Archive pour mars 2011

Persécuter, toujours persécuter.

Dimanche 27 mars 2011

Persécuter, toujours persécuter.
TALLHOVER, de Hans Joachim Schädlich
( Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary), Gallimard, Paris, 1988, 306 pages.
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                   Hans Joachim Schädlich

Article paru dans Le Monde Diplomatique, décembre 1988

Triste vie que celle d’un mouchard, même lorsqu’il parvient à s’identifier avec l’appareil qui l’utilise, la police politique. On imagine mal l’attention soutenue, la vigilance sans faille, l’abnégation dont il faut faire preuve pour déjouer les menées subversives qui, à chaque époque, menacent l’Etat. Tallhover est pourtant un homme doué. En dépit de son origine modeste, il a participé à toutes les répressions de son temps. Une carrière exemplaire pour un fonctionnaire, puisqu’elle dura cent dix ans.

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Simple petit commissaire stagiaire en 1842, son zèle, la précision de ses rapports, le firent remarquer de ses supérieurs qui le chargèrent d’espionner les collaborateurs de la Gazette Rhénane, un journal à la phraséologie égalitaire, opposée aux vues du roi.
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Exemplaire de la Gazette Rhénane
Il eut l’occasion de s’intéresser à ses principaux collaborateurs, dont un certain Karl Marx, aux fréquentations douteuses. Il traqua sans merci son  ami, l’agitateur Georg Herwegh, qui se disait poète. Bientôt il dut se rendre en Angleterre pour observer de près Friedrich Engels. Mais les vrais ennuis commencèrent avec les émigrés russes, lorsqu’un certain Vladimir Oulianov dit Lénine, délaissa ses cueillettes de champignons en Suisse, pour se rendre en Allemagne. Tallhover ne le lâcha pas d’une semelle.

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                     Radek

L’idéal eut été de l’arrêter, mais les gouvernements ne comprennent rien à l’efficacité policière. Ils le laissèrent en liberté, sans réaliser que le communisme est comme la peste, qu’il faut en empêcher la propagation immédiate. Au lieu de quoi, ils lui permirent quelques années plus tard, de traverser impunément l’Allemagne avec sa racaille bolchevik, dans un wagon plombé. La chasse aux spartakistes fut menée de main de maître. Luxemburg et Liebnecht correctement assassinés. Mais les Ebert et les Schneidemann, avec leur peur des bolcheviks, libérèrent Radek. L’état-major allemand lui rendit visite, comme s’il aspirait à unir les poings levés des prolétaires et les baïonnettes prussiennes. Et l’on ne fit rien contre les intellectuels. On laissa Lukacs et Wittfogel distiller leur poison. Enfin Hitler vint.
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    Wittfogel

Lui au moins comprenait la nécessité d’anéantir dans l’oeuf toute menace de subversion. Avec ses SA et ses SS, il perfectionna le système. Et Tallhover, qui avait loyalement servi le roi, l’empereur, la République, fut un fonctionnaire zélé du Führer. Il s’employa à démasquer dans la phraséologie humaniste des Églises la haine du national-socialisme.
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Seulement, l’histoire ne cesse de se compliquer. Et Tallhover en perd son latin. Ces révolutionnaires qu’il rêvait de voir croupir dans les prisons allemandes, c’est Staline qui les exécuta comme des traîtres, et qui massacra les officiers polonais à Katyn. Alors, il ne reste que la satisfaction de la continuité du devoir. Et Tallhover reprend du service dans la jeune République démocratique allemande. Il espionne les Églises et montre comment elles sont au service de l’impérialisme international, en détournant les prolétaires de la construction du socialisme. Il participe à la répression des ouvriers de Berlin-Est en 1953. Classant les dossiers, numérotant les pages, il peut faire bénéficier le socialisme de sa longue expérience. Mais il se heurte à la même incompréhension. Les gouvernants hypocrites lui demandent même des comptes. Il aurait participé à l’exécution de prisonniers soviétiques. Et, sous prétexte qu’à Berlin-Ouest un procès est ouvert, on le somme de s’expliquer alors que les vrais responsables du massacre sont en poste ici-même, à Berlin-Est, dans l’Armée populaire.

L’IRONIE grinçante de Hans Joachim Schädlich, qui quitte la RDA en 1977, a quelque chose de désespéré. Elle semble puiser son inspiration chez Kafka, Orwell et Jaroslav Hasek. Plus qu’un règlement de comptes avec une certaine bureaucratie, c’est le constat brutal que l’histoire ne connaît que des bourreaux, même si les victimes ne sont jamais les mêmes. Truffé de sous-entendus historiques, ce roman exige une lecture attentive, surtout dans la dernière partie où les époques se confondent, comme dans un rêve. Tallhover propose à ses supérieurs, en 1953, un programme de lutte contre les Eglises qu’il avait déjà suggéré à Hitler.

Les ouvriers communistes jugés sous la République de Weimar pour insulte à la mémoire de l’empereur Guillaume II, qui venait de mourir en exil, sont interrogés à Berlin-Est en juin 1953, après la mort de Staline. Dans un monde bouleversé, la logique de Tallhover est la seule qui subsiste : celle de la répression systématique des libertés. Lui seul se sent le dépositaire de l’histoire. La seule juste cause qui existe, c’est celle de l’ordre et de l’État. Les idéologies ne sont que des vêtements historiques éphémères. Les gouvernements se succèdent, l’appareil demeure en place. Et lui, l’instrument docile, devient un justicier.

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Dans sa cave, il bricole une guillotine et exécute les traîtres que la logique politique a épargnés. IL continue à persécuter ceux qui hébergèrent Lénine, même lorsqu’ils sont devenus des héros. Il ne peut se consoler de ses échecs, de ses trahisons à l’égard de l’histoire. Il se sent toujours coupable de ne pas avoir empêché Lénine de traverser l’Allemagne en 1917, d’avoir laisser filer Herwegh ou Radek. Son honneur est en cause, terni par la logique imbécile des gouvernants, qui n’ont pas compris que l’Etat éternel exige qu’on assassine les rebelles, quels qu’ils soient. Pour tout cela, il mérite la mort et hurle face à l’histoire : « Camarades,tuez-moi ! « 

Jean-Michel PALMIER.

Quarante ans après : Allemagne 80; Malaise ou conformisme ?

Dimanche 27 mars 2011

Quarante ans après : Allemagne 80; Malaise ou conformisme ?

Article paru dans les Nouvelles Littéraires N° 2727 du 6 mars au 13 mars 1980

On pouvait penser que « le miracle allemand » et la solidité du mark avaient une fois pour toute exorcisé les fantômes du passé. Apparemment, s’il faut en croire les écrivains qui publient aujourd’hui en Allemagne, la bonne conscience ne se négocie pourtant pas comme des valeurs de stock exchange. De Uwe  Johnson à Heinrich Böll en passant par Gisela Elsner et Peter Hartling ou des nouveaux venus comme Herbert Aschternbusch et Peter O. Chotjewitz, Ils plaident tous coupables. Cette culpabilité, ils la recherchent autant dans le présent et l’avenir que dans le passé. Les techniques romanesques peuvent différer, il n’en demeure pas moins que c’est toujours la même question qui surgit.

Quarante ans après : Cicatrices anciennes et blessures nouvelles, par Jean-Michel PALMIER.

En même temps que sur les écrans parisiens on célèbre le Mariage de Maria Braun (le nouveau film de Rainer Werner Fassbinder) allégorie qui nous montre comment s’opéra l’union réussie de la jeune République fédérale allemande et du capitalisme d’après-guerre, sous le visage austère et attentif d’Adenauer., plusieurs romans, récemment traduits, nous invitent à réfléchir sur ce que signifie écrire aujourd’hui en Allemagne. Ce qui unit ces oeuvres, c’est étrangement ce qu’a refoulé l’héroïne de Fassbinder. qui troqua bien vite sa robe de mariée couverte de boue et déchirée par les éclats d’obus, contre le décolleté seyant d’une femme d’affaires, sans mémoire et sans scrupules : un sentiment diffus de culpabilité, une angoisse par rapport au passé comme au présent, une perte d’identité, la certitude que, sous les néons des vitrines, dans le luxe des quartiers reconstruits, il faut à présent découvrir des raisons d’exister.

