Exilés en France : Les longues vacances de Lotte Eisner – 5/6
L’apprentissage de la condition d’émigrée
J.-M. P. – Quand vous êtes venue en France, avez-vous été en rapport avec des comités de secours, des organisations, des partis politiques ?
Max Brod
L. E. – Non. J’ai très peu fréquenté d’émigrés à partir de mon arrivée à Paris. Je n’avais pas le temps. Je devais travailler. J’ai essayé toutes les possibilités : donner des leçons d’allemand, de latin, j’ai gardé des enfants. J’étais une très mauvaise secrétaire, une très mauvaise standardiste. J’ai travaillé pour Melle X qui faisait des traductions pour Gallimard. Elle ignorait l’allemand et nous faisions pour elle une traduction brute. Je lui ai dit que je ne comprenais pas comment elle pouvait faire, car elle traduisait dans le même style, le même français impeccable, Thomas Mann et Max Brod. Et leurs styles sont si différents ! Je n’aimais pas faire cela car c’était une pseudo-traduction, mais l’éditeur l’acceptait. J’ai fait aussi la connaissance d’un libraire qui ne pouvait pas aller à la Bibliothèque nationale car il devait rester dans sa librairie et il voulait passer un doctorat d’histoire de l’art. Alors, j’allais faire des recherches pour lui et je rassemblais la documentation. J’ai aussi rencontré un écrivain qui voulait écrire une étude sur les croix allemandes du XVIIIème siècle. J’allais à la bibliothèque, je prenais des notes, je traduisais des textes. C’était, de toutes les occupations, celle que je préférais. J’ai donc énormément travaillé dès mon arrivée à Paris. J’ai même eu faim. Mais je n’ai rien demandé à personne.
J.-M. P. – Avez-vous rencontré des intellectuels français à cette époque ?
L. E. -Je suis allée voir André Gide. Il a été si froid que je n’y suis pas retournée. Je n’étais plus journaliste. Je n’étais donc plus intéressante. C’est comme avec Kurt Weill. Les vrais amis comme Brecht étaient rares.
Kurt Weill
J.-M. P. – Vous êtes restée à Paris jusqu’en 1939-1940. Comment cela s’est-il passé ensuite ?
L. E. -En mai 1949, ils nous ont internés pêle-mêle. Mon beau-frère était déjà sur le front. Une amie m’a conduite. On nous insultait. Des Français ! On nous disait : » Ah, la cinquième colonne. Hitler vous paye bien ? » Je suis certaine que beaucoup de ces gens qui nous insultaient sont devenus par la suite des collaborateurs. Nous sommes restées huit jours au Vel d’Hiv. Des femmes devenaient hystériques. Deux cent cinquante internées m’ont choisie comme déléguée et j’ai du parlementer avec les officiers français pour les problèmes de nourriture et d’hygiène. Quand il y avait des alertes aériennes, je devais rassurer les autres, en parlant à chacune. Beaucoup pleuraient parce qu’elles avaient été séparées de leur ami, de leur mari. Il fallait les consoler. Huit jours plus tard, on nous a mises dans des bus et on nous a encore insultées. Nous étions des Allemandes. Parmi nous, il y avait une majorité d’antifascistes et seulement quelques nazies. On nous a emmenées à Gurs. Il faisait horriblement chaud. Nous avions soif. Un scout a voulu nous donner de l’eau et une soeur de la Croix-Rouge est intervenue en disant : « Ne donnez pas d’eau à ces gens. Ce sont des gens de la cinquième colonne. » Depuis ce temps-là, je n’ai plus jamais rien donné à la Croix-Rouge. Je préfère encore l’Armée du Salut.
Les ilots du camps de Gurs (près de Pau)
J.-M. P. – On a écrit sur l’histoire du camp, on a publié des témoignages. Correspondent-ils à votre expérience ?
