Comment Tito fit taire une contestation idéologique qu’il avait encouragée ?
Article paru dans les Nouvelles Littéraires N° 2736 du 8 au 15 mai 1980.
Au temps où en Yougoslavie la philosophie marxiste avait un air de liberté.
On l’ignore trop souvent, mais c’est à Zagreb, en Yougoslavie, que se sont tenus au cours des dernières années les débats les plus féconds entre intellectuels de tous les pays pour qui le marxisme n’ a pas à être nécessairement confisqué par les bureaucrates de tous bords.
Premier pays à rompre avec l’orthodoxie soviétique, à croire en un socialisme sans stalinisme, la Yougoslavie fut aussi le premier pays socialiste à encourager la critique du modèle stalinien par ses intellectuels et ses écrivains. Si ceux -ci échappèrent au culte stérilisant du réalisme-socialiste et du « héros positif « , c’est, pour beaucoup, grâce à l’influence esthétique et politique de Miroslaw Karléja, écrivain lié aux avant-gardes des années 1920, proche aussi bien de l’expressionnisme que du surréalisme ou du proletkult et surtout ami de Tito. A travers vents et marées le leader devait garder sa confiance à l’écrivain.
Les rapports entre la philosophie yougoslave et le parti furent plus complexes et plus difficiles. Dès 1950, c’est vrai, les intellectuels avaient été invités à prendre part à cette critique sur le plan philosophique. Et elle allait même très vite devenir indépendante et adopter des formes profondément originales. Très tôt se constitua un groupe d’universitaires – philosophes, sociologues ou économistes – soucieux de développer des orientations nouvelles au sein du marxisme. Carrefour de cultures, de langues, d’influences, la Yougoslavie allait le devenir aussi sur le plan des idées.
Marxistes de tous les pays
En 1960 naquit le groupe Praxis, qui fut à l’origine de la célèbre « Ecole de Korçula « , tentative à peu près unique, dans les pays socialistes et ailleurs, d’ouvrir un dialogue entre toutes les tendances marxistes, à l’Est comme à l’Ouest. Le Congrès de Dubrovnik en 1963 avait été incapable de mettre en oeuvre sinon en chantier un échange réel entre marxistes occidentaux, marxistes des pays socialistes et marxistes soviétiques : des délégations et non des individus s’y étaient affrontés. Aussi les membres du groupe Praxis en vinrent-ils à inviter des chercheurs marxistes du monde entier à des confrontations d’idées annuelles sur un thème donné.
Ruelles moyenâgeuses de la petite ville dalmate de Korçula
Le groupe Praxis préférant inviter nominalement un théoricien, plutôt qu’une délégation officielle, les Soviétiques n’y furent plus jamais représentés. Le succès de ces rencontres fut surprenant. Non seulement d’Amérique latine comme des Etats-Unis, de France, d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie, mais aussi de Hongrie, de Roumanie, et (avant 1968) de Tchécoslovaquie, les partisans affluèrent afin de cautionner cette entreprise. Chaque été, à la fin du mois d’août, arrivant par bateaux ou après avoir parfois traversé l’Europe en auto-stop, des étudiants venus des quatre coins du globe, se précipitaient pour écouter les conférences, les discussions, les échanges dont le haut niveau théorique était toujours garanti par la qualité des participants. Dans les ruelles moyenâgeuses de la petite ville dalmate, aux terrasses des cafés ou sur la plage, se croisaient et se rencontraient des hommes incarnant les tendances les plus diverses de la pensée marxiste, acceptant de présenter leurs travaux en cours, leurs hypothèses de travail, de les soumettre à la critique de leurs collègues de tous les pays. Sous la direction de Galo Tetrovic, professeur de philosophie à l’université de Zagreb, et de Rudi Supek, professeur de sociologie dans cette même université, se constitua un groupe comprenant des figures telles que Pedrag Vranitsky, Mihaylo Markovitch, Branko Bosniak, Vjekoslav Mikecin, la plupart enseignant aux universités de Zagreb et de Belgrade, animateurs infatigables de ces critiques internationales.