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Extrait du Mariage de Maria Braun de W. R. Fassbinder .

Pourtant, il n’est pas difficile d’être citoyen de la République fédérale allemande. A condition de n’être ni chômeur, ni trop à gauche, on peut y vivre confortablement, rassuré par la solidité du mark, de l’industrie, des institutions politiques et l’efficacité de la police. C’est néanmoins d’un véritable malaise dont tous ces écrivains semblent témoigner. Face à l’optimisme de la démocratie chrétienne, ils ne cessent de s’interroger sur le passé, le présent, l’avenir, ouvrant insolemment de vieilles blessures à peines cicatrisées, en créant de nouvelles avec le scalpel de leurs questions.

Ecrire parmi des ruines

A l’origine de ces questions, il y eut toute une génération d’écrivains d’après-guerre. Ceux que l’on rattache aujourd’hui au Groupe 47.

Au moment où Sartre proposait dans Situations II le portrait d’un écrivain engagé, Heinrich Böll le réalisait dans Où étais-tu Adam ? Rentrez chez vous, Borgner.De ces premiers romans à la dénonciation de la presse à scandales du groupe Springer, champion de la pornographie et de l’anticommunisme, il est resté fidèle à cette conception du langage que Hölderlin montre  » le plus dangereux des biens  » et Grass  » une certaine morale « . Tandis que l’on discutait sur l’émigration intérieure à propos de Wiechert, Benn, Loerke, Jünger, que l’on reprochait à Thomas Mann et aux autres émigrés d’avoir quitté l’Allemagne, s’opéraient certaines rencontres décisives qui marquèrent le théâtre et la littérature : celle de Piscator et de jeunes auteurs comme Weiss, Kipphart, Hochhut. Avec leur goût pour l’épopée burlesque, les premiers romans de Günter Grass semblait prolonger la tradition de Berlin Alexanderplatz de Döblin.

Assurément, les années 60-70 furent brillantes en Allemagne. A travers la diversité des oeuvres s’affirmaient de nouvelles recherches littéraires. La guerre du Vietnam, l’Allemagne démocratique si proche et si lointaine, la liquidation trop rapide d’un passé monstrueux, l’uniformisation capitaliste du style de vie étaient au coeur de toutes ses oeuvres. Les premiers films de Schloendorff, de Fleischmann, de Kluge de même que les écrits politiques de Peter Weiss et de Günter Grass témoignaient hautement de ce malaise, ainsi que d’une même foi dans l’action politique. En 1959, Grass avait tenté le bilan d’une génération dans le Tambour, en racontant l’histoire du petit OsKar.

A New York et à Berlin : Les rêves n’en finissent pas de mourir

La révélation des années 70 fut Uwe Johnson.  Dans Une année dans la vie de Gesine Cresspahl, dont on vient de traduire aux éditions Gallimard le troisième volume, c’était l’histoire moderne et plus ancienne qui étaient interrogées.
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Uwe Johnson

 A travers le récit d’une Allemande établie à New York en 1967-1968, incapable de s’adapter réellement à la vie américaine et d’oublier son passé, contrainte de répondre sans cesse aux questions que lui pose sa fille, Uwe Johnsonreconstituait la vie d’une petite citée proche de la Baltique, Jerichow, où se confondent sans cesse le présent et le passé. Le premier volume évoquait les années 31-34 à travers le début de l’année 1967. Les ravages du nazisme, la déportation des juifs se mêlaient au récit des bombardements du Vietnam, aux souvenirs de Guevara, à la nouvelle gauche américaine. Le second volume évoquait les années 36-45 à travers le début de l’année 1968. Le malaise à l’égard des Etats-Unis s’accroît. L’héroïne de Johnson et sa fille s’enfoncent lentement à travers les méandres du temps. Il est toujours question des bombardements alliés sur l’Allemagne, de l’effondrement du IIIème Reich, mais aussi des mouvements étudiants américains, du SDS, de la mort de Martin  Luther King. Nous sommes toujours en 1968 quand s’ouvre le troisième volume , mais aussi en 1946 dans une Allemagne en ruines et occupée. Pendant que l’on parle de l’assassinat de Robert Kennedy, Prague fête son  » Printemps « . La mère et la fille poursuivent leurs dialogues qui parfois se croisent comme des épées et qui font mal. Marie veut tout savoir du passé. Elle se révolte contre lui, mais le présent est tout aussi angoissant, tissé de mensonges, de compromissions et de violences. Le tribunal Russel prolonge le tribunal de Nuremberg. Les vainqueurs empruntent les méthodes des vaincus. Le quatrième volume du livre nous conduira jusqu’en août 1968. On y verra sans doute s’effondrer beaucoup d’illusions. Avec ce jeu permanent sur les ambiguïtés du temps dans le récit entre ces miroirs parallèles que sont l’Amérique des années 68 et de l’Allemagne nazie, Uwe Johnson atteint quelque chose à la fois de sinistre et d’émouvant. La lecture de ce livre déchire. A New York comme à Berlin, les rêves n’en finissent pas de mourir.

Oublier le passé

Le titre du roman de Jurek Becker est sur ce point symbolique : l’Heure du réveil. Sans doute s’agit-il avant tout de l’histoire d’un homme, d’un instituteur qui réalise à travers une première crise cardiaque qu’au fond, sa vie lui échappe. Mais son interrogation brutale et sa prise de conscience  concernent un monde frelaté dans lequel il est devenu impossible de vivre. Il renonce à l’enseignement pour charrier des caisses qui lui arrachent la paume des mains, préférant néanmoins ce travail abrutissant à la fausse liberté dont il jouissait avant. Au terme du roman, il est presque heureux. Même son angoisse de mourir à disparu. Originaire d’Allemagne démocratique, Jurek Becker unit dans ce récit un dépouillement extrême à une infinie tendresse.

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Tandis que l’on débat du problème de la prescription des crimes nazis, que certains comme Arnim Moeller invitent l’Allemagne à oublier son passé, qu’un style de vie bourgeois et sans vergogne se glorifie de son amnésie, c’est à la fois la mémoire individuelle et la mémoire collective que les auteurs du recueil Nous plaidons coupable veulent ressusciter. Le héros de la nouvelle de Henrich Böll, simple soldat de la Wehrmacht a la  » conscience cicatrisée « . Comme Joseph. K. , le héros du Procès, son seul  crime est de ne pas croire à son innocence. De la guerre, il ne garde que quelques souvenirs, qui lui font mal. Ainsi cette bicyclette qu’il a volée pour rejoindre un train de permissionnaires. Larcin dérisoire, pensa-t-il à côté des souvenirs que doit garder quelque part M. Filblinger, ancien juge militaire de la marine, puis procureur en Allemagne fédérale. La nouvelle de G. Wohmann ne décrit que l’effondrement d’un couple en proie à des angoisses quotidiennes, tandis que le héros de la nouvelle de Muschg n’est lui aussi coupable de rien. Ce n’est pas de sa faute si on a chassé de la maison qu’il vient d’acheter la vieille sourde et muette.  Il l’avait pourtant prise en affection, comme un meuble, un enfant craintif. Quand on lui apprend que  pour lui faciliter son aménagement, on l’a mise à l’asile, il éprouve d’étranges remords. Quant à P. Härtling, auteur de l’admirable Niembsch ou l’Immobilité, il dédie sa nouvelle à Ottla, une grande fille brune, un peu forte, juive, gaie, mariée à un Tchèque chrétien dont elle eut plusieurs enfants. Une photo la montre, devant un immeuble de Prague, avec sa robe noire et son col blanc. Derrière elle, souriant pose également aussi son frère : un certain Franz Kafka. Pour ne pas nuire à son mari et à ses enfants, elle se fit coudre sur sa poitrine l’étoile jaune et partit pour Theresienstadt s’occuper d’enfants. Elle y était entrée en pansant qu’il s’agissait d’une colonie juive. Elle y fut gazée et brûlée.