L. E. -Non. Ce qu’on a dit est trop gentil. Le camp était situé près de Pau. Dans notre camp, il n’y avait pas un seul arbre. Des baraques pour soixante femmes, la plupart devenant hystériques. Je crois que, si je suis un peu misogyne, c’est en souvenir de cet épisode. Nous étions dans l’îlot J. L’officier qui était responsable de cet îlot venait tous les soirs avec un fouet à chiens chercher la fille la plus jolie pour coucher avec. En échange, il lui donnait à manger. Il économisait sur l’argent qu’il touchait pour le camp car il voulait s’acheter un avion. Quand, après l’armistice les officiers allemands sont venus, il a sympathisé avec eux. Un soir, je suis passée sous les barbelés et j’ai parlé à l’officier responsable de l’îlot voisin. Je lui ai dit que mon beau-frère était officier français, qu’il avait écrit des lettres au commandant du camp, mais que celui-ci jetait ses lettres immédiatement sans les lire. Je lui ai parlé de notre situation. Aussi bien sur le plan psychologique que matériel, c’était atroce. Je dois dire que les femmes les plus chics avec nous étaient les prostituées. Les bourgeoises étaient infectes. Celles qui travaillaient aux cuisines venaient nous narguer avec un morceau de viande pour nous montrer qu’elles avaient à manger. J’ai expliqué au lieutenant du baraquement voisin que j’étais recherchée par les nazis. Le lendemain, il m’a donné ma fiche de libération. Je n’ai pas attendu que le car vienne me chercher. J’ai emporté ma valise et j’ai marché jusqu’à Pau. J’ai pris le train pour Montpellier. Je n’avais pas assez d’argent pour aller plus loin.
A Montpellier, je suis allée voir des amis de mon beau-frère qui m’on dit qu’il était parti retrouver sa femme en exode. Il avait laissé deux cents francs pour moi afin que je puisse manger et ces amis m’ont logée dans une chambre de bonne. Ils m’ont demandé de ne pas dire que j’étais allemande, mais tchécoslovaque. J’étais heureuse. Pour la première fois depuis mai, j’allais dormir dans un vrai lit. J’avais échappé au commandant du baraquement J. Remarquez qu’aujourd’hui encore je regrette de ne pas l’avoir rencontré par la suite. J’aurai voulu, en souvenir du camp et de ce qu’il avait fait subir aux femmes, lui donner une paire de gifles.
André Gide
La fenêtre était obscurcie par du papier bleu à cause des alertes aériennes. Sur un chaise, j’avais un réchaud. J’ai vécu là, en me préparant tous les jours un bouillon et quelques légumes. Mais ce bonheur a vite pris fin. J’ai un jour dépensé les derniers francs que mon beau-frère m’avait fait remettre. Je n’avais plus rien. Alors je suis allée à la bibliothèque lire André Gide. C’était un moyen d’avoir moins faim. J’ai rencontré à la bibliothèque un autre émigré qui est devenu ensuite professeur d’histoire à la Sorbonne. A Berlin, j’avais connu sa mère qui organisait des soirées musicales avec Klemperer. Il m’ a emmenée chez sa femme et ils m’ont donné à manger.. Pour pouvoir vivre à la ville, je m’étais inscrite à l’université de Montpellier. Les professeurs étaient très chics. Il y avait des cours pour étrangers. J’avais un doctorat, mais j’ai suivi ces cours pour étrangers afin de demeurer à Montpellier. Certains m’ont proposé de venir habiter avec eux, mais je n’avais pas d’argent. Quelqu’un m’a conseillé d’aller chez le rabbin. Je n’étais guère pratiquante. Mes parents étaient indifférents à la religion et le culte protestant m’était plus familier que le judaïsme. Je connaissais mieux les Évangiles que l’Ancien Testament. Une amie m’a dit que ce n’était pas grave. Le rabbin l’avait aidée, elle qui était la fille d’un général autrichien catholique. Je suis allée chez le rabbin. Il y avait là des gens qui m’ont parlé en Yiddish. Je comprenais assez bien grâce à mes études d’allemand ancien : les langues sont assez proches. Mais, au bout d’une demi-heure, je me suis demandé ce que je faisais là. Alors je suis sortie. J’avais rencontré par hasard une fille qui avait été internée au Vel d’Hiv avec moi, et qui voulait se suicider parce qu’elle était séparée de son ami. Je lui ai raconté mon aventure et mes hésitations à voir le rabbin. Son ami était fils de pasteur et travaillait chez un pasteur. Elle a pensé que celui-ci pourrait s’intéresser à mon cas. En effet, il était très gentil et m’a dit : » Il vaut mieux que ce soit moi qui vous donne de l’argent pour subsister plutôt que le rabbin ! ». Je suis retournée habiter avec mes amis. Un jour, j’ai été convoquée à la police. Ils voulaient à toute force que je sois arrivée en France après 1936. Je leur ai dit que c’était faux, que j’étais réfugiée dès 1933, mais ils ne voulaient rien savoir. Ceux qui étaient arrivés après 1936 risquaient d’être livrés par les Français aux Allemands. J’étais donc à la merci d’une rafle. Je devais désormais me cacher.
