée essentiellement par Condorcet, a tendu à prendre la place de Dieu dans le fondement de la vérité ou de la connaissance.

Mais là où Lecourt se trompe, c’est lorsqu’il appelle à un dépassement de la vision « scientiste » la plus étroite au profit d’une liberté radicale ou conquérante. En cela, il se rapproche inconsciemment du penseur américain Walter Lippmann (1899-1974) ; lequel avait « sanctifié » tout à fait le concept de liberté opposé au règne de la tyrannie ou de l’arbitraire. En prenant partie pour le renouvellement de la pensée en général et de la réflexion démocratique en particulier, l’auteur reste dans la situation de l’intellectuel proférant d’éternels vœux pieux. Plus exactement, j’ai l’impression que Lecourt s’arrête, en fin de compte, sur le chemin qui devait le mener sur le terrain idéal de la spéculation théorique.

Non seulement Lecourt sombre dans l’impasse de la vision « relativiste » propre aux héritiers pauvres de Alexandre Koyré et de Thomas Kuhn par sa charge véhémente et inutile contre le cercle de Vienne taxé, bien entendu, de « scientisme », mais il échoue à donner des éléments d’appréhension de l’objet politique. Dans le sens que ses idées se bornent à reconnaître la supériorité de la démocratie représentative ; sans comprendre que, par-delà la notion de progrès, il y a un véritable besoin de dépasser le possible et, donc, de proposer d’autres projets intellectuels comme la législation directe par le peuple voulue dès le XIXème siècle. Ce dernier projet sera repris plus tard par l’un des intellectuels proches ― temporairement ― de l’école de Francfort, Erich Fromm (1900-1980).

 

Thomas Dreneau

 

A lire également sur Arès :

La chronique sur Lyssenko. Histoire réelle d’une « science prolétarienne » de Dominique Lecourt

La chronique sur Pour une critique de l’épistémologie (Bachelard, Canguilhem, Foucault) de Dominique Lecourt

La chronique sur La cité libre de Walter Lippmann

_________________________________________________________________________________________________________

JEAN-MICHEL PALMIER : ARTICLES REDECOUVERTS

Lundi 19 septembre 2011

JEAN-MICHEL PALMIER : ARTICLES REDECOUVERTS dans SOCIETE 88r176a

 jeanmichelpalmier2 dans SOCIETE

Jean-Michel PALMIER

Étudiant dans les années 70 à Amiens, j’ai eu la chance, pendant une année, de participer aux cours de sociologie dispensés par Jean-Michel Palmier. J’ai gardé un souvenir toujours admiratif de ce véritable “montreur d’ombres”. Au fil du temps, j’ai suivi sa carrière et cherché à toujours mieux le comprendre au travers de ses nombreuses publications. Jean-Michel Palmier à toujours su faire partager son immense culture au travers de la rédaction de notes de lecture parues dans d’innombrables journaux et revues.

jeanmichelpalmier1

C’est la trace de ce “passeur, de cet “éveilleur des consciences” que je souhaite partager avec ceux qui l’ont connu ou qui le découvrirons au travers de la publication d’articles nombreux que j’ai accumulés. Ce blog vise à rendre hommage à ce grand homme passionné et passionnant qui m’a toujours fasciné par son érudition et sa grande modestie.  J’espère également en faire un lieu d’échanges rassemblant la “communauté imaginaire” liée par les mêmes passions.

Biographie de Jean-Michel Palmier (1944-1998) (extraite de l’ouvrage posthume “Rêveries d’un montreur d’ombres” paru chez C. Bourgois en 2007 coll Titre N° 67) était professeur d’Esthétique et des sciences de l’art à l’université de Paris 1. Spécialiste de la République de Weimar, il a travaillé sur les écrits politiques de Martin Heidegger et publié une thèse sur le poète Georg Trakl avant de s’attacher à faire connaître les pensées de Jacques Lacan, de Wilhelm Reich ou encore de Herbert Marcuse. Ses travaux sur l’expressionnisme, sur la ville de Berlin, sur le théâtre d’Erwin Piscator ou le cinéma de Bela Balazs, sur Dada, sur Ernst Bloch ou Georg Lukacs ont ensuite largement contribué à faire connaître le foisonnement intellectuel et artistique de cette période. Il a consacré ses derniers travaux à Walter Benjamin.

 

Eléments bibliographiques sur Jean-Michel Palmier par Sébastien Rongier -13 novembre 2005 -Site Remue.net

https ://remue.net/spip.php?article 1945

https ://remue.net/spip.php?rubrique 207 

 

jeanmichelpalmier.vignette

Le dernier exil de Jean-Michel Palmier,  par Jean Duvignaud

Article paru dans le Nouvel Observateur – Semaine du 13 août 1998

Passionné par la culture allemande du XXème siècle, il n’a cessé d’en sonder les arcanes. Avec ferveur et pertinence. Il nous a quitté, le 20 juillet, à l’âge de 53 ans.

Qu’est-ce qui donne à certaines rencontres, l’intuition d’une attente commune ? Choses non dites encore, échanges d’utopies…Quand j’ai connu Jean-Michel Palmier, alors aux alentours d’Henri Lefebvre, il portait avec lui le souci de comprendre la grande affaire du siècle : la fulgurante révolte imaginaire qui répond aux violentes convulsions des guerres, d’une révolution et des “putschs” totalitaires.

Vers 1968, c’est à travers une critique d’Heidegger, une analyse de Marcuse et de Reich qu’il tente de comprendre la réfraction des mouvements sociaux sur la conscience philosophique. Il en discute avec Lucien Goldmann, Kostas Axelos, dont il est proche. Une philosophie, oui, dont le moteur chez le jeune Marx est le désir infini, la liberté créatrice de formes et de relations neuves. Mais Palmier n’a rien “trouvé”, il soupçonne.

En 1974-1975, nous  sommes réunis, Georges Pérec, Paul Virilio, pour un numéro de la revue “Cause commune” qui doit reparaître en 10/18 : est-ce que depuis près d’un siècle, au lieu de se “conserver” comme disent les “biens-pensants”, les sociétés ne se détruisent-elles pas elles-mêmes, fût-ce les trouvailles de leurs “progrès”, de leurs nouvelles techniques ? Nous avons beaucoup débattu du “pourrissement des sociétés ” actuelles…

Pérec s’installe au Café de la Mairie, place Saint-Sulpice, pour examiner la dérisoire déambulation des passants affairés; Virilio évoque les “espaces sociaux” contrôlés par la haute surveillance étatique; Palmier, lui, décrit son pèlerinage sur “les ruines de Weimar sur les ruines de Berlin “, et qui sera l’ébauche de son livre de 1976 : “Berliner Requiem “.

Weimar, oui, un rêve perdu : les semences d’une nouvelle vision de l’homme, des arts, de la vie collective. Brecht, bien sûr, mais aussi Finck “le cabaretier des années 30 “, Marlène Dietrich, Döblin, les philosophes Adorno, Walter Benjamin, qui ne sont pas encore des exilés, comme le sera Piscator, réfugié à New York et dont Palmier fut un fidèle ami. Voilà une question sans réponse : la défaite des empires centraux, en 1918, a-t-elle provoqué à l’Est plus de création effervescente que la victoire à l’Ouest, où le surréalisme, malgré Cendrars et Breton, s’est enlisé en idéologie ?

La défaite, oui, mais en Russie, la révolution. L’idée d’un changement radical de l’ordre social ne se réduit pas au passage d’un gouvernement à l’autre. Plus tard Reich écrira, cité par Palmier : “Qu’est-ce qu’une révolution qui ne donne pas à l’amour et à la sexualité les mêmes chances qu’à l’économie” ?

Il y eut, peut-être, une intuition esthétique de Lénine sur les arts et la culture, vite récupérée, effacée par le réalisme socialiste stalinien. Mais le choc s’est répercuté et, malgré le poids doctrinal, émergera, là aussi, l’expressionnisme – au cinéma, en poésie. L’expressionnisme est-il l’effet des cassures dans l’histoire ? Comme le furent le baroque ou le romantisme et ses suites ? Dès 1920, le flux anime toutes les formes de la création, comme une victoire de l’homme contre son asservissement. Les grands essais de Palmier naissent de la – ” L’Expressionnisme comme révolte” et “l’Expressionnisme et les arts”.

Et là se situe la cassure: Lukacs encore empêtré dans un stalinisme qu’il admettait du bout des lèvres, voit dans l’expressionnisme une résurgence “petite-bourgeoise”, une forme d’irrationalisme conduisant au fascisme ou le reproduisant. Son contemporain, Ernst Bloch, philosophe venu lui aussi d’un marxisme libertaire non stalinisé, y voit au contraire l’émergence d’une nouvelle vision de l’homme et du monde. Palmier a fréquenté Bloch, réfugié de l’Est en Ouest. Peut-être a-t-il trouvé des arguments pour sa réflexion, assurément pas la passion intellectuelle qui l’animait – et dont se souviennent ses étudiants et ses  amis. L’esthétique n’est pas seulement une discipline universitaire, mais une vocation.

