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Exilés en France : Les longues vacances de Lotte Eisner – 3 / 6

Exilés en France : Les longues vacances de Lotte Eisner – 3 / 6

Les intellectuels et la politique

J.-M. P. - Ces intellectuels, ces artistes que vous fréquentiez, et vous-même, étiez-vous politisés ?

L. E. - J’étais bien sûr à gauche. Certains d’entre nous étaient membres du parti communiste, moi, j’étais socialiste, bien que les nazis m’aient qualifiée de « Juive bolcheviste « . En fait, j’étais  » bolcheviste » parce que j’aimais les films russes. Tous, nous admirions Lénine. Mais les problèmes politiques étaient éclipsés pour beaucoup d’entre nous par l’effervescence artistique qui régnait à Berlin. J’allais à toutes les mises en scène de Max Reinhardt. Il y en avait au moins quatre différentes par semaine. Les trois autres jours, je rencontrais dans la cour qui séparait le Deutsches Theater des Kammerspiele tous les grands acteurs. la magie des éclairages qu’avait inventés Reinhardt nous fascinait et influença durablement le cinéma de Lang et celui de Murnau. Nous admirions Georg Grosz, Kokoschka, Meidner.
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                       Georg Grosz

On parlait d’art et de politique. Brecht ne fut jamais un communiste convaincu comme Helene Weigel. Lorsque je lui ai dit que j’étais socialiste, elle n’a pas voulu le croire.  » Tu ne peux pas être socialiste ! Tu es communiste comme moi ! » Il y avait parmi nous des communistes fanatiques, des intellectuels « prolétariens » comme Johannes Robert Becher.

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                                   Johannes Robert Becher 

Quand on revoit les scènes du film Kuhle Wampe, on comprend ce qui poussait tant de jeunes vers l’engagement politique. Les images de chômeurs à bicyclettes qui cherchent du travail, celui qui retire sa montre avant de se jeter par la fenêtre, cette misère et ce désespoir étaient bien typiques de l’époque. C’est autour du théâtre de Reinhardt que j’ai rencontré Paul Wegener, Fritz Kortner.

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 Fritz Kortner et Louise Brooks in « Die Buchse der Pandora « 

 Nous nous passionnions pour Strindberg, dont les pièces intimistes étaient montées au Kammerspiele dans une salle qui pouvait contenir au plus qutre cents personnes. J’ai fréquenté alors Lil Dagover, Werner Krauss, cet admirable acteur qui était capable de changer totalement de visage.

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                         Hélène Weigel

J.-M. P. – Mais Werner Krauss a malheureusement accepté de jouer des rôles de Juifs ignobles ou de rabbins gâteux dans Le Juif Süss de Veit Harlan.

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Werner Krauss dans le Dr Caligari

L. E. - Oui, hélas ! Je l’ai revu après la guerre. Il était très amer quand on le lui rappelait. Mais il ne fut pas le pire. Emil Jannings, le Pr. Unrat de L’Ange bleu, s’est plus gravement compromis encore, de même que Heinrich George, le contremaître de Metropolis.

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Je me souviens de Jannings qui plaisantait dans les années 1920-30 sur sa « petite tête juive « . C’était effectivement un demi-Juif. Beaucoup à l’époque n’avaient pas pas d’idées politiques très précises.

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Oedipe Roi de Sophocle mis en scène par Reinhardt Berlin 1910

Reinhardt était un démocrate comme mon père. Ses idées politiques n’avaient rien de commun avec celles de Brecht et de Piscator. Les premières pièces que celui-ci avait montées étaient extraordinaires, même si par la suite il a cédé à la routine. Je me souviens des Aventures du brave soldat Schweik, avec les caricatures de Georges Grosz.

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C’était magnifique, avec Max Pallenberg dans le rôle de Schweik. Pallenberg était le mari de Fritzie Massari. Il mourut tragiquement en avion, parce qu’il craignait de traverser l’Allemagne en chemin de fer. Sa femme s’est éteinte à Hollywood, il y a peu de temps. Le soir, après le théâtre, nous allions dans les cabarets de la Kantstrasse non loin du Kufürstendamm ou encore chez Piscator. Globalement nous étions tous assez à gauche, sauf des exceptions comme Arnold Bronnen qui avait été l’ami de Brecht. Nous avions lu le Manifeste communiste. Même Toller se disait communiste.

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J.-M. P. – Quels souvenirs gardez-vous d’Ernst Toller ?

L. E. - Celui d’un homme anxieux. Mais je n’aurais jamais pensé qu’il finirait par se suicider en exil. Je me souviens l’avoir interviewé après sa sortie de prison. Il a tenu à relire mon texte avant de le publier. Il m’a dit :  » Vous avez trop de mémoire.  » Et j’ai du supprimer certaines choses. Il était très différent de Brecht. Brecht n’avait peur de rien. Mais c’étaient surtout des intellectuels qui allaient voir ses pièces. A l’époque, nous étions tous marqués par Eisenstein et Poudovkine qui séjournaient souvent à Berlin. Les idées politiques des acteurs et des artistes étaient loin d’être claires, et il me semble faux de vouloir trouver un sens politique à tous les fims de l’époque. Tout était très confus. Vous évoquiez le cas de Werner Krauss: personne n’aurait imaginé qu’il demeurerait en Allemagne et tournerait dans le Juif Süss. Il avait joué dans des pièces de Barlach qui a été persécuté par les nazis alors qu’il était sans doute l’un des sculpteurs les plus profondément allemands de cette génération. Heinrich George n’était pas très intelligent, mais c’était un très bon acteur. Dans les années trente, il se prétendait communiste et me critiquait toujours parce que je ne l’étais pas. En 1932, il me l’a encore reproché lorsque je lui ai rendu visite. Un an plus tard, il s’est mis à genoux devant Hitler et est devenu nazi.

