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Exilés en France : Les longues vacances de Lotte H. Eisner – 1/6

 Exilés en France : Les longues vacances de Lotte H. Eisner – 1/6

Exilés en France, Souvenirs d’antifascistes allemands émigrés (1933-1945) est un ouvrage collectif publié chez Maspéro dans la collection Actes et mémoire du peuple, en 1982, sous la responsabilité de Gilbert Badia avec le concours du Centre national des lettres et du Centre de recherches de l’université de Paris VIII. 

Dans « Les longues vacances de Lotte H. Eisner« , Jean-Michel PALMIER rapporte les propos qu’il a recueilli auprès de Lotte H. Eisner entre 1975 et 1981.

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    Lotte H.Eisner et le cinéaste Werner Herzog
 

En novembre 1974, le cinéaste allemand Werner Herzog, apprenant que Lotte Eisner, gravement malade, était en danger de mort, fit le voeu de venir de Munich à Paris à pied, dans la neige, afin qu’elle guérisse. Il entreprit ce voyage comme un enfant cherche à conjurer le sort, pour que cette voix intemporelle qui récite, dans son film Kaspar Hauser, le poème de Verlaine ne s’éteigne pas. La publication de son « carnet de route », Sur le chemin des glaces (Hachette, 1979), allait brusquement jeter un flot de lumière sur Lotte Eisner. Les hommages se multiplièrent – hommage de la cinémathèque qui lui dédiait un cycle de films des années vingt, hommage de l’institut Goethe…Elle vivait à Paris depuis un demi-siècle. Aux Etats-Unis, au Japon, en Italie comme en Allemagne ou en Angleterre, ses livres, ses articles sur le cinéma faisaient depuis longtemps autorité. Aussi, cette reconnaissance tardive et publique n’ajoutait-elle rien à son histoire.

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Peu de vies, autant que la sienne, furent aussi étroitement liées à l’histoire du cinéma : celui des années 1920-1930, cette magie d’éclairages et d’ombres, de rêves et d’angoisses qui constitua, au sein d’une époque de troubles, d’affrontements, un certain miroir de l’Allemagne. Formée par l’archéologie et l’histoire de l’art, elle choisit de devenir critique de théâtre, puis de cinéma. Ses articles du Film Kurier furent très tôt l’une des chroniques de la vie berlinoise les plus lues. Passionnée autant par le théâtre que le cinéma, elle fit la connaissance des acteurs, des metteurs en scène, des réalisateurs qui fréquentaient les studios de l’ U.F.A., les théâtres de Max Reinhardt, les cabarets et les cafés du Kurfürstendam et devint leur amie. Cette amitié pour certains ne s’achèvera qu’avec la mort. Erwin Piscator, Kurt Weill, Lotte Lenya, Valeska Gert, Carola Neher, Louise Brooks, Bertolt Brecht, Fritz Lang, Fritz Kortner, Ernst Busch, G.W. Pabst – ces  noms appartiennent à sa vie. Elle fut une des premières à lire le manuscrit de Baal que Bertolt Brecht, jeune homme efflanqué, traînait avec lui dans les bals masqués de Berlin. Elle fut aussi l’une des premières à reconnaître en lui l’un des plus grands poètes allemands. L’affection de Bertolt Brecht pour celle qu’il appelait familièrement « Eisnerin » ne se démentira jamais. C’est encore Lotte Eisner qui salua à travers Werner Herzog et Wim Wenders la renaissance du cinéma allemand et qui tint à en convaincre son vieil ami Fritz Lang, toujours sceptique. Née dans une famille de la haute bourgeoisie juive berlinoise en 1896, elle rompit avec cette éducation bourgeoise pour rallier les colonies d’artistes et se mêler à la vie littéraire. Socialiste, pacifiste, ennemie des nazis, elle ne tarda pas à s’attirer leur haine. Ils l’avaient assurée que, lorsque les têtes rouleraient, la sienne tomberait aussi.

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              Revue Film-Kurier -1920-

