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Le Monde Diplomatique; HEINRICH BÖLL, l’écrivain du malaise

Article paru dans Le Monde Diplomatique
Novembre 1985

HEINRICH BÖLL

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                    Heinrich Böll

L’écrivain du malaise

Assurément, toute l’oeuvre d’Heinrich Böll, la moindre nouvelle comme le moindre appel, sont inséparables de sa vie, des événements qu’il a vécus, qui l’ont blessé. Presque tous ses personnages sont catholiques comme lui. Ce bourgeois ne fut pas seulement fasciné par l’oeuvre des auteurs officiellement reconnus, comme Thomas Mann. Il nourrit un réel amour pour les marginaux, les humbles, les faibles, les sans-voix de la société moderne. Tous, comme lui-même, doivent affronter leur histoire et leur mémoire, apprendre à vivre.

Il n’oubliera jamais les affrontements dans les rues, les défilés de chemises brunes, les visions de l’Allemagne en lambeaux, l’horreur nazie. Et c’est ce qui le conduira à multiplier les avertissements, les mises en garde, à jouer, au niveau d’un peuple, d’une culture, d’une littérature, le rôle d’une conscience.

Heinrich Böll a signé de nombreuses protestations, de nombreux appels. Non qu’il s’imaginât que l’écrivain puisse jouir d’un réel pouvoir, mais lui n’aurait pu se taire. Ce fut sa fidélité à l’Allemagne, à sa tradition, à sa langue qui le poussa vers cet engagement. Rien d’étonnant si un prix Nobel – après ceux accordés à Hermann Hesse, un exilé volontaire depuis 1914 et à Nelly Sachs, qui faillit mourir dans les camps – couronna celui qui, plus que tout autre, avait redonné à la littérature allemande ses lettres de noblesse, en la rendant à nouveau populaire.

Souvent critiqué par la presse de son pays, il en était aussi l’ambassadeur : qu’il voyageât à New-York, Jérusalem, Oslo, Copenhague, Moscou ou Varsovie, il était accueilli avec le même respect. L’audience de son oeuvre romanesque est en soi un fait sociologique intéressant. Sa prose n’a pas la beauté un peu glaciale de celle d’Ernst Jünger. Il n’a pas cherché à renouer avec un certain style épique comme Günter Grass. Etranger aux recherches formelles, à l’avant-garde, il est, comme en témoignent les nombreuses traductions de ses oeuvres en français, l’un des rares auteurs allemands qui ne perdent pas beaucoup en passant d’une langue à l’autre. Ses héros ne sont pas des personnages exceptionnels. Des êtres du quotidien, des Allemands, en proie au présent, au passé, se débattant dans un malaise qui atteint leur identité, leur capacité de se projeter dans le monde qui les entoure ou d’avoir encore des rêves. Dans n’importe quel pays, à l’Est comme à l’Ouest, il est possible de s’identifier à ses personnages. Ce sentiment d’étrangeté par rapport à sa propre existence, il lui a donné une signification universelle.

Témoin des ruines, de la barbarie, dépositaire de la mémoire collective, croyant dans la moralité plus que dans la politique, il a su brosser dans toute son oeuvre une certaine crise de l’individu qui nous touche. Et même ceux que n’enthousiasma jamais son style ne pourront s’empêcher d’être sensibles à la dimension sociologique de son oeuvre, d’autant plus que ses interventions politiques, qu’on en partage ou non les visées, feront de lui, incontestablement, une sorte de porte-parole de la conscience universelle. Ce rayonnement, cette gentillesse mêlée de tristesse qui frappait tous ceux qui l’approchèrent, sont inséparables de son image. A présent que plus jamais ses prises de position, son indignation, sa moralité intransigeante ne provoqueront approbation ni haine, peut-être se penchera-t-on plus sérieusement sur son oeuvre. L’attention portée par la critique allemande à son dernier roman Femme devant un paysage fluvial , malheureusement publié sans qu’il ait eu la possibilité, la force, de le retravailler comme il le souhaitait, montre qu’il risque aussi de nourrir les reproches de ses détracteurs. Heinrich Böll, en dépit d’essais mal accueillis, n’avait pas le génie épique dramatique. C’est souvent dans les descriptions les plus simples, les récit brefs, les nouvelles, que son laconisme, sa sincérité émeuvent le plus. On y trouve un sens minutieux du détail, un réalisme poétique, un humour incisif souvent admirables. Heinrich Böll fut capable de moralité sans être moralisateur. C’est peut-être pourquoi le genre de la nouvelle lui convenait si bien. Admirateur de Dostoïevski, de Kleist, de Hebbel, il avait aussi été profondément marqué par la littérature américaine.

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Il n’eut jamais peur d’être populaire. Un poème, un récit court, un essai : c’était autant de moyens, pour lui, de se faire comprendre. En lisant ces Aventures d’une musette , on songe parfois au brave soldat Schveik de Jaroslav Hasek et même aux héros de Kafka. Mais il y a chez Böll, à côté de cette sensibilité exacerbée, de cet humour, de cet attrait pour les formes populaires, un sentiment qui se dégage de toutes ses photographies : un mélange de douceur et d’immense tristesse.