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        Peter Härtling

Le héros de Härtling, fasciné par cette photo de Kafka et d’ Ottla, prise en 1914, la montre un jour à un certain Woyta, citoyen respectable, mais ancien S.S. d’Auschwitz. Il le contraint à s’enfermer avec la photo. Pour qu’il puisse se souvenir de toutes les Ottlas qu’il avait assassinées. A travers ces nouvelles, aux styles multiples, on ne trouve que le même immense désespoir.

Une époque difficile pour les sentiments

C’est aussi cette rage contre la vie qui caractérise les étranges récits de Herbert Aschternbusch le Jour viendra et l’Heure de la mort où l’écriture cinématographique et le cinéma lui-même se confondent avec la littérature et le rêve. Rien d’étonnat car le développement du nouveau cinéma allemand, des « mélodrames distanciés  » de Fassbinder au lyrisme de Schroeter, Herzog ou Syberberg, ou  de la  » Nouvelle Subjectivité  » de Wenders ne peut se comprendre sans tenir compte de l’effondrement de l’opposition extra-parlementaire, puis de la tragédie d’Andréas Baader que sans doute, écrira un nouveau Büchner. Ici, c’est un désespoir radical qui resurgit à travers de vieilles images. Aschternbusch est un écrivain qui rêve dans les salles de cinéma. Il mélange les personnages réels et les héros de westerns. La violence de son langage est à l’image de la vie qu’il veut décrire : brisée, meurtrie, sans continuité aucune.

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Herbert Aschternbusch

Cette vie détruite et sans espoir, où l’anarchie des mots rencontre celle des visions est emportée par un élan irrationnel, un tourbillon esthétique, que l’on renonce à déchiffrer. Lui-même le nomme  » délire d’existence « . Évasion ? Si peu. Le héros rêve de mourir en revoyant les images de la Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz où s’éternise le triste sourire de Bogart.

 » Tant qu’il y a de hautes montagnes, je ne crois à aucune justice  » affirme Aschternbusch. Maria Braun a raison. Ses frous-frous de dentelles noires valent plus de chaleur que son rire timide de jeune épousée. L’époque comme elle l’affirme, est difficile pour les sentiments.

Jean-Michel PALMIER.

Une année dans la vie de Gesine Cresspahl de Uwe Johnson
Gallimard, 310 P.

L’heure du réveil de Jurek Becker
Grasset, 180 P.

Nous plaidons coupable de H. Böll, P. Härtling, A. Muschg, G. Wohmann
Grasset, 171 P.

Le jour viendra
et l’heure de la mort d’Herbert Aschternbusch
Hachette-POL,  169 P.

Le passé maudit de l’Allemagne; les victimes et les bourreaux.

Vendredi 25 mars 2011

Le passé maudit de l’Allemagne; les victimes et les bourreaux
Article paru dans Le Monde Diplomatique – Novembre 1987 -

TRAME D’ENFANCE de Christa Wolf (traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi), Alinéa, Paris, 1987, 460  pages.

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Christa Wolf est considérée à juste titre comme la figure de proue de la littérature de la République démocratique allemande. Son oeuvre, dans sa forme présente, constitue un étrange tryptique dont les extrêmes sont séparés par plusieurs siècles. A la magie des figures littéraires qu’elle a resuscitées – Caroline de Günderrode et Kleist – dans de courts et admirables récits, s’oppose une vision lucide et critique du présent, telle qu’un écrivain de RDA le ressent aujourd’hui et qui culmine peut être dans le récit mythologico-politique Cassandre. Le lien vécu qui unit ces deux époques, ces deux styles d’évocation, Trame d’enfance nous permet de le découvrir comme un paysage de brouillard, qui émerge lentement de la mémoire et du rêve.

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            Christa Wolf

 Ce roman écrit en 1976, en pleine guerre du Vietnam, est d’une densité extrême. La fiction et le vécu s’y mêlent de manière inextricable. En apparence, elle n’innove guère quant au genre, bien au contraire. Depuis la seconde guerre mondiale, et déjà pendant la période de l’émigration antifasciste, de nombreuses oeuvres se sont attachées au même problème : comprendre comment s’est effectuée la montée du national-socialisme, son rapport avec la mentalité petite-bourgeoise et surtout ce que fut le vécu de l’Allemagne hitlérienne.

Tous ces thèmes se rencontrent déjà dans le Dernier Civil d’Ernst Glaeser, la Septième croix d’Anna Seghers, mais aussi dans de nombreuses oeuvres, de l’après-guerre écrites par Alfred Andersch, Heinrich Böll, Stephan Hermlin, Günter Grass ou Arnold Zweig. Plus récemment encore, avec Peter Hartling, on a pu parler de « littérature des pères  » pour rendre compte de cette question inlassablement posée par une nouvelle génération de fils à des pères souvent déjà morts : « Papa, pourquoi étais-tu dans la jeunesse hitlérienne ? ».

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Dette d’amour suivi de Zwettl, une mémoire en question de Peter Härtling

L’originalité profonde de la démarche de Christa Wolf – qui n’avait que seize ans à la fin de la guerre, – c’est qu’elle entreprend d’interroger son propre passé, à travers sa famille, comme on feuillette les pages d’un vieil album de photographies. Loin de refouler ses souvenirs, elle nous les livre, dans le même désordre que s’il s’agissait d’un long travail cathartique, ce qui donne à son récit une structure polyphonique d’une rare complexité.

Le prétexte est fortuit. L’héroïne, Nelly, n’en est même pas à l’origine. Comme beaucoup d’Allemands qui sont nés au-delà de l’Oder, dans ces régions aujourd’hui polonaises, le désir est né en eux de revoir les lieux où ils ont vécu leur enfance et la guerre. Mais ce qui pouvait n’être qu’une simple promenade nostalgique devient pour elle l’occasion de prendre à bras-le-corps tout le passé de l’Allemagne, un passé maudit, non encore conjuré, en essayant de manière quasi proustienne de partir à la recherche d’un temps qu’elle croyait à jamais inaccessible.

L’amnésie disparaît peu à peu : des pans entiers du passé ressurgissent, avec les visages connus des grands-parents, des oncles et des tantes. Une famille allemande comme les autres, ni meilleure ni pire. Ni antisémite ni résistante. Des gens aimables, avec leurs problèmes, leurs conflits, leurs élans de générosité et de lâcheté, des personnages tantôt émouvants tantôt pitoyables. C’est en les évoquant un à un, en réalisant une mise au point presque photographique sur ce qui les netoure, qu’elle retrouve peu à peu l’enfance, ses cauchemars et ses ruines. Avec une plume qui tient du stylet et du scalpel, elle dissèque impitoyablement la bonne conscience, l’innocence apparente de cette génération qui a vu naître et triompher la plus grande perversion de tous les temps.

Papy-Museau et les tantes n’étaient pas des monstres. Mais ils se sont laissés porter par les événements, toujours heureux de s’en tirer à si bon compte. Ils n’ont pas réagi quand les SA ont envahi les rues, quand on a brûlé les synagogues, chassé les juifs de la vie culturelle et économique. Ils les plaignaient, tout en rachetant leurs magasins pour une bouchée de pain. Ils savaient qu’il y avait des camps et qu’on y martyrisait les opposants. Ce n’était pas leur affaire. Ils se sont tus. Et quand, sur la route de l’exode, un survivant de ces camps leur dit : Mais dans quel monde avez-vous vécu ? « , nul ne semble comprendre qu’en Allemagne il n’y a plus désormais que des victimes et des bourreaux.