J.-M. P. – Et Fritz Lang ?

L. E. - Il haïssait les nazis et son dernier Mabuse les critique.

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                                        Dr Mabuse

Lang était un démocrate. Ses premiers films sur Mabuse constituent une image finalement assez réaliste du Berlin d’après-guerre. Ce monde de la corruption, de la décomposition, des tripots où les gens jouent, se droguent et s’ennuient, ces aristocrates dégénérés, cette femme au long fume-cigarette qui joue avec les ornements de sa robe, tout cela c’était vraiment Berlin.

J.-M. P. – G.W. Pabst était surnommé Pabst le Rouge et son attitude fut néanmoins ambiguë

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                                         G. W. Pabst

L. E. - Le cas de Pabst est très étrange. Pabst m’avait demandé en 19227 de venir au studio pour assister au tournage du Journal d’une fille perdue. C’est là que j’ai fait la connaissance de Louise Brooks. En arrivant, j’ai vu une très belle fille qui lisait un volume de Schopenhauer. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un truc publicitaire de Pabst. Comment une si belle fille pouvait-elle s’intéresser à Schopenhauer ? J’ai bavardé avec elle. Elle était merveilleuse. Je n’ai jamais rencontré une actrice qui alliât ainsi la beauté et l’intelligence. Après avoir travaillé avec Pabst, il lui a été impossible de s’habituer au système hollywoodien. Elle a fasciné Pabst et il a su tirer admirablement profit, par ses éclairages, de la beauté de son visage. Il avait un don pour les plans dramatiques. Lang n’en a jamais fait. Le visage de Louise Brooks ne cesse d’apparaître comme un paysage de lumières et d’ombres. Les deux films que Pabst a réalisés avec elle, Lulu et Le journal d’une fille perdue, sont ses plus beaux. Je n’aime pas tellement les autres. Seules quelques scènes sont très belles. Et je déteste ses derniers films.

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J.-M. P. – Comment expliquez-vous que Pabst soit demeuré en Allemagne et ait continué à tourner sous le IIIème Reich?

L. E. - Si Pabst avait eu plus de succès, il ne serait peut-être pas retourné en Allemagne. Ce fut par faiblesse. Il a cru aux promesses de Hitler. En 1946, Langlois m’a demandé d’aller le voir à Vienne. Je n’en avais aucune envie, mais c’était pour la Cinémathèque. Dès que Pabst m’a vue, il m’a dit :  » Ma chère Lotte Eisner… » Je lui ai dit :  » G.W., je ne viens pas comme une vieille amie mais comme envoyée de la Cinémathèque française« . Il m’ a demandé ce que je lui reprochais et m’ dit : « J’ai été blanchi par les Américains et par les Russes. » J’ai répondu :  » Ca fait beaucoup !  » Pabst a ajouté : « Posez-moi toutes les questions que vous voudrez, je vais chercher ma sacoche.  » Il est revenu avec un énorme sac et m’a dit : « Alors, qu’est-ce qu’on me reproche ?  » Je lui ai demandé pourquoi il était resté à Berlin en 1933. « Très simple : mon beau-père était malade, voilà le faire-part de sa mort « . J’ai dit :  » Bien. Mais pourquoi étiez-vous à Vienne quand la guerre a éclaté ? – Très simple : mon père était malade; voilà les dates ! « Je lui ai demandé pourquoi il n’avait pas quitté l’Allemagne comme les autres.  » J’ai voulu partir en Amérique, m’a-t-il répondu. Voilà les tickets des cabines que j’avais louées pour moi, ma femme et mon fils Michael. Mais j’ai soulevé une valise trop lourde et j’ai attrapé une hernie. Voici les factures de la clinique et du chirurgien pour mon opération. Après, je n’ai pu partir et je suis resté en Allemagne. »

Je l’ai regardé longuement et je lui ai répondu :  » Vous savez, j’ai trop fréquenté Brecht et Lang, et ils aimaient trop les romans policiers pour ne pas m’avoir appris que c’est toujours celui qui a le meilleur alibi, qui est le coupable. » Je me suis réconciliée par la suite, avec lui, mais cela a été difficile. Son attitude politique s’explique sans doute par son caractère. Il était très souple, aimable, mais aussi influençable. Les films qu’il a tournés à l’époque de Hitler, Komödianten et Paracelsus, sont ambigus. Mais le Pabst qui tourna les deux films avec Louise Brooks et l’Opéra de quat’sous, ce Pabst-là rest inoubliable.

Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER.

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