Constat de deux banqueroutes

On ne saurait donc s’étonner que Heinrich Böll demeure l’un des écrivains les plus estimés en République fédérale d’Allemagne mais aussi l’un des écrivains allemands les plus lus dans le monde entier. Cet homme simple, généreux, dont on évoque souvent la tristesse en dépit de la notoriété, fut plus que le porte-parole de la génération qui s’éveilla, en 1945, parmi les ruines. Paradoxalement pour un écrivain aussi célèbre, ce furent toujours ses prises de position politiques qui suscitèrent le plus de polémiques et de passions. Alors que ses romans étaient traduits dans toutes les langues, la critique eut toujours tendance à les négliger par rapport à son engagement politique, à ses mises en garde, qu’il s’agisse d’Adenauer, de l’Eglise catholique, de la presse à scandale ou de son vote en faveur des Verts…

Toujours admiré par son courage ou violemment pris à parti pour ce que d’autres appelaient sa naïveté, son « encouragement au terrorisme » lors de l’affaire Springer, il avait choisi assurément une position fort incommode. Si Thomas Mann fut le chantre de la bourgeoisie sur son déclin, Heinrich Böll dressa le constat moral et politique de deux banqueroutes : celle de cette même bourgeoisie allemande qui ne put que porter Hitler au pouvoir et à laquelle il ne faisait guère confiance pour engendrer une Allemagne nouvelle et la faillite du national-socialisme lui-même.

Ecrivain engagé, au sens sartrien du terme, et chrétien de gauche, il avait choisi de demeurer moins l’écrivain de la culpabilité et des ruines qu’une conscience critique toujours en éveil, le défenseur d’une certaine conception de la moralité. La réédition de ses romans et de ses conférences, appels divers, en format de poche en Allemagne, la publication à Paris d’un recueil de nouvelles (le Destin d’une tasse sans anse) , les discussions suscitées au sein de la critique allemande par son dernier roman Frauen vor Flusslandschaft montrent combien, au-delà de sa consécration par le prix Nobel en 1972, sa voix ne cesse d’interpeller.

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« Le plus difficile pour un Allemand, c’est de s’accepter en tant que tel » , affirmait-il volontiers. Ce malaise face à l’Allemagne, qui domine toute son oeuvre, il le ressentit dès sa jeunesse. Né au coeur de la Rhénanie, à Cologne, en 1917, il était issu de la bourgeoisie catholique non gagnée au nazisme. Pourtant, sans renier sa croyance, il ne ménagera pas ses critiques à l’égard de l’Eglise qui signa le concordat avec Hitler et se laissa si souvent aveugler par le pouvoir, à force de s’en approcher. La logique de ses thèmes littéraires épouse étroitement sa rencontre avec l’histoire. Comme Sartre, il se voulait un homme sur la terre, parmi les autres, partageant leurs angoisses leur révolte, leur infortune et leur amertume. Il n’a pas connu la guerre de 1914, mais il passa sa jeunesse dans l’Allemagne nazie. Un grand nombre de ses romans s’enracinent dans les paysages d’apocalypse matérielle et morale de l’année 1945, le traumatisme des bombardements et des révélations sur les atrocités des camps. Aussi, nombre de ses personnages errent-ils comme des fantômes parmi les ruines. C’est la thématique qui réunit Où étais-tu Adam ? Rentrez chez vous Bogner , Portrait de groupe avec dame.

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D’emblée, il a compris que ces ruines n’étaient pas seulement celles de Hambourg, de Dresde et de Berlin mais que chacun devrait les porter en lui, même lorsqu’elles auraient disparu. Alors que tant d’écrivains allemands s’exilèrent en 1933 parce que, comme l’écrit Klaus Mann, l’air était vicié sous le IIIe Reich et n’était plus respirable pour un intellectuel épris de liberté, celui que respirait Henrich Böll en 1945 ne lui semblait guère meilleur. Bien sûr, Hitler était mort, le système s’était effondré. Mais que restait-il de la moralité, de la liberté, du courage et de la langue ? Alors que de jeunes écrivains, réunis autour du Groupe 47 et de Hans-Werner Richter, tentaient de ressusciter la littérature de ses cendres, Heinrich Böll s’attachait à sauver sa langue. Comme tant d’hommes de sa génération, ses héros sont des étrangers dans le monde qui ne se reconnaissent plus dans leur propre existence. Pour beaucoup, il ne s’agit que de réapprendre à vivre ; pour lui, d’écrire à nouveau en allemand, de purifier une langue infestée par la bouillie sanglante du jargon nazi. Et comme Hölderlin, il considérait le langage comme le plus dangereux de tous les biens.

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Cette entreprise de moralité, il y est resté fidèle à travers toute son oeuvre, ses prises de position politiques ou religieuses. Alors que s’affirmait cette « incapacité à regretter » que dénoncera le sociologue A. Mitscherlich, il ne cessa de revenir sur le poids du passé, même quand l’expression « roman de ruines », – film de ruines – (Trummer-film) sera devenue négative et péjorative dans la langue allemande. Avec ses ombres du passé, il a regardé le présent, scruté l’avenir sans se départir de sa vigilance. Cette intransigeance l’amènera aussi bien à critiquer la CDU, la bonne conscience de la démocratie chrétienne, Konrad Adenauer, l’Eglise qu’il juge pétrifiée, que les mensonges de la presse à scandale lors de la psychose du terrorisme – thème de son beau roman l’Honneur perdu de Katharina Blum.

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 En accueillant chez lui Soljenitsyne le 13 février 1974, en prenant position sur le « terrorisme », en votant pour les Verts, il ne fera que s’aliéner des sympathies. Et beaucoup ne verront dans sa fidélité à une certaine conception de la morale individuelle ou civique qu’une immense naïveté.

Jean-Michel PALMIER.
* Maître de conférences à l’université Paris-VIII.

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