Article paru dans Le Monde Diplomatique
Août 1988
« LA DESTRUCTION DES JUIFS D’EUROPE », de Raul Hilberg
Raul Hilberg
Une implacable bureaucratie de la mort
Raul Hilberg n’a pas simplement écrit l’étude la plus exhaustive sur le génocide ; cette Destruction des juifs d’Europe (1), qu’il mit trente-six ans à retracer, mérite de demeurer comme un monument de la mémoire collective, une description impitoyable de ce qui constitue – on l’espère – le sommet indépassable de la barbarie. Ouvrage d’historien, d’une érudition implacable, ce livre est devenu le sens de sa vie.
Le jeune juif autrichien qui gagna l’Amérique en 1940 n’a jamais oublié le traumatisme qu’il ressentit à son retour en Europe, en 1945, avec l’infanterie américaine, sa confrontation avec les archives abandonnées par les nazis, les interrogatoires de ceux qui en furent les complices et les exécutants. De cette rencontre douloureuse est né son désir de répondre à cette unique question : comment, par quels moyens, a-t-on pu exterminer au moins cinq millions cent mille personnes, et sans doute beaucoup plus, comme le dévoileront encore d’autres archives ? Comment, au vingtième siècle, dans un pays hautement civilisé, une nation a-t-elle pu vaincre tous les obstacles moraux, psychologiques, administratifs, pour mettre en place un processus d’extermination sans précédent ?
L’originalité du livre ne tient pas seulement à son ampleur – mille cent pages, – à sa méticulosité, mais aussi à son écriture : froide comme un couperet, unissant la description de l’horreur aux organigrammes, aux statistiques. Marqué par la lecture de Behemoth (2), de Franz Neumann, l’un des ouvrages classiques sur le national socialisme, écrit par un exilé, il nous fait découvrir, derrière l’horreur insoutenable des témoignages et des images de la Shoah de Claude Lanzmann, une machine implacable, « un réseau administratif à l’échelle d’un continent » , que même Kafka n’aurait pu imaginer.
La terreur est planifiée par des fonctionnaires, ceux des camps, de l’empire de Himmler, mais aussi par les multiples bureaux qui participent à l’extermination, se transmettant sans fin des mémorandums qui envoient à la mort des millions d’êtres humains. Hilberg a tout vérifié, analysé, recopié : aussi bien les archives de Nuremberg que celles de la Gestapo, les statistiques de la déportation comme de simples télégrammes précisant l’horaire d’un train pour Auschwitz. Le drame se joue, selon lui, entre trois protagonistes : ceux qui décident de la mort et l’exécutent, la communauté juive, incapable de s’y soustraire, l’opinion mondiale, qui se tait et devient complice. Il montre comment cette entreprise de destruction répond à une logique meurtrière qui trouve son fondement dans l’idéologie nationale socialiste et qui se met en place, pas à pas. Tout commence avec le carcan de lois antisémites dans lequel on enserre et isole les juifs de la société allemande, la déportation, la concentration dans les ghettos, la construction des camps, les tueries mobiles des camions à gaz jusqu’aux camps d’extermination et aux chambres à gaz.
De l’expropriation à l’extermination
Un tel déroulement était-il prévisible ? L’auteur souligne que si, rétrospectivement, le schéma semble évident, rien n’implique que l’extermination était déjà contenue dans les mesures antisémites de 1933, pas plus que dans celles de 1938. C’est par degrés successifs que la machine est construite, avec le concours de fonctionnaires multiples, grâce à une synchronisation bureaucratique, véritable toile d’araignée qui s’abat sur une communauté juive allemande largement assimilée. Dans ce crime, chacun a sa part de responsabilité et il n’est pas une instance administrative qui ne se soit rendue coupable.