D’autres parleront mieux que moi de son animation et de sa générosité; on cherche ici seulement à suivre une pensée qui s’est nourrie d’une métaphysique vivante, bien au-delà des textes et des commentaires. Une anticipation inquiète qu’il partageait avec son ami Axelos. Durant deux ans et demi d’une longue agonie, il a trouvé la force d’écrire un long manuscrit sur Walter Benjamin : il se collette avec un autre pour y chercher sa propre substance. Comme pour Pérec, la mort était là : l’inachèvement est le souci des amis.

Jean DUVIGNAUD.

 jeanmichel1973parjeandasilva2.jpg
Jean-Michel PALMIER – 1973 -

 Jean-Michel PALMIER, un essayiste érudit et fervent. (Le Monde, juillet 1998)

 Le philosophe et essayiste Jean-Michel PALMIER est mort des  suites d’un cancer, lundi 20 juillet, à l’hopital de Garches. Il était âgé de 53 ans.

Jean-Michel PALMIER s’était trompé d’époque : ce n’est pas dans le Paris des années quarante qu’il aurait du naître – le 19 novembre 1944 -, mais à Berlin, au début du siècle. Il aurait pu suivre le poète Gottfried Benn à la morgue, assister au tournage de Loulou en compagnie de Lotte Eisner et guider Louise Brooks dans les cafés berlinois. Il aurait pris des leçons de cynisme auprès de Bertolt Brecht; il se serait promené à Alexanderplatz avec Alfred Döblin et aurait parlé de Lénine avec Rosa Luxemburg. Puis, quand Berlin,  » La Grande Prostituée  » , serait mise au pas par Goebbels, qui rasera au bulldozer les derniers cabarets pour anéantir l’humour berlinois, il aurait suivi Weimar en exil.

D’une certaine manière cependant, Jean-Michel PALMIER a fait tout cela et nous l’a restitué dans des livres impressionnants d’érudition et de ferveur. Personne n’a oublié ses deux volumes sur L’Expressionnisme comme révolte (Payot, 1980), ni son testament : Berliner Requiem (Galilée, 1976) repris par les éditions Payot sous le titre : Retour à Berlin (1989). Il y distillait sa mythologie, sa détresse, ses regrets et son angoisse. Il demandait à son lecteur d’être pour lui un frère de sang et de rêve.

A peine sorti de Nanterre où il avait été étudiant en 1968, puis assistant, Jean-Michel PALMIER multipliait les champs de recherche. La psychanalyse avec ses essais sur Lacan et Marcuse (Belfond, 1977). Le cinéma avec Bela Balazs (Payot, 1977) et Pabst. La poésie, bien sûr, avec sa thèse bouleversante sur le poète autrichien Georg Trakl (Belfond, 1972). La politique, avec son ouvrage sur Lénine, l’art et la révolution (Payot, 1975). La philosophie, aussi, avec Heidegger, dont il fut si douloureusement proche. Sur tous ces sujets il intervint également dans « Le Monde des Livres« , dans Le Monde Diplomatique, ainsi qu’au Magazine Littéraire.

Enfin, ce qui est plus surprenant, il s’intéressa à l’entomologie dont Ernst Jünger lui avait inoculé le virus. Dans son dernier livre, Ernst Jünger, rêveries sur un chasseur de cicindèles (Hachette, coll.  » Coup double « , 1996), il écrivait qu’il avait l’impression que Jünger n’avait parcouru le monde que pour observer les insectes.

PALMIER, aussi, parcourait le monde, mais autant pour partager ses connaissances que pour être ému par sa fugitive beauté. Il mettait beaucoup d’ardeur à explorer les continents cachés de la conscience, de l’art et de la politique pour se persuader et pour nous convaincre que l’utopie marxiste et le principe Espérance, chers au philosophe Ernst Bloch, n’était pas de vains mots. En dépit de sa grande souffrance, il travaillait depuis plusieurs années sur un livre consacré à Walter Benjamin.  

La vie qu’il aimait tant ne lui a pas rendu. Ses dernières années furent transformées en un véritable calvaire. Il se souvenait alors de cette affiche qu’il avait ramenée de Berlin et qui s’intitulait : «  Berlin, ton danseur est la mort « . Et comme Kafka, atteint lui aussi d’un cancer, il disait à son médecin :  » Donnez-moi la mort, sinon vous êtes un assassin. »

Roland JACCARD.

 Roland Jaccard : Fragments autobiographiques

rolandjaccard1995byerlingmandelmann.jpg
Quels sont parmi les morts ceux qui me manquent ?  Réponse : c’est toujours à Jean-Michel Palmier, ce vieux complice de ma jeunesse que je pense. Lui, c’était Berliner Requiem. Moi, c’était l’apocalypse viennoise. Lui, c’était la passion. Moi, c’était le dégout de l’existence. Lui, c’était la révolte. Moi, c’était la résignation. Lui, c’était Eisenstein. Moi, c’était Pabst. Je suis inconsolable de cette part de moi-même qu’il incarnait. Il est mort trop jeune et moi je mourrai trop vieux. 

 Les livres de Jean-Michel Palmier :

Berliner Requiem” (1976) Galilée. “Piscator et le théâtre politique”, “l’ Expressionnisme comme révolte (1983), Payot. “Klimt, Kokoschka, Schiele ” (1986), Solin. “Weimar en exil” (1987), Payot. “Peinture, cinéma, théâtre” (1988), “Ernst Jünger” (1995), Hachette. “Retour à Berlin” (réédition 1997), Payot.

  jmpalmier21.jpg

Une Réponse à “Jean-Michel Palmier : articles redécouverts”

  1. 391374

17071968unblogfr écrit:
27 décembre, 2008 à 14:14 e

Bonjour, j’ai suivi également les cours de Jean-Michel PALMIER de 1986 à 1989 à Paris VIII Saint-Denis. Je relis avec plaisir vos “articles redécouverts” car j’y retrouve bien Jean-Michel PALMIER et son esprit. J’ai moi-même commencé un blog (en construction et loin d’être aussi perfectionné que le vôtre !) dont le but est de promouvoir les livres de Jean-Michel PALMIER et de les rendre accessibles à un plus large public. Ses écrits étaient tellement truffés de références que je dois m’y reprendre à deux fois avant de réellement saisir le fond de sa pensée (!). De plus j’ai peu de temps à y consacrer. Mais l’effort est toujours largement récompensé et le fait de l’avoir connu me permet d’accéder plus facilement à la profondeur de ses textes. Je regrette qu’il ait disparu si tôt et dans de telles circonstances, après avoir tellement souffert. Je garde l’image d’une personne questionnant tout ce qu’il y a de plus banal et arrivant à nous faire entrevoir la vie d’une façon complètement différente de la vision initiale que l’on aurait pu en avoir. Rien n’échappait à ses questionnements. Le côtoyer était un enrichissement constant. L’idée de l’éphémère, du temps qui passe était source d’angoisse pour lui. Sa passion pour la philo était originellement liée à cette sourde angoisse et au besoin de l’apaiser en cherchant à comprendre ce qu’était la vie. Je me souviens de ce jour où il m’a dit : “la vie est absolument effrayante”. Vous avez donc ici une lectrice attentive… Merci encore. Nathalie

Le Monde Diplomatique : Les minorités, L’Etat et la social-démocratie; La brûlante question des nationalités

Samedi 17 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique; Juillet 1988

Les minorités, L’Etat et la Social – Démocratie

La brûlante question des nationalités

C’est peu dire que l’ouvrage d’Otto Bauer la Question des nationalités et la Social-Démocratie (1) représente aujourd’hui encore l’un des rares grands ouvrages classiques consacrés à l’étude de la question nationale d’un point de vue marxiste. Qu’il ait fallu attendre quatre-vingts ans pour voir paraître sa traduction en français laisse songeur. D’autant plus que les questions qu’il pose sont toujours étonnamment actuelles même si elles ne se présentent plus sous le même éclairage.

ottobauer.jpg
         Otto Bauer

Rien d’étonnant à ce qu’un théoricien comme Otto Bauer se soit attaché à une telle problématique. Citoyen de cet empire austro-hongrois, véritable mosaïque de peuples, dont l’unité fantomatique reposait sur la personne de l’empereur, la langue allemande, l’armée comme force de police intérieure et la bureaucratie, il semblait pressentir que ces conflits de nationalités entraîneraient tôt ou tard l’effondrement de la vieille monarchie danubienne. Et les théoriciens marxistes qui s’attacheront après lui à cette question nationale sauront tous aussi peu la résoudre, alors qu’ils ne cessèrent de s’y heurter.

laquestiondesnationalits.jpg

Rappelons seulement les textes de Marx et d’Engels sur l’Irlande ou la Pologne ; ceux que Lénine consacrera au Bund, le grand syndicat d’ouvriers juifs et aux problèmes des minorités de Russie ; la brutalité avec laquelle Staline tentera de résoudre ces problèmes en déportant les populations ; l’importance de la notion de « culture nationale » dans la Yougoslavie d’aujourd’hui ; les revendications contemporaines des minorités au sein de l’URSS. Enfin, avec les réflexions modernes sur l’ »identité nationale », l’ »impérialisme culturel », jamais les thèmes débattus par Bauer n’ont peut-être été aussi évidents, même s’ils naquirent autant d’une réflexion sur le marxisme que sur l’état de cette étrange Cacanie qu’évoque Robert Musil dans l’Homme sans qualités.