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L’ADOLESCENTE a vécu aussi tout cela. Sans un mot. Elle a admiré les uniformes, les défilés, les drapeaux. Elle se souvient du petit juif livide que chacun devait giffler en entrant dans la classe. Elle a même été fière d’être nommée cheftaine des Jeunesses hitlériennes. En 1945, elle ne sait toujours pas qu’Auschwitz a existé et que ce seul nom suffira à bouleverser toute sa vie. Mais Christa Wolf a compris aussi que « le passé n’est pas mort; il n’est même pas passé. Nous nous coupons de lui et feignons d’être étrangers « . En le disséquant, en osant le regarder en face, elle réalise qu’elle ne pourra jamais l’oublier et que, dans la trame de son enfance comme dans chaque fibre de son être, il détermine ce qu’elle est devenue. Si elle ne comprend plus cette fillette qu’elle a été, elle s’interroge, avec un mélange de tendresse et d’angoisse, sur le monde qui l’a vu grandir et sur les autres, ceux qui vécurent le « fascisme ordinaire », les yeux presque fermés et qui refusent toujours de les ouvrir.

Jean-Michel PALMIER.

Berlin; métropole culturelle retrouvée.

Dimanche 13 mars 2011

Au-delà de la nostalgie, un foisonnement créateur.

Berlin; métropole culturelle retrouvée.
Article publié dans Le Monde Diplomatique – Mars 1987 -

L’un des phénomènes les plus étranges et les plus significatifs parmi tous ceux qui ont marqué la sensibilité allemande depuis les années 60-70, c’est peut-être la lente ré-appropriation de Berlin dans l’imaginaire collectif. Ce regain d’intérêt pour l’ancienne capitale prussienne n’est pas réductible à une évolution des relations politiques entre les deux Allemagnes ou à leur stabilisation. Rien de nouveau dans la situation de Berlin n’explique l’intérêt qu’on lui porte. Et d’ailleurs cet intérêt confond souvent en une seule image, un même mythe, le Berlin des années 20-30 et ses ruines, Berlin-Ouest et Berlin-Est, comme si, au plan de la sensibilité, il ne s’agissait que d’une seule ville.

Nostalgie d’une capitale qui fut jadis le symbole de l’unité allemande, alors qu’elle n’est plus aujourd’hui qu’une pomme de discorde entre deux Etats ? Nostalgie d’une culture d’abord anéantie par Hitler, puis rasée par les bombes ? Sans doute. Quoi de plus caractéristique que ces innombrables ouvrages intitulés Berlin, so wie es war (« C’était Berlin ») qui rassemblent les photographies d’une ville dont elles ne sont plus que l’unique témoignage. Il n’est pas rare, à Berlin, de voir des vitrines entières de librairies consacrées à la Prusse, allant même jusqu’à proposer des planches en couleurs des célèbres uniformes du temps du Roi-Sergent.

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Heinrich Zille : Marché de Noël à Berlin

C’est encore cette nostalgie qui explique le succès rencontré par toutes les manifestations qui tentent de ressusciter le passé de la ville ou de la Prusse elle-même. Qu’il suffise de rappeler l’événement que constitua la grande exposition berlinoise de 1981, consacrée à la Prusse et à son héritage, et qui suscita de multiples discussions théoriques et politiques dans les deux Allemagnes, ou le succès, non moins remarquable, de celle ayant pour thème  » Berlin en 1900 « , organisée en 1985 par l’Académie des beaux arts. Quoi de plus étonnant que de voir tous ces Berlinois, visitant cette dernière, non pour y contempler des documents, mais pour y retrouver simplement le souvenir de la rue, du quartier où ils sont nés et qui ont disparu sous les bombes ? Cette recherche d’un passé physiquement anéanti est une dimension quotidienne de la mémoire berlinoise. Elle explique aussi un autre phénomène que les sociologues allemands nomment le culte de la Trödelkultur ( « la culture du marché aux puces « ), et que seul un écrivain comme Walter Benjamin, infatigable amoureux de Berlin du début du siècle, serait capable de comprendre dans sa profondeur parce que lui aussi savait rêver sur les choses et les livres, qu’il assemblait comme des fleurs séchées.

Un musée imaginaire

Beaucoup de Berlinois se sont faits spontanément archivistes et collectionneurs, à travers une étonnante dialectique du souvenir et du vestige, de la mémoire et de l’histoire. Même en hiver, les doigts glacés, à peine réchauffés par le verre de vin chaud à la cannelle (Glühwein ) qu’on déguste dans les rues, ils s’en vont, à l’aube, arpenter l’immense étendue sinistre de la Postdamerplatz, où se tient chaque dimanche le marché aux puces de Berlin. Tandis que les travailleurs turcs y cherchent des ustensiles bon marché, ils examinent des piles impressionnantes de livres, de revues, de journaux dépenaillés, mais aussi de photos de famille ou des cartes postales, pour constituer leur propre musée imaginaire. Au hasard des décès, des vieux appartements débarrassés, ils ne cessent de l’enrichir.

Ce culte du passé des années 20-30 ou même 40, prend des formes multiples : fétichisation des souvenirs, qu’il s’agisse de vieux programmes de cinéma ou de photographies d’acteurs jadis célèbres, reconstitution iconographique minutieuse d’anciens quartiers, réédition de disques et de livres, organisation de festivals et de spectacles destinés à faire revivre cette culture. Ce qui est nouveau, c’est que cette passion pour Berlin et son histoire culturelle, loin de ne concerner que ses plus vieux habitants, est partagée par une génération nouvelle. A tel point que l’image négative de la ville, assez largement répandue, qu’il s’agisse de ses ruines ou du symbole de la « guerre froide », de la division de l’Allemagne, commence à se métamorphoser.

Assurément, pendant longtemps, Berlin ne fut guère aimée du reste de l’Allemagne. Bien avant 1900, un proverbe munichois affirmait : « Il faut bien naître quelque part, même à Berlin.  » On reprochait à la ville son aspect « nouveau riche « , sa froideur architecturale, sa pauvreté en monuments, à l’exception de généraux en marbre. Ville prussienne, à l’esprit militaire, Berlin fut aussi un havre pour des milliers d’émigrants qui, dès la fin du dix-neuvième siècle, s’y fixèrent, en quête d’un emploi. Grandissant sans cesse, la ville enserrera dans ses murailles des lacs, des forêts et des étendues sableuses, juxtaposant les contrastes sociaux les plus violents, symbolisés par des quartiers : le Grunewald aristocratique, le Kurfurstendam « nouveau riche », l’Alexanderplatz populaire, sans oublier les quatre grands quartiers prolétariens, Wedding, Kreuzberg, Neuköln et Moabit.

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Quartier de Moabit

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Kreuzberg

Etrange ville qui vit aussi se développer sa propre culture, d’une réelle originalité. Dès 1900, Berlin comptait plus de théâtres que d’églises. Et sa culture populaire, son humour, exprimé dans des chansons, des poèmes, d’un dialecte coloré, qui remplace les « g » par des « j », les « ich » par des « ick », atteignit peut-être son apogée dans les dessins de Heinrich Zille, le Poulbot berlinois, qui immortalisa dans des oeuvres pleines de tendresse la vie des ouvriers et des gosses des rues. Très vite, Berlin affirma sa liberté d’esprit, son absence de préjugés, sa façon de ne rien prendre au tragique ou au sérieux. Tout au long des années 20, la ville ne cessa d’attirer à elle les artistes les plus divers – auteurs, metteurs en scène, peintres, poètes, cinéastes, écrivains – qui en firent une métropole artistique internationale, un foyer de création à peu près unique en Europe. Forteresse de l’art de gauche, symbole de la culture la plus progressiste de la République de Weimar, Berlin  » la Grande Prostituée   » sera aussi la ville la plus honnie par les nazis. Et Goebbels, qui sera chargé par Hitler de sa mise au pas, rasera les derniers cabarets au bulldozer pour anéantir l’humour berlinois. Et c’est là aussi un titre de gloire qu’une nouvelle génération reconnaît à la ville : avoir été, par la richesse de sa culture, le symbole de la résistance au nazisme.

