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Exilés en France : les longues vacances de Lotte Eisner – 4 / 6

Exilés en France : les longues vacances de Lotte Eisner – 4 / 6

La montée du nazisme

J.-M. P. – La soeur de l’architecte El Lissitsky écrit que dans les années vingt, en Allemagne, un kilo de pain coûtait un million de marks et une fille une cigarette….

L. E. - Oui, c’était tout à fait cela. Les filles étaient faciles à cette époque. Vous me direz : elles le sont toujours; mais aujourd’hui, on est plus naturel. A l’époque, on le faisait par peur de rester seule. C’était une bien curieuse époque. L’argent ne valait rien. Je me souviens être allée voir des archéologues au Danemark à la fin de 1923 et j’ai écrit à mon père : « Envoie-moi un peu d’argent car je voudrais encore garder les couronnes danoises. » Quand je suis arrivée, un ami de mon père m’a dit :  » Vous savez, votre père m’a bien envoyé de l’argent, mais entre-temps nous ne comptons plus par millions mais par milliards. Je vais vous donner quand-même quelques milliards de marks. »

Le soir, on payait des gens du studio et quand ils rentraient chez eux, avec leur tas de papiers, ils ne pouvaient plus acheter un pain. Le cours du mark s’effondrait d’heure en heure. Les gens avaient faim. Dans les rues, on voyait partout des chômeurs comme quelques années plus tard et Hitler a promis qu’avec lui tout allait changer.

J.-M. P. – Quels souvenirs gardez-vous des événements politiques qui ont précédé la venue de Hitler au pouvoir ?

L. E. - Je me souviens très bien d’être allée manifester pour Sacco et Vanzetti. Nous avions défilé le poing levé en chantant L’Internationale. A l’époque, l’URSS nous apparaissait comme le pays qui luttait pour les droits de l’homme. C’est pour cette raison que tant d’intellectuels et d’artistes se sont rapprochés du communisme. Je me souviens d’avoir entendu parler de Hitler pour la première fois vers 1923, après l’échec du putsch de Munich. Personne ne croyait alors qu’il jouerait un rôle important en politique. Si la révolution spartakiste avait échoué, un putsch de droite nous apparaissait plus impossible encore.

J.-M. P. – Comment expliquez-vous que tant d’intellectuels à cette époque n’aient pas pris Hitler et la menace nazie au sérieux ?

L. E. - Il était tellement ridicule ! Il nous faisait penser à Charlie Chaplin. Il n’y a que quelques industriels qui s’intéressaient vraiment à lui. Pas les artistes. Hitler n’avait de succès qu’auprès des femmes. C’était un raté et les ratés sont souvent dangereux. J’ai été directement prise à partie par le Völklicher Beobachter en termes très violents.

J.-M. P. – Pour quelles raisons ?

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L’acteur et réalisateur Harry Piel

L. E. - J’avais rendu compte d’un film de Harry Piel. Il s’agissait habituellement de films d’aventures, mais celui-ci s’appelait Gaz empoisonné. Je disais que, pour une fois, les spectateurs prendraient peut-être conscience de ce qu’est une guerre. Le Völkischer Beobachter a écrit en réponse à mon article :   » Le Film Kurier  » arrache son masque. La journaliste juive et bolcheviste Lotte Eisner écrit… » Dans un autre numéro, ils on dit :  » Quand les têtes rouleront, cette tête roulera aussi.  » Et ils ont envoyé l’article à ma mère, souligné en rouge. Ils savaient même où elle habitait ! En 1932 ou 33 j’ai failli rencontrer Hitler. J’étais fâchée avec Leni Riefenstahl depuis que j’avais écrit une critique négative de La Lumière bleue. Elle est venue un jour dans mon bureau et m’a dit : Ach, Frau Doktor, je voudrais vous faire rencontrer un homme merveilleux. » Je savais quel type d’hommes fréquentait Leni et ils n’étaient pas merveilleux. Alors je me suis méfiée. Elle a insisté pour que je prenne le thé avec eux. Je lui ai demandé de qui il s’agissait et, d’une voix extasiée, elle m’a dit : « ADOLF HITLER !  » Je lui ai répondu : » Je ne veux pas connaître ce sale type ! « 

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Peut-être aurais-je dû accepter l’invitation et y aller avec un peu de poison et le verser dans son thé. J’aurais été une sorte de  » Jeanne d’Arc inconnue « ; cela aurait peut-être empêché quelque chose. Mais au fond, je ne le crois pas tellement; un autre serait venu, Himmler ou Goebbels.

J.-M. P. – Quand avez-vous décidé d’émigrer ?