Regrettons seulement que la traduction d’un ouvrage d’une telle importance n’ait pas été précédée d’une introduction un peu plus détaillée, qui en retrace l’origine, en éclaire la complexité, au lieu de supposer de tout lecteur une immense culture politique et historique.

kautsky.jpg
                           Karl Kautsky

Otto Bauer, né en 1881 à Vienne, mort en exil à Paris en 1938, fut sans aucun doute le représentant le plus éminent de l’austromarxisme. Militant, journaliste, essayiste, théoricien d’une réelle envergure qui éveilla très tôt l’intérêt de Karl Kautsky, il demeure une figure de proue du socialisme international qui ne cessa de remettre en question ses propres théories. Au moment où il rédigea cette étude, en 1906, il n’avait que vingt-cinq ans, et c’est de l’issue de la révolution russe de 1905 qu’il espérait tirer un enseignement pour l’empire austro-hongrois. Sensible à toute l’histoire des relations entre l’Autriche et la Hongrie, il se passionna pour les événements qui déchirèrent son époque : antagonismes slaves, annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine, crise entre la Serbie et la Russie, tensions dans la péninsule balkanique, qui marquèrent profondément la politique de la monarchie austro-hongroise au début du siècle.

Conscient de l’incapacité de cette monarchie à résoudre par le haut cette question des nationalités – les Habsbourg non seulement brimèrent systématiquement les cultures nationales mais exploitèrent les antagonismes entre nationalités, – il acquit la conviction que cette question trouverait sa solution dans le socialisme. Alors qu’Engels misait sur la disparition des luttes nationales, Bauer a admirablement compris que le vingtième siècle serait celui de leur réveil. Et son livre tente d’apporter une réponse pour son temps, avec des solutions politiques concrètes (détermination des nations en personnes juridiques extra-territoriales, dissociation de l’auto-administration locale de l’autonomie nationale culturelle, réflexion sur la langue, la culture, le territoire) qui sont encore aujourd’hui riches d’enseignement.

ferdinandtnnies.jpg
        Ferdinand Tönnies

Marqué par Durkheim et Tönnies, Otto Bauer fait autant oeuvre d’analyste politique, de théoricien marxiste, de sociologue que d’historien. Tout un volume de son livre est consacré à une définition complexe du « caractère national » , de la « nation » , de son émergence depuis le féodalisme en saisissant aussi bien le processus historico-économique qui la constitue que les sentiments qui l’accompagnent. Loin de figer les peuples en entités éternelles, il les montre entraînés dans un perpétuel devenir. C’est ce qui l’amène à comparer l’Etat-nation moderne aux Etats multinationaux, produits d’une histoire infiniment complexe, dont la Russie et l’Autriche offraient d’étonnants exemples. Aucune des questions, brûlantes à son époque, n’est omise : il s’efforce de donner une réponse aux revendications nationales qui ne cessent d’éclater dans l’empire, observe l’évolution des relations de l’Autriche et de la Hongrie, les revendications des minorités, s’interroge sur la possibilité d’une autonomie nationale pour les juifs et surtout essaye de formuler une position claire de la classe ouvrière à cet égard, mettant en garde contre les collaborations de classes qui se dissimulent derrière les luttes nationales.

La préface qu’il écrivit à la seconde édition de l’ouvrage (1924) montre qu’il ne cessa de s’attacher à ces questions, qu’il revint sur ses positions initiales à la lumière de la révolution d’Octobre, du bolchevisme et de l’effondrement de l’empire. Nous sommes aujourd’hui bien loin des réponses qu’il apporta, mais encore au coeur des questions qu’il pose. Et comment nier que ses intuitions fondamentales – l’importance pour le XXe siècle du réveil des « nations sans histoire » , la certitude que toute nation est une communauté en devenir, que ce qui la fonde à travers l’histoire est une communauté de destin – nous interpellent toujours ? Plus qu’une contribution passionnante au marxisme, c’est toute la formation de l’Europe moderne qui resurgit, avec ses ombres et ses lumières.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

(1) Otto Bauer, la Question des nationalités et la Social-Démocratie (traduit de l’allemand par Nicole Prune-Perrin et Johannès Brune), EDI, Paris, 1988, 2 vol.

Le Monde Diplomatique:Littératures oubliées ou anéanties; Voix juives de Czernowitz

Samedi 17 septembre 2011

Article publié dans Le Monde Diplomatique; Juillet 1993

Littératures oubliées ou anéanties

Voix juives de Czernowitz

indersprachedermrder.jpg
In der sprache der Mörder

« Dans la langue des meurtriers » – l’exposition organisée sous ce titre au Literaturhaus de Berlin et montrée ensuite à Vienne, Salzbourg, Francfort et Düsseldorf – a pour seul but de ressusciter une littératue oubliée : celle des juifs de Czernowitz (1).

 bucovine.jpg

L’histoire de la Bukovine, dont cette ville fut le seul centre culturel important, est aussi ignorée que celle de ses habitants. Bordée par des collines et des plaines au nord et à l’est, au sud par les forêts des Carpates, elle touche la Bessarabie et la Galicie. Colonisée par les Romains, les Huns et les Goths, elle accueillit dès le treizième siècle une importante émigration juive, avant d’être soumise aux Tatars, aux princes de Moldavie, aux Turcs, aux Autrichiens, aux Roumains et aux Russes. En dépit des affrontements et des guerres, les juifs, les Tziganes, les Ruthènes, les Roumains, les Ukrainiens, les Allemands, les Polonais, les Tchèques, les Slovaques, les Hongrois et les Arméniens s’y fixèrent. Le rattachement à la monarchie austro-hongroise permit un remarquable essor culturel. Czernowitz, dont la moitié de la population était juive, vit s’ouvrir des théâtres, naître un grand nombre de journaux, de revues en langue allemande, des centres de piété fervente sous l’influence du hassidisme.

czernowitzcentreville.jpg
      Centre ville de Czernowitz

Après la guerre de 1914, la Bukovine devint une province roumaine. La vie culturelle s’y maintint malgré un fort climat d’antisémitisme. Avec l’occupation par l’armée rouge en 1940, puis le pacte entre Hitler et Staline, commencèrent les déportations de population. Plus de 100 000 Allemands émigrèrent. En octobre 1941, les troupes roumaines alliées à l’Allemagne nazie et les SS décimèrent la population, envoyant les juifs dans des camps de concentration. A nouveau occupés par l’armée rouge en 1944, Czernowitz et le nord de la Bukovine furent rattachés en 1947 à l’Ukraine.

L’immense mérite de cette exposition – et de son excellent catalogue, – c’est d’abord de briser le ghetto dans lequel on enferme si facilement les littératures juives d’Europe centrale, souvent avec les meilleures intentions, en n’y voyant que des témoignages sur un monde englouti. Les écrivains de Czernowitz écrivaient en allemand, la langue de leurs futurs bourreaux. S’ils étaient sensibles aux couleurs étranges des paysages de Bukovine, à cette rencontre entre l’Europe et l’Asie, à la diversité des habitants et de leurs moeurs, ils étaient surtout passionnés par les formes littéraires de la modernité européenne. C’est de ce monde qu’est issu Paul Celan. En dehors de quelques spécialistes, qui connaît encore l’histoire de ces écrivains et de ces poètes ? Qui se souvient que, dès la fin du dix-neuvième siècle, un auteur comme Karl Emil Franzos était traduit dans dix-sept langues ?

 paulcelan.jpg

Loin de se nourrir des récits hassidiques, chers à Martin Buber, ces écrivains juifs se sentaient proches de l’expressionnisme, de Gottfried Benn, de Carl Sternheim et d’August Stramm. Ils se reconnaissaient dans les théories anarchistes de Kurt Hiller ou de Ludwig Rubiner. Leur revue, Der Nerv, était attentive à toutes les formes d’expressions nouvelles comme à la Fackel de Karl Kraus. Sans doute étaient-ils tentés par l’exil à Berlin, Vienne, Bucarest ou Paris. Mais jusque dans les années 30, des poètes comme Moses Rosenkranz, Alfred Margul-Sperber, Georg Drozsowski, Alfred Kittner, Rosa Ausländer publièrent leurs recueils en Bukovine.

kurthiller.jpg
                 Kurt Hiller

Massacrés par les nazis, avec l’aide du dictateur rouman Antonescu, persécutés par Staline, certains se réfugieront, quand ils le purent, à Paris, Vienne ou New-York. Et c’est à partir des musées roumains et autrichiens, des collections privées qu’il faut reconstituer leur histoire, ressusciter leur mémoire. Des photos du jeune Paul Celan voisinent avec des revues d’avant-garde, des articles anarchistes cohabitent avec des éloges du bolchevisme. Rien, sur le plan poétique et politique, ne leur demeura étranger. A la modernité, ils voulaient ajouter leur petite pierre, oubliés dans leur lointaine province. Roumanisés, germanisés, russifiés, ils tenaient à affirmer la spécificité de leur identité. Dans cette Bukovine, on parlait de Freud et de Nietzsche, des poètes et des peintres d’avant-garde, comme de Büchner et de Dostoïevski. Là où battait aussi jadis le coeur de l’Europe, il n’y a plus aujourd’hui que le silence. En Russie, en Roumanie ou en Allemagne, on n’aime guère se rappeler leur histoire. Trop de mauvais souvenirs s’y rattachent. L’hommage que leur rend Berlin est aussi celui de la langue allemande.

