Article paru dans Le Monde Diplomatique
Juillet 1981
CAMÉRAS POLITIQUES – « LILI MARLEEN »
Un nazisme d’opérette
Après le Mariage de Maria Braun, histoire d’un amour entretenu par la distance et la guerre, qui se transforme en celui de la jeune République fédérale d’Allemagne et du capitalisme d’après 1945, sous le sourire complice des chanceliers Konrad Adenauer et Ludwig Erhard, R.W. Fassbinder nous conte, avec Lili Marleen, une histoire non moins étrange : celle d’une chanson tout d’abord, de son interprète et de son milieu, cette fois-ci non pas dans le décor de l’agonie du Reich et de ses décombres, mais en pleine époque hitlérienne. Les moyens techniques sont impressionnants. En 1941, un lieutenant qui dirige la radio-propagande de Belgrade diffuse la chanson « Lili Marleen » qui devient immédiatement un symbole pour tous les soldats allemands : comme pour celui qui la composa en 1915, elle signifiait la nostalgie de ceux qu’on avait laissés là-bas, fiancée, amie, femme, fille à soldats. La voix rauque de Lale Andersen sera attendue tous les soirs, à 21 h 57, comme un message. Goebbels parviendra à la faire interdire et à saisir la correspondance de son interprète avec un dramaturge juif de Zurich. Lale Andersen tentera alors de se suicider.
Fassbinder n’a pas manqué d’argent ni de publicité. Le caractère bâclé que l’on reproche souvent à ses films a fait place à une superproduction, dont les affiches ambiguës (Hanna Schygulla en chapeau haut de forme, devant un drapeau nazi ou les foules du congrès de Nuremberg), placardées longtemps avant la sortie du film, n’étaient pas sans créer un certain malaise. Pour la première fois peut-être, l’un des films du « nouveau cinéma allemand » est diffusé dans des grands circuits, prend une valeur commerciale, touche un public populaire. Les réactions passionnelles suscitées par Lili Marleen dès sa sortie, qui ne sont pas sans rappeler celles provoquées par le film de Daniel Schmid l’Ombre des anges (tiré d’une oeuvre de Fassbinder), attestent pourtant de son ambiguïté incontestable.
Hanna Schygulla chantant Lili Marleen
La fidélité de Fassbinder à l’histoire de la chanson n’est pas en cause : il l’a respectée, même s’il en intensifie mélodramatiquement les différentes péripéties. La théâtralisation est la même que dans les Larmes amères de Petra von Kant, l’un de ses meilleurs films, et on y retrouve pratiquement les mêmes thèmes que dans les autres : l’Allemagne, la mort, la guerre, l’amour, les conflits entre sexes, un goût pour le kitsch, la sentimentalité et le mélodrame. Seulement le kitsch est ici celui de l’apogée et de la décadence du IIIe Reich, et l’histoire n’est plus seulement fantasmatique mais réelle.
Etait-il possible de faire carrière sous le IIIe Reich, de vivre en ignorant ce que signifiait le nazisme, d’en tirer des bénéfices ? Klaus Mann, le fils de Thomas Mann, a posé dans son célèbre roman Méphisto, le roman d’une carrière les mêmes questions à propos de son beau-frère, l’acteur Gustav Gründgens, qui fit lui aussi le pacte avec le diable en jouant Méphisto devant Goering. La réponse de Klaus Mann était une condamnation sans appel. La position de Fassbinder est loin d’être claire. Tout d’abord, Lili Marleen, en dépit de certaines beautés incontestables et du talent d’Hanna Schygulla, demeure un gigantesque mélo. Cette dimension est constante chez Fassbinder : elle atteint parfois la caricature (le Droit du plus fort, le Marchand de quatre saisons, etc.). La cruauté qu’il y ajoute en constitue habituellement la dimension de critique sociale. Ici, l’histoire du IIIe Reich est systématiquement théâtralisée, c’est le nazisme d’opérette, avec des couleurs criantes et des fanfreluches, qui correspond aussi peu à la réalité de l’époque que Cabaret, de Bob Fosse. Des images de guerre, de bombardements, de mort s’intercalent entre les couplets de la chanson, mais les soldats allemands, pures et