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Le Monde Diploatique; De Platon à Auschwitz, c’étaient des êtres humains.

Article paru dans Le Monde Diplomatique
Juillet 1989

DE PLATON A AUSCHWITZ

C’étaient des êtres humains

Bien qu’il refuse toute comparaison avec Kafka, qu’il a d’ailleurs traduit en italien, Primo Levi excelle dans l’art de la nouvelle brève. Il n’aime guère les symboles et les allégories. Ce qu’il dit, il veut l’exprimer dans la pleine lumière. Parus dans les journaux italiens, les textes qui composent le recueil le Fabricant de miroirs sont autant de regards, tendres ou amers, qu’il jette sur le monde qui l’entoure. Pourtant, sous sa plume, le moindre fait banal confine au mystère, même s’il s’efforce sans cesse de le minimiser. Peu importe que la tache gluante qui interroge le jeune Elio sur la vie quotidienne des hommes soit ou non un extraterrestre. Son interlocuteur n’est qu’une pauvre créature qui a besoin de la clarté blafarde d’une allumette pour s’envoler. Rêvant sur le mythe de la caverne, il nous conte les amours de Platon, personnage de bande dessinée qui aperçoit comme dans un rêve l’existence d’un monde où les hommes ne sont pas que des ombres.

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Les héros de Primo Levi sont des gens simples, dont un incident bouleverse la vie. Et aussi extraordinaire que soit ce qui advient, on apprend à s’en accommoder. La petite fille dont la déformation dorsale indique la croissance d’une paire d’ailes y voit le symbole d’une liberté nouvelle. Elle s’en réjouit. Devenue oiseau, elle échappe à la tristesse de son monde. Et comme il s’agit d’une véritable épidémie, le caissier, contaminé, se fera amputer de ces ailes, qui le gênent derrière son comptoir.

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                   Primo Levi

Les plus poignantes de ces nouvelles évoquent un lieu où Primo Levi séjourna de longues années malgré lui. Une « petite ville tranquille » dont le nom polonais a été éclipsé par la transcription allemande : Auschwitz. L’écrivain a naturellement dévoré toute la littérature qui lui a été consacrée. Non pas pour comparer son expérience à celle des autres, mais pour comprendre les bourreaux, les « seigneurs du mal » . Mais il s’interroge aussi avec passion sur leurs complices, ainsi Mertens, ce jeune chimiste allemand catholique auquel il se trouva confronté, lui, le jeune chimiste italien d’origine juive. Quelle logique a poussé cet individu, ce collègue, à devenir l’aide des tortionnaires ? Après la guerre, il lui écrira mais ne recevra aucune réponse. Face à l’écrasement total de la personne humaine, il tente d’en rassembler les bribes. Il a voulu rencontrer les parents d’un autre détenu qu’il cotoya et raconte comment ces détenus, qui allaient mourir, tentaient d’inoculer le typhus aux SS en plaçant sur leurs vêtements des poux prélevés sur les cadavres.

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Une immense tristesse teintée d’ironie, avec cette étrange foi dans les petites choses : c’est le regard que Primo Levi jetait sur le monde. Depuis sa déportation, il n’a cessé de s’interroger sur ce qu’elle révèle, moins du système politique qui l’a rendue possible que de l’homme lui- même, de sa capacité d’accomplir la barbarie ou d’y survivre. Tel est l’effort désespéré que Primo Levi poursuit dans son essai les Naufragés et les Rescapés : comprendre la naissance d’un monstre, l’enfer concentrationnaire, et comment, au sein de ce système, victimes et bourreaux peuvent encore se regarder. Le scandale de la mort programmée, l’élimination systématique d’autres hommes, n’est pas pour lui un simple fait historique. C’est une question que chacun doit ressentir comme une blessure. Théodor Adorno se demandait s’il était encore possible d’écrire un poème après Auschwitz. Primo Levi se demande seulement comment un intellectuel pouvait survivre à Auschwitz. Victime parmi les autres, il est devenu leur témoin et l’analyste des bourreaux.

Au-dela du dégoût et de la haine qu’inspirent les atrocités nazies, il s’interroge sur la psychologie des victimes et des assassins. Comment affronter quotidiennement le désespoir, la honte et la peur qui ravalent l’être humain au rang d’une bête ? Quels mobiles poussent un homme à devenir kapo ? Un fonctionnaire à se muer en tortionnaire ? Peu de passages sont aussi poignants que ces réponses à tant de lettres de jeunes Allemands qui l’interrogent sur ceux qui furent ses bourreaux. Il leur confie seulement : c’étaient des êtres humains moyens, moyennement intelligents et d’une méchanceté moyenne. Ils étaient faits de la même étoffe que nous. Ils avaient notre visage.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

Le Fabricant de miroirs ;Les Naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz, PRIMO LEVI

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