Otto Klemperer
Quand une descente de police était annoncée, je franchissais un petit mur et j’allais me cacher chez un vieux monsieur jusqu’au matin. C’était un épicier qui dans ses loisirs s’était passionné pour l’histoire et la géographie. Il avait soixante douze ans et comprenait ma situation. Un jour, un ami est venu de Marseille. Il m’a dit : « Lotte, il vous faut une fausse carte d’identité. » On craignait l’arrivée des Allemands. Il m’a dit qu’il pourrait m’obtenir de faux papiers et je lui ai donné une photographie. Un peu plus tard, il m’ a écrit d’aller tel jour sur le quai N° 2, que quelqu’un me donnerait quelque chose. J’ y suis allée et un inconnu m’a glissé une carte d’identité dans la main. Je l’ai montrée au vieil épicier de soixante douze ans qui m’a dit : » C’est votre fausse carte ? » Il a comparé avec sa carte : il manquait un timbre et un tampon. J’ai écrit à mon ami de Marseille : » Dans ma collection de timbres, il manque un timbre. Donnez-le moi. » Il m’a écrit que celui qui faisait les faux papiers avait dû fuir en Angleterre.
Il ne restait plus qu’à enterrer la fause carte. J’ai appris que la fille de Louis Gillet, qui était le traducteur de Joyce, fabriquait de fausses cartes. Je suis allée la voir. Il me fallait trouver un faux nom. J’ai hésité et j’ai choisi Escoffier.
Louis Gillet, traducteur de Joyce
J.-M. P. – Pourquoi précisément ?
L. E. - C’est à cause de Carmen de Mérimée. Elle emploie le mot « escoffer » qui veut dire tuer. Et je haïssais tellement les nazis que ce nom me convenait très bien. J’aurais tellement voulu les tuer. C’est pourquoi je me suis appelée Louise Escoffier.
J’ai reçu un jour une lettre de Langlois qui m’écrivait de quitter immédiatement Montpellier car les Allemands allaient franchir la ligne de démarcation. Je suis allée aux bains publics : ils étaient déjà pleins de soldats allemands. Je me suis éclipsée par l’autre porte et j’ai demandé aux amis de mon beau-frère s’ils connaissaient un village où je pouvais me réfugier. Ils m’ont donné le nom d’un village et j’y suis partie. J’ai fait la connaissance d’une femme très gentille dans un restaurant. Je ne pouvais pas dire qui j’étais mais je me souviens qu’un jour, alors que des consommateurs disaient du mal des Juifs, elle a pris leur défense. Cette femme m’a emmenée voir une vieille gitane. Celle-ci m’a regardée dans les yeux et a lu les lignes de ma main. » Vous êtes inquiète, mais il ne vous arrivera rien, je vous le promets. » C’est étrange, j’ai cru à cette prédiction et je crois qu’elle m’a soutenue tout au long des années qui ont suivi. J’étais persuadée que je ne serais pas arrêtée. Je me souvenais toujours de la vieille gitane. Il est possible que cette vieille femme ait été, elle, tuée par les nazis.