innocentes victimes, qui crient « Lili Marleen » au lieu de crier « Heil Hitler ! » (peu probable), meurent en écoutant la chanson comme s’ils voyaient apparaître la Sainte Vierge. Jusqu’au compositeur qui sourit presque en se faisant tuer par les soldats soviétiques, car ceux-ci chantaient, eux aussi, la chanson. Du nazisme, on n’entrevoit pas grand-chose, sauf que Hitler aimait « Lili Marleen« , et que Goebbels trouvait la chanson démoralisante. Le haut fonctionnaire nazi chargé de la culture n’est pas réellement antipathique. Arrêté par la Gestapo, le fiancé de Lale Andersen n’est guère maltraité : il écoute seulement la chanson sur un disque rayé. Dans le film, il y a d’ailleurs beaucoup de résistants. L’Allemagne en a sans doute connu à cette époque, mais il eurent en général la tête tranchée, ou finirent dans les camps de concentration. Ici, même un SS gradé apparaît comme un opposant au régime : il aide la chanteuse à sortir de Pologne un film montrant les camps de concentration et qu’elle rapporte pour faire plaisir à son fiancé. Elle lui est si dévouée que, au péril de sa vie, elle lui aurait tout aussi bien rapporté des prunes ou de la dentelle.
Quant aux juifs, ils ne paraissent guère sympathiques. Dans l’Ombre des anges, c’était un promoteur immobilier qui était décrit comme une crapule et injurié en termes franchement antisémites. Mais il s’agissait de critiquer l’antisémitisme qui sévissait en Allemagne. Le spectateur ne devait pas s’y tromper. Ici, le portrait est sans nuances : la famille juive du fiancé, bourgeoise, arrogante, riche et hypocrite, rejette la chanteuse car elle n’est pas de leur milieu. Implacables, précis, minutieux, ils s’occupent de faire sortir d’autres juifs (riches) et leur fortune : or, devises, diamants, perles, rubis. Un jeune juif s’engage même dans la SS pour donner le change. Le père de famille dénoncera Lale à la police suisse, pour escroquerie, afin d’en éloigner son fils, sans souci pour ce qui pourrait advenir d’elle. Il cachera encore à celui-ci qu’on l’a exposée à la mort en lui faisant sortir un document antinazi de Pologne. Après la guerre, elle reviendra voir son fiancé, marié à une femme juive sans doute riche ; devenu célèbre, il la laisse repartir seule, avec sa valise, vers la gare, comme dans une chanson de Marlene Dietrich. L’accumulation de ces traits négatifs surprend. En Allemagne, il n’y avait donc pas de juifs pauvres, communistes ou résistants ?
L’ombre des anges de Daniel Schmidt
IL reste « Lili Marleen« , la chanson qui console, et l’héroïne qui la chante. Sympathique, pas très intelligente, dénuée de tout sens politique, aimant un juif et faisant carrière dans l’Allemagne nazie. Sans doute le rassure-t-elle, son fiancé, bien qu’il soit, par son égoïsme, sa faiblesse et son orgueil, franchement odieux. Elle lui répète qu’elle est « de son côté ». Mais ses assertions demeurent vagues, très vagues. Au fond, elle se moque autant de l’antifascisme que du fascisme : elle tient à chanter et à vendre sa chanson, elle tient aussi au corps de son fiancé et à son amour. Les événements passent loin au-dessus d’elle et sa logique est très simple : au sein du malheur des autres, elle veut préserver son bonheur et celui de l’homme qu’elle aime. Une brave fille, somme toute, qui n’aime pas trop réfléchir. Rien de commun avec l’intelligence froide, le cynisme calculateur de Maria Braun. Beaucoup d’Allemands se reconnaîtront en elle, la prendront en pitié. Mais est-ce vraiment ce qu’a voulu Fassbinder ? Ce gigantesque mélo n’est sans doute ni un film antisémite (du moins consciemment) ni une oeuvre d’avant-garde : c’est un roman-photo qui a l’Allemagne hitlérienne comme décor, qui séduira le grand public, où les méchants sont tout autant les nazis que les juifs riches et dont l’héroïne a le romantisme mièvre de la littérature de gare.
Jean-Michel PALMIER
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