Berlin; métropole culturelle retrouvée.

Au-delà de la nostalgie, un foisonnement créateur.

Berlin; métropole culturelle retrouvée.
Article publié dans Le Monde Diplomatique – Mars 1987 -

L’un des phénomènes les plus étranges et les plus significatifs parmi tous ceux qui ont marqué la sensibilité allemande depuis les années 60-70, c’est peut-être la lente ré-appropriation de Berlin dans l’imaginaire collectif. Ce regain d’intérêt pour l’ancienne capitale prussienne n’est pas réductible à une évolution des relations politiques entre les deux Allemagnes ou à leur stabilisation. Rien de nouveau dans la situation de Berlin n’explique l’intérêt qu’on lui porte. Et d’ailleurs cet intérêt confond souvent en une seule image, un même mythe, le Berlin des années 20-30 et ses ruines, Berlin-Ouest et Berlin-Est, comme si, au plan de la sensibilité, il ne s’agissait que d’une seule ville.

Nostalgie d’une capitale qui fut jadis le symbole de l’unité allemande, alors qu’elle n’est plus aujourd’hui qu’une pomme de discorde entre deux Etats ? Nostalgie d’une culture d’abord anéantie par Hitler, puis rasée par les bombes ? Sans doute. Quoi de plus caractéristique que ces innombrables ouvrages intitulés Berlin, so wie es war (« C’était Berlin ») qui rassemblent les photographies d’une ville dont elles ne sont plus que l’unique témoignage. Il n’est pas rare, à Berlin, de voir des vitrines entières de librairies consacrées à la Prusse, allant même jusqu’à proposer des planches en couleurs des célèbres uniformes du temps du Roi-Sergent.

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Heinrich Zille : Marché de Noël à Berlin

C’est encore cette nostalgie qui explique le succès rencontré par toutes les manifestations qui tentent de ressusciter le passé de la ville ou de la Prusse elle-même. Qu’il suffise de rappeler l’événement que constitua la grande exposition berlinoise de 1981, consacrée à la Prusse et à son héritage, et qui suscita de multiples discussions théoriques et politiques dans les deux Allemagnes, ou le succès, non moins remarquable, de celle ayant pour thème  » Berlin en 1900 « , organisée en 1985 par l’Académie des beaux arts. Quoi de plus étonnant que de voir tous ces Berlinois, visitant cette dernière, non pour y contempler des documents, mais pour y retrouver simplement le souvenir de la rue, du quartier où ils sont nés et qui ont disparu sous les bombes ? Cette recherche d’un passé physiquement anéanti est une dimension quotidienne de la mémoire berlinoise. Elle explique aussi un autre phénomène que les sociologues allemands nomment le culte de la Trödelkultur ( « la culture du marché aux puces « ), et que seul un écrivain comme Walter Benjamin, infatigable amoureux de Berlin du début du siècle, serait capable de comprendre dans sa profondeur parce que lui aussi savait rêver sur les choses et les livres, qu’il assemblait comme des fleurs séchées.

Un musée imaginaire

Beaucoup de Berlinois se sont faits spontanément archivistes et collectionneurs, à travers une étonnante dialectique du souvenir et du vestige, de la mémoire et de l’histoire. Même en hiver, les doigts glacés, à peine réchauffés par le verre de vin chaud à la cannelle (Glühwein ) qu’on déguste dans les rues, ils s’en vont, à l’aube, arpenter l’immense étendue sinistre de la Postdamerplatz, où se tient chaque dimanche le marché aux puces de Berlin. Tandis que les travailleurs turcs y cherchent des ustensiles bon marché, ils examinent des piles impressionnantes de livres, de revues, de journaux dépenaillés, mais aussi de photos de famille ou des cartes postales, pour constituer leur propre musée imaginaire. Au hasard des décès, des vieux appartements débarrassés, ils ne cessent de l’enrichir.

Ce culte du passé des années 20-30 ou même 40, prend des formes multiples : fétichisation des souvenirs, qu’il s’agisse de vieux programmes de cinéma ou de photographies d’acteurs jadis célèbres, reconstitution iconographique minutieuse d’anciens quartiers, réédition de disques et de livres, organisation de festivals et de spectacles destinés à faire revivre cette culture. Ce qui est nouveau, c’est que cette passion pour Berlin et son histoire culturelle, loin de ne concerner que ses plus vieux habitants, est partagée par une génération nouvelle. A tel point que l’image négative de la ville, assez largement répandue, qu’il s’agisse de ses ruines ou du symbole de la « guerre froide », de la division de l’Allemagne, commence à se métamorphoser.

