Quarante ans après : Allemagne 80; Malaise ou conformisme ?
Article paru dans les Nouvelles Littéraires N° 2727 du 6 mars au 13 mars 1980
On pouvait penser que « le miracle allemand » et la solidité du mark avaient une fois pour toute exorcisé les fantômes du passé. Apparemment, s’il faut en croire les écrivains qui publient aujourd’hui en Allemagne, la bonne conscience ne se négocie pourtant pas comme des valeurs de stock exchange. De Uwe Johnson à Heinrich Böll en passant par Gisela Elsner et Peter Hartling ou des nouveaux venus comme Herbert Aschternbusch et Peter O. Chotjewitz, Ils plaident tous coupables. Cette culpabilité, ils la recherchent autant dans le présent et l’avenir que dans le passé. Les techniques romanesques peuvent différer, il n’en demeure pas moins que c’est toujours la même question qui surgit.
Quarante ans après : Cicatrices anciennes et blessures nouvelles, par Jean-Michel PALMIER.
En même temps que sur les écrans parisiens on célèbre le Mariage de Maria Braun (le nouveau film de Rainer Werner Fassbinder) allégorie qui nous montre comment s’opéra l’union réussie de la jeune République fédérale allemande et du capitalisme d’après-guerre, sous le visage austère et attentif d’Adenauer., plusieurs romans, récemment traduits, nous invitent à réfléchir sur ce que signifie écrire aujourd’hui en Allemagne. Ce qui unit ces oeuvres, c’est étrangement ce qu’a refoulé l’héroïne de Fassbinder. qui troqua bien vite sa robe de mariée couverte de boue et déchirée par les éclats d’obus, contre le décolleté seyant d’une femme d’affaires, sans mémoire et sans scrupules : un sentiment diffus de culpabilité, une angoisse par rapport au passé comme au présent, une perte d’identité, la certitude que, sous les néons des vitrines, dans le luxe des quartiers reconstruits, il faut à présent découvrir des raisons d’exister.
Extrait du Mariage de Maria Braun de W. R. Fassbinder .
Pourtant, il n’est pas difficile d’être citoyen de la République fédérale allemande. A condition de n’être ni chômeur, ni trop à gauche, on peut y vivre confortablement, rassuré par la solidité du mark, de l’industrie, des institutions politiques et l’efficacité de la police. C’est néanmoins d’un véritable malaise dont tous ces écrivains semblent témoigner. Face à l’optimisme de la démocratie chrétienne, ils ne cessent de s’interroger sur le passé, le présent, l’avenir, ouvrant insolemment de vieilles blessures à peines cicatrisées, en créant de nouvelles avec le scalpel de leurs questions.
Ecrire parmi des ruines
A l’origine de ces questions, il y eut toute une génération d’écrivains d’après-guerre. Ceux que l’on rattache aujourd’hui au Groupe 47.
Au moment où Sartre proposait dans Situations II le portrait d’un écrivain engagé, Heinrich Böll le réalisait dans Où étais-tu Adam ? Rentrez chez vous, Borgner.De ces premiers romans à la dénonciation de la presse à scandales du groupe Springer, champion de la pornographie et de l’anticommunisme, il est resté fidèle à cette conception du langage que Hölderlin montre » le plus dangereux des biens » et Grass » une certaine morale « . Tandis que l’on discutait sur l’émigration intérieure à propos de Wiechert, Benn, Loerke, Jünger, que l’on reprochait à Thomas Mann et aux autres émigrés d’avoir quitté l’Allemagne, s’opéraient certaines rencontres décisives qui marquèrent le théâtre et la littérature : celle de Piscator et de jeunes auteurs comme Weiss, Kipphart, Hochhut. Avec leur goût pour l’épopée burlesque, les premiers romans de Günter Grass semblait prolonger la tradition de Berlin Alexanderplatz de Döblin.