Jean-Michel PALMIER.

(1) In der Sprache der Mörder. Eine Literatur aus Czernowitz Bukowina, catalogue de l’exposition du Literaturhaus de Berlin (avril 1993), sous la direction d’Ernest Wichner et Herbert Wiesner, 279 pages.

Le Monde Diplomatique « Quand l’Allemagne pensait le monde », de Michel Korinman.

Samedi 17 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique; Avril 1990.

« Quand l’Allemagne pensait le monde », de Michel Korinman

michelkorinman.jpg

L’ouverture du mur de Berlin, les discussions sur la garantie juridique internationale de la frontière Oder-Neisse ont redonné une actualité aux concepts d’une discipline pendant longtemps proscrite, la géopolitique. Dans la préface à la remarquable étude de Michel Korinman (1), dont le sous-titre « Grandeur et décadence d’une géopolitique » résume l’objet même du livre, Yves Lacoste rappelle avec raison à quel point la géographie allemande fut un milieu mouvant. Alors que les frontières françaises étaient solidement établies, celles de l’Allemagne, par suite de la poussée expansionniste de la Prusse, n’eurent pendant longtemps aucun contour définitif. Et si ce concept de géopolitique, discrédité par l’usage qu’en fit le national-socialisme, est aujourd’hui banni du vocabulaire, comment oublier que c’est justement en Allemagne qu’il naquit.

quandlallemagnepensaitlemonde.jpg

L’Allemagne, « pays des poètes et des penseurs » , fut aussi, plus curieusement, le pays des géographes et des professeurs de géographie, discipline qui fascinait Kant et dont Alexandre von Humboldt, frère du fondateur de l’université de Berlin, demeure le grand représentant. Cette génération de géographes qui parcoururent et explorèrent la terre entière permit à l’Allemagne de « penser le monde ». Les savants allemands (Büschning, Humboldt, Ritter et surtout Ratzel et Hausdorfer) ont non seulement contribué à l’enrichissement de la géographie puis de la géopolitique comme disciplines universitaires dans la Prusse du dix-neuvième siècle, mais aussi forgé l’idéologie de l’unification nationale, et parfois du pangermanisme.

 humboldt.jpg
                        Alexander von Humboldt

C’est dans l’analyse minutieuse de ces rapports, tantôt distants, tantôt étroitement imbriqués, de la géographie universitaire et de l’expansionnisme allemand, des intérêts théoriques et des objectifs militaires, que le livre de Michel Korinman est passionnant. Michel Korinman nous fait découvrir pas à pas, à travers des organes comme la Revue de géopolitique , les théories de ces professeurs, de ces géographes, de ces explorateurs qui, tout en édifiant une oeuvre scientifique, cherchaient pour l’Allemagne des possessions outre-mer et conseillaient l’installation de bases militaires en Chine.

A l’image habituelle d’une Allemagne démunie d’empire colonial, il substitue celle, infiniment plus nuancée, de la diversité des implantations allemandes à travers le monde, soulignant la fonction d’agence de renseignements que jouèrent les grandes firmes commerciales. La remarquable série de cartes de géographie anciennes qui illustrent son volume montre l’importance de la présence allemande à travers le monde, avant 1914, et permet de comprendre les interrogations politiques actuelles. Anéantie comme science, comme la Prusse fut abolie par décret, la géopolitique, en Allemagne, ressemble à ces volcans éteints dont on n’est jamais sûr qu’ils ne se réveilleront pas.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

(1) Michel Korinman, Quand l’Allemagne pensait le monde , Fayard, Paris, 412 pages.

Le Monde Diplomatique : La saison morte, Georgeta Horodinca.

Samedi 17 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique; Août 1990

ROUMANIE RAVAGÉE

Fantômes dans le brouillard

LA SAISON MORTE, de Georgeta Horodinca, Ramsay, Paris, 327 pages.

lasaisonmorte.jpg

La mémoire traverse l’histoire, à l’image de cette immense plaine du Danube dont la tristesse rejaillit sur tant d’évocations. Georgeta Horodinca nous offre avec cette Saison morte , directement écrit en français, l’un des plus beaux romans sur la Roumanie. L’émotion que l’on ressent à sa lecture tient autant à la musicalité de son style, à sa poésie, qu’à toutes ces images surgies du fond de la mémoire et dont chacune porte en elle son poids de souffrances historiques et d’espoirs déçus. Pour évoquer la Roumanie, des années qui précèdent la seconde guerre mondiale à la période stalinienne, elle a choisi quelques familles. Des gens simples, dont les existences entremêlent leurs fils. Un cheminot, en poste dans une gare minuscule et qui attend en vain sa mutation. Il recevra toujours la même réponse laconique : la conjoncture historique n’est pas favorable… En fait, la seule mutation qu’il obtiendra, c’est près du front, au moment où la guerre contre l’URSS est perdue. Figure grise sur un paysage gris : c’est à travers la tristesse de cette vie que l’auteur fait surgir tout un monde.

Une Roumanie avec encore des éléments de féodalisme, ses grands propriétaires terriens, ses villages dans la plaine, ses paysans. L’histoire les en déloge implacablement. Peu de passages du roman sont aussi effrayants que ceux qui évoquent les crimes commis par la Garde de fer, milices fascistes qui chassent les juifs et les massacrent, au nom de la « révolution nationale ». Ceux qui s’opposent à leurs exactions deviennent des traîtres. La guerre avec l’URSS entraîne de nouveaux pogroms. Mais la Roumanie est un allié peu sûr. L’alliance avec l’Allemagne hitlérienne engendre le malheur. La libération par l’armée rouge qui viole et pille n’apporte pas le bonheur.

Après les ravages de la guerre vient le temps des retrouvailles. Quelques instants de paix avant de nouveaux désastres. Massacrés par les fascistes, par les soldats roumains, les juifs sont toujours suspects. Georgeta Horodinca trace un portrait étonnant de l’instauration du communisme, des rêves qu’il fait naître et des désillusions aussi. Toutes les classes sociales sont représentées dans son admirable fresque. Le paysan victime de la collectivisation forcée, les ouvriers sceptiques ou enthousiastes et surtout la narratrice, une jeune fille comme les autres, qui, après une enfance passée dans une gare, découvre la ville, la politique à travers sa collaboration à un journal. Elle croit en la justice et se trouve confrontée à des structures ubuesques et kafkaïennes.

bucarestpalaisdeceaucescu.jpg
Bucarest – Palais de Ceaucescu -

De critique en autocritique, elle devient une non-personne lorsque la littérature de plan quinquennal remplace la réflexion critique. Tandis qu’on abat des quartiers entiers de Bucarest, qu’on édifie des constructions nouvelles dont la coupole s’effondre, elle reste à contempler des fantômes dans le brouillard. Sa vie aurait pu être heureuse. L’histoire en a décidé autrement. Il ne lui reste qu’un mélange de courage et de lucidité pour affronter la tristesse à venir. Seule, avec sa vie gâchée, elle se demande s’il est possible d’aimer entre le Danube et les Carpathes.

A travers ce roman exceptionnel, par sa sensibilité à vif, Georgeta Horodinca, écrivain roumain fixé depuis 1983 en France, nous offre sans doute l’une des oeuvres les plus fortes pour comprendre la Roumanie d’aujourd’hui. Dans sa description de ces vies qui s’étiolent, de la pauvreté du quotidien où les gestes les plus simples semblent perdre leur sens, elle est bouleversante.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

La saison morte, Georgeta Horodinca

Le Monde Diplomatique LE MYTHE ET LE RÊVE POUR FONDER L’UNITÉ; Aux sources culturelles de la « nation allemande »

Dimanche 11 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique ; Janvier 1990

LE MYTHE ET LE RÊVE POUR FONDER L’UNITÉ

Aux sources culturelles de la « nation allemande »

La coupure entre les deux Europes avait fait oublier combien sont tenaces les valeurs culturelles enracinées dans l’histoire des peuples. A l’ouest du Vieux Continent, voici que s’avive la crainte d’une hégémonie de l’Allemagne réunifiée, hégémonie toute économique cette fois, mais nourrie d’une riche culture de la germanité . Tandis que la France, berceau des droits de l’homme, se laisse à nouveau gagner par un racisme xénophobe à l’égard des immigrés, qui désormais peut s’exprimer librement quitte à pervertir l’idée de liberté .                                                   Par Jean-Michel PALMIER *

Peu de discours sur la nation, en Europe, ont été perpétuellement chargés d’un poids d’émotion aussi fort qu’en Allemagne. Peu de peuples sont demeurés aussi sensibles à sa magie, pour le meilleur et pour le pire. Dans un pays divisé, où le rêve d’une réunification cesse d’être un slogan réactionnaire, la référence à la « nation allemande » garde encore aujourd’hui quelque chose de mythique, qui éveille la méfiance même en RFA. A la diversité des particularismes qui se sont affirmés dans l’histoire, ce rêve oppose l’unité de la culture et de la langue.

