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Le Monde Diplomatique « LE VERTIGE ALLEMAND » DE Brigitte SAUZAY : Un monde où rien n’est vraiment sûr

Article publié dans Le Monde Diplomatique; Janvier 1986

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« LE VERTIGE ALLEMAND » DE BRIGITTE SAUZAY

Un monde où rien n’est vraiment sûr

Enfin un livre sur la République fédérale qui n’est pas un fastidieux développement de vieux clichés (1). On échappe au « miracle économique », au consensus, à l’image d’un pays obsédé par le confort et l’argent, à l’opposition entre un Etat « fascisant » et un « terrorisme absurde », à une Allemagne toujours en proie aux « vieux démons » qu’on ne cesse d’y projeter.

Brigitte Sauzay a vécu en Allemagne, parmi les Allemands. Elle a partagé leur vie quotidienne. Et le fait qu’elle ne soit pas allemande lui permet de prendre une distance critique, d’enregistrer, comme un sismographe, les tremblements les plus ténus, les mouvements plus ou moins perceptibles qui révèlent des failles ou des fissures, à peine visibles, dans un monde que l’on présente toujours comme un monolithe. Tel est le sens qu’elle donne au mot « vertige » : c’est à la fois son tourbillon d’impressions, une certaine atmosphère qui caractérise l’Allemagne des années 80, un climat d’angoisse, allemand ou non, sur lequel il convient de réfléchir. C’est l’Allemagne de Fassbinder ou de Wenders : un monde où rien n’est vraiment sûr, où les vieilles certitudes s’estompent pour faire place aux doutes, où tout se joue sur du blanc et du gris. Un monde où les questions sont plus nombreuses que les réponses.

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                                    Wim Wenders

Pendant longtemps, l’Allemagne apparaissait comme un modèle à imiter ou à fuir. Sa paix sociale, la force de son industrie, son syndicalisme, le bon fonctionnement de sa Constitution séduisaient. Son appareil répressif, la violence de la contestation et de la réponse à cette contestation créaient un malaise. Qu’en est-il aujourd’hui ? En apparence, tout est toujours solide. Les institutions résistent aux coups de la contestation, la vie politique ne sombre pas dans les scandales qui l’éclaboussent. Au niveau de la culture, la République fédérale est assurément l’un des pays les plus créatifs d’Europe. Pourtant, on décèle dans la vie courante, dans la production artistique, un mélange de pessimisme et d’angoisse qui, en France, passe souvent inaperçu. C’est ce climat que l’auteur tente de restituer à partir d’une lecture minutieuse des journaux et d’une interrogation sur la vie outre-Rhin.

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                     Botho Strauss 

 De quoi l’Allemagne aurait-elle donc peur ? De la guerre toujours (c’est l’angoisse de 90 % des Allemands, selon les sondages), de l’appauvrissement de la terre (dans aucun autre pays les écologistes n’ont une telle audience), du trop grand pouvoir de l’Etat. Sur ce point, s’il est vrai que la Fraction armée rouge a échoué, elle a néanmoins réussi à intensifier un certain doute par rapport à l’Etat, à son pouvoir, que Nietzsche nommait déjà, non pas comme Hegel, le « divin sur la terre » , mais « le plus froid des monstres froids » . Nombre d’Allemands se méfient de la politique et des partis. Ils admirent l’efficacité de leur administration et la redoutent aussi. Fiers de leurs succès économiques, ils en connaissent aussi les limites. Ils craignent le chômage, la « croissance zéro » et une certaine tristesse de la vie de tous les jours, un certain vide qu’ont su si bien évoquer dans leurs films et leurs pièces Wim Wenders, Botho Strauss et Peter Handke.

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                        Peter Handke

L’Allemagne est un pays riche, qui jouit d’un réel bien-être, mais où l’on ne cesse de s’interroger sur son identité. L’étonnante revalorisation de la Prusse (en RFA comme en RDA), la commémoration solennelle de l’anniversaire de Luther, aujourd’hui de la révocation de l’Edit de Nantes, tout comme le retour aux années 20 dans la peinture des « nouveaux fauves » de Berlin, sont autant de symboles d’une quête douloureuse de l’identité qui dépasse la simple obsession de la présence du mur, des Pershing et de l’autre Allemagne.