Capitale du Reich, victime de la mégalomanie architecturale hitlérienne, admirablement servie par Albert Speer, la ville, après la couche de suie noire qui lui donna dès le début du siècle un aspect sinistre, allait connaître avec la fin de la guerre et la capitulation nazie un écrasement presque total. Sur les 980 000 habitations que comptait Berlin, plus de 340 000 furent anéanties et l’ensemble des ruines fut évalué, en 1945, à 45 millions de mètres cubes. Ce traumatisme des ruines, de l’année zéro, l’inconscient allemand s’efforcera vite de l’oublier. Il ne survivra que dans les romans d’Heinrich Böll, avant de resurgir dans les films de Rainer W. Fassbinder ou d‘Elma Sanders. On reprochera souvent à Berlin d’avoir conservé, au milieu de ses quartiers neufs et comme par défi, les vestiges de ses monuments détruits, qu’il s’agisse d’une églis incendiée ou d’une façade de gare. Or, ce sont précisément ces ruines qu’une nouvelle génération respecte et érige au rang de symboles.

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Allemagne, mère blafarde de Helma SANDERS – BRAHMS

Partout ailleurs, en Allemagne fédérale, il est presque possible d’oublier l’histoire. A Berlin, elle est omniprésente, partout obsédante. On la lit non seulement dans la division de la ville, dans ces ruines pieusement conservées, dans ces immeubles encore abandonnés de la Friedrichstrasse mais aussi dans chaque façade de maison criblée d’éclats d’obus et d’impacts de balles, dans ces statues défigurées, aux yeux crevés et aux lèvres arrachées. Rappel du passé, mauvaise conscience du présent, volontés d’une génération de ressaisir son histoire, c’est tout cela que représente Berlin pour une génération d’artistes, d’intellectuels, qui ont décidé de s’y installer.

Qu’il s’agisse de Peter Schneider, de Jürgen Theobaldy, de Günter Grass lui-même, mais aussi de Werner Schroeter, cinéaste, ou encore des transfuges de la RDA, des peintres néo-expressionnistes, ils ne cessent d’affirmer que Berlin est le seul espace de culture allemande où ils peuvent imaginer travailler, quelles que soient les difficultés. Dès lors, on serait tenté de parler d’une nouvelle sensibilité berlinoise qui marque sans doute la peinture, la littérature, mais aussi des cercles de plus en plus vastes, qui considèrent les contradictions de Berlin comme une source de richesses et qui, conscients de ce que représentent la mémoire et l’histoire de cette ville, l’empêchent de devenir une vitrine, un organisme artificiellement maintenu en vie ou un cimetière illuminé.

Cette révolte en faveur de Berlin prend les formes les plus diverses. Elle commence, au-delà d’un destin politique qui s’est imposé, par la défense même de la ville, de ses restes, contre les démolisseurs. Le temps est révolu où l’université de Berlin incarnait le fer de lance de l’opposition extra-parlementaire allemande. Mais, avec le développement des mouvements alternatifs désireux de changer la société, au plan de la vie quotidienne, ici et maintenant, s’est aussi affirmée une forte résistance à un urbanisme anarchique ou spéculateur, consistant à remplacer systématiquement les vieux immeubles par des constructions tristes en béton, à raser plutôt qu’à restaurer ou réparer. Ces initiatives de défense de la ville, de ses vieux quartiers, unissent aussi bien des Berlinois de vieille souche, des étudiants ou des militants alternatifs que des marginaux, les fameux punks de Kreuzberg, qui occupent les vieux immeubles et tentent de les rendre habitables plutôt que de les abandonner aux bulldozers.

L’encerclement de la ville, sa coupure d’avec la RFA, ont entraîné une sorte de soif de création et de communication assez surprenante. Contraints de vivre en vase clos, les Berlinois ont à coeur de multiplier les occasions de rencontre, les scènes officielles ou parallèles, les expositions. Pour que cette culture berlinoise puisse renaître, il ne suffisait pas d’y recréer des infrastructures coûteuses. La prise de conscience de l’importance de cette dimension culturelle dans l’identité berlinoise a été plus fondamentale que les investissements les plus spectaculaires.

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Gustav Landauer

 

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Erich Mühsam

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Tout se passe comme si, consciente de ne pouvoir exister sur le plan politique, Berlin avait effectué un repli stratégique sur la culture et revendiquait fièrement son nom de « métropole retrouvée « . Ce phénomène est d’autant plus profond qu’il correspond à une aspiration de la population berlinoise et de son élite intellectuelle, qu’il est admirablement servi par le nombre important d’artistes installés sur place et que le mythe mystérieux de la Berlin des années 20 ne cesse d’être réactualisé par les expositions, les livres, les films. Loin de ne concerner qu’une minorité de chercheurs et d’historiens, ce phénomène touche les milieux les plus divers. Il préside à la création de maisons d’édition militantes, qui rééditent, par exemple, les théoriciens anarchistes et utopistes des années vingt (Gustav Landauer, Eugen Leviné, Erich Mühsam ) ou les écrits des spartakistes. Il inspire la multiplication des galeries, des librairies. Il marque les étudiants des beaux-arts. Même les mouvements homosexuels berlinois ont eu à coeur d’étudier et de publier des travaux sur les célèbres cabarets homosexuels des années 20 (ainsi l’Eldorado), de rendre hommage au pionnier de la sexologie, Hans Magnus Hirschfeld, fondateur du célèbre institut de recherches berlinois et éditeur d’une revue scientifique qui, en 1933, fut brûlée en effigie par les nazis, parce qu’il était juif, homosexuel et d’extrême gauche.

Les nouveaux fauves

Sans doute est-il difficile de prévoir l’évolution de cet incontestable renouveau culturel, sensible aussi bien dans le théâtre, la littérature, la musique ou la peinture.. Il est aussi difficile d’imaginer les réactions que cette transformation de l’image de Berlin pourra susciter en RFA.  Mais, au plan de la sensibilité, il s’agit d’un mouvement d’une réelle ampleur. Il suffit pour s’en convaincre de constater l’audience de peintres berlinois qui se nomment les  » nouveaux fauves  » ou les  » néo-Expressionnistes « . Si c’est Josef Beuys qui a redonné aux allemands la foi dans leurs propres ressources artistiques, c’est de Berlin qu’st issu le groupe pictural le plus remarquable de ces dernières années. Avec comme principaux représentants, Fetting, Middendorf, Salomé, Zimmer, ces artistes sont l’incarnation typique d’une nouvelle sensibilité qui unit étroitement la perception contemporaine de la ville aux souvenirs de son passé et des courants de peinture qui l’ont marquée. Ils ont trouvé dans l’expressionnisme, avec son inspiration apocalyptique et visionnaire, leur grand ancêtre.

Renouant avec la violence des couleurs des peintres de Die Brücke (« Le Pont « ), ils se réclament de Nolde, de Kirchner, de Schmidt-Rottluff, et c’est bien à eux, ou encore à Munch, que leurs immenses toiles, commencées au début des années 60, font penser. Ils se veulent des représentants d’ une nouvelle expressivité, des peintres d’atmosphère. Si des fragments de la ville sont perceptibles dans certaines de leurs toiles – l’inévitable mur – c’est beaucoup plus dans une certaine révolte de l’instinct, dans leurs visions les plus personnelles, dans la musique punk, qu’ils puisent leur inspiration. Quand on les interroge sur les raisons qui les ont poussés à venir se fixer à Berlin, ils répondent qu’ils n’auraient pu imaginer vivre ailleurs, que Berlin est la ville qui convient à leur art, qu’ils se sentent en harmonie avec ses paysages, ses ruines, ses dévastations.