D’ abord limitées à quelques spécialistes, ces rencontres, menées dans un climat de générosité, de liberté de critique et de volonté d’enrichir la pensée marxiste, ne tardèrent pas à réunir des personnalités telles Ernst Bloch, Th. Adorno, E. Fromm, H. Marcuse, Lucien Goldmann, Segre Mallet, Karel Kosik, Ernest Mandel, Henri Lefebvre, Enzo Paci, Pierre Broué, etc. Tous acceptaient de confronter leurs points de vue sur les rapports entre marxisme et philosophie, la conception du socialisme, la signification de l’hégélianisme. Bien que les thèmes fussent empruntés à la philosophie ou aux sciences humaines, la rencontre de marxistes venus de pays socialistes (tels les assistants de Georg Lukacs) avec des « trotskystes occidentaux » (Ernst Mandel), des révisionnistes (Herbert Marcuse ou E. Fromm), des représentants de la nouvelle gauche américaine constituait aussi en soi un fait politique. Non seulement ces échanges étaient publics, mais les communications en étaient diffusées largement par la revue Praxis, aussi bien dans son édition serbo-croate que dans son édition internationale. Mais l’orientation éminemment dialectique et antistalinienne de ces congrès ne pouvait qu’agacer nombre de bureaucrates peu soucieux de voir la Yougoslavie devenir comme le fer de lance de la recherche marxiste la plus libérale. En 1970, la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie refusèrent d’accorder des visas à leurs ressortissants invités aux congrès. Faut-il rappeler que, auparavant, l’ensemble des marxistes présents avaient pris position contre l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. En Yougoslavie même, plusieurs responsables du parti jugeaient déjà négatives ces rencontres avec des marxistes occidentaux. Tandis qu’Herbert Marcuse se voyait officiellement qualifié d’ » agent de la CIA « , Korçula devenait le symbole de cette » nouvelle gauche » aussi redoutée à l’Est qu’à l’Ouest. C’est en vain que les membres de l’Ecole – c’est à dire les plus importants au sein des universités – affirmaient leur attachement à un « marxisme ouvert et créateur » contre un marxisme » étatico-dogmatique » : né de la critique du stalinisme, le groupe devenait suspect dans l’entourage de Tito lui-même. En Union soviétique comme en RDA, les critiques contre le le groupe se firent plus nombreuses et sa liberté fut désormais perçue comme un véritable danger. A partir de 1974, la revue fut privée de subsides et l’école d’été de Korçula violemment prise à partie dans la presse. Bientôt, elle dut disparaître. Dans le même temps, un certain nombre d’universitaires proches de Praxis et de son orientation antidogmatique perdirent leurs postes, notamment à Belgrade (Markovic, Tadic, Stoyanovic, Popov, etc ). On leur reprochait d’être entrés « en conflit politique avec la ligne du parti » . Le caractère aberrant des accusations, la solidarité des enseignants et des étudiants, les interventions d’enseignants étrangers permirent d’empêcher des suites plus catastrophiques.
Le philosophe « révisionniste » Herbert Marcuse
Il est juste que, depuis l’interdiction du groupe Praxis, de nouvelles tentatives d’instaurer des groupes de recherche et de réflexion sur le marxisme se sont développées en Yougoslavie, en liaison avec des enseignants étrangers. On ne peut nier cependant le malaise que ces mesures répressives ont provoqué. Que l’on soit d’accord ou non avec toutes les thèses du groupe, force est de constater qu’il s’agissait là d’un exemple unique dont on ne regrettera jamais assez la suppression. Il faut avoir assisté aux discussions entre Bloch, Marcuse, Goldmann, Adorno et tant d’autres théoriciens venus des pays socialistes pour mesurer ce que ce climat de recherches, de liberté avait de passionnant et d’exaltant.
Alors que les congrès d’écrivains sont largement financés par le gouvernement et jouissent d’un prestige véritable, les philosophes yougoslaves ont été injustement sacrifiés à partir d’accusations sans fondement alors qu’on tenait de l’originalité idéologique de l’expérience yougoslave. En même temps que l’on réprimait des tendances « nationalistes « , on attaquait des intellectuels partisans réels de l’autogestion, dont la faute avait été finalement de mener de manière radicale une critique du stalinisme que le gouvernement lui-même avait amorcée. Volonté de rassurer les éléments de cette trop grande liberté de critique accordée aux philosophes ? Sans doute, mais comment ne pas regretter la fin d’une expérience qui avait permis à la Yougoslavie d’être une exception culturelle au sein d’un bloc de l’Est ?
Idéaliste souvent, animé d’une rare générosité, d’une conscience farouche de son rôle de témoin, de critique, d’interlocuteur, l’intellectuel yougoslave, qu’il soit philosophe, sociologue ou esthéticien, se veut aussi étranger à la servilité qu’au négativisme abstrait. Les années qui viennent montreront comment le pouvoir considérera ce type d’intelligence, de conscience critique, à la fois morale et politique, qu’il a contribué à former depuis 1948. S’il la méprise, la limite, la néglige, la soumet à la vindicte bureaucratique, comme certains signes le laissaient redouter, il risque de détruire l’un des symboles les plus vivants de ce que signifia l’expérience yougoslave : ce mélange de courage, de dignité et de générosité.
Jean-Michel PALMIER.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.