Article paru dans le Monde Diplomatique
Juillet 1994
CONTRE LA BARBARIE
Hugo Ball l’écorché,
Dans la très belle préface qu’il a consacrée à Hugo Ball, et qui est reproduite dans l’édition de ce Journal , Hermann Hesse souligne l’oubli injuste dont il est victime, oubli qui contraste avec l’admiration qu’il suscita chez tous ceux qui l’approchèrent. Son oeuvre, largement méconnue, ne figure que dans les anthologies dadaïstes. Pourtant, il suffit de lire quelques pages d’un seul de ses écrits pour être sensible à son étrange rayonnement. Cet homme, qui regardait le monde avec les yeux d’un enfant, qui portait dans son coeur toute la tristesse de son époque, était un écorché.
Né en 1886 à Pirmasens, il grandit dans une atmosphère bourgeoise, imprégnée de foi chrétienne. Cette foi ne le quittera jamais et donnera à son oeuvre, souvent iconoclaste, une coloration singulière. Autodidacte dans sa formation – il travailla deux ans dans une peausserie -, il put ensuite entreprendre des études à Munich, écrire une thèse sur Nietzsche et se consacrer au théâtre, fasciné par Frank Wedekind. Acteur, auteur, metteur en scène, il se passionna toute sa vie pour l’art et la philosophie, s’efforçant de comprendre l’effondrement de son époque. La guerre de 1914 fit de ce jeune écrivain un pacifiste ardent. Exilé en Suisse avec sa future femme, Emmy Hennings, il travailla comme pianiste dans une troupe de musiciens ambulants, vivant dans la plus profonde misère.
Son journal, qui retrace sa vie de 1913 à 1921, n’a rien d’intime. Mais cette pudeur à dire « je », lui permet d’embrasser l’époque tout entière, d’en être le sismographe attentif. Dès 1913, il redoute l’apparition d’un conflit mondial, aspire à changer la vie, le monde, l’amour et la morale tout en rêvant devant des toiles expressionnistes et leurs paysages d’apocalypse. A Munich, il a fait la connaissance de Kandinsky et sera influencé par ses premiers écrits. A Berlin, il a lu Kropotkine, Bakounine, Merejkovski. Il se sent attiré par les thèses anarchistes et utopistes d’un Gustav Landauer. C’est toutefois le récit de son exil en Suisse qui constitue la partie la plus passionnante de son journal. Fréquentant le philosophe Ernst Bloch, l’expressionniste Ludwig Rubiner mais aussi Walter Benjamin, il se passionne pour les expériences d’avant-garde, en particulier celle des futuristes, tout en contemplant, horrifié, le bain de sang dans lequel s’enfonce l’Europe tout entière, rêvant de « se dépouiller de son moi comme d’un manteau troué » , réfléchissant sur les poèmes de Rimbaud et les Evangiles.
En février 1916, Hugo Ball prit une part active à la naissance du Cabaret Voltaire où se produiront les premiers spectacles dadaïstes. Il évoque dans les moindres détails ces soirées qui firent tant scandale, où une poignée de jeunes révoltés par la guerre comme Tristan Tzara, Marcel et Georges Janco hurlaient leur haine de toutes les sacro-saintes valeurs à un public médusé. Le cabaret se trouvait au 1 de la Spiegelgasse. Au 6, habitait Lénine. Hugo Ball est pourtant loin de partager le nihilisme de Tzara.
Il y a en lui un idéalisme visionnaire qui le met souvent en porte à faux avec les bruyantes manifestations qu’il a contribué à créer. Son récit de l’évolution du dadaïsme, de ses relations parfois conflictuelles avec ses représentants est un portrait surprenant de toute cette intelligentsia réfugiée en Suisse et de l’atmosphère artistique qui allait marquer l’Europe au fer rouge. Rien d’étonnant à ce qu’il se soit lié avec Leonhard Frank, qui écrivit à la même époque, en voyant des mutilés de guerre, son roman L’homme est bon , cri de révolte contre la barbarie.
Hugo Ball, lui, attend une renaissance du christianisme, affirme qu’il faut lire les Pères de l’Eglise pour comprendre le cubisme, rêve d’un rapprochement de l’art et de la religion, désespéré de n’être qu’un artiste de cabaret. Et il est certain que cet homme oscilla toute sa vie entre le saltimbanque et le saint, la prière et le rire dévastateur. « Ainsi, je joue le socialisme contre l’art et l’art contre le socialisme, et après tout je ne resterai peut-être qu’un romantique » , note-t-il en mars 1917. Son livre, la Critique de l’intelligence allemande, parut le 15 février 1919, le jour même où Karl Liebknecht fut assassiné. Gustav Landauer, lui aussi, fut assassiné. Hugo Ball consacrait toute son énergie à écrire un roman fantastique sur la putréfaction. « Il y a des hommes qu’on a couverts de boue et de sang, et le pourrissement a pénétré leur âme » , note-t-il le 24 juin 1919. Partout, il ne voyait plus que la mort, se sentait ivre de dégoût et de désespoir. Croyant toujours dans le pouvoir des mots, il vécut jusqu’en 1927 dans le dénuement le plus extrême, incompris de tous. On avait brûlé sa jeunesse. Partout, il voyait s’accomplir ce que Karl Kraus avait nommé « les derniers jours de l’humanité » .
Jean-Michel PALMIER.
Références bibliographiques :
La fuite hors du temps. Journal 1913-1921, de Hugo Ball. Traduit de l’allemand par Sabine Wolf. Editions du Rocher, Paris, 1993, 387 pages.
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