On m’a conseillé d’écrire au pasteur de Rodez. Un jour, il est venu me voir. Il n’y avait pas de train et il avait marché longtemps dans la neige. Il a regardé ma fausse carte d’identité et m’a promis une fausse carte d’alimentation et de vêtements. J’attendais l’arrivée de Langlois pour savoir où aller. J’ai accompagné Langlois chez lui; il y avait déjà des soldats allemands. Langlois voulait que j’aille à Nice. Il pensait que c’était plus sûr d’être près des Italiens que des Allemands. Mais je trouvais Nice trop grand. J’ai eu raison de ne pas y aller, car ensuite les Italiens ont été remplacés par les Allemands. Je voulais aller dans une ville où il n’y avait pas d’Allemands, si possible. C’est alors que Langlois a eu une idée : il avait caché dans un château, près de Figeac, des films soviétiques, Le Dictateur de Chaplin. Ces films étaient dans des boîtes rouillées et il m’a proposé d’aller en faire l’inventaire. La propriétaire du château n’était pas sûre. On disait qu’elle était moitié pour le maquis, moitié pour les Allemands. Il pensait néanmoins que je serais en sécurité relative là-bas. Je suis partie pour cette petite ville aux allures moyenâgeuses et là, j’ai trié les films de Langlois. Je me souviens qu’il faisait très froid. Pour se chauffer, il n’y avait qu’une cheminée et avec ces films c’était trop dangereux d’allumer du feu. Je gelais, je me suis cassé les ongles à ouvrir ces boîtes. La nuit, j’entendais les rats courir sur les poutres. Je suis demeurée là quand-même un mois. Mais les gens me demandaient qui j’étais. Je prétendais être alsacienne. Je n’avais plus d’argent. J’ai écrit au pasteur pour lui demander s’il avait du travail. Il n’avait rien à me proposer, sinon une place de cuisinière dans un collège de jeunes filles. J’ai accepté car cela allait très bien avec mon nom.
J.-M. P. – Pourquoi ?
L. E. -Mais voyons, Escoffier est le célèbre inventeur de la pêche Melba ! Je dormais au dortoir avec les jeunes filles. A six heures du matin je commençais à faire la cuisine. Je n’ai jamais été une très bonne cuisinière. La directrice était pétainiste, mais elle n’osait pas me dénoncer à cause du pasteur car elle était protestante. Je suis restée six mois chez elle. Je n’avais que deux heures de libres le dimanche. J’étais donc traitée comme une esclave. Je devais laver les vitres avec du papier journal, et c’est à peine si j’ai réussi à obtenir qu’on ne me fasse pas tuer les lapins ! Les professeurs étaient sympathiques. La directrice par contre était très égoïste. Je me souviens de m’être disputée avec elle car elle voulait manger le chocolat destiné aux enfants. C’était un détail, mais symbolique de la mentalité de ces gens. Après six mois, j’ai dû partir. Je ne fréquentais que les protestants. Un jour, une femme m’a parlé d’une dame qui s’appelait Mme Guitare, une catholique. Et cette femme voulait me connaître.
Je suis allée la voir et ce fut ma grande chance. Elle avait soixante douze ans. Elle me paraissait très vieille à cette époque. Elle n’allait pas à l’église et se qualifiait de « vieille républicaine » . Plus tard, j’ai rencontré Charles Boyer, qui était aussi de Figeac, et je lui ai dit que je m’y étais réfugiée pendant la guerre. Mme Guitare avait été son professeur et il s’en souvenait toujours. C’était une femme réellement merveilleuse. Sa bonne espagnole était une réfugiée de l’armée républicaine. On m’avait conseillé de partir, mais j’ai préféré rester dans ce village. Dans une ville, c’était plus dangereux. On aurait fatalement découvert que ma carte était fausse. A cette époque, je travaillais déjà sur le cinéma. Je faisais des fiches pour la Cinémathèque. Je recevais un peu d’argent pour ce travail et j’arrivais ainsi à me louer une chambre. La tante de Georges Sadoul avait une grande maison à louer. J’avais envie d’y aller et d’essayer d’y survivre. Avant de partir, je suis allée dire adieu à Mme Guitare et à la jeune républicaine espagnole qu’elle avait recueillie. Mme Guitare m’a déconseillé de m’installer dans cette maison, même pour y louer une chambre. Elle m’a proposé de demeurer chez elle. Elle ne pouvait pas me nourrir mais m’offrait la chambre. Il y avait aussi deux professeurs de l’école de jeunes filles qui habitaient chez elle. Certains soirs, elle nous disait : » Les enfants, allez vite vous coucher. » On lui obéissait et on entendait parler et marcher. Je ne savais pas ce qui se passait. Plus tard, elle m’a dit la vérité : elle accueillait des parachutistes anglais et était en contact avec le maquis. Je ne peux penser à elle sans émotion. Au fond, pour beaucoup d’entre nous, c’est grâce à des gens comme Mme Guitare que nous sommes encore en vie, que nous avons pu échapper à l’arrestation et à la mort.