Mais dans un pays où le nationalisme mystique a fait tant de ravages – du pangermanisme belliqueux du dix-neuvième siècle à la germanolâtrie raciale de l’époque nazie, – la seule référence aux « minorités allemandes » de Roumanie ou de la Volga suffit à agacer les milieux progressistes, à l’Est comme à l’Ouest, qui craignent toujours, en particulier dans le projet de fédération des deux Etats, de voir resurgir l’éternelle nostalgie du « Grand Reich ».

Problématique bien peu compréhensible dans un pays comme la France, où l’unité nationale s’est affirmée régulièrement au fil des siècles et des événements vécus en commun, autour d’une dynastie, d’une capitale et d’une culture éminemment centralisée. Comment imaginer qu’à l’époque où, en dépit des déchirements qu’elle avait provoqués, la Révolution française créait, à la faveur de nouvelles structures, le lien le plus fort que la France ait connu, l’Allemagne comme nation n’existait pas encore ? Son unité était plus culturelle que politique. Elle s’appuyait beaucoup plus sur des symboles que sur des faits : des figures d’empereurs mythiques qui donnèrent au Reich médiéval le désir d’éclipser Rome, et dont Ernst Kantorowicz, dans les Deux Corps du roi (1), a admirablement analysé l’aura messianique, de Charlemagne à Frédéric II. Elle enveloppait la Réforme et Luther, l’apparition de l’allemand comme langue commune et littéraire, une sensibilité diffuse, à jamais marquée par cette blessure de l’absence d’unité.

lesdeuxcorpsduroi.png

Peu d’époques en ont autant souffert que celle du romantisme. La nostalgie qu’elle suscite se retrouve dans le malaise du Werther de Goethe face à l’Allemagne de son temps, chez l’Hyperion de Hölderlin, à travers la dissonance qui marque le théâtre du jeune Schiller, les théories de la langue de Herder, la vision de l’Etat chez Hegel, son admiration pour la Révolution française, l’évocation du Saint Empire romain germanique chez Novalis et la référence à la Grèce antique, symbole de l’harmonieuse totalité. C’est encore elle qui donnera son sens aux Discours à la nation allemande , de Fichte, au patriotisme antinapoléonien des « guerres de libération », à l’image de la Prusse unificatrice de Bismarck.

Dans un essai récent en tous points remarquable, France Allemagne, deux nations, un avenir (2), Joseph Rovan s’interrogeait sur le nombre d’habitants de la France qui, à l’époque de Louis XIV, savaient qu’ils étaient français. Le parallèle avec l’Allemagne est pourtant discutable. Car, depuis la fin du féodalisme, de l’administration savoyarde sur certaines provinces comme le Bugey, les archives de la plus petite commune montrent que l’identité française avait un sens. Un Poméranien de la même époque, lui, se savait prussien, et le mot « allemand » ne signifiait presque rien.

josephrovan.jpg
        Joseph Rovan

Comment nier que, en dépit des rêves les plus grandiloquents du pangermanisme, la notion de Heimat , de pays, de patrie, ait souvent désigné, pour beaucoup – que l’on songe seulement au « provincialisme » de Heidegger, – avant tout un paysage, des traditions, un coin de montagne ou de forêt, tandis que les courants philosophiques se déterminaient encore, jusque dans les années 20, par leur localisation géographique, comme jadis le drame baroque était silésien ? Dès lors, on comprend à quel point la saisie du sentiment national allemand, hors de son contexte, de son histoire, est impossible. Deux études magistrales le soulignent (3). Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Age , de Charles Higounet, retrace, avec une précision et une maîtrise exhaustives, l’histoire d’un rêve : l’expansion vers l’est à travers un gigantesque mouvement de colonisation.

charleshigounet.jpg

Dès le Ve siècle, les tribus germaniques furent en contact avec les peuples slaves, privés d’unité, à l’exception des Tchèques et des Slovaques. Aux affrontements qui opposèrent Charlemagne aux Saxons et aux Sorabes (dont il existe encore une minorité en Allemagne du Nord) succédèrent ceux des Francs et des Bulgares. Dès la première moitié du neuvième siècle, une mission d’évangélisation fut confiée à l’évêché de Hambourg, tandis que l’Eglise bavaroise faisait progresser le christianisme en pays slovène. Louis le Germanique poursuivit avec succès cette politique d’expansion vers l’est, soumettant les tribus de l’Elbe et les Sorabes, tandis que les dignitaires tchèques recevaient le baptême et que les Grecs de Salonique évangélisaient les Moraves.

A la fin du neuvième siècle, l’effort de colonisation allait se heurter à une forte résistance, et l’expansion germanique dut se transformer en colonisation intérieure. Mais les incursions dans les pays slaves ne cessèrent pas pour autant. L’accession au trône de la famille de Saxe en 919 se traduisit par une nouvelle offensive, en même temps que s’intensifiait la lutte contre les Hongrois. Les terres conquises furent transformées en marches, tel l’actuel Brandebourg. De nouveaux évêchés furent créés. Même si, à partir du dix-neuvième siècle, les rois allemands durent affronter de véritables Etats, comme la Pologne et la Hongrie, la colonisation et l’évangélisation ne cessèrent de progresser à travers la Baltique, tandis que l’on défrichait la Haute et Basse-Autriche, que la Moravie et la Silésie achevaient d’être colonisées.

alexandrenevski.jpg

L’avancée des chevaliers Teutoniques à partir de la Prusse, immortalisée par l’ Alexandre Nevski d’Eisenstein, en est demeurée le symbole ; comme ces Allemands de la Volga parlant l’allemand de Luther, déportés par Staline, parmi lesquels Piscator rêva, après l’avènement de Hitler au pouvoir, de faire renaître un théâtre antifasciste, rappellent le rôle qu’ils jouèrent, comme paysans, à l’époque de Catherine II. On comprend aussi les réactions ironiques qu’éveilla auprès des historiens la décision de la RDA de réériger symboliquement le quadrige de la porte de Brandebourg orienté vers l’est, alors que Napoléon lui avait fait subir le mouvement inverse. Que dire enfin de toutes les polémiques contemporaines suscitées par la référence, dans les deux Allemagnes, à la Prusse, dont la naissance et la disparition en tant qu’entité politique sont toujours aussi controversées, exemple surprenant d’une identité qui survit dans la mémoire, alors même que l’Histoire lui a retiré toute réalité ?

 francisrapp.jpg

L’essai de Francis Rapp les Origines médiévales de l’Allemagne moderne s’attache à décrire un phénomène non moins essentiel : la naissance de l’Empire allemand à partir du quatorzième siècle. L’avènement de Charles Quint au pouvoir (1519) a montré à quel point l’idée d’empire était restée puissante en Allemagne, même sous la forme d’un émiettement de principautés. La volonté d’universalité ne cessa de se heurter aux particularismes. Pourtant, cette division du pouvoir politique n’entravait aucunement le développement urbain et sa richesse. Le principal mérite de Charles IV (1346) avait été de consolider l’empire et de permettre la naissance de la civilisation bourgeoise. Le déferlement de la peste noire (1348-1350) accéléra la concentration des villes.

Une longue quête d’identité

Mosaïque d’Etats, l’Allemagne aspire à l’empire comme à la seule forme supranationale dans sa diversité. Même s’il n’existe aucun pouvoir allemand, les habitants prennent conscience de leur identité, de leur parenté, à travers la langue de Luther. Aussi la Réforme fit-elle naître tant d’espoirs politiques. Si l’Empire ne comprend pas que des Allemands et si les chevaliers Teutoniques de la Prusse lui échappent, le particularisme des dialectes et des mentalités n’empêche pas le développement de la notion de patria communis qui, dès cette époque, s’identifie à une mission, à un idéal à réaliser. Le mythe de l’empereur de la fin des temps, le lien étrange qu’il entretient avec l’Antéchrist joueront un rôle essentiel dans les utopies allemandes issues des prophéties de Joachim de Flore. Le mythe qui resurgit dans les époques de misère et de calamités, face aux menaces extérieures, cristallisant un véritable sentiment national.

joachimdeflore.jpg
                  Prophèties de Joachim de Flore

Etrange époque où une identité se cherche à travers des symboles, sans traduction politique réelle, et, à travers les siècles, demeurera l’un des plus puissants ressorts du sentiment populaire. Sans doute la fin de l’Empire, la naissance de la république de Weimar ont-elles sonné le glas de ces aspirations. Mais les nazis sauront les faire renaître, avec la réactivation du mythe archaïque du IIIe Reich, face à une république accusée d’être sans racines et cosmopolite, à l’image de la culture berlinoise. La question des minorités allemandes redeviendra un facteur d’agitation politique, témoignage d’un phénomène né quelque dix siècles auparavant.

louisdupeux.jpg

Dans son essai sur l’Histoire culturelle de l’Allemagne (4), Louis Dupeux souligne à juste titre la difficulté de saisir cette unité culturelle de l’Allemagne qui doit tant à ses particularismes. Décrivant cette histoire comme « hachée par les événements » , il en cherche pourtant la logique. Si l’on ne saurait partager toutes ses analyses politiques et certains de ses jugements, ce livre a l’immense mérite, dans sa clarté, de montrer à quel point l’entité culturelle allemande a toujours été aussi riche que contradictoire et demeure difficile à saisir aujourd’hui encore. La notion même de littérature allemande en est le vivant symbole.

thomasmnzer.jpg

L’histoire de ces provinces, de ces villes, de ces marches qui donnèrent naissance à l’Allemagne moderne, de ces communautés d’expression allemande qui forgèrent sa culture, semble toujours actuelle. Dès lors, comment s’étonner de voir la contestation renaître là où, justement, Thomas Münzer, le prophète de la « guerre des paysans », qui voulait construire avec les pauvres le paradis de la justice sur la Terre, avait levé le poing face aux seigneurs allemands et à Luther ?

