Sartre : le dernier des phénoménologues
Article paru dans les Nouvelles Littéraires; N° 2733 du 17 au 24 avril 1980.
« Je réussis à trente ans ce beau coup : décrire dans la Nausée – bien sincèrement, on peut me croire – l’existence injustifiée, saumâtre de mes congénères et mettre la mienne hors de cause. J’étais Roquentin, je montrais en lui, sans complaisance, la trame de ma vie; en même temps j’étais moi, l’élu, analyste des enfers (…) Plus tard, j’exposai également que l’homme est impossible: impossible moi-même, je ne différais des autres que par le seul mandat de manifester cette impossibilité qui, du coup se transfigurait, devenait ma possibilité la plus intime, l’objet de ma mission, le tremplin de ma gloire. » Ainsi parlait Sartre, en 1964, dans les dernières pages des Mots, évoquant ce que fut l’origine et le sens de son projet philosophique. Avec son étrangeté, sa profusion d’idées, l’Etre et le Néant ouvrait et clôturait à la fois une tradition philosophique.
C’est à travers Sartre, avant la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, que la phénoménologie husserlienne faisait véritablement son apparition en France, tandis que Heidegger était encore à peu près inconnu. Ce livre – bible de l’Existentialisme -, l’un des ouvrages philosophiques les plus riches de la pensée contemporaine, fut abondamment lu et commenté : c’est même en raison de l’engouement qu’il suscita que l’une des héroïnes de l’Écume des jours de Boris Vian, arrache le coeur de Patre Sartre, découvrant ainsi qu’il a la forme d’un tétraède.
Anti-systématique, l’Être et le Néant est aussi l’une des dernières tentatives pour proposer une interprétation du monde. Quel philosophe oserait, aujourd’hui, exprimer dans un livre ce que sont l’être, le néant, autrui, le regard, la transcendance, l’amour, le sens de la vie, la morale ? Qui aurait encore cette passion, cette naïveté, cet enthousiasme ? Pour l’entreprendre, il fallait un style d’interrogation nouveau. Ce fut la phénoménologie.
Assurément, peu de courants philosophiques ont marqué aussi profondément la pensée européenne dans la première moitié du XXéme siècle que cette méthode patiemment élaborée par Edmund Husserl. pourtant, en dépit de ses nombreux disciples, l’auteur des Recherches logiques et des Ideen n’a vu son projet global repris par personne. De Heidegger à Sartre en passant par Ricoeur, Derrida, Dufrenne, Lévinas, Biemel, Finck, le courant phénoménologique a éclaté en oeuvres autonomes, issues d’ une même méthode, mais dont les visées finales sont presque toutes divergentes. Husserl a marqué les auteurs sans qu’ils en acceptent la problématique globale. Phénoménologue, Sartre le fut plus que tout autre. Le sous-titre de l’Etre et le néant, Essaid’ontologie phénoménologique suffit à le montrer, tout comme les références à l’Etre et le temps de Heidegger. En dépit de ces évidences, tout le reste est obscur. Aucun travail d’envergure n’a encore été consacré à la genèse de l’Etre et le Néant, aux rapports avec Merleau -Ponty, aux emprunts respectifs que ces auteurs ont fait à Husserl et à Heidegger. Alors que n’importe quel bricolage philosophique est salué aujourd’hui par les médias et les histoires de la philosophie comme une révélation, la phénoménologie est toujours sytématiquement négligée. Trop sérieux, trop ardu. Pourtant une relecture s’impose.
De prestigieuses ruines
Avant Sartre, la philosophie allemande n’avait guère marqué véritablement la philosophie fraçaise. On enseignait Fichte et Kant, mais à la manière dont on visite de prestigieuses ruines. C’est à l’époque où Hitler prend le pouvoir que Sartre, pardoxalement, entra en contact direct avec la philosophie allemande en séjournant avec Raymond Aron à l’Institut français de Berlin. dans la Force de l’âge, Simone de Beauvoir évoque cette époque : Sartre découvre Husserl et rédige son essai sur la Transcendance de l’ego qui ne paraîtra qu’en 1936. Il s’interroge, à travers la phénoménologie, sur les rapports entre le Moi et la conscience, le statut du psychique, le monde vécu, l’existence. Pour échapper à la platitude du matérialisme métaphysique et à l’idéalisme édulcoré cher à l’Université française, il venait de faire la découverte de l’intentionnalité de la conscience.
