Le passé maudit de l’Allemagne; les victimes et les bourreaux
Article paru dans Le Monde Diplomatique – Novembre 1987 -
TRAME D’ENFANCE de Christa Wolf (traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi), Alinéa, Paris, 1987, 460 pages.
Christa Wolf est considérée à juste titre comme la figure de proue de la littérature de la République démocratique allemande. Son oeuvre, dans sa forme présente, constitue un étrange tryptique dont les extrêmes sont séparés par plusieurs siècles. A la magie des figures littéraires qu’elle a resuscitées – Caroline de Günderrode et Kleist – dans de courts et admirables récits, s’oppose une vision lucide et critique du présent, telle qu’un écrivain de RDA le ressent aujourd’hui et qui culmine peut être dans le récit mythologico-politique Cassandre. Le lien vécu qui unit ces deux époques, ces deux styles d’évocation, Trame d’enfance nous permet de le découvrir comme un paysage de brouillard, qui émerge lentement de la mémoire et du rêve.
Christa Wolf
Ce roman écrit en 1976, en pleine guerre du Vietnam, est d’une densité extrême. La fiction et le vécu s’y mêlent de manière inextricable. En apparence, elle n’innove guère quant au genre, bien au contraire. Depuis la seconde guerre mondiale, et déjà pendant la période de l’émigration antifasciste, de nombreuses oeuvres se sont attachées au même problème : comprendre comment s’est effectuée la montée du national-socialisme, son rapport avec la mentalité petite-bourgeoise et surtout ce que fut le vécu de l’Allemagne hitlérienne.
Tous ces thèmes se rencontrent déjà dans le Dernier Civil d’Ernst Glaeser, la Septième croix d’Anna Seghers, mais aussi dans de nombreuses oeuvres, de l’après-guerre écrites par Alfred Andersch, Heinrich Böll, Stephan Hermlin, Günter Grass ou Arnold Zweig. Plus récemment encore, avec Peter Hartling, on a pu parler de « littérature des pères » pour rendre compte de cette question inlassablement posée par une nouvelle génération de fils à des pères souvent déjà morts : « Papa, pourquoi étais-tu dans la jeunesse hitlérienne ? ».
Dette d’amour suivi de Zwettl, une mémoire en question de Peter Härtling
L’originalité profonde de la démarche de Christa Wolf – qui n’avait que seize ans à la fin de la guerre, – c’est qu’elle entreprend d’interroger son propre passé, à travers sa famille, comme on feuillette les pages d’un vieil album de photographies. Loin de refouler ses souvenirs, elle nous les livre, dans le même désordre que s’il s’agissait d’un long travail cathartique, ce qui donne à son récit une structure polyphonique d’une rare complexité.
Le prétexte est fortuit. L’héroïne, Nelly, n’en est même pas à l’origine. Comme beaucoup d’Allemands qui sont nés au-delà de l’Oder, dans ces régions aujourd’hui polonaises, le désir est né en eux de revoir les lieux où ils ont vécu leur enfance et la guerre. Mais ce qui pouvait n’être qu’une simple promenade nostalgique devient pour elle l’occasion de prendre à bras-le-corps tout le passé de l’Allemagne, un passé maudit, non encore conjuré, en essayant de manière quasi proustienne de partir à la recherche d’un temps qu’elle croyait à jamais inaccessible.
L’amnésie disparaît peu à peu : des pans entiers du passé ressurgissent, avec les visages connus des grands-parents, des oncles et des tantes. Une famille allemande comme les autres, ni meilleure ni pire. Ni antisémite ni résistante. Des gens aimables, avec leurs problèmes, leurs conflits, leurs élans de générosité et de lâcheté, des personnages tantôt émouvants tantôt pitoyables. C’est en les évoquant un à un, en réalisant une mise au point presque photographique sur ce qui les netoure, qu’elle retrouve peu à peu l’enfance, ses cauchemars et ses ruines. Avec une plume qui tient du stylet et du scalpel, elle dissèque impitoyablement la bonne conscience, l’innocence apparente de cette génération qui a vu naître et triompher la plus grande perversion de tous les temps.
Papy-Museau et les tantes n’étaient pas des monstres. Mais ils se sont laissés porter par les événements, toujours heureux de s’en tirer à si bon compte. Ils n’ont pas réagi quand les SA ont envahi les rues, quand on a brûlé les synagogues, chassé les juifs de la vie culturelle et économique. Ils les plaignaient, tout en rachetant leurs magasins pour une bouchée de pain. Ils savaient qu’il y avait des camps et qu’on y martyrisait les opposants. Ce n’était pas leur affaire. Ils se sont tus. Et quand, sur la route de l’exode, un survivant de ces camps leur dit : Mais dans quel monde avez-vous vécu ? « , nul ne semble comprendre qu’en Allemagne il n’y a plus désormais que des victimes et des bourreaux.
L’ADOLESCENTE a vécu aussi tout cela. Sans un mot. Elle a admiré les uniformes, les défilés, les drapeaux. Elle se souvient du petit juif livide que chacun devait giffler en entrant dans la classe. Elle a même été fière d’être nommée cheftaine des Jeunesses hitlériennes. En 1945, elle ne sait toujours pas qu’Auschwitz a existé et que ce seul nom suffira à bouleverser toute sa vie. Mais Christa Wolf a compris aussi que « le passé n’est pas mort; il n’est même pas passé. Nous nous coupons de lui et feignons d’être étrangers « . En le disséquant, en osant le regarder en face, elle réalise qu’elle ne pourra jamais l’oublier et que, dans la trame de son enfance comme dans chaque fibre de son être, il détermine ce qu’elle est devenue. Si elle ne comprend plus cette fillette qu’elle a été, elle s’interroge, avec un mélange de tendresse et d’angoisse, sur le monde qui l’a vu grandir et sur les autres, ceux qui vécurent le « fascisme ordinaire », les yeux presque fermés et qui refusent toujours de les ouvrir.
Jean-Michel PALMIER.
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