Le Monde Diplomatique, Dans la ronde nazie.

Article paru dans Le Monde Diplomatique
Octobre 1993

DANS LA RONDE NAZIE

Une jeunesse sous le IIIe Reich

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          Ludwig Harig

Les parents de Ludwig Harig étaient de braves gens, appliqués au travail et économes. Ils avaient quitté les collines verdoyantes de leur Hunsrück pour les crassiers de la Sarre. Le hasard fit que le petit Ludwig entra à l’école en 1933. L’auteur garde peu de souvenirs de cette période, sinon celui de René, un garçon bizarrement vêtu, au prénom français, que l’école jetait dans une véritable panique. Avec ses condisciples, il prenait une joie maligne à rejeter cette brebis galeuse car, comme dit le proverbe, « Malheur à qui danse hors de la ronde » . L’excellente éducation qu’il reçut, les maximes patriotiques, l’attachement de son grand-père à l’Empire, la haine des Français, marquèrent son enfance.

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En dehors d’un oncle original qui se prétendait démocrate, sa famille était largement gagnée aux idées nouvelles. Lors du plébiscite sur le destin de la Sarre, l’enfant contempla les manifestations : des gens marchaient derrière des drapeaux, les uns en levant le bras, d’autres le poing. Il aimait voir les jeunes chanter sous leur fanion à croix gammée. Bientôt, il eut la joie de devenir tambour de la Jeunesse hitlérienne. Lorsqu’il vit le film de Hans Steinhoff, le Jeune Hitlérien Quex , avec son hymne, son océan de drapeaux qui promettaient aux enfants qui le suivaient de franchir la mort pour gagner l’éternité, il sut qu’il avait trouvé son idéal, que le drapeau communiste n’était qu’un vulgaire chiffon rouge.

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           Le jeune hitlérien Quex (Affiche du film)

Il ne fut guère surpris quand, à partir de 1938, l’insituteur insulta les élèves au nom polonais. On parlait de Danzig, de la « lumière à l’Est ». Exalté par les discours de ses maîtres, de ses chefs et du Führer, il connaissait par coeur sa biographie. Protestante, sa famille n’aimait guère les catholiques et ne réagit pas lorsque le pasteur, pour sa confirmation, évoqua l’héroïsme typiquement germanique du Christ. N’étaient-ils pas devenus des « Chrétiens-Allemands » ?

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Membres du groupe de résistance allemand « La Rose blanche » dont Sophie Scholl

Lorsque la guerre éclata, son père fut mobilisé. Triste de ne pouvoir être soldat, il se consola par sa fierté d’être devenu membre de la Jeunesse hitlérienne. Comme tout le monde, il se réjouissait des victoires de l’Allemagne, il vibrait avec son armée, confrontée à Stalingrad aux « hordes mongoles ». Rien ne put ébranler sa foi, ni l’exécution des membres de la Rose blanche de Munich, ni celles d’opposants de son village. Les juifs, c’étaient les commerçants qu’il rencontrait avec sa mère dans son enfance. Il les trouvait plutôt sympathiques. Mais en lisant les ouvrages du théoricien Hans Günther, il apprit à les reconnaître et à les haïr. Il développa, à l’école, dans des exposés enthousiastes, ces théories qui parlaient de leurs « vices » , de la forme de leur crâne, de leur « odeur si caractéristique » . Il n’éprouva aucune pitié en entendant parler du sort des malades mentaux ou de l’existence des crématoires, vers l’Est. Le Führer savait ce qu’il faisait. Ses professeurs lui avaient appris à distinguer ce qui est sain, et il brûla un ouvrage de Nietzsche, qui méprisait l’antisémitisme.

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Hans Günther, théoricien racialiste allemand.

L’Allemagne était bombardée, mais écoutant Goebbels, il rêvait de guerre totale. Incorporé au service du travail, confronté à de véritabes sadiques, il se sentit démoralisé, mais pensa que le Führer n’en était pas responsable. Jusqu’à la fin de la guerre, il resta fidèle à son brassard à croix gammée. Prisonnier de l’armée américaine, il parvint à s’échapper et réalisa qu’il n’y avait plus de Reich, plus de Führer, mais une étrange liberté. Il retrouva ses parents, ses amis « dénazifiés ». Ils ne voulaient parler de rien, car, disaient-ils, ils n’avaient rien vu et rien su. Lui, il commença à s’interroger. Il lut l’ Etat SS d’Eugen Kogon et le Silence de la mer de Vercors . Assistant d’allemand à Lyon, il découvrit la France.

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Ludwig Harig dissèque sa mémoire avec une calme horreur. Il explore les souvenirs de cet enfant qu’il fut, et dont on fit un monstre. Il n’a pas retrouvé le petit René pour lui demander pardon, mais a voulu reparcourir les lieux de cette enfance volée. Il est demeuré seul, face à la prison où était Klaus Barbie, le vieillard qui ne se souvenait plus. Lui, n’a rien oublié. Il sait qu’il ne peut demander pardon aux victimes, qu’il ne peut rien abolir. Il plaide coupable.

Cette chronique cruelle, reconstitution minutieuse du nazisme ordinaire, a quelque chose d’effrayant. Ludwig Harig, un des plus grands écrivains allemands contemporains, refuse la tentation si répandue de l’irresponsabilité. Il se reconnaît complice des bourreaux. On a beaucoup écrit sur la séduction de la jeunesse par le national-socialisme. Jamais on ne l’avait fait revivre avec cette intensité dramatique. Harig est un des rares écrivains qui osent aborder de front ce que fut l’antisémitisme ordinaire, sa violence. Il dénonce la facilité avec laquelle les idéaux nazis ont pu s’emparer des gens les plus simples. Loin de voir dans ce dernier livre de Harig – son meilleur sans doute – un témoignage de plus sur le passé, la critique allemande l’a salué comme une mise en garde pour l’avenir.

Jean-Michel PALMIER.

Références bibliographiques :

MALHEUR A QUI DANSE HORS DE LA RONDE, de Ludwig Harig, traduit de l’allemand par Serge Niémetz, Belfond, Paris, 1993, 287 pages.

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