De la définition du juif comme étranger à la nation à son expropriation ; de cette expropriation à sa concentration ; de sa concentration à l’extermination, l’immense bureaucratie du Reich fit preuve d’une efficacité sanguinaire, en surmontant un à un tous les obstacles – matériels ou psychologiques – qui se présentaient. Si les faits que rapporte Hilberg sont pour la plupart connus, la description minutieuse des rouages de cette machine suscite une horreur indicible, en particulier lorsqu’il montre la collaboration entre les ministères, et surtout la coresponsabilité de l’administration civile et militaire, des entreprises utilisant des détenus, avec les bourreaux eux-mêmes. L’efficacité et l’ampleur de l’extermination auraient été impossibles sans les services zélés et perfectionnistes d’une bureaucratie largement autonome. Par là, il confirme certaines des intuitions les plus profondes de Hannah Arendt, dans son livre Eichmann a Jérusalem , sur la « banalité du mal » .
Evoquant l’attitude des communautés juives face à l’extermination, Hilberg souligne que, toute résistance semblant impossible, les autorités juives jouèrent elles-mêmes un rôle dans le processus de destruction en « devançant les désirs des Allemands » , alors qu’ils participaient à un « marché de dupes ». Sur ce point, la démonstration de Hilberg – comme celle de Hannah Arendt – éveille des réserves. Il est facile de reprocher aujourd’hui à des rabbins d’avoir accepté le rôle d’intermédiaires, de parler de « soumission » lorsqu’un père désigne à son enfant en larmes le ciel, alors que devant la fosse retentissent les détonations, ou qu’un responsable de communauté juive cache à ses coreligionnaires qu’ils vont vers la mort. On voit mal quelle alternative propose Hilberg. D’autant plus qu’il affirme que, dès 1933, « lorsque le premier fonctionnaire rédigea la première définition du « non-aryen » dans une ordonnance de l’administration, le sort du monde juif européen se trouvait scellé » .
Il serait dommage que ce livre, par son importance unique, éclipse un certain nombre d’études, parues en même temps, qui éclairent d’autres aspects de l’histoire du génocide. L’essai de Gerald Fleming, Hitler et la solution finale (3), montre que la haine des juifs joua un rôle décisif dans la personnalité de Hitler, dès son enfance, et comment, des thèses de Mein Kampf à Auschwitz, une même logique implacable s’est déployée. Le volume de textes réunis par Paul Gauthier, sous le titre Chronique du procès Barbie (4), oeuvre de chrétiens et de juifs, rassemble les principaux articles suscités par le procès de Lyon. Déportée à Ravensbrück (5), de Margaret Buber-Neumann, évoque la vie quotidienne du camp – où elle fut internée après que Staline eut livré à Hitler des « déviationnistes » communistes internés en URSS – et sa rencontre avec Milena, l’amie et traductrice de Kafka.
Le volume de Germaine Tillion, Ravensbrück (6), associe à ses souvenirs de déportée une enquête minutieuse sur les chambres à gaz, et fournit des extraits d’archives, souvent mal connus. Enfin , la Mémoire des oubliés (7), de Denise Baumann, laisse la parole aux enfants des déportés qui survécurent aux camps, apprirent peu à peu ce que signifia Auschwitz, et tentèrent de vivre pour témoigner. Et ne jamais oublier.
Jean-Michel PALMIER.
Références bibliographiques :
(1) Raul Hilberg, la Destruction des Juifs d’Europe, Fayard, Paris, 1099 pages, 390 F.
(2) Traduction française, Payot, Paris, 1987.
(3) Gérald Fleming, Hitler et la solution finale, Julliard, 284 pages, 110 F.
(4) Chronique du procès de Barbie, Editions du Cerf, 504 pages, 149 F.
(5) Margaret Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück , Seuil, 324 pages, 120 F.
(6) Germaine Tillion, Ravensbrück, Le Seuil, Paris, 468 pages, 190 F.
(7) Denise Baumann, la Mémoire des oubliés, Albin Michel, Paris, 368 pages, 120 F.
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