Aujourd’hui encore, on ne peut nier que l’un des meilleurs textes écrits sur Husserl soit ce court article de Situations I, sur l’idée d’intentionnalité (janvier 1939). Sartre y attaque Lalande, le néo-kantisme et Bergson, unit la conscience-éclatement de Husserl à l’être-dans-le-monde de Heidegger, affirmant que « Husserl a réinstallé l’horreur et le charme dans les choses . Il nous a restitué le monde des artistes et des prophètes (…) Nous voilà délivrés de Proust. Délivrés en même temps de la vie intérieure. » Il est symbolique que les dernières phrases de ce texte affirment que : « Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons: c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes. » Au fond, toute la philosophie de Sartre est contenue dans ces quelques mots.
La conscience malheureuse
Au moment où il découvrait Husserl à Berlin, Jean Wahl faisait connaître les écrits de jeunesse de Hegel dans le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel. A côté du Hegel panlogique qui affirme l’histoire achevée dans l’Etat allemand, la philosophie achevée dans son propre système, on découvrait un Hegel romantique, proche de Schelling et de Hölderlin, incarnation de cette « conscience malheureuse » dont il fera par la suite un simple moment de la « Phénoménologie de l’esprit « . Avant Kojève et Hippolyte, il s’agissait d’un grand moment de la découverte de Hegel, alors proscrit à la Sorbonne. Ce fut aussi Jean Wahl qui prêta à Sartre un exemplaire en allemand de Sein und Zeit (l’Etre et le Temps) de Heidegger. Si, contrairement à Raymond Aron, Sartre est peu sensible à la philosophie de l’Histoire, il découvre Kierkegaard. A partir de ces influences hétéroclites et de la vision intime de Sartre, naîtra un livre, ou plutôt une philosophie, qui donne aux institutions philosophiques de la Nausée leur fondement théorique.
En lisant l’Etre et le Néant aujourd’hui, on reconnaît à chaque page, ces différentes influences. L’étonnant, c’est qu’avec des problèmatiques qu’il domine mal, Sartre élabore une philosophie unique et originale. A Husserl sont empruntés les schémas fondamentaux de la phénoménologie, l’idée de phénomène, d’essence, la théorie de la conscience; à Heidegger les structures de l’être-dans -le-monde; à Hegel, la reprise étonnante de la Dialectique du maître et de l’esclave de la Phénoménologie de l’esprit; à Kierkegaard est empruntée la réflexion sur l’existence. Sartre y ajoute ses intuitions fondamentales : l’analyse de la mauvaise foi et du mensonge, sa vision de la finitude et de la facticité de l’existence. La difficulté du style de l’Etre et le Néant, certaines de ses apories, viennent du fait qu’il emprunte des matériaux à des problématiques qu’il rejette quand au fond.
Vers une morale
Alors que les analyses husserliennes donnent souvent l’impression de tourner à vide (ainsi les Méditations cartésiennes ) et que la déconstruction de la métaphysique, traditionnelle semble, chez Heidegger, déboucher sur une impasse ou une tautologie, les analyses de Sartre tentent de décrire notre existence concrète, quotidienne : celle de l’homme de la rue, du sujet en général. L’histoire n’intervient chez Husserl que dans ses conférences sur la « Krisis » : chez Sartre, elle est présente à travers sa réflexion sur l’action et la liberté. Le Dasein de Heidegger n’est pas l’existence concrète. Sartre, au contraire, veut nous conduire vers une morale.
L’audience que rencontrera le livre s’explique par son relatif optimisme. Si l’homme est une passion inutile, si l’angoisse et la finitude sont sans cesse réaffirmées, la conception radicale de la liberté offrait, à une époque d’effondrement des valeurs et de pessimisme, un fantastique espoir. Tandis que Camus s’enferma dans l’esthètique de l’absurde, Sartre nous apprend que s’il n’y a a priori aucun rapport privilégié et prédéterminé entre le monde et l’homme, c’est à nous de les faire exister.
Un fantastique espoir
Oeuvre d’époque ? Sans doute. Marquée par le climat social, historique et philosophique de ces années-là, mais aussi l’une des plus grandioses analyses de l’existence jamais tentées à partir du sujet.