L. E. - Le 31 mars 1933. Brecht était parti dès l’incendie du Reichstag. A Paris, j’ai vu Kurt Weill d’abord et il m’a dit : « Melle Eisner, vous êtes ici pour le Film Kurier ?… » Quand je lui ai dit que j’avais quitté le journal, il m’a tourné le dos; je n’étais plus intéressante pour lui. Brecht, lui, s’est mis à rire et m’a dit :  » Eisnerin, je savais bien que vous alliez partir vous aussi !  » Je n’aurai pas pu rester en Allemagne après 1933. L’éditeur du Film Kurier était tchèque et juif. Sa femme était française. On m’a téléphoné le matin pour me dire de ne pas venir au Film Kurier car les nazis s’en étaient emparés. J’ai compris ce que cela voulait dire. J’ai préparé une grande valise de vêtements et je ne suis même pas rentrée chez moi. Les deux fils de mon éditeur étaient français et  très amis avec le Consul de France. Je lui ai demandé un visa pour le soir même et j’ai quitté Berlin en wagon-lit. Mon frère pensait que j’étais folle. Il croyait que la situation allait s’arranger. Nous étions des Juifs assimilés. Mes cousins avaient servi dans l’armée et l’un d’eux était même l’ami du Kronprinz. Nous ne parvenions pas à croire que nous étions en danger. Plusieurs membres de ma famille avaient été décorés de la croix de fer de première classe, mon frère était engagé volontaire. Les Juifs assimilés se considéraient comme de  » bons Allemands « . ils ne pensaient pas que Hitler ferait quelque chose contre eux. Finalement, je suis heureuse que mon père soit mort en 1926 et qu’il n’ait rien connu de tout cela.

J.-M. P. – Qu’avez-vous emporté  en quittant l’Allemagne ?

L. E. - J’ai dû abandonner tout, même mes livres. Je savais que je ne reviendrai pas de sitôt. Quand mon beau-frère est venu me chercher à la gare, il m’a dit: Vous venez en vacances, Lotte ? » Et j’ai répondu :  » Ce seront de très longues vacances ! » Beaucoup d’intellectuels pensaient que le nazisme durerait quelques semaines. Dès le début, j’étais plus réaliste. Les gens en étaient trop imprégnés pour que cela s’efface si vite. J’étais triste de devoir laisser tous mes livres d’André Gide, car je les avais prêté à un collègue. J’ai pris seulement Le Rouge et le Noir de Stendhal, dans cette grande malle que j’emportais souvent en voyage. J’ai appris ensuite que Hans Otto (6) avait été défenestré par la Gestapo.

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L’acteur Hans Otto

J.-M. P. – Dans son roman Méphisto, Klaus Mann a fait revivre cet épisode et donne un portrait assez peu flatteur d’un acteur opportuniste,       » Höffgens », qui ressemble beaucoup à Gründgens, son beau-frère…

L. E. - Gründgens était un acteur très populaire. Il joua, dans M. le Maudit de Fritz Lang, le rôle du chef de la pègre. Klaus Mann me semble avoir été injuste. J’étais assez amie avec Gründgens jusqu’au jour où il avait interprété Méphisto dans le Faust de Goethe et j’avais trouvé le personnage tel qu’il le jouait assez peu sympathique. J’avais donc écrit une critique dure à son égard. Il m’a fait dire qu’il ne l’oublierait jamais. J’ai revu Gründgens dans un restaurant d’homosexuels à Paris. J’ai fait semblant de ne pas le voir. Je sais qu’il a essayé d’émigrer, mais il n’a pas pu trouver de travail à l’étranger, et c’est ce qui l’a poussé à revenir en Allemagne. Certaines personnes m’ont dit qu’il avait aidé et sauvé des gens menacés, notamment des collègues juifs. Aussi le portrait qu’en trace Klaus Mann me semble-t-il très exagéré. Klaus Mann était un personnage profondément malheureux, écrasé par la personnalité de son père. Et je ne sais pas si leurs relations étaient très bonnes. Moi, de Thomas et de Heinrich Mann, c’est le second que je préfère. C’est un très grand écrivain, mais on ne s’en est pas encore rendu compte.

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L’acteur Gustaf Gründgens

La vie des acteurs en exil était de toute façon très pénible. Bien peu ont pu continuer leur carrière. Après la guerre, j’ai revu à Munich Fritz Kortner. C’était non seulement un très grand acteur de théâtre avant Hitler, mais il avait fait d’excellents films (7). Je lui ai parlé des des rôles qu’il avait interprétés et il m’a répondu :  » Moi, j’ai fait des films ? je ne m’en souviens plus. » Je ne comprenais pas. Je lui ai dit :  » Mais vous ne pouvez avoir oublié Schatten ?  » Il faisait semblant de ne pas comprendre.

