Article paru dans Le Monde Diplomatique
Juin 1986
APRÈS L’APOCALYPSE NUCLÉAIRE
Au cimetière des utopies
Après l’anéantissement de l’humanité par l’apocalypse nucléaire, les rats seront sans doute les seuls dignes habitants de la terre. Tel est le leitmotiv de cette épopée, Die Rättin (la Ratte), aussi fascinante qu’inquiétante, que vient de publier Günter Grass et qu’il affirme être son » dernier roman. »
Sans doute l’écrivain allemand – aujourd’hui âgé de cinquante-huit ans – nous a-t-il, à travers les Années de chien, le Tambour ou le Turbot , habitués à ce style épique et burlesque, qu’il admire tant chez Alfred Döblin, l’auteur de Berlin Alexanderplatz. Jamais il ne l’avait élevé jusqu’à cette dimension macabre. Il est difficile de rester indifférent à ce mélange de beauté, d’horreur, de poésie, de cauchemar, qu’il a si intimement serti dans la trame d’un calme désespoir et d’une ironie sans limites,
Günter Grass
Ce livre sera-t-il le « dernier » ? Il marque assurément un certain achèvement dans la lutte et les espoirs évoqués dans tous ses autres récits. C’est à plaisir qu’il fait se rencontrer, autour de cette ratte, ses personnages favoris, qu’il s’agisse du Turbot féministe, d’Oskar, le petit garçon du Tambour qui ne voulait pas grandir, ou la grand-mère du pays cachoube, aux amples jupes. La ratte demeure pourtant son interlocutrice privilégiée et l’auteur entretient avec elle une relation pleine d’amour, d’humour, d’attention et de tendresse. Animal expressionniste par excellence – que l’on songe aux » rats sifflant de désir » des poèmes de Georg Trakl, à ceux de Gotfried Benn, dévorant les petites filles noyées, – la ratte de Günter Grass est aussi bien un personnage de conte de fées que de conte philosophique : au commencement était la guerre, à la fin régnaient les rats. Quand nous seront tous morts, ils se raconteront peut-être encore notre histoire. Ils seront les gardiens de nos tombes.
Oskar, dans le film Le tambour de Volker Schlondorff
Günter Grass a construit son roman en douze chapitres qui ne cessent de mêler tous les symboles, à travers une étrange polyphonie. Il est question de la présence des rats dans l’arche de Noé, d’une carte postale de Pologne, d’Hänsel et Gretel, du charmeur de rats de Hameln, d’un poète qui écrit un scénario pour un producteur de cinéma passionné par les contes de Grimm et voulant sauver les forêts sans lesquelles il n’y aurait plus de contes de fées.
La ratte qui dialogue avec l’auteur a dévoré toute la philosophie et la littérature occidentales. Elle n’ignore rien sur la bombe à neutrons, les dispositifs nucléaires et les ordinateurs. Elle s’intéresse aussi bien à la politique étrangère de la République fédérale d’Allemagne qu’au syndicalisme en Pologne.
Ce roman baroque, pessimiste, ravale nombre de récits de science-fiction au rang de bluettes dignes de la comtesse de Ségur. Il porte non seulement le poids de l’histoire allemande, mais de notre histoire à tous. Günter Grass brise les mythes et les recompose au gré de sa fantaisie. Aujourd’hui, le charmeur de rats de Hameln attirerait les « punks » des grandes villes, Hänsel et Gretel militeraient dans un mouvement pacifiste. Et le rat n’est plus le symbole du cauchemar ou du rêve : c’est lui qui, après Ibsen et Freud, déchiffre les matériaux de l’inconscient nucléaire. L’animal est aussi réel que la sorcière de Blanche-Neige. Il a la beauté des contes pour enfant et la sagesse des philosophes grecs.
Seulement, ce qui aurait pu être un roman de formation, au sens romantique, n’est plus qu’un chant funèbre. Tout est fini. Les jeux sont faits, Nous avons tout perdu. Et ces rats qui courent dans nos villes en ruines au milieu des cathédrales, ne peuvent que grignoter ce qui reste du cimetière de nos utopies. Nous avons la bouche pleine de terre, plus aucun rêve. Lorque nous aurons disparu de la surface de la planète, nos vains espoirs, ce sont peut-être les rats qui les réaliseront. Créer un monde meilleur, ne pas saccager la terre. Comme le dit la ratte dans un accord final Ein schöner Traum ! (Un beau rêve).
Au-delà d’une fiction littéraire tout à fait surprenante, Günter Grass établit le bilan politique d’une génération qui a vu s’effondrer la plupart de ses utopies. Il exprime toute sa haine pour les années 50, qui n’accouchèrent que d’amertumes et de désillusions.
Jean-Michel PALMIER