Etrange génération qui effectue dans l’art, sous les formes les plus diverses, un travail de deuil, de remémoration, de redécouverte, à travers l’space meurtri d’une ville qu’elle ne cesse de défendre, parce qu’elle s’y reconnaît comme dans un miroir.

Jean-Michel PALMIER.

 

Sartre : le dernier des phénoménologues

Dimanche 6 mars 2011

Sartre : le dernier des phénoménologues

Article paru dans les Nouvelles Littéraires; N° 2733 du 17 au 24 avril 1980.

« Je réussis à trente ans ce beau coup : décrire dans la Nausée – bien sincèrement, on peut me croire – l’existence injustifiée, saumâtre de mes congénères et mettre la mienne hors de cause. J’étais Roquentin, je montrais en lui, sans complaisance, la trame de ma vie; en même temps j’étais moi, l’élu, analyste des enfers (…) Plus tard, j’exposai également que l’homme est impossible: impossible moi-même, je ne différais des autres que par le seul mandat de manifester cette impossibilité qui, du coup se transfigurait, devenait ma possibilité la plus intime, l’objet de ma mission, le tremplin de ma gloire. » Ainsi parlait Sartre, en 1964, dans les dernières pages des Mots, évoquant ce que fut l’origine et le sens de son projet philosophique. Avec son étrangeté, sa profusion d’idées, l’Etre et le Néant ouvrait et clôturait à la fois une tradition philosophique.

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C’est à travers Sartre, avant la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, que la phénoménologie husserlienne faisait véritablement son apparition en France, tandis que Heidegger était encore à peu près inconnu. Ce livre – bible de l’Existentialisme -, l’un des ouvrages philosophiques les plus riches de la pensée contemporaine, fut abondamment lu et commenté : c’est même en raison de l’engouement qu’il suscita que l’une des héroïnes de l’Écume des jours de Boris Vian, arrache le coeur de Patre Sartre, découvrant ainsi qu’il a la forme d’un tétraède.

Anti-systématique, l’Être et le Néant est aussi l’une des dernières tentatives pour proposer une interprétation du monde. Quel philosophe oserait, aujourd’hui, exprimer dans un livre ce que sont l’être, le néant, autrui, le regard, la transcendance, l’amour, le sens de la vie, la morale ? Qui aurait encore cette passion, cette naïveté, cet enthousiasme ? Pour l’entreprendre, il fallait un style d’interrogation nouveau. Ce fut la phénoménologie.

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Assurément, peu de courants philosophiques ont marqué aussi profondément la pensée européenne dans la première moitié du XXéme siècle que cette méthode patiemment élaborée par Edmund Husserl. pourtant, en dépit de ses nombreux disciples, l’auteur des Recherches logiques et des Ideen n’a vu son projet global repris par personne. De Heidegger à Sartre en passant par Ricoeur, Derrida, Dufrenne, Lévinas, Biemel, Finck, le courant phénoménologique a éclaté en oeuvres autonomes, issues d’ une même méthode, mais dont les visées finales sont presque toutes divergentes. Husserl a marqué les auteurs sans qu’ils en acceptent la problématique globale. Phénoménologue, Sartre le fut plus que tout autre. Le sous-titre de l’Etre et le néant, Essaid’ontologie phénoménologique suffit à le montrer, tout comme les références à l’Etre et le temps de Heidegger. En dépit de ces évidences, tout le reste est obscur. Aucun travail d’envergure n’a encore été consacré à la genèse de l’Etre et le Néant, aux rapports avec Merleau -Ponty, aux emprunts respectifs que ces auteurs ont fait à Husserl et à Heidegger. Alors que n’importe quel bricolage philosophique est salué aujourd’hui par les médias et les histoires de la philosophie comme une révélation, la phénoménologie est toujours sytématiquement négligée. Trop sérieux, trop ardu. Pourtant une relecture s’impose.

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Edmund Husserl

De prestigieuses ruines

Avant Sartre, la philosophie allemande n’avait guère marqué véritablement la philosophie fraçaise. On enseignait Fichte et Kant, mais à la manière dont on visite de prestigieuses ruines. C’est à l’époque où Hitler prend le pouvoir que Sartre, pardoxalement, entra en contact direct avec la philosophie allemande en séjournant avec Raymond Aron à l’Institut français de Berlin. dans la Force de l’âge, Simone de Beauvoir évoque cette époque : Sartre découvre Husserl et rédige son essai sur la Transcendance de l’ego qui ne paraîtra qu’en 1936. Il s’interroge, à travers la phénoménologie, sur les rapports entre le Moi et la conscience, le statut du psychique, le monde vécu, l’existence. Pour échapper à la platitude du matérialisme métaphysique et à l’idéalisme édulcoré cher à l’Université française, il venait de faire la découverte de l’intentionnalité de la conscience.

Aujourd’hui encore, on ne peut nier que l’un des meilleurs textes écrits sur Husserl soit ce court article de Situations I, sur l’idée d’intentionnalité (janvier 1939). Sartre y attaque Lalande, le néo-kantisme et Bergson, unit la conscience-éclatement de Husserl à l’être-dans-le-monde de Heidegger, affirmant que « Husserl a réinstallé l’horreur et le charme dans les choses . Il nous a restitué le monde des artistes et des prophètes (…) Nous voilà délivrés de Proust. Délivrés en même temps de la vie intérieure. » Il est symbolique que les dernières phrases de ce texte affirment que : « Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons: c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes.  » Au fond, toute la philosophie de Sartre est contenue dans ces quelques mots.

La conscience malheureuse

Au moment où il découvrait Husserl à Berlin, Jean Wahl faisait connaître les écrits de jeunesse de Hegel dans le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel. A côté du Hegel panlogique qui affirme l’histoire achevée dans l’Etat allemand, la philosophie achevée dans son propre système, on découvrait un Hegel romantique, proche de Schelling et de Hölderlin, incarnation de cette « conscience malheureuse  » dont il fera par la suite un simple moment de la « Phénoménologie de l’esprit « . Avant Kojève et Hippolyte, il s’agissait d’un grand moment de la découverte de Hegel, alors proscrit à la Sorbonne. Ce fut aussi Jean Wahl qui prêta à Sartre un exemplaire en allemand de Sein und Zeit (l’Etre et le Temps) de Heidegger. Si, contrairement à Raymond Aron, Sartre est peu sensible à la philosophie de l’Histoire, il découvre Kierkegaard. A partir de ces influences hétéroclites et de la vision intime de Sartre, naîtra un livre, ou plutôt une philosophie, qui donne aux institutions philosophiques de la Nausée leur fondement théorique.

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En lisant l’Etre et le Néant aujourd’hui, on reconnaît à chaque page, ces différentes influences. L’étonnant, c’est qu’avec des problèmatiques qu’il domine mal, Sartre élabore une philosophie unique et originale. A Husserl sont empruntés les schémas fondamentaux de la phénoménologie, l’idée de phénomène, d’essence, la théorie de la conscience; à Heidegger les structures de l’être-dans -le-monde; à Hegel, la reprise étonnante de la Dialectique du maître et de l’esclave de la Phénoménologie de l’esprit; à Kierkegaard est empruntée la réflexion sur l’existence. Sartre y ajoute ses intuitions fondamentales : l’analyse de la mauvaise foi et du mensonge, sa vision de la finitude et de la facticité de l’existence. La difficulté du style de l’Etre et le Néant, certaines de ses apories, viennent du fait qu’il emprunte des matériaux à des problématiques qu’il rejette quand au fond.