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L’acteur Fritz Kortner

Il avait tellement souffert en exil qu’il ne voulait plus parler de son passé, de sa gloire d’avant Hitler. Aux Etats-Unis, pour vivre, il avait dû vendre du lait… Sa fille et sa femme travaillaient à l’usine. Je lui ai parlé de son interprétation du Dr Schön dans Lulu, de Louise Brooks, etc., mais il refusait d’en parler, affirmait avoir tout oublié. Je me souviens jadis de l’anxiété que provoquaient chez lui les critiques, lorsque nous faisions des promenades ensemble à Berlin avec Peter Lorre. Je me demande comment lui qui avait tellement souffert de l’antisémitisme a pu revenir  vivre en Allemagne, à Munich.

J.-M. P. – Avant de venir en France, aviez-vous déjà des contacts avec des écrivains français ?

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André Gide

L. E. - J’avais rencontré André Gide à Berlin en 1928 pour le Berliner Tageblat. Il y était venu à l’occasion d’un procès auquel était mêlé le futur écrivain E.E. Noth qui par la suite émigra en France puis en Amérique. Il s’agissait d’un meurtre commis par un lycéen. Il était question de jalousie, d’homosexualité. On aurait dit une pièce de Wedekind. Noth était l’un des accusés du procès. Gide était venu pour le suivre et, quand j’ai voulu l’intervewer, il m’a dit qu’il avait tellement donné d’interviews qu’en revanche il serait heureux que je lui rende un service : il voulait que je lui envoie toutes les coupures de journaux sur ce procès car il songeait à en tirer un sujet de roman. Je me suis consacrée pendant trois mois à ce travail et il m’a écrit ensuite une très gentille lettre pour me remercier. C’est assez étrange, il n’a jamais écrit ce livre, et dans ses Mémoires il ne parle pas de cet épisode.

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Le Berliner Tageblatt

J.-M. P. – Croyez-vous à l’existence de cette émigration intérieure constituée par ces écrivains, ces artistes qui n’ont pas émigré et qui furent néanmoins des opposants au nazisme ? Ou est-ce un mythe forgé après 1945 ?

L. E. - Il est exact qu’il y eut, en Allemagne, des opposants, mais bien moins qu’on ne l’affirme. Je suis d’accord avec Ernst Busch. On l’avait envoyé en camp de concentration, battu et torturé et il n’a pas pu l’oublier. Si je ne suis pas rentrée en Allemagne, c’est tout simplement parce que je ne savais pas à qui je pourrais tendre la main. Après la guerre, je n’aurais jamais pensé que je pourrais redevenir amie avec les Allemands. Les Allemands sont un peuple étrange qui ne crée quelque chose de valable que dans des périodes de crise, de mécontentement, de doute. Je considère aujourd’hui Werner Herzog et Wim Wenders comme des amis. Ils ne portent aucune responsabilité quant au passé. Ils étaient trop jeunes et ils incarnent au contraire la mauvaise conscience de l’Allemagne. Les jeunes Allemands sont devenus créateurs par culpabilité et par haine de leurs pères qui, eux, furent des nazis.

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Le médecin et poète Gottfried Benn

Ma meilleure amie m’a écrit de Davos en 1939 :  » Lotte, je suis contente de ne pas avoir d’enfants. Nous vivons avec des meurtriers et des bandits; » Mon vieux professeur d’archéologie est resté en Allemagne et son fils est devenu SS. Un ami de mon père que j’ai revu à Paris et pour lequel je travaillais clandestinement me disait qu’il était heureux de ne pas être dénoncé par son fils. Regardez Gottfried Benn : comment a-t-il pu écrire Kunst und Macht, hurler avec les loups ? Je me souviens avoir été assise au théâtre à côté de Goebbels. Je l’ai regardé et j’ai eu un sentiment de désarroi horrible, il était l’élève de Gundolf (8) qui avait dit de lui : Ce sera un génie ou un criminel.  » Il ne s’était pas trompé. Même Richard Strauss, je ne comprends pas comment il a pu rester. Et Gerhardt Hauptmann, la grande figure du naturalisme allemand, comment a-t-il pu saluer les nazis, lui qui fut jadis un auteur révolutionnaire ? Comment des intellectuels ont-ils pu soutenir un régime qui a détruit les oeuvres de Barlach en les qualifiant d’ » art dégénéré  » ?

(6) Hans Otto, célèbre acteur communiste allemand, qui fût arrêté, torturé et assassiné par la Gestapo.
(7) Fritz Kortner : célèbre acteur expressionniste qui joua notamment dans Le Montreur d’ombres d’Arthur Robinson (1922), Les Mains d’Orlac de R. Wiene (1924), Lulu de Pabst (1928).
(8) Friedrich Gundolf (de son vrai nom Gundolfinger) : célèbre professeur de littérature allemande, ami de Max Weber et de Stefan George.

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