Article paru dans Le Monde Diplomatique
DANS L’ALLEMAGNE DIVISÉE
Un espion pas ordinaire Mai 1989
Wolf Zieger pourrait mener une vie des plus tranquilles. Haut fonctionnaire, il est marié avec une femme qu’il aime et se sent finalement chez lui dans cette République fédérale allemande où il s’est réfugié, après avoir giflé l’un de ses professeurs, en République démocratique. Seulement, il n’est pas un simple transfuge, il travaille comme espion pour la RDA. Sa journée finie, il branche sa radio pour écouter les messages qu’on lui transmet sur ondes courtes et s’occupe de faire parvenir à Berlin-Est des doubles de rapports confidentiels et des produits de haute technologie.
Alors, il trompe Doris avec une autre, qui lui est indifférente, mais lui fournit des documents. Individu sensible et généreux, partagé entre deux femmes, une vie familiale, sa passion pour le piano et l’espionnage, il est déchiré, à l’image de son pays. Même s’il se croit à l’abri de tout soupçon, il finit par se dénoncer et acceptera sa condamnation comme une libération. Il n’est pas certain que ses juges aient très bien saisi ses motivations, d’autant qu’il demande à ne jamais faire l’objet d’un échange.
Car Wolf n’est pas un espion comme les autres. Il n’y a dans sa trahison envers l’un des Etats allemands aucun dévouement inconditionnel à l’autre. La politique l’intéresse d’ailleurs assez peu. A sa façon, il s’efforce de rétablir un équilibre entre les deux pays, équilibre que l’histoire a rompu. Aliéné, il ne sait plus qui il est. Ou plutôt, il n’arrive pas à comprendre la nécessité, pour un Allemand, d’avoir à choisir entre deux nationalités antagonistes, alors que lui-même aspire à la paix.
Ce déchirement, Martin Walser l’éprouve comme étant celui de sa génération. Quand on l’interroge sur sa conviction intime, il sourit tristement. Intellectuel de gauche, son roman a suscité, à l’Est comme à l’Ouest, colère, incompréhension et consternation. La division de l’Allemagne est une chose entendue. Il est indécent de revenir là-dessus. Les étrangers sont fatigués d’en entendre parler. Le mur de Berlin, on s’y habitue. La création de deux Etats allemands n’est-elle pas la conséquence du national-socialisme puis de la guerre froide ? A cela il répond que la République fédérale est un Etat démocratique qui ne représente aucun danger pour ses voisins, et que la guerre froide a pris fin. La « réunification de l’Allemagne » est un thème réactionnaire qui a correspondu à la politique d’Adenauer. Il le regrette profondément car il s’en trouve ainsi à jamais corrompu. Sa conviction est simple : Berlin et Berlin-Est ne forment qu’une seule ville et, quand il voyage à Leipzig ou Weimar, il a le sentiment d’être chez lui, comme à Stuttgart ou Francfort. Aussi se reconnaît-il dans son personnage romanesque : c’est un homme qui connaît les. deux parties de l’Allemagne et qui refuse, dans son esprit, leur séparation de fait.
Alors que la RFA, ses hommes politiques et ses médias considèrent la division comme immuable, les citoyens de RDA que Martin Walser a rencontrés au cours de ses tournées de lectures l’estiment toujours provisoire. Ce qu’il trouve inouï, c’est que cette schizophrénie soit tenue pour une situation normale et ait engendré en République fédérale un état d’asthénie.
Tragédie historique, la division de l’Allemagne doit, selon lui, se justifier. Mais par quoi, demande-t-il ? Comme Wolf, il ressent cette aliénation dans sa chair et refuse de choisir. Il respecte les deux Etats mais n’y voit qu’une abstraction politique. Alors que la presse de droite lui reprochait jadis de parler positivement d’un de ses voyages à Moscou, sans faire chorus avec l’anticommunisme, on l’accuse à présent d’être un partisan du « nationalisme » le plus dangereux. Et il sourit toujours avec la même tristesse et la même gentillesse. Il déteste tout nationalisme mais ne peut tenir pour définitives les conséquences de l’histoire. Enraciné dans la culture allemande, il croit à son unité.
Cette crise de conscience d’un intellectuel progressiste est un symptôme intéressant, comme la perplexité ou l’agacement qu’elle a soulevés parmi les intellectuels des deux Allemagnes. Lui-même voit en elle l’aboutissement de sa réflexion la plus intime, du drame vécu par sa génération, et de sa haine de tous les conformismes.
Jean-Michel PALMIER.
Références bibliographiques :
Wolf et Doris, MARTIN WALSER
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