On écoutait la radio de Londres sous des coussins. Elle est devenue ma seconde mère. Ma vraie mère, elle, est morte a Theresienstadt. Il a été impossible de la sauver. Elle avait soixante-treize ans et on l’a tuée là-bas. Elle est morte sans même savoir si j’étais encore envie. Mme Guitare faisait tout pour me protéger. Quand les gens l’interrogeaient pour savoir qui était cette Alsacienne Louise Escoffier, elle répondait : » Ah, je connaissais très bien son grand-père, le vieil Escoffier. » Elle m’a fabriqué ainsi une sorte d’identité familiale. Nous sommes restées ensemble jusqu’en mai 1944. Les gens comme Mme Guitare étaient rares. Je me souviens avoir rencontré un graveur; sa femme était bordelaise. Nous parlions d’art et pas de politique. Un jour, cette femme s’est plainte à moi de ce que son mari avait fait quelque chose d’illégal. Il avait caché à l’école sous un faux nom une élève juive. Cela ennuyait sa femme. Je lui ai dit : » Laissez cette enfant tranquille ! » Elle m’a répondu : » Ma chère Louise, vous êtes trop altruiste. Vous ne connaissez pas les juifs ! Ce sont des crapules. » Elle a exigé qu’on retire l’enfant de l’école et qu’on la renvoie chez sa mère à Marseille. La mère et la fille ont été déportées et assassinées à Auschwitz.
J’allais prendre le thé chez eux. Mme Guitare me le déconseillait. J’ai appris par la suite qu’ils étaient des amis de Maurras. Ils recevaient beaucoup d’amis; certains étaient pour les allemands. J’ai pris un jour le thé avec un certain comte de Puységur qui a été tué huit jours plus tard par le maquis. Mme Guitare savait tout cela. La mère de ce collaborateur a alerté les Allemands. Un beau jour, quand j’ai ouvert les volets, j’ai vu que la rue et la place étaient envahis par les soldats allemands. Il y avait un canon installé devant l’église. Je devais les côtoyer et j’étais terrorisée à l’idée que quelqu’un pourrait me demander ma carte. J’avais modifiée ma date de naissance. C’était dangereux car je pouvais être envoyée en Allemagne au service du travail. Langlois est venu me voir et je lui ai demandé de me faire un papier certifiant que je travaillais officiellement pour la Cinémathèque française. Il me l’a fourni. J’ignorais à l’époque – et nous étions pourtant très amis – qu’il travaillait pour la Résistance et qu’il avait volé des lettres à en-tête du ministère de Vichy. C’est sur ce papier qu’il avait certifié que ja travaillais pour la Cinémathèque française.