Assurément, pendant longtemps, Berlin ne fut guère aimée du reste de l’Allemagne. Bien avant 1900, un proverbe munichois affirmait : « Il faut bien naître quelque part, même à Berlin.  » On reprochait à la ville son aspect « nouveau riche « , sa froideur architecturale, sa pauvreté en monuments, à l’exception de généraux en marbre. Ville prussienne, à l’esprit militaire, Berlin fut aussi un havre pour des milliers d’émigrants qui, dès la fin du dix-neuvième siècle, s’y fixèrent, en quête d’un emploi. Grandissant sans cesse, la ville enserrera dans ses murailles des lacs, des forêts et des étendues sableuses, juxtaposant les contrastes sociaux les plus violents, symbolisés par des quartiers : le Grunewald aristocratique, le Kurfurstendam « nouveau riche », l’Alexanderplatz populaire, sans oublier les quatre grands quartiers prolétariens, Wedding, Kreuzberg, Neuköln et Moabit.

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Quartier de Moabit

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Kreuzberg

Etrange ville qui vit aussi se développer sa propre culture, d’une réelle originalité. Dès 1900, Berlin comptait plus de théâtres que d’églises. Et sa culture populaire, son humour, exprimé dans des chansons, des poèmes, d’un dialecte coloré, qui remplace les « g » par des « j », les « ich » par des « ick », atteignit peut-être son apogée dans les dessins de Heinrich Zille, le Poulbot berlinois, qui immortalisa dans des oeuvres pleines de tendresse la vie des ouvriers et des gosses des rues. Très vite, Berlin affirma sa liberté d’esprit, son absence de préjugés, sa façon de ne rien prendre au tragique ou au sérieux. Tout au long des années 20, la ville ne cessa d’attirer à elle les artistes les plus divers – auteurs, metteurs en scène, peintres, poètes, cinéastes, écrivains – qui en firent une métropole artistique internationale, un foyer de création à peu près unique en Europe. Forteresse de l’art de gauche, symbole de la culture la plus progressiste de la République de Weimar, Berlin  » la Grande Prostituée   » sera aussi la ville la plus honnie par les nazis. Et Goebbels, qui sera chargé par Hitler de sa mise au pas, rasera les derniers cabarets au bulldozer pour anéantir l’humour berlinois. Et c’est là aussi un titre de gloire qu’une nouvelle génération reconnaît à la ville : avoir été, par la richesse de sa culture, le symbole de la résistance au nazisme.

Capitale du Reich, victime de la mégalomanie architecturale hitlérienne, admirablement servie par Albert Speer, la ville, après la couche de suie noire qui lui donna dès le début du siècle un aspect sinistre, allait connaître avec la fin de la guerre et la capitulation nazie un écrasement presque total. Sur les 980 000 habitations que comptait Berlin, plus de 340 000 furent anéanties et l’ensemble des ruines fut évalué, en 1945, à 45 millions de mètres cubes. Ce traumatisme des ruines, de l’année zéro, l’inconscient allemand s’efforcera vite de l’oublier. Il ne survivra que dans les romans d’Heinrich Böll, avant de resurgir dans les films de Rainer W. Fassbinder ou d‘Elma Sanders. On reprochera souvent à Berlin d’avoir conservé, au milieu de ses quartiers neufs et comme par défi, les vestiges de ses monuments détruits, qu’il s’agisse d’une églis incendiée ou d’une façade de gare. Or, ce sont précisément ces ruines qu’une nouvelle génération respecte et érige au rang de symboles.

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Allemagne, mère blafarde de Helma SANDERS – BRAHMS

Partout ailleurs, en Allemagne fédérale, il est presque possible d’oublier l’histoire. A Berlin, elle est omniprésente, partout obsédante. On la lit non seulement dans la division de la ville, dans ces ruines pieusement conservées, dans ces immeubles encore abandonnés de la Friedrichstrasse mais aussi dans chaque façade de maison criblée d’éclats d’obus et d’impacts de balles, dans ces statues défigurées, aux yeux crevés et aux lèvres arrachées. Rappel du passé, mauvaise conscience du présent, volontés d’une génération de ressaisir son histoire, c’est tout cela que représente Berlin pour une génération d’artistes, d’intellectuels, qui ont décidé de s’y installer.

Qu’il s’agisse de Peter Schneider, de Jürgen Theobaldy, de Günter Grass lui-même, mais aussi de Werner Schroeter, cinéaste, ou encore des transfuges de la RDA, des peintres néo-expressionnistes, ils ne cessent d’affirmer que Berlin est le seul espace de culture allemande où ils peuvent imaginer travailler, quelles que soient les difficultés. Dès lors, on serait tenté de parler d’une nouvelle sensibilité berlinoise qui marque sans doute la peinture, la littérature, mais aussi des cercles de plus en plus vastes, qui considèrent les contradictions de Berlin comme une source de richesses et qui, conscients de ce que représentent la mémoire et l’histoire de cette ville, l’empêchent de devenir une vitrine, un organisme artificiellement maintenu en vie ou un cimetière illuminé.