Assurément, les années 60-70 furent brillantes en Allemagne. A travers la diversité des oeuvres s’affirmaient de nouvelles recherches littéraires. La guerre du Vietnam, l’Allemagne démocratique si proche et si lointaine, la liquidation trop rapide d’un passé monstrueux, l’uniformisation capitaliste du style de vie étaient au coeur de toutes ses oeuvres. Les premiers films de Schloendorff, de Fleischmann, de Kluge de même que les écrits politiques de Peter Weiss et de Günter Grass témoignaient hautement de ce malaise, ainsi que d’une même foi dans l’action politique. En 1959, Grass avait tenté le bilan d’une génération dans le Tambour, en racontant l’histoire du petit OsKar.
A New York et à Berlin : Les rêves n’en finissent pas de mourir
La révélation des années 70 fut Uwe Johnson. Dans Une année dans la vie de Gesine Cresspahl, dont on vient de traduire aux éditions Gallimard le troisième volume, c’était l’histoire moderne et plus ancienne qui étaient interrogées.
Uwe Johnson
A travers le récit d’une Allemande établie à New York en 1967-1968, incapable de s’adapter réellement à la vie américaine et d’oublier son passé, contrainte de répondre sans cesse aux questions que lui pose sa fille, Uwe Johnsonreconstituait la vie d’une petite citée proche de la Baltique, Jerichow, où se confondent sans cesse le présent et le passé. Le premier volume évoquait les années 31-34 à travers le début de l’année 1967. Les ravages du nazisme, la déportation des juifs se mêlaient au récit des bombardements du Vietnam, aux souvenirs de Guevara, à la nouvelle gauche américaine. Le second volume évoquait les années 36-45 à travers le début de l’année 1968. Le malaise à l’égard des Etats-Unis s’accroît. L’héroïne de Johnson et sa fille s’enfoncent lentement à travers les méandres du temps. Il est toujours question des bombardements alliés sur l’Allemagne, de l’effondrement du IIIème Reich, mais aussi des mouvements étudiants américains, du SDS, de la mort de Martin Luther King. Nous sommes toujours en 1968 quand s’ouvre le troisième volume , mais aussi en 1946 dans une Allemagne en ruines et occupée. Pendant que l’on parle de l’assassinat de Robert Kennedy, Prague fête son » Printemps « . La mère et la fille poursuivent leurs dialogues qui parfois se croisent comme des épées et qui font mal. Marie veut tout savoir du passé. Elle se révolte contre lui, mais le présent est tout aussi angoissant, tissé de mensonges, de compromissions et de violences. Le tribunal Russel prolonge le tribunal de Nuremberg. Les vainqueurs empruntent les méthodes des vaincus. Le quatrième volume du livre nous conduira jusqu’en août 1968. On y verra sans doute s’effondrer beaucoup d’illusions. Avec ce jeu permanent sur les ambiguïtés du temps dans le récit entre ces miroirs parallèles que sont l’Amérique des années 68 et de l’Allemagne nazie, Uwe Johnson atteint quelque chose à la fois de sinistre et d’émouvant. La lecture de ce livre déchire. A New York comme à Berlin, les rêves n’en finissent pas de mourir.
Oublier le passé
Le titre du roman de Jurek Becker est sur ce point symbolique : l’Heure du réveil. Sans doute s’agit-il avant tout de l’histoire d’un homme, d’un instituteur qui réalise à travers une première crise cardiaque qu’au fond, sa vie lui échappe. Mais son interrogation brutale et sa prise de conscience concernent un monde frelaté dans lequel il est devenu impossible de vivre. Il renonce à l’enseignement pour charrier des caisses qui lui arrachent la paume des mains, préférant néanmoins ce travail abrutissant à la fausse liberté dont il jouissait avant. Au terme du roman, il est presque heureux. Même son angoisse de mourir à disparu. Originaire d’Allemagne démocratique, Jurek Becker unit dans ce récit un dépouillement extrême à une infinie tendresse.