Vers une morale

Alors que les analyses husserliennes donnent souvent l’impression de tourner à vide (ainsi les Méditations cartésiennes ) et que la déconstruction de la métaphysique, traditionnelle semble, chez Heidegger, déboucher sur une impasse ou une tautologie, les analyses de Sartre tentent de décrire notre existence concrète, quotidienne : celle de l’homme de la rue, du sujet en général. L’histoire n’intervient chez Husserl que dans ses conférences sur la « Krisis  » : chez Sartre, elle est présente à travers sa réflexion sur l’action et la liberté. Le Dasein de Heidegger n’est pas l’existence concrète. Sartre, au contraire, veut nous conduire vers une morale.

L’audience que rencontrera le livre s’explique par son relatif optimisme. Si l’homme est une passion inutile, si l’angoisse et la finitude sont sans cesse réaffirmées, la conception radicale de la liberté offrait, à une époque d’effondrement des valeurs et de pessimisme, un fantastique espoir. Tandis que Camus s’enferma dans l’esthètique de l’absurde, Sartre nous apprend que s’il n’y a a priori aucun rapport privilégié et prédéterminé entre le monde et l’homme, c’est à nous de les faire exister.

Un fantastique espoir

Oeuvre d’époque ? Sans doute. Marquée par le climat social, historique et philosophique de ces années-là, mais aussi l’une des plus grandioses analyses de l’existence jamais tentées à partir du sujet.

Si les analyses qu’il propose de l’Imaginaire, constituent l’une des études les plus remarquables réalisées en France à partir de la phénoménologie, son esquisse d’une théorie phénoménologique des émotions est moins convainquante. Elle pêche par idéalisme. Même la démonstration la plus intelligente ne peut persuader le lecteur que s’il s’évanouit, il s’agit en fait d’une conduite magique par laquelle sa conscience décide de s’évanouir pour nier le monde. Sartre, en dépit de la phénoménologie ne peut se libérer de sa conception cartésienne du sujet et de la conscience. C’est ici que la confrontation avec Merleau-Ponty est enrichissante.

Une amitié ni faite ni défaite

Dans l’Etre et le néant (1943) et la Phénoménologie de la perception (1945), on retrouve les mêmes schémas philosophiques, les mêmes références à la phénoménologie de Husserl et de Heidegger, mais alors que Sartre demeure attaché à sa notion de conscience et de sujet, n’abordant que furtivement le problème du corps, Merleau-Ponty s’efforce de saisir à partir de la phénoménologie et de la psychologie, un « être-dans-le-monde » incarné. Comme Husserl, il est attentif à l’étrangeté de toutes les choses et se propose de nous faire découvrir ce que signifie vivre dans le temps et dans l’espace, avoir un corps, être sexué, habiter le monde. Pourtant, une même conception de la finitude et de l’existence les unit. Seul le style les sépare. La sécheresse de l’Etre et

le Néant, faisant place chez Merleau-Ponty à un étrange lyrisme.

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Maurice Merleau-Ponty

Ensemble ils rencontreront l’Histoire, le communisme et la politique. A la réflexion sartrienne sur l’engagement et aux articles des Temps modernes correspond Humanisme et terreur. Parfois, plus radical que Sartre, Merleau-Ponty, ne le suivra pourtant pas longtemps. A la Critique de la raison dialectique répondra les Aventures de la dialectique. Ils sont morts tous deux brouillés et cette amitié « ni faite, ni défaite « , affirme Sartre, restera en lui comme une blessure irritée. Aujourd’hui, comment peut-on expliquer l’éclipse dont sa pensée semble avoir été victime, sa marginalisation dans la philosophie française ? Il ne suffit pas de sauver un Sartre engagé dans la politique, exemple constant de courage et d’honnêteté pour éviter cette question. Même les admirateurs les plus inconditionnels de Sartre ne peuvent nier que sur le plan philosophique, il ait eu très peu de disciples et que son engagement politique personnel a finalement plus marqué plusieurs générations que ses positions strictement philosophiques. Sans doute, le succès de la philosophie de Sartre dans l’après-guerre, jusqu’aux années 50, est-il un phénomène social et historique dont toute l’histoire reste à écrire. Mais opposer la mode structuraliste à la vague existentialiste ne suffit pas non plus. C’est dans la pensée de Sartre lui-même qu’il faut rechercher les causes de la rupture; si rupture il y eut.

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Sartre vendant La Cause du Peuple

Plusieurs raisons nous semblent devoir être invoquées. Tout d’abord le renversement qui s’est effectué, chez Sartre, lors de sa rencontre avec le marxisme et l’absence de suite à la fois au projet de l’Etre et le Néant et de la Critique de la raison dialectique. Si le marxisme demeure « l’horizon indépassable de notre temps « , quel statut faut-il accorder à la philosophie ?  La problématique d’ Althusser se greffera sur cette question laissée ouverte par Sartre. La fidélité de Sartre à une certaine conception de la conscience et du sujet l’ont conduit à refuser la psychanalyse. L’utilisation de la notion de structure empruntée à la linguistique, et appliquée avec succès dans des domaines tels que l’ethnologie par Lévi-Strauss, l’importance de plus en plus grande prise par les sciences humaines dans la réflexion philosophique nécessitaient une articulation difficilement opérable avec les positions initiales de l’Etre et le Néant.

Tous des héritiers

Voir en Sartre un auteur dépassé ou « le dernier des philosophes français  » est insuffisant. Impossible aussi de le répéter. Le continuer ? Mais dans quel sens ? Au moment où il nous quitte, où sa mort est ressentie par chacun comme un deuil personnel, on est tenté tout d’abord, en parcourant son itinéraire philosophique, de dire que si nous ne sommes pas « sartriens « , la reflexion philosophique, n’aurait pas eu, sans lui, son profil actuel. Même ses détracteurs sont ses héritiers. En invitant les philosophes à s’interroger sur les mouvements du monde, en stigmatisant leur isolement égoïste du concret des hommes, de leur réalité, il a fait accéder la philosophie à la dignité de l’Histoire.

Jean-Michel PALMIER.

Comment Tito fit taire une contestation idéologique qu’il avait encouragée ?

Samedi 5 mars 2011

Comment Tito fit taire une contestation idéologique qu’il avait encouragée ?

Article paru dans les Nouvelles Littéraires N° 2736 du 8 au 15 mai 1980.

Au temps où en Yougoslavie la philosophie marxiste avait un air de liberté.

On l’ignore trop souvent, mais c’est à Zagreb, en Yougoslavie, que se sont tenus au cours des dernières années les débats les plus féconds entre intellectuels de tous les pays pour qui le marxisme n’ a pas à être nécessairement confisqué par les bureaucrates de tous bords.

Premier pays à rompre avec l’orthodoxie soviétique, à croire en un socialisme sans stalinisme, la Yougoslavie fut aussi le premier pays socialiste à encourager la critique du modèle stalinien par ses intellectuels et ses écrivains. Si ceux -ci échappèrent au culte stérilisant du réalisme-socialiste et du « héros positif « , c’est, pour beaucoup, grâce à l’influence esthétique et politique de Miroslaw Karléja, écrivain lié aux avant-gardes des années 1920, proche aussi bien de l’expressionnisme que du surréalisme ou du proletkult et surtout ami de Tito. A travers vents et marées le leader devait garder sa confiance à l’écrivain.

Les rapports entre la philosophie yougoslave et le parti furent plus complexes et plus difficiles. Dès 1950, c’est vrai, les intellectuels avaient été invités à prendre part à cette critique sur le plan philosophique. Et elle allait même très vite devenir indépendante et adopter des formes profondément originales. Très tôt se constitua un groupe d’universitaires – philosophes, sociologues ou économistes – soucieux de développer des orientations nouvelles au sein du marxisme. Carrefour de cultures, de langues, d’influences, la Yougoslavie allait le devenir aussi sur le plan des idées.