Tout se passa assez bien jusqu’en mai 1944. La ville était composée pour moitié de collaborateurs, pour moitié de sympathisants du maquis. Au fond, c’était comme toutes les villes en France. Le 11 mai, les hommes ont été convoqués à la mairie. Les femmes devaient rester dans leur chambres. J’ai vu partir tous ces hommes, certains en pantoufles, et ils ne nous ont laissé qu’un médecin et un dentiste. Le jeune graveur qui avait tant de sympathie pour les Allemands, a dû partir lui aussi. Ils ont tous été envoyés à Bergen-Belsen. Ils étaient huit cent quarante. Seuls deux cent trente sont revenus. parmi ceux qui sont partis, il y avait même des collaborateurs, mais ils ne pouvaient l’avouer car, s’ils avaient échappé à la déportation en Allemagne, ils risquaient de ne pas échapper au maquis. Le jeune graveur qui trouvait les Allemands « pas si mal que cela » est mort là-bas. Sa femme s’est-elle souvenue alors de cette enfant juive qu’elle n’a pas voulu garder ?
Les Allemands savaient que beaucoup de gens se cachaient. Ils avaient demandé nos cartes de vêtements et d’alimentation pour les vérifier à Rodez. Le maquis l’a appris et l’officier allemand qui est parti avec nos cartes a été tué par les résistants. Le sac a été brûlé et Rodez a dû nous refaire à tous des cartes, et cette fois-ci, elles étaient authentiques. Nous l’avions échappé belle. Un jour, deux soldats allemands sont venus dans ma chambre. Ils avaient l’air presque peureux. Ils ont regardé s’il y avait des fusils dans le piano et j’ai fait semblant de ne pas savoir l’allemand. C’était plus prudent. Quand un jour le fils de Mme Guitare a parlé allemand, les soldats ont failli le tuer. Nous laissions tout le jour les volets fermés à cause des affrontements entre le maquis et les Allemands. Ils ont regardé longuement ma carte d’identité. J’ai présenté la lettre de Langlois et j’ai dit : » Je travaille pour le ministère de Vichy. » Ils ont été impressionnés. Ils parlaient allemand et je les faisais répéter. Ils voulaient savoir si j’étais mariée. Je leur répondais : » Nix mari. » Alors ils sont partis.
Mme Guitare est venue et elle était livide. Elle m’a seulement dit : » Ils sont restés longtemps. » Alors je lui ai dit : » Mme Guitare, il faut que je vous dise la vérité. » Elle m’a arrêtée dans ma confession : » Ma chère, quand je vous ai connue comme cuisinière, avec votre culture, je savais que vous vous cachiez. » Je lui ai dit que j’étais un danger pour elle, que je devais partir car elle risquait d’être arrêtée à cause de moi. Elle a souri et m’a seulement dit : Nous vivons depuis si longtemps ensemble que, s’il faut mourir, nous mourrons aussi ensemble. » Je lui ai dit : » Madame, je suis juive. » Elle m’a regardé en souriant et m’a répondu : » C’est donc pour cela que je vous trouvais si sympathique. »
Elle était réellement merveilleuse. Je lui ai dit que je savais qu’elle avait des contacts avec le maquis, et que je voulais aller les rejoindre. Elle a seulement ajouté : » Pensez-vous ! Avec votre laryngite ! Restez ici. » J’avais peur pour elle et elle avait peur pour moi. Nous sommes restées ensemble jusqu’en 1945. En août 1944, nous avons fêté le 14 Juillet avec le maquis et Mme Guitare. On a trinqué avec de l’eau de noix. Beaucoup de maquisards étaient espagnols. Nous avions hissé le drapeau français. Le maquis affirmait que les Allemands ne reviendraient plus, qu’ils avaient miné les ponts. Quelques semaines plus tard, les enfants criaient dans le village : » Les Allemands, les Allemands ! » Nous nous attendions à être arrêtés. Mais les Allemands se sauvaient et ils se sont contentés de voler les bicyclettes pour gagner l’Espagne.
Une nuit, j’ai pourtant cru qu’ils allaient m’arrêter. Une auto a stoppé, les phares braqués sur ma chambre. J’ai cru qu’ils venaient me chercher. Ils sont allés dans la maison d’à côté où il y avait eu des Juifs cachés. Heureusement, ceux-ci étaient partis quelques jours avant. Ensuite Henri Langlois est venu me chercher. Mme Guitare a fait des gâteaux et nous avons récupéré les films que j’avais cachés dans les oubliettes du château.
Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER.
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