Tandis que l’on débat du problème de la prescription des crimes nazis, que certains comme Arnim Moeller invitent l’Allemagne à oublier son passé, qu’un style de vie bourgeois et sans vergogne se glorifie de son amnésie, c’est à la fois la mémoire individuelle et la mémoire collective que les auteurs du recueil Nous plaidons coupable veulent ressusciter. Le héros de la nouvelle de Henrich Böll, simple soldat de la Wehrmacht a la » conscience cicatrisée « . Comme Joseph. K. , le héros du Procès, son seul crime est de ne pas croire à son innocence. De la guerre, il ne garde que quelques souvenirs, qui lui font mal. Ainsi cette bicyclette qu’il a volée pour rejoindre un train de permissionnaires. Larcin dérisoire, pensa-t-il à côté des souvenirs que doit garder quelque part M. Filblinger, ancien juge militaire de la marine, puis procureur en Allemagne fédérale. La nouvelle de G. Wohmann ne décrit que l’effondrement d’un couple en proie à des angoisses quotidiennes, tandis que le héros de la nouvelle de Muschg n’est lui aussi coupable de rien. Ce n’est pas de sa faute si on a chassé de la maison qu’il vient d’acheter la vieille sourde et muette. Il l’avait pourtant prise en affection, comme un meuble, un enfant craintif. Quand on lui apprend que pour lui faciliter son aménagement, on l’a mise à l’asile, il éprouve d’étranges remords. Quant à P. Härtling, auteur de l’admirable Niembsch ou l’Immobilité, il dédie sa nouvelle à Ottla, une grande fille brune, un peu forte, juive, gaie, mariée à un Tchèque chrétien dont elle eut plusieurs enfants. Une photo la montre, devant un immeuble de Prague, avec sa robe noire et son col blanc. Derrière elle, souriant pose également aussi son frère : un certain Franz Kafka. Pour ne pas nuire à son mari et à ses enfants, elle se fit coudre sur sa poitrine l’étoile jaune et partit pour Theresienstadt s’occuper d’enfants. Elle y était entrée en pansant qu’il s’agissait d’une colonie juive. Elle y fut gazée et brûlée.
Peter Härtling
Le héros de Härtling, fasciné par cette photo de Kafka et d’ Ottla, prise en 1914, la montre un jour à un certain Woyta, citoyen respectable, mais ancien S.S. d’Auschwitz. Il le contraint à s’enfermer avec la photo. Pour qu’il puisse se souvenir de toutes les Ottlas qu’il avait assassinées. A travers ces nouvelles, aux styles multiples, on ne trouve que le même immense désespoir.
Une époque difficile pour les sentiments
C’est aussi cette rage contre la vie qui caractérise les étranges récits de Herbert Aschternbusch le Jour viendra et l’Heure de la mort où l’écriture cinématographique et le cinéma lui-même se confondent avec la littérature et le rêve. Rien d’étonnat car le développement du nouveau cinéma allemand, des « mélodrames distanciés » de Fassbinder au lyrisme de Schroeter, Herzog ou Syberberg, ou de la » Nouvelle Subjectivité » de Wenders ne peut se comprendre sans tenir compte de l’effondrement de l’opposition extra-parlementaire, puis de la tragédie d’Andréas Baader que sans doute, écrira un nouveau Büchner. Ici, c’est un désespoir radical qui resurgit à travers de vieilles images. Aschternbusch est un écrivain qui rêve dans les salles de cinéma. Il mélange les personnages réels et les héros de westerns. La violence de son langage est à l’image de la vie qu’il veut décrire : brisée, meurtrie, sans continuité aucune.
Cette vie détruite et sans espoir, où l’anarchie des mots rencontre celle des visions est emportée par un élan irrationnel, un tourbillon esthétique, que l’on renonce à déchiffrer. Lui-même le nomme » délire d’existence « . Évasion ? Si peu. Le héros rêve de mourir en revoyant les images de la Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz où s’éternise le triste sourire de Bogart.
» Tant qu’il y a de hautes montagnes, je ne crois à aucune justice » affirme Aschternbusch. Maria Braun a raison. Ses frous-frous de dentelles noires valent plus de chaleur que son rire timide de jeune épousée. L’époque comme elle l’affirme, est difficile pour les sentiments.
Jean-Michel PALMIER.
Une année dans la vie de Gesine Cresspahl de Uwe Johnson
Gallimard, 310 P.
L’heure du réveil de Jurek Becker
Grasset, 180 P.
Nous plaidons coupable de H. Böll, P. Härtling, A. Muschg, G. Wohmann
Grasset, 171 P.
Le jour viendra
et l’heure de la mort d’Herbert Aschternbusch
Hachette-POL, 169 P.
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