Marxistes de tous les pays

En 1960 naquit le groupe Praxis, qui fut à l’origine de la célèbre « Ecole de Korçula « , tentative à peu près unique, dans les pays socialistes et ailleurs, d’ouvrir un dialogue entre toutes les tendances marxistes, à l’Est comme à l’Ouest. Le Congrès de Dubrovnik en 1963 avait été incapable de mettre en oeuvre sinon en chantier un échange réel entre marxistes occidentaux, marxistes des pays socialistes et marxistes soviétiques : des délégations et non des individus s’y étaient affrontés. Aussi les membres du groupe Praxis en vinrent-ils à inviter des chercheurs marxistes du monde entier à des confrontations d’idées annuelles sur un thème donné.

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Ruelles moyenâgeuses de la petite ville dalmate de Korçula

Le groupe Praxis préférant inviter nominalement un théoricien, plutôt qu’une délégation officielle, les Soviétiques n’y furent plus jamais représentés. Le succès de ces rencontres fut surprenant. Non seulement d’Amérique latine comme des Etats-Unis, de France, d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie, mais aussi de Hongrie, de Roumanie, et (avant 1968) de Tchécoslovaquie, les partisans affluèrent afin de cautionner cette entreprise. Chaque été, à la fin du mois d’août, arrivant par bateaux  ou après avoir parfois traversé l’Europe en auto-stop, des étudiants venus des quatre coins du globe, se précipitaient pour écouter les conférences, les discussions, les échanges dont le haut niveau théorique était toujours garanti par la qualité des participants. Dans les ruelles moyenâgeuses de la petite ville dalmate, aux terrasses des cafés ou sur la plage, se croisaient et se rencontraient des hommes incarnant les tendances les plus diverses de la pensée marxiste, acceptant de présenter leurs travaux en cours, leurs hypothèses de travail, de les soumettre à la critique de leurs collègues de tous les pays. Sous la direction de Galo Tetrovic, professeur de philosophie à l’université de Zagreb, et de Rudi Supek, professeur de sociologie dans cette même université, se constitua un groupe comprenant des figures telles que Pedrag Vranitsky, Mihaylo Markovitch, Branko Bosniak, Vjekoslav Mikecin, la plupart enseignant aux universités de Zagreb et de Belgrade, animateurs infatigables de ces critiques internationales.

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Exemplaire de la Revue Praxis

D’ abord limitées à quelques spécialistes, ces rencontres, menées dans un climat de générosité, de liberté de critique et de volonté d’enrichir la pensée marxiste, ne tardèrent pas à réunir des personnalités telles Ernst Bloch, Th. Adorno, E. Fromm, H. Marcuse, Lucien Goldmann, Segre Mallet, Karel Kosik, Ernest Mandel, Henri Lefebvre, Enzo Paci, Pierre Broué, etc. Tous acceptaient de confronter leurs points de vue sur les rapports entre marxisme et philosophie, la conception du socialisme, la signification de l’hégélianisme. Bien que les thèmes fussent empruntés à la philosophie ou aux sciences humaines, la rencontre de marxistes venus de pays socialistes (tels les assistants de Georg Lukacs) avec des « trotskystes occidentaux » (Ernst Mandel), des révisionnistes (Herbert Marcuse ou E. Fromm), des représentants de la nouvelle gauche américaine constituait aussi en soi un fait politique. Non seulement ces échanges étaient publics, mais les communications en étaient diffusées largement par la revue Praxis, aussi bien dans son édition serbo-croate que dans son édition internationale. Mais l’orientation éminemment dialectique et antistalinienne de ces congrès ne pouvait qu’agacer  nombre de bureaucrates peu soucieux de voir la Yougoslavie devenir comme le fer de lance de la recherche marxiste la plus libérale. En 1970, la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie refusèrent d’accorder des visas à leurs ressortissants invités aux congrès. Faut-il rappeler que, auparavant, l’ensemble des marxistes présents avaient pris position contre l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. En Yougoslavie même, plusieurs responsables du parti jugeaient déjà négatives ces rencontres avec des marxistes occidentaux. Tandis qu’Herbert Marcuse se voyait officiellement qualifié d’ » agent de la CIA « , Korçula devenait le symbole de cette  » nouvelle gauche  » aussi redoutée à l’Est qu’à l’Ouest. C’est en vain que les membres de l’Ecole – c’est à dire les plus importants au sein des universités – affirmaient leur attachement à un « marxisme ouvert et créateur  » contre un marxisme  » étatico-dogmatique  » : né de la critique du stalinisme, le groupe devenait suspect dans l’entourage de Tito lui-même. En Union soviétique comme en RDA, les critiques contre le le groupe se firent plus nombreuses et sa liberté fut désormais perçue comme un véritable danger. A partir de 1974, la revue fut privée de subsides et l’école d’été de Korçula violemment prise à partie dans la presse. Bientôt, elle dut disparaître. Dans le même temps, un certain nombre d’universitaires proches de Praxis et de son orientation antidogmatique perdirent leurs postes, notamment à Belgrade (Markovic, Tadic, Stoyanovic, Popov, etc ). On leur reprochait d’être entrés « en conflit politique avec la ligne du parti  » . Le caractère aberrant des accusations, la solidarité des enseignants et des étudiants, les interventions d’enseignants étrangers permirent d’empêcher des suites plus catastrophiques.

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      Le philosophe « révisionniste  » Herbert Marcuse

Il est juste que, depuis l’interdiction du groupe Praxis, de nouvelles tentatives d’instaurer des groupes de recherche et de réflexion sur le marxisme se sont développées en Yougoslavie, en liaison avec des enseignants étrangers. On ne peut nier cependant le malaise que ces mesures répressives ont provoqué. Que l’on soit d’accord ou non avec toutes les thèses du groupe, force est de constater qu’il s’agissait là d’un exemple unique dont on ne regrettera jamais assez la suppression. Il faut avoir assisté aux discussions entre Bloch, Marcuse, Goldmann, Adorno et tant d’autres théoriciens venus des pays socialistes pour mesurer ce que ce climat de recherches, de liberté avait de passionnant et d’exaltant.

Alors que les congrès d’écrivains sont largement financés par le gouvernement et jouissent d’un prestige véritable, les philosophes yougoslaves ont été injustement sacrifiés à partir d’accusations sans fondement alors qu’on tenait de l’originalité idéologique de l’expérience yougoslave. En même temps que l’on réprimait des tendances «  nationalistes « , on attaquait des intellectuels partisans réels de l’autogestion, dont la faute avait été finalement de mener de manière radicale une critique du stalinisme que le gouvernement lui-même avait amorcée. Volonté de rassurer les éléments de cette trop grande liberté de critique accordée aux philosophes ? Sans doute, mais comment ne pas regretter la fin d’une expérience qui avait permis à la Yougoslavie d’être une exception culturelle au sein d’un bloc de l’Est ?

Idéaliste souvent, animé d’une rare générosité, d’une conscience farouche de son rôle de témoin, de critique, d’interlocuteur, l’intellectuel yougoslave, qu’il soit philosophe, sociologue ou esthéticien, se veut aussi étranger à la servilité qu’au négativisme abstrait. Les années qui viennent montreront comment le pouvoir considérera ce type d’intelligence, de conscience critique, à la fois morale et politique, qu’il a contribué à former depuis 1948. S’il la méprise, la limite, la néglige, la soumet à la vindicte bureaucratique, comme certains signes le laissaient redouter, il risque de détruire l’un des symboles les plus vivants de ce que signifia l’expérience yougoslave : ce mélange de courage, de dignité et de générosité.

Jean-Michel PALMIER.