Jean-Michel PALMIER.

*Auteur de Weimar en exil, Payot, Paris, 1988 et Retour à Berlin, Payot, 1989 

Voir aussi : ▪ Noces perverses                                             

(1) Ernst Kantorowicz, les Deux Corps du roi , Gallimard, Paris, 1989, 640 pages,270 F.

(2) Joseph Rovan, France Allemagne, deux nations, un avenir , Julliard, Paris, 1988, 298 pages,140 F.

(3) Charles Higounet, les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Age , Aubier, Paris, 1989, 454 pages., 195 F, et Francis Rapp, les Origines médiévales de l’Allemagne moderne , Aubier, Paris, 1989, 436 pages, 172 F.

(4) Louis Dupeux, Histoire culturelle de l’Allemagne , PUF, Paris, 1989, 365 pages, 165 F.

MD SURMONTER LE PASSÉ, ABOLIR LES PRÉJUGÉS Que reste-t-il de la culture est-allemande ?

Dimanche 11 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique; Octobre 1990

SURMONTER LE PASSÉ, ABOLIR LES PRÉJUGÉS

Que reste-t-il de la culture est-allemande ?  Par Jean-Michel Palmier*

Tout au long de l’été, alors que se préparait dans la fièvre l’unification allemande, une violente polémique se poursuivait dans les milieux intellectuels de la RFA à propos du livre Ce qui reste de Christa Wolf, la romancière (est-)allemande la plus lue et la plus traduite dans le monde. Ce vif débat en occultait un autre : que vont devenir, dans une économie de marché, les institutions culturelles de la RDA, parfois de grand prestige international mais entièrement subventionnées par l’Etat ?

Par la diversité de son oeuvre, la beauté de sa langue, le courage de ses prises de position politiques, la romancière Christa Wolf peut être considérée comme la figure de proue de la littérature est-allemande. Cette femme, perpétuellement à l’écoute du quotidien, qui, dans tous ses livres, ausculte son pays comme on entend battre un coeur humain, est un témoin privilégié des crises, des espoirs et des échecs de la RDA. L’auteur de Cassandre (1), fresque mythico-politique qui lui valut en son temps bien des difficultés avec les autorités de Berlin-Est, porte sur le passé et l’avenir de la culture de l’Allemagne de l’Est un regard lucide.

cassandre.jpg

Les traductions récentes en français de Scènes d’été et de Ce qui reste (2), le concert d’insultes qui a accompagné la publication de ce dernier livre en RFA, les débats auxquels elle a récemment participé en France (où elle jouit d’un grand prestige), les inquiétudes qu’elle y exprime, sont des symptômes révélateurs des questions qui assaillent de nombreux écrivains d’Allemagne de l’Est quant au destin de leur culture spécifique.

Née en 1929, spectatrice du nazisme et de la guerre, Christa Wolf est la romancière de la mémoire. C’est en chacun, comme des cicatrices, que s’inscrit l’histoire. Dans tous ses livres, elle interroge à partir d’un événement, d’une expérience. Comme Faulkner, elle sait que « le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé ». Cette remarque qu’elle a incorporée au premier chapitre de Trame d’enfance (3), son grand récit autobiographique, apparaît d’emblée comme une critique du mythe sur lequel s’était édifiée la RDA. L’antifascisme proclamé, le rôle que jouèrent dans sa fondation les anciens exilés, plaçaient ses habitants au-dessus de toute critique. Ils n’avaient aucune part au « travail de deuil », à la culpabilité qui incombaient à la RFA « réactionnaire ».

tramedenfance.jpg

Christa Wolf montre au contraire que c’est en chacun qu’il importe de débusquer le monstrueux et que bien peu sont innocents des crimes commis. Leur silence, leur lâcheté les impliquent aussi. Le Ciel partagé (1963) évoquait la division de l’Allemagne à travers un couple, les motivations qui poussaient l’un à quitter la RDA et l’autre à y demeurer. Tous ses romans postérieurs ont confirmé son éblouissante technique, sa capacité de nous émouvoir à travers l’évocation de l’époque romantique, du passé nazi ou du présent. Récusant l’étroitesse du réalisme, elle traque au sein du quotidien, la tristesse, les espoirs déçus, les rêves meurtris, l’imaginaire. On l’exhorta à la prudence. Elle refusa de se taire et sa vision se fit de plus en plus critique, parvenant à rassembler l’intrigue de chaque roman autour d’une journée, d’un incident, révélateurs de toute une société.

Scènes d’été renoue avec l’univers de la Cerisaie de Tchekov. Des amis sont réunis, l’été 1976, dans un coin perdu du Mecklembourg. Ils parlent de choses parfois insignifiantes. Intellectuels, ils restaurent des fermes et découvrent la campagne, l’amitié, la vie des gens simples. Il faisait chaud cette année-là – et « jamais le ciel avec son bleu tyrannique ne fut plus implacable ». Leur idylle est troublée par le pressentiment d’une catastrophe, la certitude que cette société, qu’ils semblent fuir dans la nostalgie des paysages, est un monde malade. Ils voudraient conserver désespérément ces moments de bonheur et de liberté qu’ils ont connus pour si peu de temps. L’orage qui déchirera leur ciel, ce sera le retrait au poète Wolf Biermann de sa nationalité est-allemande et son expulsion en novembre 1976.

scnesdt.jpg

Rude crise pour cette génération. Partir ? Non, car, comme le dit Christa Wolf quand on l’interroge, la RDA, c’était son pays, celui de ses espoirs. Elle aimait ses habitants et voulait se battre pour eux. Protester, dénoncer la stupidité d’une telle mesure, elle le fit plus que tout autre. Les conséquences nous sont racontées dans Ce qui reste. Ce court récit commence par ces mots laconiques : « N’aie pas peur. »

Ayant dénoncé, dans Cassandre , l’emprise croissante de la police politique, la Stasi, celle-ci riposta en la faisant surveiller ostensiblement. Trop célèbre pour qu’on la persécute physiquement, il s’agissait de la démoraliser. En regardant par la fenêtre les trois jeunes messieurs en anorak, qui ingurgitent des saucisses dans une Wartburg blanche, en face de chez elle (lire l’extrait ci-dessous) ; en observant les traces de pas si visibles qu’ils ont laissées dans son appartement, elle comprend que cette surveillance est un avertissement, une provocation. Ceux qui la surveillent font leur métier. Elle les plaint. Ce sont de simples fonctionnaires. Parfois, ils répondent ironiquement à ses signes. Il s’agit seulement de la décourager d’écrire. Cette longue journée de 1979 où elle découvrit qu’elle faisait l’objet d’une surveillance nous est contée, dans Ce qui reste , dans ses moindres détails, avec sa tristesse et ses angoisses.

Christa Wolf sait qu’on lit ses livres et qu’un jour, dans sa « nouvelle langue libre » , elle pourrait également parler de cela, de cette journée de 1979, presque banale. Ce qui reste , publié en 1989, a fait l’objet, en RFA, de la part de certains critiques, d’une campagne d’insultes et de dénigrement. Et c’est sans exagération que Walter Jens, le président du Pen Club ouest-allemand, a pu évoquer l’époque du maccarthysme. A l’auteur de Cassandre , critique implacable du pouvoir bureaucratique qui régnait en RDA, on reproche d’avoir « manqué de courage civique » , d’avoir attendu la fin du régime Honecker pour prendre des risques. Le critique Juergen Serke ne voit dans son récit que les « jérémiades d’une hypocrite destinées aux hypocrites ».

 

Christa Wolf reconnaît avoir été surprise et atteinte par cette campagne ( Cf. Libération , 20 septembre 1990), même si l’image qu’on a forgée d’elle est mensongère pour quiconque connaît son oeuvre et son itinéraire politique. Elle y voit un symptôme des difficultés de compréhension des intellectuels ouest-allemands à l’égard de ceux de l’Est, même si, parmi les premiers, plusieurs, dont Günter Grass ( Spiegel , 16 juillet 1990), ont manifesté leur indignation. Cet exemple est révélateur des problèmes que ne manqueront pas de rencontrer ceux qui, même critiques ou opposants, représentèrent la vie culturelle de la RDA.