Si les analyses qu’il propose de l’Imaginaire, constituent l’une des études les plus remarquables réalisées en France à partir de la phénoménologie, son esquisse d’une théorie phénoménologique des émotions est moins convainquante. Elle pêche par idéalisme. Même la démonstration la plus intelligente ne peut persuader le lecteur que s’il s’évanouit, il s’agit en fait d’une conduite magique par laquelle sa conscience décide de s’évanouir pour nier le monde. Sartre, en dépit de la phénoménologie ne peut se libérer de sa conception cartésienne du sujet et de la conscience. C’est ici que la confrontation avec Merleau-Ponty est enrichissante.
Une amitié ni faite ni défaite
Dans l’Etre et le néant (1943) et la Phénoménologie de la perception (1945), on retrouve les mêmes schémas philosophiques, les mêmes références à la phénoménologie de Husserl et de Heidegger, mais alors que Sartre demeure attaché à sa notion de conscience et de sujet, n’abordant que furtivement le problème du corps, Merleau-Ponty s’efforce de saisir à partir de la phénoménologie et de la psychologie, un « être-dans-le-monde » incarné. Comme Husserl, il est attentif à l’étrangeté de toutes les choses et se propose de nous faire découvrir ce que signifie vivre dans le temps et dans l’espace, avoir un corps, être sexué, habiter le monde. Pourtant, une même conception de la finitude et de l’existence les unit. Seul le style les sépare. La sécheresse de l’Etre et
le Néant, faisant place chez Merleau-Ponty à un étrange lyrisme.
Maurice Merleau-Ponty
Ensemble ils rencontreront l’Histoire, le communisme et la politique. A la réflexion sartrienne sur l’engagement et aux articles des Temps modernes correspond Humanisme et terreur. Parfois, plus radical que Sartre, Merleau-Ponty, ne le suivra pourtant pas longtemps. A la Critique de la raison dialectique répondra les Aventures de la dialectique. Ils sont morts tous deux brouillés et cette amitié « ni faite, ni défaite « , affirme Sartre, restera en lui comme une blessure irritée. Aujourd’hui, comment peut-on expliquer l’éclipse dont sa pensée semble avoir été victime, sa marginalisation dans la philosophie française ? Il ne suffit pas de sauver un Sartre engagé dans la politique, exemple constant de courage et d’honnêteté pour éviter cette question. Même les admirateurs les plus inconditionnels de Sartre ne peuvent nier que sur le plan philosophique, il ait eu très peu de disciples et que son engagement politique personnel a finalement plus marqué plusieurs générations que ses positions strictement philosophiques. Sans doute, le succès de la philosophie de Sartre dans l’après-guerre, jusqu’aux années 50, est-il un phénomène social et historique dont toute l’histoire reste à écrire. Mais opposer la mode structuraliste à la vague existentialiste ne suffit pas non plus. C’est dans la pensée de Sartre lui-même qu’il faut rechercher les causes de la rupture; si rupture il y eut.
Sartre vendant La Cause du Peuple
Plusieurs raisons nous semblent devoir être invoquées. Tout d’abord le renversement qui s’est effectué, chez Sartre, lors de sa rencontre avec le marxisme et l’absence de suite à la fois au projet de l’Etre et le Néant et de la Critique de la raison dialectique. Si le marxisme demeure « l’horizon indépassable de notre temps « , quel statut faut-il accorder à la philosophie ? La problématique d’ Althusser se greffera sur cette question laissée ouverte par Sartre. La fidélité de Sartre à une certaine conception de la conscience et du sujet l’ont conduit à refuser la psychanalyse. L’utilisation de la notion de structure empruntée à la linguistique, et appliquée avec succès dans des domaines tels que l’ethnologie par Lévi-Strauss, l’importance de plus en plus grande prise par les sciences humaines dans la réflexion philosophique nécessitaient une articulation difficilement opérable avec les positions initiales de l’Etre et le Néant.
Tous des héritiers
Voir en Sartre un auteur dépassé ou « le dernier des philosophes français » est insuffisant. Impossible aussi de le répéter. Le continuer ? Mais dans quel sens ? Au moment où il nous quitte, où sa mort est ressentie par chacun comme un deuil personnel, on est tenté tout d’abord, en parcourant son itinéraire philosophique, de dire que si nous ne sommes pas « sartriens « , la reflexion philosophique, n’aurait pas eu, sans lui, son profil actuel. Même ses détracteurs sont ses héritiers. En invitant les philosophes à s’interroger sur les mouvements du monde, en stigmatisant leur isolement égoïste du concret des hommes, de leur réalité, il a fait accéder la philosophie à la dignité de l’Histoire.
Jean-Michel PALMIER.
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