Bien sûr, il y a toujours un sens du collectif, de l’ordre, de la discipline qui sont la sécularisation de l’héritage prussien. A plus d’un titre, la Constitution est un modèle d’équilibre, mais les traumatismes du passé vivent encore dans les mentalités. Le temps est révolu où l’Allemagne hitlérienne était un sujet tabou. On ne cesse d’en parler. Toute une littérature a fait de cette interrogation des aînés son leitmotiv.

La majorité des Allemands d’aujourd’hui n’étaient pas en âge de voter pour Hitler, mais ce passé, même exorcisé, projette toujours une ombre sur le présent. L’idylle avec l’Amérique s’estompe elle aussi : il y a peu de pays où la contestation à l’égard des Etats-Unis est aussi violente. Avec leurs cousins de l’Est, les Allemands se retrouvent entre eux et s’interrogent sur leur histoire et leur identité. Avec le découpage des Länder, ses cultures et ses dialectes, la RFA est un étonnant puzzle qui n’a pas d’équivalent en France.

A travers la littérature, le théâtre, le cinéma, l’Allemagne se regarde vivre, s’interroge sur son passé, son présent, son avenir et ne le trouve guère radieux. Ce pessimisme se nourrit de la crise, de l’afflux d’immigrés. Le taux de natalité est en RFA l’un des plus bas d’Europe. Les débouchés après l’université sont difficiles.

Nouveau printemps

Avec l’effritement des vieilles structures de pensée, des balises qui sécurisaient l’existence, une crise culturelle s’est ouverte. Dans ce pays prussianisé, où le collectif semblait toujours l’emporter sur l’individu, on a vu se développer sans cesse de nouveaux mouvements de protestation, un nouvel individualisme. On ne croit plus que les universités soient les « bases rouges » du changement social comme en 1968, ou que, en faisant apparaître la structure « fasciste » de l’Etat, on entraînera une prise de conscience populaire. On fait moins confiance qu’en France à la politique pour changer la vie. On essaie de vivre ici et maintenant, de vivre autrement. L’étonnant essor du féminisme, des mouvements marginaux, la foi dans les alternatives aux formes d’organisations existantes en témoignent. Des tentatives berlinoises, on n’a retenu que les aspects les plus visibles – occupation des vieux immeubles de Kreuzberg, mouvements punks, nouveau rock et graffitis apocalyptiques. En fait, quelque chose bouge, attestant d’un changement en profondeur des mentalités, des aspirations, des certitudes, même s’il est difficile de prévoir l’issue de ces tentatives.

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                  Kreuzberg

Tout cela, Brigitte Sauzay le décrit avec une finesse, une attention qu’on trouve rarement chez les sociologues. Ce portrait force l’intérêt, même si on ne partage pas plusieurs de ses conclusions. Habile à cerner les peurs et les rêves, elle se livre malheureusement à des raccourcis abrupts qui nuisent à la précision de ses analyses. Comment affirmer, par exemple, que « l’art des années 1920-1930 de Brecht à Leni von (sic) Riefenstahl, du Bauhaus à Sperr, de Métropolis aux parades de Nuremberg relève de la même esthétique » ? Les rapprochements entre l’Allemagne des années 80 et des années 20 sont bien discutables. Tout comme l’affirmation, trop simplifiée et souvent répétée, que les « Verts » puisent leurs mots d’ordre dans le même terroir de valeurs que le national-socialisme. Le verre grossissant qu’elle passe sur la vie quotidienne engendre parfois des illusions d’optique qui lui font mettre sur le même plan des phénomènes bien différents. S’il est regrettable qu’elle n’analyse pas plus en détail cette transformation de l’image de la Prusse, la « nostalgie de l’aristocratie » qu’elle croit voir laissera beaucoup d’Allemands perplexes. Enfin, en parlant d’une « Allemagne retrouvée » , ne succombe-t-elle pas un peu, elle aussi, à cette croyance qu’il en existe une « éternelle » . Comme si, à travers les fissures de la modernité, on pouvait voir resurgir celle du roi des Aulnes ?

Jean-Michel PALMIER.

Le Vertige allemand, BRIGITTE SAUZAY

(1) Brigitte Sauzay, le Vertige allemand , Olivier Orban, Paris, 1985, 261 pages.

 

 

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