Comme Brecht, comme Fritz lang, ses deux meilleurs amis, elle prit le chemin de l’exil. Sa passion pour le cinéma la conduira d’abord à collaborer avec Henri Langlois au sauvetage des films muets et à devenir conservatrice en chef de la Cinémathèque, ensuite à élaborer une oeuvre théorique, une véritable esthétique du cinéma allemand. On ne saurait assez souligner tout ce que non seulement la critique cinématographique, mais la sensibilité artistique française doivent à son livre L’Ecran démoniaque, dont la version (presque) définitive parut en 1965 chez Eric Losfeld. Renouant avec certaines intuitions de Rudolf Kurtz, auteur de la célèbre étude Expressionismus und Film (Berlin, 1926), elle proposait à la fois une redécouverte du cinéma allemand de l’entre-deux-guerres et son approche esthétique et théorique. De la genèse des premiers films expressionnistes - Caligari, De l’Aube à Minuit, Le Cabinet des figures de cire, Le Montreur d’ombres -  au portrait de la sensibilité allemande des années vingt, elle essayait de saisir ce côté  » démoniaque  » déjà présent dans le romantisme allemand et qui, de mysticisme en images apocalyptiques, s’achemina vers l’expressionnisme littéraire. Avec sa sensibilité d’historienne de l’art, de témoin de ce temps, de lectrice de W.Worringer, elle nous proposait des analyses surprenantes de ce monde d’ombres, de miroirs, de monstres, d’escaliers et de rues, d’arrière-cours, qui fit la beauté inoubliable de tant de films expressionnistes ou réalistes. C’est grâce à elle qu’on découvrait Lang et Murnau, le réalisme de Pabst, l’intimisme du Kammerspielfilm et la dette que tant de metteurs en scène des années 1920-1930 avaient contractée à l’égard de ce magicien de la lumière que fut Max Reinhardt.

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La parution de ce livre fut un événement. André Breton lui-même écrivait alors à Lotte Eisner : » L’Expressionnisme ? J’enrage à penser que cela a été si bien occulté dans ce pays. Autrement l’évolution de l’art eût été différente et je crois qu’à la pointe de cet art même, entre l’Allemagne et la France, un courant de grande compréhension qui a manqué totalement eût passé. »

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                                 Max Reinhardt

Cette magistrale étude allait être suivie de deux autres, non moins importantes, consacrées à F.W. Murnau et Fritz Lang. Désormais, Lotte Eisner deviendra à elle seule le porte-parole de ce cinéma allemand anéanti par Hitler. Elle parcourra le monde entier pour présenter ces films, rédigera les articles, les présentations qui firent redécouvrir ce continent oublié. Combien de fanatiques de la petite salle de la Cinémathèque de Chaillot qui regardaient médusés, devant des fauteuils souvent vides, la projection tardive du Cabinet des figures de cire de Léni, de Rail de Lupu Pick ou Variétés d’A. Dupont lui doivent cette rencontre ? Qui, à cette époque, parlait d’expressionnisme allemand, de Lang, de Reinhardt, de Murnau ou de Pabst ?

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              Bertolt Brecht

Je ne peux songer sans une certaine émotion au premier jour où je vins frapper à sa porte. Elle me reçut dans son appartement modeste de Neuilly, parmi ses souvenirs, ses livres, les angelots baroques qui décorent les murs et un tableau peint par Louise Brooks. Sa mémoire s’identifie à l’histoire culturelle d’une époque et la précision de ses souvenirs sur la vie artistique berlinoise semble défier le temps. C’est à travers elle que j’ai appris à mieux connaître Brecht, Peter Lorre, Fritz Lang ou Louise Brooks. Je ne doute pas que tous ceux qui viennent du monde entier pour s’entretenir avec Lotte Eisner de la République de Weimar ou du cinéma allemand aient ressenti ce mélange de tendresse et d’affection. Werner Herzog a traversé l’Allemagne en plein hiver pour qu’elle guérisse. Moins fous et moins romantiques que lui, comme nous aurions été heureux néanmoins d’obtenir le privilège de lui cirer ses parquets, d’aller faire ses courses ou de l’emmener en promenade. Mais la seule marque de confiance qu’elle accorde aux intimes, c’est de leur laisser aller chercher le thé à la cuisine !

A chaque visite, je redoutais de la trouver veillie et fatiguée, mais son enthousiasme était toujours le même. L’âge pas plus que Hitler ou l’exil ne sont parvenus à le vaincre. Lorsqu’elle se réfugia à Paris en 1933 pour échapper à  la Gestapo, son beau-frère l’accueillit à la gare par ces mots :  » Alors, Lotte, tu viens en vacances ? – Ce seront sans doute de très longues vacances « , lui répondit-elle.

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      L’acteur Peter Lorre dans M. le Maudit

Elle sourit en évoquant sa première rencontre avec Brecht, les promenades avec Peter Lorre, l’acteur de M. le Maudit. Si son visage s’emplit de tristesse, c’est qu’elle réalise brusquement que, dans le cercle d’amis de jadis, les morts sont devenus les plus nombreux et qu’elle reste seule pour témoigner de leurs espoirs et de leurs rêves. Pourtant, elle continue d’en parler comme d’interlocuteurs à la fois proches et lointains.

Assurément, comme le dit le vieux Fritz Lang dans Le Mépris  de Godard,  » la mort n’est pas une conclusion ».

Jean-Michel PALMIER.

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