Persécuter, toujours persécuter.
TALLHOVER, de Hans Joachim Schädlich
( Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary), Gallimard, Paris, 1988, 306 pages.
Hans Joachim Schädlich
Article paru dans Le Monde Diplomatique, décembre 1988
Triste vie que celle d’un mouchard, même lorsqu’il parvient à s’identifier avec l’appareil qui l’utilise, la police politique. On imagine mal l’attention soutenue, la vigilance sans faille, l’abnégation dont il faut faire preuve pour déjouer les menées subversives qui, à chaque époque, menacent l’Etat. Tallhover est pourtant un homme doué. En dépit de son origine modeste, il a participé à toutes les répressions de son temps. Une carrière exemplaire pour un fonctionnaire, puisqu’elle dura cent dix ans.
Simple petit commissaire stagiaire en 1842, son zèle, la précision de ses rapports, le firent remarquer de ses supérieurs qui le chargèrent d’espionner les collaborateurs de la Gazette Rhénane, un journal à la phraséologie égalitaire, opposée aux vues du roi.
Exemplaire de la Gazette RhénaneIl eut l’occasion de s’intéresser à ses principaux collaborateurs, dont un certain Karl Marx, aux fréquentations douteuses. Il traqua sans merci son ami, l’agitateur Georg Herwegh, qui se disait poète. Bientôt il dut se rendre en Angleterre pour observer de près Friedrich Engels. Mais les vrais ennuis commencèrent avec les émigrés russes, lorsqu’un certain Vladimir Oulianov dit Lénine, délaissa ses cueillettes de champignons en Suisse, pour se rendre en Allemagne. Tallhover ne le lâcha pas d’une semelle.
Radek
L’idéal eut été de l’arrêter, mais les gouvernements ne comprennent rien à l’efficacité policière. Ils le laissèrent en liberté, sans réaliser que le communisme est comme la peste, qu’il faut en empêcher la propagation immédiate. Au lieu de quoi, ils lui permirent quelques années plus tard, de traverser impunément l’Allemagne avec sa racaille bolchevik, dans un wagon plombé. La chasse aux spartakistes fut menée de main de maître. Luxemburg et Liebnecht correctement assassinés. Mais les Ebert et les Schneidemann, avec leur peur des bolcheviks, libérèrent Radek. L’état-major allemand lui rendit visite, comme s’il aspirait à unir les poings levés des prolétaires et les baïonnettes prussiennes. Et l’on ne fit rien contre les intellectuels. On laissa Lukacs et Wittfogel distiller leur poison. Enfin Hitler vint.
Wittfogel
Lui au moins comprenait la nécessité d’anéantir dans l’oeuf toute menace de subversion. Avec ses SA et ses SS, il perfectionna le système. Et Tallhover, qui avait loyalement servi le roi, l’empereur, la République, fut un fonctionnaire zélé du Führer. Il s’employa à démasquer dans la phraséologie humaniste des Églises la haine du national-socialisme.
Seulement, l’histoire ne cesse de se compliquer. Et Tallhover en perd son latin. Ces révolutionnaires qu’il rêvait de voir croupir dans les prisons allemandes, c’est Staline qui les exécuta comme des traîtres, et qui massacra les officiers polonais à Katyn. Alors, il ne reste que la satisfaction de la continuité du devoir. Et Tallhover reprend du service dans la jeune République démocratique allemande. Il espionne les Églises et montre comment elles sont au service de l’impérialisme international, en détournant les prolétaires de la construction du socialisme. Il participe à la répression des ouvriers de Berlin-Est en 1953. Classant les dossiers, numérotant les pages, il peut faire bénéficier le socialisme de sa longue expérience. Mais il se heurte à la même incompréhension. Les gouvernants hypocrites lui demandent même des comptes. Il aurait participé à l’exécution de prisonniers soviétiques. Et, sous prétexte qu’à Berlin-Ouest un procès est ouvert, on le somme de s’expliquer alors que les vrais responsables du massacre sont en poste ici-même, à Berlin-Est, dans l’Armée populaire.
L’IRONIE grinçante de Hans Joachim Schädlich, qui quitte la RDA en 1977, a quelque chose de désespéré. Elle semble puiser son inspiration chez Kafka, Orwell et Jaroslav Hasek. Plus qu’un règlement de comptes avec une certaine bureaucratie, c’est le constat brutal que l’histoire ne connaît que des bourreaux, même si les victimes ne sont jamais les mêmes. Truffé de sous-entendus historiques, ce roman exige une lecture attentive, surtout dans la dernière partie où les époques se confondent, comme dans un rêve. Tallhover propose à ses supérieurs, en 1953, un programme de lutte contre les Eglises qu’il avait déjà suggéré à Hitler.
Les ouvriers communistes jugés sous la République de Weimar pour insulte à la mémoire de l’empereur Guillaume II, qui venait de mourir en exil, sont interrogés à Berlin-Est en juin 1953, après la mort de Staline. Dans un monde bouleversé, la logique de Tallhover est la seule qui subsiste : celle de la répression systématique des libertés. Lui seul se sent le dépositaire de l’histoire. La seule juste cause qui existe, c’est celle de l’ordre et de l’État. Les idéologies ne sont que des vêtements historiques éphémères. Les gouvernements se succèdent, l’appareil demeure en place. Et lui, l’instrument docile, devient un justicier.
Dans sa cave, il bricole une guillotine et exécute les traîtres que la logique politique a épargnés. IL continue à persécuter ceux qui hébergèrent Lénine, même lorsqu’ils sont devenus des héros. Il ne peut se consoler de ses échecs, de ses trahisons à l’égard de l’histoire. Il se sent toujours coupable de ne pas avoir empêché Lénine de traverser l’Allemagne en 1917, d’avoir laisser filer Herwegh ou Radek. Son honneur est en cause, terni par la logique imbécile des gouvernants, qui n’ont pas compris que l’Etat éternel exige qu’on assassine les rebelles, quels qu’ils soient. Pour tout cela, il mérite la mort et hurle face à l’histoire : « Camarades,tuez-moi ! «
Jean-Michel PALMIER.
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