Cette révolte en faveur de Berlin prend les formes les plus diverses. Elle commence, au-delà d’un destin politique qui s’est imposé, par la défense même de la ville, de ses restes, contre les démolisseurs. Le temps est révolu où l’université de Berlin incarnait le fer de lance de l’opposition extra-parlementaire allemande. Mais, avec le développement des mouvements alternatifs désireux de changer la société, au plan de la vie quotidienne, ici et maintenant, s’est aussi affirmée une forte résistance à un urbanisme anarchique ou spéculateur, consistant à remplacer systématiquement les vieux immeubles par des constructions tristes en béton, à raser plutôt qu’à restaurer ou réparer. Ces initiatives de défense de la ville, de ses vieux quartiers, unissent aussi bien des Berlinois de vieille souche, des étudiants ou des militants alternatifs que des marginaux, les fameux punks de Kreuzberg, qui occupent les vieux immeubles et tentent de les rendre habitables plutôt que de les abandonner aux bulldozers.

L’encerclement de la ville, sa coupure d’avec la RFA, ont entraîné une sorte de soif de création et de communication assez surprenante. Contraints de vivre en vase clos, les Berlinois ont à coeur de multiplier les occasions de rencontre, les scènes officielles ou parallèles, les expositions. Pour que cette culture berlinoise puisse renaître, il ne suffisait pas d’y recréer des infrastructures coûteuses. La prise de conscience de l’importance de cette dimension culturelle dans l’identité berlinoise a été plus fondamentale que les investissements les plus spectaculaires.

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Gustav Landauer

 

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Erich Mühsam

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Tout se passe comme si, consciente de ne pouvoir exister sur le plan politique, Berlin avait effectué un repli stratégique sur la culture et revendiquait fièrement son nom de « métropole retrouvée « . Ce phénomène est d’autant plus profond qu’il correspond à une aspiration de la population berlinoise et de son élite intellectuelle, qu’il est admirablement servi par le nombre important d’artistes installés sur place et que le mythe mystérieux de la Berlin des années 20 ne cesse d’être réactualisé par les expositions, les livres, les films. Loin de ne concerner qu’une minorité de chercheurs et d’historiens, ce phénomène touche les milieux les plus divers. Il préside à la création de maisons d’édition militantes, qui rééditent, par exemple, les théoriciens anarchistes et utopistes des années vingt (Gustav Landauer, Eugen Leviné, Erich Mühsam ) ou les écrits des spartakistes. Il inspire la multiplication des galeries, des librairies. Il marque les étudiants des beaux-arts. Même les mouvements homosexuels berlinois ont eu à coeur d’étudier et de publier des travaux sur les célèbres cabarets homosexuels des années 20 (ainsi l’Eldorado), de rendre hommage au pionnier de la sexologie, Hans Magnus Hirschfeld, fondateur du célèbre institut de recherches berlinois et éditeur d’une revue scientifique qui, en 1933, fut brûlée en effigie par les nazis, parce qu’il était juif, homosexuel et d’extrême gauche.

Les nouveaux fauves

Sans doute est-il difficile de prévoir l’évolution de cet incontestable renouveau culturel, sensible aussi bien dans le théâtre, la littérature, la musique ou la peinture.. Il est aussi difficile d’imaginer les réactions que cette transformation de l’image de Berlin pourra susciter en RFA.  Mais, au plan de la sensibilité, il s’agit d’un mouvement d’une réelle ampleur. Il suffit pour s’en convaincre de constater l’audience de peintres berlinois qui se nomment les  » nouveaux fauves  » ou les  » néo-Expressionnistes « . Si c’est Josef Beuys qui a redonné aux allemands la foi dans leurs propres ressources artistiques, c’est de Berlin qu’st issu le groupe pictural le plus remarquable de ces dernières années. Avec comme principaux représentants, Fetting, Middendorf, Salomé, Zimmer, ces artistes sont l’incarnation typique d’une nouvelle sensibilité qui unit étroitement la perception contemporaine de la ville aux souvenirs de son passé et des courants de peinture qui l’ont marquée. Ils ont trouvé dans l’expressionnisme, avec son inspiration apocalyptique et visionnaire, leur grand ancêtre.

Renouant avec la violence des couleurs des peintres de Die Brücke (« Le Pont « ), ils se réclament de Nolde, de Kirchner, de Schmidt-Rottluff, et c’est bien à eux, ou encore à Munch, que leurs immenses toiles, commencées au début des années 60, font penser. Ils se veulent des représentants d’ une nouvelle expressivité, des peintres d’atmosphère. Si des fragments de la ville sont perceptibles dans certaines de leurs toiles – l’inévitable mur – c’est beaucoup plus dans une certaine révolte de l’instinct, dans leurs visions les plus personnelles, dans la musique punk, qu’ils puisent leur inspiration. Quand on les interroge sur les raisons qui les ont poussés à venir se fixer à Berlin, ils répondent qu’ils n’auraient pu imaginer vivre ailleurs, que Berlin est la ville qui convient à leur art, qu’ils se sentent en harmonie avec ses paysages, ses ruines, ses dévastations.

Etrange génération qui effectue dans l’art, sous les formes les plus diverses, un travail de deuil, de remémoration, de redécouverte, à travers l’space meurtri d’une ville qu’elle ne cesse de défendre, parce qu’elle s’y reconnaît comme dans un miroir.

Jean-Michel PALMIER.

 

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