Un idéal non réalisé

Avant de devenir un Etat bureaucratique et autoritaire, masquant derrière les statistiques de ses « réussites industrielles » le malaise quotidien vécu par chacun, la République démocratique allemande tenta de donner forme à un rêve : celui, forgé par Heinrich Mann et tant d’exilés de 1933, de créer une « autre Allemagne », réellement démocratique. Les écrivains y prirent une part active, même si, assez vite, des scissions profondes les séparèrent. Certains s’identifièrent au pouvoir, d’autres critiquèrent cette caricature de socialisme. Dès les années 50, au sein du monde de la culture, les crises furent violentes, marquées par l’arrestation de Walter Janka, ancien directeur des éditions Aufbau, condamné en 1957 avec Gustav Just, Heinz Zöger et Richard Wolf à cinq ans de prison. La publication à l’automne 1989 des souvenirs de Walter Janka, Schwierigkeiten mit der Wahrheit , chez Rowohlt, de ceux de Gustav Just, ancien rédacteur en chef de l’hebdomadaire Sonntag , parus récemment chez Luchterhand (Zeuge in eigener Sache) , permettent d’en découvrir les péripéties.

walterjanka.jpg
Walter Janka

Les disciples de Georges Lukacs, comme Walter Harich, furent à la fin de 1956 déférés devant les tribunaux. Ceux qui avaient été les compagnons de lutte en exil de tant d’opposants à Hitler témoignèrent parfois contre eux, créant des scissions irréversibles. Le même phénomène s’est produit à propos de l’affaire .

wolfbiermann.jpg
Wolf Biermann
 

Sans doute les écrivains de RFA sont-ils aussi divisés politiquement, mais on ne trouve pas parmi eux cette angoisse de la trahison et de la lâcheté si fréquemment évoquée par ceux de RDA, comme Christa Wolf. Si en RDA et en RFA les écrivains eurent à prendre position autour de crises, ce n’était pas les mêmes et, aujourd’hui, les auteurs de RDA constatent que ce qu’ils ont vécu (4) est à peine compréhensible pour leurs confrères de l’Ouest qui n’ont jamais connu la censure.

walterharich1.jpg
Walter Harig

Divisés entre eux, les écrivains de RDA se heurtent parfois, à l’Ouest, à d’étranges préjugés qui se sont accentués depuis les événements de 1989. Critiques à l’égard du système, beaucoup n’ont jamais cessé de croire à cet idéal socialiste ; ils ont refusé de quitter leur pays, de le renier, ce qui pouvait apparaître à l’Ouest comme un compromis inacceptable. Ce mécanisme est évident aujourd’hui dans les réactions qui visent, en RFA, ceux qui à l’automne 1989 participèrent aux mouvements de citoyens et souhaitaient néanmoins maintenir une certaine autonomie de la RDA. On leur reproche leur naïveté et leur fidélité à cet idéal. Curieusement, on ne dit rien contre les écrivains proches du pouvoir est-allemand qui n’ont jamais signé le moindre appel.

Christa Wolf reconnaît que pour les intellectuels critiques, dès 1968, après les événements de Prague, leur foi dans la possibilité de construire le socialisme dans les pays de l’Est s’était effondrée, mais qu’ils ont continué à considérer que la RDA était « un lieu de frictions » important que l’on ne pouvait abandonner et ils ne voyaient pas d’autre voie que celle de « tenir bon ». Elle souligne que la RDA fut pendant longtemps, pour les Allemands, un « espace de projection émotionnel » et que, en tant qu’écrivains, ils demeurent doublement suspects : on leur reproche leur foi inébranlable dans leur idéal, mais aussi de ne pas l’avoir réalisé.

Des créations menacées

C’est justement ces difficultés extrêmes apportées à la création qui en expliquent la richesse. Or ces structures culturelles sont aujourd’hui menacées. L’édition, tout d’abord. Alors que les oeuvres littéraires de qualité en RFA sont mal défendues au sein des grands groupes d’édition fascinés par la littérature de grande consommation, la RDA s’est dotée très tôt d’un système d’édition remarquable. Au nom de l’antifascisme qui présidait à la naissance du régime, une large partie des auteurs progressistes de la République de Weimar, qui avaient choisi l’exil en 1933, ont été réédités alors que, jusque dans les années 60, certains de ces auteurs, en RFA, étaient soigneusement oubliés. Que l’on songe seulement au destin de Heinrich Mann (1871-1950, frère de Thomas et auteur de Professeur Unrat , 1905), reconnu si tard par Lübeck, sa ville natale, en raison de ses convictions progressistes et du prestige dont il jouissait en RDA.

heinrichmann.jpg
Heinrich Mann 

Un simple regard sur les productions d’éditeurs comme Aufbau Verlag, Akademie Verlag, Henschel Verlag, permet de prendre conscience de la qualité des livres, de l’abondance des traductions. Dans le domaine du théâtre, du cinéma, de l’histoire de l’art, c’est souvent en RDA, malgré la censure, qu’on trouve les meilleurs ouvrages, les études les plus minutieuses – ainsi sur la littérature de l’exil, – même si certaines oeillères idéologiques sont aussi perceptibles.

On imagine mal comment ces éditeurs pourraient maintenir la qualité de leur production en faisant fi de la rentabilité. Et avec quels subsides ? Ils devront au moins réorganiser tout leur système de distribution. La question des droits d’auteur est aussi complexe. Un certain nombre d’écrivains – « classiques » comme Bertolt Brecht – ou modernes sont simultanément publiés en RDA et en RFA. Même si les éditeurs de RDA parviennent à se maintenir – mais le rachat de certains par ceux de la RFA est probable – le choix des éditeurs de l’Ouest par les auteurs concernés sera pour eux une perte considérable.

volkerbraun.jpg
Volker Braun

La littérature est-allemande a développé, en réaction à la censure et aux dogmes esthétiques du réalisme, une richesse de formes, une subtilité de langage – dont témoignent en particulier Christa Wolf et Volker Braun – que l’on trouve rarement en RFA. Il n’est pas certain que cette spécificité puisse se maintenir. Et son public risque également de se réduire. Une fois « avalés par la RFA », les lecteurs ouest-allemands auront-ils encore le même intérêt pour les auteurs de la RDA ? Quant aux lecteurs est-allemands, ils manifestent déjà leur soif de lectures « occidentales », si longtemps réprimée, et risquent de délaisser les auteurs qu’ils lisaient jadis.

La situation des organismes culturels n’est guère plus brillante. La plupart des subventions sont suspendues. Les théâtres – remarquables en RDA – s’orientent déjà vers un répertoire plus léger et plus commercial. Les arts plastiques avaient aussi, à côté des styles réaliste et académique officiels, leurs novateurs. Leur destin en RFA est problématique. Les critiques et les journalistes soulignent, avec ironie, que la seule chose qu’ils ne doivent pas réapprendre, c’est la grammaire allemande. Les grands studios de cinéma de Babelsberg, où furent tournés depuis 1913 tant de classiques du cinéma allemand, de l’Etudiant de Prague au Testament du docteur Mabuse , de Fritz Lang, ont maintenu – malgré les traces d’une censure tatillonne – une production de haut niveau (5). Ils risquent de fermer pour des raisons commerciales.

D’une manière générale, les réalisations culturelles de la RDA n’étaient possibles que grâce au financement étatique. Le système fédéral décentralisé, qui le fait désormais dépendre des subventions des Länder, rend leur continuation à peu près impossible. Or, en RFA, les problèmes de financement de films de qualité, qui conduisirent les cinéastes de la génération de Fassbinder, au tournant des années 60, à s’autoproduire, laissent pessimiste sur les chances de maintenir la qualité des films. D’où l’inquiétude conjuguée des techniciens, réalisateurs de la DEFA, la grande société de production de la RDA, et de certains cinéastes ouest-allemands comme Helma Sanders-Brahms, qui a sollicité l’intervention de M. Jack Lang pour défendre ces studios au nom du patrimoine européen (6).

helmasandersbrahms.jpg
Helma Sanders Brahms

Il existe bien d’autres sujets d’inquiétude : le rapport des citoyens de RFA à ceux de la RDA se métamorphose sans cesse. Les « Allemands de l’Est » ne sont plus simplement des « frères à qui l’on distribue des bananes », mais des « gens étranges » qui osent aussi revendiquer. Au lieu de remercier ceux qui les tirent de leur misère, et de leur grisaille, ils se permettent d’évoquer le problème des interdictions professionnelles, de parler de droits syndicaux, des conquêtes du féminisme, garanties par l’ancienne RDA, dans un Etat hiérarchisé et autoritaire, mais non par la Loi fondamentale de la RFA. Dans quelle mesure les fonctionnaires est-allemands pourront-ils intégrer les administrations de RFA, et selon quels critères idéologiques ?

Même sur des questions secondaires, des divergences profondes apparaissent, qu’il s’agisse du projet d’unification des deux Pen Club allemands ou de l’avenir de l’Institut culturel de la RDA à Paris. Cet Institut n’a jamais songé à cacher les déboires de son pays. Une collaboration avec l’Institut Goethe (RFA) semble difficile, même si des manifestations communes sont envisagées.

