Exilés en France : Les longues vacances de Lotte Eisner - 6 / 6
La création de la Cinémathèque
J.-M. P. – C’est au cours de ces années qu’est née avec vous et Langlois la Cinémathèque. Comment cela s’est-il passé ?
L.E. -J’avais rencontré Langlois en 1934. J’ai lu dans La Cinématographie française que deux jeunes gens, Henri Langlois et Georges Franju, essayaient de sauver de vieux films muets. Cela m’a intéressée. J’écrivais alors pour un journal édité en allemand à Prague, Internationale Filmschau. Je fréquentai ensuite le Cercle du cinéma, pour voir des films muets. C’est ensuite chez Henri Langlois que j’ai vu des films expressionnistes. C’est donc en répondant à une annonce que j’ai été amenée à m’occuper directement de cinéma expressionniste. Langlois m’a montré Caligari et d’autres films qui étaient alors peu connus.
L’acteur et réalisateur Georges Franju
J.-M. P. – En quoi consistait le Cercle du cinéma ?
L.E. – C’était quelque chose que Langlois et Franju avaient inventé pour avoir de l’argent afin d’acheter d’autres films. Leur local se situait au quatrième étage de l’immeuble du Marignan. Ils avaient une toute petite salle où j’ai rencontré Jean Cocteau et beaucoup d’autres intellectuels. Le dimanche, nous allions faire de la marche à Port-Royal, au grand dam de Langlois qui n’aimait pas beaucoup cela. Sartre venait aussi à ce cercle avec Simone de Beauvoir. Quand j’avais le temps, j’aidais Langlois à ranger les photos dans une énorme valise. Les films, Langlois était obligé de les stocker dans sa salle de bains. Ce qui était très dangereux, car c’était des films inflammables. Après la guerre, je me suis promenée avec ces mêmes films dans une valise pour faire des conférences.
Musée de la Cinémathèque -Paris
Pendant la guerre, je me suis occupée encore de ces films. Il fallait les ranger, les classer, les répertorier. Nous avons d’abord eu un local au 7, avenue de Messine qui nous avait été donné par le ministère de l’Industrie, je crois, notre ministère de tutelle. Henri a fait des expositions « Images du cinéma français ». Nous avons aussi fait une exposition à Lausanne; c’était la première que j’ai faite avec lui. Ensuite, Langlois m’a nommée conservatrice en chef. J’y suis restée jusqu’en 1975, lorsque j’ai eu un infarctus. En 1972, nous avons organisé le Musée de la Cinémathèque. Dans les années cinquante, il m’a envoyée pour essayer de récupérer des scripts, des documents pour notre Cinémathèque. C’est dans ces circonstances que j’ai revu G.W. Pabst en 1946 et Thea von Harbou en 1953.
J.-M. P. – Vous n’avez pas songer à retourner en Allemagne ?
L.E. – Non. Je n’y avais plus d’amis. Et ma famille avait été assassinée. Je ne voulais plus rien avoir à faire avec les Allemands qui avaient vécu le nazisme, l’avaient supporté, soutenu, sans rien faire. Je suis restée amie avec ceux qui avaient partagé mon destin, Fritz Lang, Bertolt Brecht, Peter Lorre. Et je sais que je ne pourrais jamais les oublier. J’ai fréquenté Fritz Lang depuis les années berlinoises. Nous nous sommes revus en exil à Paris. Il m’invitait à ses tournages et nous allions en semble au marché aux Puces. Il voulait connaître Paris. C’est à propos du tournage du Testament du docteur Mabuse que j’ai écrit, pour L’Intransigeant, mon premier article en français. Ma vie était toujours liée au cinéma allemand, mais aussi à la Cinémathèque française. J’ai continué à écrire des articles sur le cinéma. Moi-même, je ne me souviens plus de tout ce que j’ai écrit et il m’arrive de rencontrer des personnes qui connaissent mieux que moi tout ce que j’ai publié. Peut-être que lorsque je serai morte quelqu’un rassemblera tout cela.
L’acteur Alexander Moissi
C’est étrange, lorsque je considère toute ma vie, je revois tant d’ombres et de visages. Je n’arrive pas à imaginer que tous ont disparu. Et que je reste seule à témoigner de tout cela. Fritz Lang est mort, Brecht aussi, tout comme Helene Weigel, Carola Neher, Valeska Gert, K. Tucholsky. Certains ont pu continuer leurs oeuvres, leur travail après la guerre. D’autres sont morts désespérés, solitaires. Je regrette de ne pas avoir pu revoir certains, comme cet extraordinaire Arnim T. Wegener, écrivain expressionniste qui adressa une lettre à Hitler pour lui demander de protéger les Juifs, dans l’intérêt du peuple allemand. J’ai revu Piscator après la guerre, mais Reinhardt est mort en exil aux États-Unis. Peter Lorre a réalisé un film qui est presque passé inaperçu, après la guerre, Der Verlorene, L’Homme perdu.
J’appartiens à ce temps. Je me souviens que, comme toutes les jeunes filles allemandes, j’ai été amoureuse de l’acteur Alexander Moissi, que l’on m’interdisait d’aller voir Faust car je n’avais que treize ans. J’ai rompu avec l’Allemagne en 1933 et j’ai passé ma vie à défendre ce cinéma qui, dans les années 1920-30, incarna un de ses plus grands moments artistiques. C’est aussi le cinéma qui, aujourd’hui, m’a rapprochée de l’Allemagne, de sa culture. Les allemands n’ont rien voulu savoir du film de Peter Lorre car il montrait Hambourg en ruine. La mauvaise conscience, cela ne devait pas exister là-bas. Mais aujourd’hui une nouvelle génération est venue dont Werner Herzog est pour moi le meilleur représentant avec Wim Wenders. une génération de la mauvaise conscience, qui interroge les pères comme jadis le fit l’expressionnisme. J’aime leurs films et je suis heureuse de l’affection qu’ils me portent.
Mon livre, L’Écran démoniaque, se terminait sur une note pessimiste. Après la guerre, le cinéma allemand était mort. Il n’y avait plus rien. Je me demandais si un jour il serait possible de ne pas sortir désabusé d’un film allemand. L’Allemagne s’était relevée de ses ruines, redevenait riche, mais sa culture, son cinéma étaient en miettes. Il n’y avait rien. Der Verlorene de Peter Lorre rappelait un peu le climat de M. le Maudit. Il aurait pu devenir le point départ d’un renouveau du cinéma allemand. Il n’en a rien été. Aujourd’hui, il y a une nouvelle génération. Je me souviens d’avoir écrit à Fritz Lang : » Tu sais, il y a à nouveau des films allemands qui me plaisent. » Lui, il n’arrivait pas à y croire.
J’ai quitté l’Allemagne depuis un demi-siècle. J’avais raison de dire à mon beau-frère, lorsqu’il m’accueillit sur le quai de la gare, en 1933, que ce seraient de très longues vacances…
Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER entre 1975 et 1981.
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