Que dire de Berlin et de son extraordinaire créativité ? Sans doute les projets d’ « unification » rapide de la ville ont-ils échoué. L’initiative du nouveau bourgmestre de Berlin-Est, M. Tino Schwierzina, de faire siéger au conseil municipal trois sénateurs (ministres) de Berlin-Ouest a provoqué un refus unanime du projet. Mais, au-delà de l’unité politique, de la restructuration de l’espace, c’est une certaine atmosphère de la ville qui est menacée. Pendant longtemps, l’ancienne capitale du Reich servit de véritable palier de décompression entre les deux Allemagnes. Les artistes et écrivains dissidents de RDA s’y fixaient, car ce n’était plus Berlin-Est et pas encore la RFA. Nombre d’auteurs et d’artistes de RFA s’y installaient, à cause de son atmosphère, ses cicatrices qui représentaient le poids du passé et de l’Histoire. On peut se demander quel sera le destin de cette ville et ce qui en subsistera.

Impossible retour en arrière

Conscients des difficultés qu’ils vont devoir affronter, les écrivains de RDA ont la même certitude : il n’y a pas de retour possible en arrière. Les plus inquiets sont heureux d’avoir assisté à l’effondrement d’un système politique honni, du mur qui le symbolisait, d’avoir été les témoins de la fin de la guerre froide et de la découverte d’une liberté que nul n’osait espérer si vite.

Christa Wolf résume admirablement cette situation lorsqu’elle affirme que, pour elle et ceux qui lui sont proches, les temps à venir seront mouvementés. Même si, politiquement, il n’existe plus de RDA, elle restera attachée à ses paysages, à ses habitants. Chaque génération doit rendre des comptes. Et les écrivains qui ont contribué à ébranler le régime, à en révéler les tares, doivent aussi, selon elle, payer leur échec, se livrer à un examen de conscience, sans trahir l’idéal pour lequel ils ont combattu. C’est encore à la littérature qu’il incombe « de surmonter le passé, d’ouvrir de nouvelles portes, d’abolir les préjugés ». Toutefois, ce n’est pas sans tristesse qu’elle cite ces vers d’un court poème écrit récemment par Volker Braun : « Mon pays va vers l’Ouest et tout mon texte devient incompréhensible. »

 Jean-Michel PALMIER.

* Auteur de Weimar en exil, Payot, Paris, 1988, et de Retour à Berlin, Peyot, Paris, 1989. 

(1) Cassandre. Traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbeir. Alinéa, Aix-en-Provence, 1985.

(2) Scènes d’été. Traduit de l’allemand par Lucien Haag et Marie-Ange Toy. Alinéa, 1990. Ce qui reste. Traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi. Alinéa, 1990.

(3) Trame d’Enfance. Traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi, Alinéa, 1987.

(4) Cf. Nicole Casanova, « Les écrivains d’Allemagne de l’Est », le Monde diplomatique , janvier 1981.

(5) Lire : Ignacio Ramonet, « L’histoire et le présent dans le cinéma d’Allemagne de l’Est », le Monde diplomatique , septembre 1981.

(6) Cf. Cahiers du cinéma , Paris, septembre 1990.

Le Monde Diplomatique « TÊTE DE TURC », de Günter Wallraff; Une société démasquée.

Samedi 10 septembre 2011

Article paru dans Le Monde Diplomatique; Avril 1986

« TÊTE DE TURC », de Günter Wallraff

guntherwallraff2.jpg

Une société démasquée

Depuis son irruption dans les médias allemands, Günter Wallraff n’a cessé d’affirmer qu il faut se déguiser pour démasquer la société. En 1977, il était parvenu à se faire embaucher, sous une fausse identité, dans la rédaction régionale de la Bild Zeitung , appartenant au groupe Springer, et en tira un document étonnant, le Journaliste indésirable (Maspero, Paris, 1978), qui analysait le fonctionnement d’une certaine presse à grand tirage. Il a récidivé, mais cette fois-ci en se glissant dans la peau d’un ouvrier turc. Grâce à une perruque, des lentilles de contact, la transformation de son allemand en sabir, il est devenu Ali Senorlioglu, ouvrier non qualifié mais robuste, sans carte de travail mais prêt à faire les travaux les plus pénibles et les plus mal payés. Le livre qui raconte cette expérience, Tête de Turc (1) – en allemand : Ganz unten , « Tout en bas« , – a immédiatement connu un énorme succès de curiosité et d’estime en République fédérale allemande. Vendu en une semaine à 600 000 exemplaires, il constitue un miroir – hélas ! pas spécialement allemand – où l’on se regarde, assez interloqué, sans oser se reconnaître.

gwallraffttedeturc.jpg

Wallraff-Ali s’est enfoncé dans la jungle des villes et les chantiers d’usine pendant deux ans et demi. Juste assez pour ne pas se ruiner définitivement la santé et en tirer un bilan accablant des rapports qui régissent, dans nos sociétés, le profit, la rentabilité et la moralité.

Ali n’aura aucun mal à devenir l’un de ces travailleurs immigrés corvéables à merci et sans visage. Qu’il soit turc a finalement assez peu d’importance : il pourrait tout aussi bien être arménien, algérien ou portugais. Il est tout simplement « en bas de l’échelle sociale » et « non-allemand » . On n’en veut pas spécialement à sa couleur, à sa nationalité ou à sa religion. Le problème, c’est qu’il n’existe pas, qu’il n’est pas vraiment un homme. Dans un monde régi par l’informatique, les assurances, les cartes de travail, de séjour et d’identité, où chacun se définit par les assises juridiques, religieuses, politiques de son existence, il a le malheur d’être en marge de tout, Moins un visage qu’une ombre, un zombi musclé, en marge de la société, en marge de la vie et de l’humanité.

Et c’est d’abord cette logique kafkaïenne – que les citoyens « normaux » ne connaissent pas – que Wallraff donne à voir. Il lui suffit de rédiger une annonce-piège affirmant qu’il est prêt à effectuer un travail pénible et mal payé pour qu’on fasse de lui un véritable esclave. Qu’on ne s’y méprenne pas : les gens qui l’exploitent et le martyrisent ne sont pas forcément racistes ou sadiques. Ils tirent seulement les conséquences logiques de son état de sous-homme en lui confiant des tâches infectes, dangereuses et humiliantes, dont chacune suffirait à transformer un homme « normal » en moribond. Il n’a guère le choix : s’il veut être payé à la fin de la journée, il doit tout accepter. On a besoin de sa pauvre force musculaire, si peu payée, pour réaliser d’excellents profits. Lui, il doit seulement ne pas mourir de faim. Pourtant, il se heurte à la même logique : s’il n’est pas reconnu par la société et ses lois, il ne doit rien en attendre. S’il proteste, on le congédie sur l’heure, et s’il n’est pas content, il n’a qu’à repartir en Turquie.

lejournalisteindsirable.jpg

L’horrible du récit, c’est que sa souffrance, son état physique, sa détresse morale n’intéressent rigoureusement personne. Puisqu’il n’est pas un ouvrier en règle, il est parfaitement normal qu’il respire de la poussière d’amiante, suffoque dans la saleté, vive dans une cave humide ou une voiture abandonnée. Ses négriers-tortionnaires ne sont pas une bande de fascistes mais des employés des grandes firmes de l’industrie allemande, se souciant aussi peu de son destin individuel que ces entreprises qui, sous le IIIe Reich, utilisaient le travail des détenus des camps de concentration. Ali est surtout confronté à un monde de fonctionnaires qui ne connaissent que la logique de la rentabilité et du profit. Etranger, il le restera toujours et aucune communauté n’en veut. Même lorsqu’il se rend chez des curés pour se faire baptiser, attestant de son excellente connaissance des Evangiles et des valeurs chrétiennes, il est plus ou moins poliment mis à la porte. Les sectes n’en voudront pas non plus. Quant aux hommes politiques de droite, il les intéresse seulement lorsqu’il se déclare un émissaire des Loups gris, formation d’extrême droite, et Wallraff-Ali s’offrira le plaisir de se faire dédicacer un livre par M. F.-J. Strauss : « Pour Ali, avec mon cordial salut ! »

Ce livre, assurément, provoque un profond malaise, On y découvre que les entreprises les plus modernes se comportent comme de véritables marchands d’esclaves, violent impunément les lois, ne se soucient pas de la moindre législation du travail lorsqu’il s’agit de Turcs. Toute la presse allemande – en particulier Die Zeit et Der Spiegel – ont salué l’exploit de Wallraff.

Plus qu’un document sociologique et politique sur la République fédérale allemande et ses travailleurs immigrés, le fonctionnement de ses industries de pointe, c’est un constat moral assez tragique sur le rapport à l’autre, à l’étranger, sur la banalisation de l’égoïsme le plus meurtrier.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Günter Wallraff, Tête de Turc (traduit de l’allemand par Alain Brossat et Klaus Schuffels), La Découverte, Paris, 1986, 318 pages.

12